Hara-Kiri/03

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Paul Ollendorff (p. 48-82).

III

cora, perle


Quand il s’éveilla, la tête lourde encore, Taïko-Fidé chercha à mettre de l’ordre dans ses idées. Cela lui fut assez difficile, d’abord. Les péripéties diverses de la nuit se présentaient à son esprit avec les contours vagues des rêves enfuis.

Ce n’était pas la première fois qu’il s’enivrait, mais jamais il ne s’était trouvé dans un tel état d’inconscience. Il se rappelait avoir été arrêté par des gardiens de la paix et enfermé, mais il ne savait pas pour quel motif et, malgré tous ses efforts, il sentait une inquiétude irritante l’envahir. Pourtant, ce qu’il avait fait ne devait pas être bien grave. Quelle fâcheuse idée de boire : jusqu’à perdre la raison !

À vrai dire, les jours précédents, il commençait à se croire dupé par les promesses de Durand. Dès son arrivée à Paris, il s’arrêtait, pénétré d’admiration devant les merveilles de la grande ville. Les monuments gigantesques, les voitures rapides, les chemins de fer, les costumes étranges, les hautes maisons avec des ameublements compliqués, toutes ces nouveautés le ravissaient, l’enthousiasmaient. Et, la première fois qu’il était entré à l’École de droit, il avait éprouvé comme un respect étonné. Puis, d’autres choses plus simples, plus futiles de la vie publique, mais qui frappaient par hasard son attention, renouvelaient ses surprises. Ainsi, il remarquait les saluts donnés en soulevant le chapeau, et les petits rubans multicolores que portaient à la boutonnière des hommes presque toujours âgés, les longues files de fiacres noirs ou jaunes, tous pareils, alignés le long des trottoirs, contre les cordons de gaz éblouissants.

Ses compagnons de la mission japonaise, avec lesquels il s’était intimement lié pendant le voyage, formaient dans sa vie nouvelle comme un coin où il retrouvait la trace des sentiments et des idées natales. Pour cela il les aimait. Mais, d’un autre côté, ces jeunes gens conservaient, dans la capitale de l’Occident, les usages que Fidé voulait abandonner. Avec le concours de la légation, ils s’étaient logés dès les commencements, place de l’Odéon, à deux pas de l’École de droit. Là, ils vivaient entre eux, ne perdant jamais de vue l’objet de leur voyage, étudiant les langues qu’il leur était indispensable de bien connaître, allant aux cours assidûment, quoique très souvent ils n’entendissent rien aux choses qu’on professait. Ils faisaient l’amusement des auditeurs français, avec leur figure grave, impassible, leur recueillement oriental. Trois d’entre eux, assez versés dans la connaissance des langues vivantes, s’étaient mis courageusement à apprendre le latin et le grec. Ils voulaient savoir.

Fidé, lui, quoiqu’il ne se l’avouât pas complètement, était venu surtout pour goûter les joies enivrantes de la civilisation européenne. Il n’avait pas l’intention d’abandonner ses études, mais il désirait connaître les endroits où l’on s’amuse, il aspirait à vivre, enfin, et la constante application de ses camarades l’ennuyait. Cinq mois après son arrivée, il n’avait pas encore osé se présenter à ce bal Bullier, dont le nom, sur les pancartes vertes des cafés, flamboyait, tentateur comme l’imago d’un paradis-terrestre. Il ne savait comment s’y prendre pour entrer et craignait, avec son ignorance des habitudes, de paraitre ridicule.

Pendant ces longs mois, combien de fois n’avait-il pas songé, autour de l’ennuyeuse table d’hôte, à planter là ses compagnons moroses et à se lancer à tout hasard dans une vie plus agréable, tandis que les autres, s’entretenaient tranquillement des cours de droit et des bizarreries de ces peuples qui se disent civilisés ! Avec la nature inquiète, curieuse de Fidé, cela devenait à la fin une obsession. Les mœurs de la rue, les coutumes publiques, qui l’avaient tant surpris et amusé d’abord, le laissaient maintenant indifférent. Il voulait aller plus avant dans l’existence intime des Français et mener surtout cette vie de plaisirs dépeinte par Durand et qu’il ignorait encore aussi complètement que s’il n’eût jamais quitté Yokohama. C’est à peine s’il se mêlait à la conversation de ses camarades, et il les quittait aussitôt après le repas commun, pour se promener seul dans les rues du quartier latin, allant droit devant lui, au hasard, s’arrêtant seulement à la Seine.

Il avait surtout soit de connaître la femme, cette créature mystérieuse de l’Occident, dont l’image pleine de séductions hantait ses rêves depuis son départ de Mionoska. Il suivait des yeux, avec un regard plein de convoitises, les jolies Parisiennes traversant les rues de leur pas léger, laissant apercevoir par le coin relevé de leur robe la fine bottine découverte, modelant le pied en noir sur la blancheur des jupes brodées et parfois des désirs fous le prenaient de s’élancer brutalement, ainsi qu’une bête féroce, sur une de ces femmes, de l’emporter comme une proie.

Par hasard, dans une de ces promenades solitaires, il avait rencontré un gros garçon, près duquel il s’asseyait parfois aux cours. L’étudiant, après un salut, lui adressa une demande banale. C’était loin, près des chantiers du Trocadéro. Ils revinrent ensemble et le jeune homme trouva drôle de piloter au quartier latin ce Japonais ignorant. Ils se promenèrent dans les brasseries, causant, buvant, le Français tutoyant les femmes, amusé par les étonnements de son compagnon qui, d’instant en instant, devenait plus confiant et plus communicatif. Ainsi, ils étaient arrivés au Cancan

Sur sa chaise dure, Fidé se rappelait toutes ces choses, et ce qui avait suivi : la femme du Cancan, le monôme Sur le boulevard, l’entrée à Bullier, et ensuite, nébuleusement, la vadrouille interminable. Ces souvenirs lui causaient une joie étrange mélangée de craintes. Pour s’être amusé, oh ! certainement, il : s’était amusé et même il regrettait la femme, qu’il trouvait très jolie. Seulement, il avait mal au cœur et à la tête, il était enfermé dans un endroit inconnu. Comment tout cela finirait-il ?

Cependant les autres se réveillaient un à un, frottant leurs yeux. Ils se levaient, l’air ahuri, pensifs puis, la mémoire revenant peu à peu, ils disaient :

— Nous sommes au clou.

Boumol ajouta même en se rasseyant.

— Restons-y.

On aperçut alors son costume étrange. Ce fut un rire général. On le palpait, on le remuait. Un loqueteux, dans un coin, riait aussi.

Boumol, éveillé, redressé malgré lui, dut se montrer et expliquer comment il se trouvait là. On se fit du bon sang.

Ce fut ensuite le tour de Taïko-Fidé. On rit encore ; on causa. C’était drôle, cette manière de lier connaissance. Il s’agissait de tuer le temps. L’affaire ne serait pas grave. C’est égal, on ne s’amusait pas, dans cette boîte, et puis ça sentait mauvais. Vraiment on devrait bien faire un poste spécial pour les étudiants. Ils regardaient de travers le loqueteux, et un ivrogne étendu au milieu de son vomissement.

Vavin demanda à parler au commissaire. Une heure après, on les fit appeler et ils défilèrent entre les gardiens de la paix. Dans une salle presque nue, le fonctionnaire se tenait assis. Les prisonniers se rangèrent devant lui. Sur la table, trois chaises, dont une cassée, représentaient le corps du délit. Le commissaire de police eut peine à retenir un sourire en voyant l’accoutrement de Boumol et la face jaune de Fidé ahurie par ce cérémonial inconnu. Il le réprima pourtant, prit un air grave et, après les interrogations d’usage, plaça une harangue : « C’était honteux pour des jeunes gens bien élevés de se mettre dans un état pareil. D’autant plus que ces bêtises pouvaient les mener loin. Il lui serait facile de citer tels farceurs de leur espèce qui avaient fini sur les bancs des assises. Quant au jeune Japonais auquel on pardonnait à cause de son ignorance, il devait se pénétrer de cette idée que les mœurs changent avec les pays, que ce qui est bien au Japon peut devenir mal à Paris, qu’en France on ne vole pas les chaises pour en assommer les gardiens de la paix. Cette fois encore on relâcherait les coupables. Mais il ne fallait pas recommencer… »

Vavin voulut prendre la parole.

— Justement, dit le commissaire, vous qui avez l’air malin, vous allez louer une voiture pour reporter ces chaises à leurs propriétaires. Je vous ferai accompagner par un agent.

Vavin courut toute la journée. Il dut payer la voiture et les repas de l’agent. Pour se venger, il entreprit de corrompre ce fonctionnaire et il s’y prit de telle façon que le soir, ils titubaient légèrement tous les deux. Le difficile était de retrouver les propriétaires, à cause des pérégrinations de la nuit et des échanges. Enfin, Vavin s’en tira, à peu près. Quelques marchands de vin voulaient l’assommer, un surtout, dont il avait embrassé la femme tandis que Murot enlevait une chaise.

 

Dès lors, Taïko-Fidé mena la vie ordinaire des étudiants noceurs. Il avait échangé des cartes avec les Tristapattes et savait les retrouver, au besoin. Il retourna souvent à Bullier, fréquenta les brasseries et tutoya les grenouilles. Il pensait toujours un peu à Jeanne, cette jolie femme entrevue et si sottement quittée pendant la vadrouille. Il la rencontra un soir et elle consentit à l’accompagner chez lui, où elle demeura deux jours. Puis, elle s’envola un matin et il ne la revit plus. Le bruit courut qu’elle avait émigré sur la rive droite.

On connaissait Fidé, maintenant, au quartier Latin. Les filles l’aimaient parce qu’il dépensait facilement son argent avec elles. Le surnom baroque inventé par Kopeck lui était demeuré : on l’appelait le prince Ko-Ko. Beaucoup ne lui connaissaient pas d’autre nom ; les femmes lui portaient, à cause du titre de prince, un certain respect et lui-même trouvait amusante cette fantaisie parisienne.

Dans cette existence décousue, irrégulière, allant à la dérive, suivant les velléités de sa cervelle et les fluctuations de sa bourse, Fidé ne négligeait pas complètement les cours de l’École de droit : Quand ses prodigalités avec les femmes amenaient la dèche passagère, ou dès qu’il pleuvait, on le voyait arriver, gravir lestement l’amphithéâtre et se glisser timidement à une place d’où il ne bougeait plus pendant la leçon. L’encrier de bois posé sur le banc, à son côté, le cahier sur ses genoux, il écoutait attentivement et tâchait de prendre des notes, qu’il retrait ensuite comme il pouvait, aux notes précédentes. Bientôt, la voix traînante du professeur et la lecture monotone des textes engourdissaient sa volonté et son intelligence déjà fatiguée par les noces. Alors, dans une réverse paresseuse, somnolente, pleine de visions lointaines et de fugitives images, il revoyait, confus, s’entrechoquant, paraissant et disparaissant tour à tour, le Cancan, avec ses habitués, chantant, criant et jurant, puis, calme et douce, la figure grave de Taïko-Naga se promenant dans les sites aimés de Mionoska. Le regard de Fidé, perdu, noyé dans le vague, suivait machinalement les lambris de la salle, et, redescendant, retombait sur les auditeurs attentifs et le dos courbé. Le grincement des plumés courant sur le papier avec, de temps en temps, le bruissement des feuilles tournées à la hâte, tiraient le rêveur de sa distraction. Il regardait alors ses camarades, lentement, examinant leurs vêtements, leurs attitudes, comparant ce qu’il voyait aux choses déjà vues, trouvant en cette sorte de virginité de sensations une délicatesse infinie et une intime jouissance.

Il remarquait ainsi que les étudiants qui étaient là se connaissaient peu, et ne semblaient pas chercher l’occasion de se lier. Généralement, ils formaient entre eux des groupes, classés souvent par origine et qui demeuraient étrangers les uns aux autres.

La bande du Cancan constituait un parti tranché et méprisait profondément les piocheurs. Eux, ils venaient seulement aux cours les jours de chahut. Taïko observait alors qu’ils avaient une mise débraillée, des chapeaux mal brossés, du linge douteux, des cravates nouées en cordes et des bottines boueuses. Leurs regards exprimaient un dédain superbe pour tout ce qui semblait de la recherche et de l’élégance.

Un autre groupe habitait de l’autre côté des ponts. Les étudiants du quartier traitaient ceux-là de poseurs et de gommeux, les autres, en revanche, donnaient aux vadrouilleurs le nom de bohèmes.

Taïko trouvait les gommeux plus séduisants. Certains venaient dans de petites voitures aux coussins gris, à la caisse de bois jaune, avec tout un luxe et tout un éclat d’acier, de cuir neuf et de chaînettes sonnantes. Il se dégageait de leur personne un parfum léger et pénétrant de distinction. Leurs pieds, chaussés de souliers à rubans laissaient voir des chaussettes de soie fines et brillantes, et pouvaient rivaliser de finesse et de coquetterie avec ceux des femmes les plus élégantes. Leur coiffure soignée, la blancheur de leur linge, la finesse de leurs mains, tout donnait à leur personne une apparence d’aristocratie et de fierté. Ces jeunes gens-là semblaient ne point être faits pour travailler. Taïko se sentait attiré vers eux. Il pensait que leurs familles devaient occuper, en France, une situation aussi élevée que celle de son père, au Japon.

Les étudiants de la rive droite avaient, de leur. côté, remarqué cette physionomie exotique et cet étrange personnage. Dès que son titre fantaisiste de prince fut connu, ils s’empressèrent de lui faire des avances et, tout en restant au quartier Latin, avec ses amis les Tristapattes, lentement Taïko prit pied dans un monde nouveau à l’aspect brillant, aux dehors séduisants qui le fascinait et l’attirait peu à peu.

Dans ces relations récentes, il avait distingué un jeune homme du nom de Levrault, qui souvent, pendant les cours se plaçait près de lui. Lorsque le professeur suspendait sa leçon et prenait quelques minutes de repos, Levrault causait avec le Japonais et s’étonnait de son ingénuité sur beaucoup de points.

Fidé lui racontait naïvement les vadrouilles avec les Tristapattes, les soulographies du Cancan, les batailles de la Botte-de-Paille, où Boumol avait été griffé par une grenouille, en pleine figure, les balades à Bullier, en compagnie des taupes un peu envoyées ou des rouleuses infectes.

Levrault, avec sa jolie figure, son teint frais, ses favoris de substitut, écoutait tout cela, tandis qu’un fin rictus laissait entrevoir ses dents blanches. Fils d’un médecin fort connu, il préparait son doctorat avec une grande facilité de travail, un bonheur insolent dans ses examens, promenant à travers le quartier Latin ses airs demi-sérieux, demi-gouailleurs, s’étant fait déjà, à vingt ans, une tête d’avoué ripailleur ou d’avocat de belles petites. En lui-même, il s’amusait extraordinairement de l’aventure de ce Japonais de haute naissance, tombant chez les Tristapattes, dans une bande de rapins, de pions sans ouvrage comme Boumol, de poètes et de petits journalistes, jetant son or aux filles de Bullier, content de cette existence et croyant avoir vu Paris. Alors, il racontait à Taïko que, par delà les ponts, couraient d’immenses boulevards et de longues avenues que, peut-être, il avait traversés en visiteur rapide, sans se douter que la variété d’aspect correspondait à une complète diversité de mœurs. Il lui décrivait tout un Paris différent, semé de riches hôtels, de splendides voitures, où chaque jour était pris par le plaisir, où la nuit ne suffisait pas à l’activité humaine, une ville où des jeunes gens possédaient des fortunes royales, avec des théâtres pleins de femmes splendides, à la voix harmonieuse, aux gestes superbes, qui se donnaient seulement en échange de monceaux d’or et de pierreries.

Le Japonais l’écoutait dans une sorte d’extase, les yeux dilatés, puis, se rappelant ses premières timidités et tout le temps qu’il lui avait fallu pour se familiariser aux choses, il lui semblait voir, sous ses pieds, des abimes s’entr’ouvrir, fournissant d’intarissables aliments à sa curiosité et à ses désirs.

Un samedi d’été, Levrault proposa à son ami de le conduire au Cirque, puis à Mabille, promettant de lui faire connaître ce fameux Tout-Paris dont parlaient les journaux. — Deux heures après ils partaient.

Au Cirque, Fidé éprouvait une sorte de rage, tandis que les numéros de M. Franconi défilaient, et que le public attitré de l’endroit couvrait de bravos ses artistes favoris. Il songeait seulement à Mabille. Les exercices équestres, les intermèdes des clowns, pareils à ceux du Japon, lui paraissaient mortellement longs. Enfin, la représentation se termina.

Alors, se donnant le bras, les jeunes gens traversèrent les Champs-Élysées et entrèrent à Mabille. Taïko ressentait une joie enivrante au milieu de cette foule qui se pressait, tandis que l’orchestre, avec ses notes de cuivre, couvrait le vacarme des quadrilles où des femmes, accoutrées de décrochez-moi ça voyants, excentriques, faisaient parfois le grand écart à la fin d’une figure, pour plaire à des Anglais ventrus, que secouait un rire bête et sale. Levrault pilotait dans tout ce monde son compagnon, lui montrant les hommes et les femmes au passage, et, dans des coins sombres, des petits jeunes gens vêtus à la mode anglaise qui buvaient du pale ale ou du champagne avec des filles, en riant bruyamment :

— Voici France… Elle s’est rudement décatie, en deux ans… Ce petit-là, qui passe, le monocle dans œil, avec des favoris blonds, c’est Estourbiac, un journaliste. Je vous ferai souper avec lui… il est tordant, et puis il a toujours des femmes renversantes…

Tout à coup, faisant demi-tour, il changea brusquement de direction, voulant éviter une grande blonde qui passait. Cette femme le rasait pour se faire conduire à la Comédie-Française, le jour à la mode. Dès qu’il la voyait arriver, de loin, il se sauvait bien vite. Il ne se souciait pas vraiment de se faire pincer avec elle aux Français, où tout le monde le connaissait…

Ils continuaient à circuler ainsi autour du jardin. Levrault donnait des poignées de main à des jeunes gens qui se promenaient en fumant leur cigare, et citait des noms à Taïko :

— Ça, c’est Partisane… Cette grosse-là c’est Lucy — avec un y. N’oubliez pas !…

Brusquement, d’un groupe d’hommes et de femmes partit, à leur passage, une fusée de rires larges, tandis qu’une voix féminine, rauque et sourde appelait :

— Albert ! Albert !

Levrault se retourna gaiement et, poussant Taïko devant lui, il lui glissa à l’oreille :

— Nous allons rire !

— Toutes les mains se tendaient vers l’étudiant :

— Tu vas bien, petit ?

— Comment ça va, mon cher ?

— Veux-tu prendre un soyer avec nous.

— Alors Levrault présenta gravement le prince Taïko-Fidé, un de ses bons amis, un Chinois — pour tout le monde, Fidé était un Chinois — Et tous, en riant, tendirent la main au prince chinois, s’amusant de l’idée qu’avait eue leur camarade de trimballer cet exotique.

Une des femmes, la grosse Blanche Timonnier, qui venait d’avaler goulûment quatre ou cinq babas, s’assit à côté de lui, le regardant parfois avec de grands jeux de prunelles, comme si elle eût voulu l’inonder d’amour et laissant passer au coin de ses lèvres un bout de langue effilé et rose comme celui d’une chatte.

Taïko en avait remarqué une autre, qu’on nommait Rosette. Elle ne parlait guère, mais elle était belle, d’une beauté un peu froide, et le jeune homme pensait qu’on était heureux de posséder une si adorable maîtresse. Malheureusement, Rosette n’était pas seule, et le Japonais comprenait qu’il n’y avait rien à faire, au moins ce soir-là. D’ailleurs le souvenir de Jeanne, réminiscence de désirs à moitié satisfaits, chantait en son cœur une musique amoureuse. Et dès que cette pensée lui fut venue, sans savoir pourquoi, il espéra la retrouver là, ce qui était possible, puisqu’elle avait passé l’eau.

Les amis de Levrault arrangeaient leur soirée : les uns soupaient, les autres partaient avec des femmes, l’étudiant rentrait philosophiquement chez lui. Un de ces messieurs, le vicomte de Valterre, allant à son club, proposa au Japonais et à son ami de les prendre dans sa voiture. Ils acceptèrent avec empressement.

Tandis que la victoria filait vers le boulevard, les trois jeunes gens causaient. Le vicomte de Valterre se faisait raconter des histoires du Japon et les vadrouilles du quartier Latin. Il trouvait le Chinois très drôle décidément avec son mélange d’ignorance orientale et d’érudition de bastringue, le priait de venir le voir et, arrivé au cercle, lui donnait sa carte en disant :

— Venez déjeuner demain avec moi.

— En quelques jours, ils firent connaissance plus intime. Valterre, s’intéressant à Fidé, suivant son expression, le dégrossit, le ponça et le mit en forme : Il le promenait au Bois avec lui, le conduisait aux premières, le lançait dans les salons demi-mondains, tandis que Taïko, dévoré d’ambition, avide de faire honneur à son maître en parisianisme, s’européanisait rapidement, désertait le quartier Latin, portait des gants et s’habillait chez Alfred. Lui aussi, maintenant, savait faire tenir un monocle sous le sourcil. Cela avait été long, par exemple, ses yeux tirés ne s’y prêtant pas. Lui aussi savait pénétrer dans les coulisses, malgré les consignes les plus rigoureuses. Avec le temps, il s’accoutumait à porter ses vêtements simplement, sans exagérer la mode, ainsi que certains nègres dandies. Il avait appris tout cela un peu comme les singes apprennent à jouer du violon, en imitant le vicomte, mais, enfin, il était correct en tous points et Valterre s’en montrait très fier. Pourtant, le fond de son caractère ne se modifiait pas sensiblement. C’était bien, avec un peu plus de curiosité encore, ce caractère japonais, doux, timide, modéré d’ordinaire et capable des plus grands excès quand il se laisse emporter par ses passions. En général, Fidé causait peu. L’existence qu’il menait lui semblait plus agréable et plus relevée embellie encore par l’affection vraiment sérieuse qu’il éprouvait pour Valterre. Le vicomte l’entourait de toutes sortes d’attentions, lui donnait des conseils, et, en faisant continuellement son éducation, le traitait avec une douceur à laquelle ne l’avaient jamais habitué Boumol, Kopeck, Houdart et toute la bande charivaresque des Tristapattes.

Taïko suivait bien encore les cours, de loin en loin. Chez lui, place de l’Odéon, il travaillait par orgueil, ne voulant pas se laisser distancer, tenant à prouver qu’il n’était pas inférieur à ses camarades. Mais il lui fallait pour cela une profonde énergie, car il s’ennuyait terriblement dans cette chambre d’hôtel banale et froide où il ne venait plus qu’entre deux fêtes — comme disaient ses nouveaux amis.

Valterre lui conseilla de faire partie de son cercle et le présenta au Young-Club. Il fut admis à l’unanimité des voix. On fit à Taïko un véritable triomphe de ce succès sans précédent. Quelques journaux en parlèrent dans leurs échos. Lui, très fier, offrit à diner, dans un restaurant du boulevard, à ses deux parrains, Valterre et Partisane, ainsi qu’à d’autres amis : Levrault, Sosthène Poix et quelques femmes bien choisies ; Rosette, la belle fille qu’il avait admirée à Mabille, se trouvait de la fête. Il fut décidé qu’elle serait la marraine du prince, et le repas, superbe, colossal, se termina en une épouvantable orgie. Comme il y avait des parrains et une marraine, la grosse Timonnier, qui réussissait à se faufiler partout, déclara que c’était un baptême et qu’elle voulait être la nounou du petit. On ouvrit les fenêtres du salon, dont l’atmosphère devenait trop lourde, et Timonnier, faisant apporter des écrevisses bordelaises, les jetait à la volée aux passants du boulevard. La police dut intervenir et la petite fête continua intra muros. Ils partirent tous, le matin, au petit jour, à la lueur pale des candélabres encore allumés.

Valterre, rentré chez lui en passant par le Hammam, se fit seller un cheval et partit au Bois pour se remettre.

Auprès du lac, il aperçut devant lui un couple à cheval. Le cavalier, à longue moustache blonde, très correct, se penchait avec sollicitude, entourant la taille de sa compagne, en lui attachant un bouquet de violettes sur la poitrine. Au bruit que faisait le cheval de Valterre, la jeune femme se retourna et, vivement, elle rabattit son voile sur sa figure, en cravachant son cheval.

— Tiens, murmura le vicomte avec un rire narquois, la belle Mme de Lunel est bien matinale.

Et, discrètement, il ralentit l’allure de sa bête. Plus loin, dans l’allée réservée aux cavaliers un autre groupe passait, un cavalier et une amazone, qui le croisèrent. C’était de Garrigal avec Flavie, une écuyère de l’Hippodrome. De Garrigal était du Young-Club. Les cavaliers s’arrêtèrent, se tendirent la main de cheval à cheval.

— Eh bien ! ça a-t-il été drôle, hier ? demanda de Garrigal.

— Ne m’en parlez pas, répondit Valterre en souriant. Figurez-vous qu’ils se sont amusés à faire boire mon petit Chinois. Il était gris comme un Polonais ! Je crois même qu’il dort encore…

Son cheval fit un brusque écart. Le jeune homme ramena l’animal et, le tenant vigoureusement en main, partit au galop, en répétant de sa voix aristocratique :

— Là ! là ! Bellement ! Bellement !

Tandis qu’il saluait avec cette grâce chevaleresque dont il avait le secret, Flavie et de Garrigal poursuivaient leur route, s’enfonçant sous la verdure de l’allée sombre, où les oiseaux chantaient dans les branches et s’enfuyaient à leur passage.

 

Chaque soir, le vicomte de Valterre et Taïko-Fidé se retrouvaient, heureux, organisant des fêtes, cherchant des excentricités, donnant au Club l’impulsion de leur jeunesse et lui communiquant la gaieté de leur éclat de rire. Mais, vers la fin du carnaval, c’était, dans les salons, une débandade générale. Les figures, amaigries, avaient des reflets de cire ; les joueurs, décavés par des culottes successives, semblaient avoir perdu tout entrain avec leurs fonds. Il y avait ainsi des périodes d’avachissement où tout le monde était vanné. Dans les grandes pièces désolées, le gaz jetait une lumière crue et fatigante ; des laquais passaient, l’air ennuyé ; au fond, par une porte ouverte, on voyait deux vieux messieurs se mesurer au billard. Ils faisaient tranquillement leur partie, tournant sans hâte, avec des craquements de chaussures, le cigare au coin de la bouche, se penchant longuement pour jouer prenant, avant de lancer leurs billes, des précautions infinies. De temps en temps, l’un d’eux, furieux d’avoir manqué un carambolage, jurait : « Ah ! sacredié ! » et mettait du blanc, ou bien applaudissait d’un : « Bien joué ! » un coup difficile magistralement exécuté par son adversaire.

Valterre et Taïko, pris par l’engourdissement des autres, s’étaient installés au fond d’un petit salon où ils se trouvaient seuls. Là, renversés dans de larges fauteuils, tous deux fumaient mélancoliquement, les pieds sur les chenets, écoutant le tic-tac de la pendule, les yeux à demi fermés, somnolents, dans une douce sensation de paresse et de chaleur auprès du feu qui flambait. Neuf heures sonnèrent : Valterre, relevant la tête, regarda les aiguilles sur le cadran, puis, entre deux bâillements prolongés, entama la conversation :

— Je suis complètement abruti, mon cher, dit-il d’un ton morne.

— Moi aussi, répondit Fidé.

— J’en ai assez de faire la fête.

— Bah ! je la connais… Vous dites cela, et ce soir, vous allez recommencer.

— Ah ! quant à ça, mon bon, je ne vous conseillerai pas plus d’en faire le pari que de mettre de l’argent sur les chevaux du major Hatt…

— Et que faites-vous, ce soir, cher ?

— Moi, rien. Et vous ?

— Rien non plus.

Ils s’étirèrent tous deux, très veules et très ennuyés. Valterre reprit la parole :

— J’ai une idée, fit-il d’une voix dolente.

— Est-ce tordant ? hasarda l’autre.

— Peuh… euh !

— Dites toujours, cher.

— Je propose de rentrer chez nous et de nous coucher à dix heures.

— C’est drôle, riposta froidement Taïko.

Alors, amusés par ce projet bizarre, pour des noctambules, de se coucher à l’heure où, d’habitude, ils endossaient leur habit, ils se levèrent, nonchalants, et traversèrent les salons, donnant des poignées de main à tout le monde, répétant à chacun.

— Nous allons nous coucher, mon bon !

Brusquement réveillé, le club entier riait aux éclats ; la nouvelle se propageait d’un bout à l’autre des grands salons. On jugeait l’idée catapulteuse — c’était le mot à la mode. Dans un coin, toute une bande, présidée par le vieux Partisane et par Saint-Helm, se tordait et trouvait ça idiot. Un petit de la Bourse, une espèce de serin, très argenté, que l’on surnommait La Moule à cause de sa triomphante nullité, ricanait :

— Faudra que je fasse ça, un soir. Ça sera catapulteux ! catapulteux ! catapulteux !

Il ne voulait pas en démordre et il n’y avait pas moyen de le faire taire. D’autres, des vieux, avec un front chauve et des favoris, montraient le doigt aux jeunes gens en leur lançant des regards polissons : Il ne fallait pas la leur faire, à eux ; ils en avaient vu bien d’autres dans leur vie. Ce devait être encore quelque histoire de femmes dont ils sauraient bien vite les dessous de cartes. Tout cela était cousu de fil blanc et la vérité se ferait jour. Plus candides, les jeunes gens du club croyaient que c’était arrivé et leur criaient : « Bonne nuit ! Dormez bien ! Tandis que les billes de billard toujours prêtes à suspecter la jeunesse, les accompagnaient d’ironiques :

— Bonsoir, don Juan ! Pioncez ferme, Lovelace !

Alors, très fiers de leur succès, Valterre et Taïko prirent leurs pelisses au vestiaire, et, les mains dans les poches, la démarche lente, la taille courbée, descendirent l’escalier marmoréen du Young-Club, tout radieux de lumières, de tapis et de plantes vertes aux larges feuillages, puis ils suivirent le boulevard, flânant et fumant.

Au coin d’une rue, un transparent lumineux annonçait en lettres de feu la nouvelle revue de fin d’année d’un théâtre en vogue. Valterre, oubliant déjà ses projets de nuit paisible, proposa à son ami d’entrer, pour voir s’il y avait quelque chose de drôle dans cette machine.

Et nous coucher ? répondit Taïko,

— Bah ! Ce sera pour une autre fois !

Entraînés malgré eux par l’annonce, ils entrèrent au théâtre et louèrent une baignoire d’avant-scène pour lorgner les femmes de plus près. Le bruit courait en effet que dans le Ban des belles-mères, la pièce nouvelle, il y avait tout un essaim de créatures superbes et de filles à la mode longuement portraiturées et chantées par les courriéristes des théâtres.

Au moment où les deux jeunes gens arrivaient à leur baignoire, le directeur, le père Monaïeul, passait dans le couloir des loges. Il connaissait le vicomte d’assez longue date. Alors, avec sa familiarité de cabot et son importance de patron de la boîte, il serra la main aux deux jeunes gens, se donnant les petits airs de protection et de contentement d’un homme qui sait que sa pièce a cent cinquante bonnes représentations dans le ventre. Il entra au milieu de la loge à leur suite, s’asseyant un bout de temps, causant, papotant, leur racontant ses affaires, tandis que Taïko, émerveillé, dévorait ses moindres paroles et l’écoutait avec stupéfaction.

Monaïeul, le profil burlesque et sérieux tout à la fois, un Vitellius mâtiné de Pulcinella, le menton glabre, la face rougeaude, jetait un regard attendri sur son passé et se décernait de robustes louanges :

Ah ! il n’y en avait pas deux à Paris… vous entendez bien, pas deux !… qui s’y entendissent comme lui pour monter une revue et avoir de jolies femmes ! Aussi, on lui en faisait des demandes ! Il fallait voir son cabinet quand il préparait sa machine… Il y en avait un défilé !… C’est Mme Monaïeul qui n’était pas contente ! Pourtant il faut bien que vieillesse s’amuse !

Tout en parlant, il prenait des airs satisfaits et conquérants.

Elles étaient vite lancées, les petites femmes, à son théâtre. Un entrefilet dans les journaux ! des photographies dans les passages, et… crac ! — ça y était ! Ça le faisait cocasser tout de même. D’abord il y avait les anciennes, les habituées… Celles-là, elles entraient tout droit dans le cabinet directorial, sans frapper, la tête haute, avec un frou-frou de satin et de soie, donnant un bon bécot à ce sacré père Monaïeul, puis lui posant crânement leurs conditions.

— Tu sais, ma vieille, cette fois, je veux un travesti ou sans ça… zut !

Les débutantes n’en menaient pas si large. Elles vous étaient tremblantes de trac, le rose aux joues, émues, faisant leur boniment, toutes craintives. Il y en avait qui ajoutaient pour leur défense :

— Je ne suis pas neuve, monsieur le Directeur, j’ai déjà joué un acte du Dépit amoureux au cercle Pigalle.

On recevait des centaines de demandes apostillées par des députés, des ministres, des banquiers ! Il y avait au secrétariat une collection d’autographes signés des plus grands noms de France.

Pendant que le directeur pérorait ainsi dans la loge, sur la scène, une douzaine de grues en rang d’oignons, déshabillées par Grévin, chantaient plus faux que des jetons :

Nous sommes les parfums exotiques.
Ah ! ah ! ah !

à la grande joie du public qui applaudissait à tout rompre. Lui, Monaïeul, rageant, grondait :

— Les rosses ! ça chante comme des cordes à puits.

Haussant les épaules, il se calmait et reprenait la conversation. C’était dur à faire marcher, ce monde-là. Tant qu’elles n’étaient pas engagées, elles semblaient douces comme des anges, les petites femmes. Elles promettaient toutes d’être bien sages. Elles seraient là toujours à l’heure. Jamais ! au grand jamais ! elles ne rateraient une répétition. Alors on choisissait dans le tas. Les unes n’avaient pas de voix, les autres pas de jambe… et la jambe, c’est capital ! On en prenait de jolies. pour l’orchestre et de vieilles pour faire repoussoir et pour chanter.

— Les jeunes promettent toujours des merveilles. Une fois qu’elles y sont, n-i-ni, c’est fini, on ne peut plus rien en tirer.

On avait beau leur flanquer des amendes, elles ne répétaient pas leurs rôles, elles ne les savaient pas, et, en pleine représentation, elles faisaient la causette avec les avant-scènes, au lieu de chanter leur partie dans les ensembles et dans les chœurs.

Une ouvreuse, frappant à la porte de la loge, vint prévenir Monaïeul qu’on le demandait sur la scène. Le gros directeur tendit sa main énorme aux deux jeunes gens ; puis, tout affairé, il s’en alla, le chapeau sur l’oreille. À ce moment, la claque salua d’une salve d’applaudissements une femme qui faisait son entrée.

— C’est Cora, dit le vicomte.

Ils braquèrent leurs jumelles sur l’actrice. Elle, toute rose, s’en venait en scène, tranquillement, naïvement, si peu vêtue qu’à l’orchestre chuchotaient des oh ! demi-pudiques, demi-égrillards. Cora semblait ne s’apercevoir de rien et ne se déconcertait pas. Elle avait de l’ambition. Les costumes les moins juponnés et les couplets les plus poivrés ne la faisaient pas reculer. Ça plaisait aux hommes et, pourvu qu’on la remarquât, elle s’en fichait comme de ça.

Cependant les musiciens attaquaient la ritournelle ; l’actrice se planta devant le trou du souffleur, puis l’air adorablement bébête, elle défila son rondeau, d’une voix aigrelette, sans un trait, sans un geste, sans une intention — comme une boîte à musique bien organisée. Le rondeau fini, Cora salua d’un air timide, souriante, remontant la scène à reculons, pour rejoindre le compère qui l’attendait dans le fond.

Le public, bon enfant, la trouvait drôle. Des loges, on voyait des messieurs battre des mains avec ostentation. De l’orchestre, on lui cria bis ! Le compère, tout gaillard, tout épanoui, lui prit la main, et, malgré ses protestations, la reconduisit à l’avant-scène. Les gens du poulailler crièrent : Chut ! à ceux de l’orchestre pour faire taire les bis afin qu’on pût écouter. On obtint du silence. Alors le compère dit :

— Allons, Cora… perle-nous encore ton petit air, puisque ces messieurs te le demandent.

Il n’était plus jeune, ce calembour-là, mais c’était une maladie chez le compère. Jamais il ne ratait une occasion de le placer.

Cora attaqua une seconde fois son dernier couplet :

Voulez-vous voir mon grand ressort ?

tandis que le public, de plus en plus joyeux, trépignait. Tout en chantant, l’actrice se tourna du

côté de la loge de Valterre et de Taïko et les regarda avec attention. Le Japonais la tenait au bout de sa lorgnette, et lui aussi la dévisageait curieusement. Tout à coup, tapant sur la cuisse de Valterre :

— Mon bon ! dit-il, savez-vous pas ? Cette femme qui chante…

— Cora, répondit Valterre.

— Oui, Cora. Eh bien ! c’est Jeanne, la femme du quartier Latin dont je vous ai souvent parlé.

Le vicomte donna un coup de lorgnette scrutateur.

— Tiens ! tiens !… reprit-il, savez-vous qu’elle est catapulteuse, cette petite ?

Pendant que Valterre parlait, les regards de Cora et de Taïko se rencontrèrent. Mutuellement ils se reconnurent. La jeune femme sembla toute surprise de le revoir et lui sourit amicalement. À l’acte suivant, Fidé lui envoya un bouquet et sa carte, avec quelques lignes au crayon. Le vicomte, goguenard, présumait qu’on ne se coucherait probablement pas à dix heures, puis, à la sortie du théâtre, ne voulant pas gêner les amoureux, il donna une poignée de main à son ami et lui souhaita bien du plaisir.

Taïko avait fait avancer une voiture et attendait devant la porte des artistes. Cora se dépêcha, vite, vite, s’habillant à la diable, ne prenant même pas le temps de remettre son corset, courant dans le couloir comme une petite folle, bousculant au passage le pompier de service et se précipita en riant dans les bras du jeune homme.

— Te voilà donc, mon Loulou ? fit-elle.

Lui, tout ému de la revoir, l’embrassa à pleines joues. Elle se dégagea prestement, avec un rire de gamine.

— Voyons, monsieur… Comme cela ! devant le monde.

Taïko la poussa doucement du côté du fiacre.

— Tu plaisantes, répondit-elle. Nous n’en avons pas besoin, du sapin ! J’ai mon véhicule.

Fidé renvoya le cocher du fiacre, qui, fouettant sa rosse, grommela :

— De quoi ! de quoi ?… A-t-on jamais vu ?… Hé ! va donc !

Elle, toujours riant, disait à Fidé :

— Chez toi, mon chien. N’est-ce pas ? Donne ton adresse au cocher.

Alors, dans la voiture, appuyée sur l’épaule du jeune homme, elle restait silencieuse, se laissant embrasser, fermant les yeux, puis, les rouvrant bien grands, bien grands, regardant son amant d’autrefois avec une expression d’agacerie à laquelle se mêlait quelque peu de tendresse, d’affection, puis aussi la joie de montrer son opulence nouvelle,

Ils arrivèrent à la maison de la rue de l’Odéon. Elle revoyait tous ces objets qui lui étaient familiers et se souvenait. Elle aspirait, dans cette chambre d’étudiant, de larges bouffées de jeunesse et de bonne humeur, avec, comme des visions, la réminiscence de ses premières amours et des folles équipées des Tristapattes et des carabins. Taïko s’irritait des lenteurs qu’elle mettait à se livrer à lui. Quand elle prenait, en riant et rappelant des souvenirs, un objet, un portrait, une pipe, il les lui arrachait des mains et la couvrait de baisers sur le col et sur la nuque. Il avait hâte de la tenir entre ses bras. Par toutes les ruses imaginables, il essayait de la déshabiller, lui tant son chapeau, son manteau, et s’attaquant brutalement au corsage. Elle se défendait mollement, lui envoyant de légères tapes, puis, finalement, riant et se laissant faire, poussant de petits cris, disant parfois : « Vilain, tu me chatouilles ! » Enfin les jupes tombaient… tombaient… tandis que lui, fier de sa victoire, la prenait entre ses bras, et amoureusement, couvrait de baisers son corps rose, légèrement parfumé.

Ils passèrent une furieuse nuitée d’amour, se redirent la joie qu’ils avaient eue de se retrouver. Le lendemain, Cora resta avec Taïko, profitant de la longue absence d’un fermier anglais qui l’entretenait. Ils coururent ensemble le quartier Latin, et déjeunèrent avec Joséphine à ce caboulot du Cancan où ils s’étaient rencontrés, pour la première fois ; cette fameuse nuit où Boumol et Houdart étaient si pochards. Joséphine donna des conseils à Cora, l’approuvant de se remettre avec le prince et lui refaisant, d’une voix maternelle, le discours qu’avait prononcé Kopeck le fumiste. Le soir, Cora, furieuse de retourner chez Monaïeul, voulait tout lâcher, mais Fidé lui promit de venir la chercher, et, la mettant dans une voiture, la renvoya à son théâtre.

Ils restèrent ainsi toute une quinzaine sans se quitter. Elle s’attachait à lui, ne le trouvant pas comme les autres, goûtant une saveur bizarre dans cette liaison, répondant aux désirs fougueux du prince. Taïko, très épris d’abord, se calma et se lassa vite de cette passion trop facile à contenter. La satiété lui était venue tout de suite. Cora ressemblait trop aux femmes des bateaux de fleurs de Yokohama. Il lui en voulait d’être ainsi soumise à ses désirs et docile à ses caprices. En même temps elle reprenait ses allures d’étudiante, ses lubies de jeune cheval échappé. Elle traînait Taïko dans les brasseries à femmes du Boul’-Mich’ et de la rue Monsieur-le-Prince. Le membre du Young-Club se sentait maintenant dépaysé dans le milieu des vadrouilleurs. Bientôt il ne laissa plus Cora venir le retrouver tous les soirs. Il lui donna des rendez-vous qui devinrent de plus en plus rares, prétextant tantôt du travail, tantôt des bals où sa présence était indispensable.

La jeune femme ne s’imaginait pas que le Japonais pût la tromper. Elle pensait absolument le tenir par les fortes attaches de la chair et ne croyait pas que cet étudiant, qui profitait si mal des leçons de ses professeurs de droit, dût si bien retenir les enseignements du vicomte de Valterre. Que pouvait-elle craindre d’ailleurs ? Taïko, toujours doux et charmant, était même souvent trop généreux… Elle ne voulait pas qu’il fît des bêtises avec elle. Ça, c’était bon pour les vieillards et les gens sérieux.

Au Young-Club, ces messieurs trouvaient Cora catapulteuse et venaient souvent l’applaudir à son théâtre. Elle, pour les remercier de leur amabilité, ayant à se faire un nouveau costume pour le dernier tableau du Ban des Belles-Mères, l’avait commandé aux couleurs du club : maïs et grenat. Parfois il lui arrivait de prendre des mines sentimentales et de poser pour la femme sérieuse. Cela ne durait jamais bien longtemps, mais, dans les coulisses, cela faisait rire les petites camarades. Le compère profitait de l’occasion pour placer des mots de l’âge de Mme Tarquin, la mère noble. À l’entr’acte, il criait de loin à Cora :

— Dis donc, ma fille, veux-tu prendre une prune ?

Et comme, étonnée, elle lui demandait la cause de cette munificence inusitée, le vieux cabotin, la bouche fendue, ricanait :

— Parbleu ! c’est parce que tu aimes les Chinoîs ?

Une autre fois, il racontait mystérieusement que Cora allait être engagée à des conditions épatantes à New-York, pour chanter l’opéra comique.

— Elle ne confie pas ses histoires à tout le monde, disait-il. C’est une petite sournoise : On croit comme ça qu’elle s’amuse. Ah bien, oui ! elle travaille comme une élève du Conservatoire. Tous les soirs, mesdames ! oui, messieurs, tous les soirs ! elle va au quartier Latin répéter… Le Voyage en Chine !

Cora laissait le cabotin épuiser son répertoire de blagues décaties et de calembours vénérables. Elle avait un béguin, comme elle disait ; il ne lui en fallait pas davantage. Les petites camarades riaient bien de tout cela, mais, au fond, elles riaient jaune. Un jour, la jeune femme vint à la répétition avec, aux oreilles, de magnifiques diamants qui lui avaient été donnés par le prince. Les autres ouvrirent de grands yeux, jalouses de Cora, et l’une d’elles soupira même très bas :

— Tout de même, si les Chinois sont généreux comme cela, moi aussi j’aimerais bien les prunes ?

Quoique sa passion eut beaucoup perdu de son ardeur première, Taïko-Fidé avait été amené insensiblement à changer son genre de vie pour plaire à sa maîtresse. En effet, Cora se lassait assez rapidement du quartier Latin et recommençait à passer ses nuits joyeuses en soupers et en parties fines. Le prince l’accompagna et cessa totalement d’aller aux cours, où il ne parut plus que par hasard, et seulement pour revoir ses compatriotes. Peu à peu, suivant l’exemple de Valterre et les suggestions de Cora il apprenait à fréquenter les restaurants à la mode, à se coucher le matin, à exécuter les fantaisies les plus excentriques, à jeter surtout ses louis par les fenêtres.

Il entrait dans la Grande Vie.