Hellé/13

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Calmann-Lévy (p. 46-50).

XIII


Octobre nous ramena à Paris, et la vie de l’année précédente recommença. Je reparus aux soirées des Gérard : je renouai des relations affectueuses avec madame Marboy ; je préparai, chaque mercredi, le thé et le whist pour les vieux amis de mon oncle. Karl Walter était parti ; mais Antoine Genesvrier avait pris sa place et venait chez nous régulièrement.

L’oncle Sylvain avait réussi à vendre, dans d’excellentes conditions, les quelques volumes dont Genesvrier voulait se défaire. Genesvrier avait témoigné sa reconnaissance du service rendu ; mais, en pénétrant dans notre intimité, il gardait une extrême réserve qui arrêtait net l’expansion. Cette rudesse et cette gravité ne déplaisaient point à mon oncle. Pour moi, j’accordais à notre nouvel ami la dignité, le courage, une hauteur d’âme propre à susciter l’estime, mais je lui reprochais de ne point encourager les sympathies qui s’offraient.

— Voudrais-tu qu’il te chantât des romances ? criait mon oncle, avec une amusante indignation. Tu railles les jolis messieurs qui te courtisent chez madame Gérard, et, quand tu rencontres un homme, tu lui fais un crime de ne point ressembler à ces valseurs. Parbleu ! Genesvrier n’est pas galant. Il ne porte ni moustache en croc, ni col carcan, ni cravate de romantique, ni redingote à longue jupe, ni monocle au bout d’un ruban de moire.


J’AIMAIS DÉCOUVRIR LES SOURCES QUI JAILLISSAIENT AU RAS DU SOL, VIERGES ET CACHÉES COMME MA VIE…

Il ne plaît point aux dames. Il ne s’adosse

pas à la cheminée, sur le coup de onze heures, pour réciter des vers tendres et plats… Et c’est justement pourquoi je l’aime… Deviendrais-tu sotte, ma chère Hellé ? Quelque néo-idéaliste t’aurait-il rendue amoureuse ? Un monsieur pommadé, lauréat des grandes écoles, va-t-il me demander ta main ?

Je riais en répondant :

— Mon oncle, parce que vous m’avez élevée virilement, oubliez-vous mon sexe et mon âge ? Je vous jure que j’estime infiniment monsieur Genesvrier. Sans connaître ses œuvres, je veux croire qu’il a du talent, du génie même, le génie sombre, abrupt, indigné, d’un des premiers Pères de l’Église. Oui, monsieur Genesvrier me fait penser à saint Gérôme. Est-ce ma faute, si je préfère les âmes fines et gracieuses ?

— Au fait, peut-être les hommes tels que Genesvrier demeurent-ils incompréhensibles aux femmes, ce qui ne fait point l’éloge de ton sexe, Hellé ! Ces hommes sont les grands solitaires qui vivent assis sur la montagne, dans l’air sublime que vous ne pouvez respirer sans mourir. Et peut-être aussi n’ont-ils pas besoin de vous, de votre frivolité, de votre grâce. Leur solitude fait leur force… Toi, Hellé, le Beau te fascine ; j’entends le Beau sensible, qui s’exprime par la forme, le son, le rythme, la couleur. Et là, je te reconnais femme. Tu préfères l’œuvre d’art à l’idée toute pure. Je ne t’en blâme point. Toutes les femmes sentent ainsi, et c’est pourquoi elles désertent la philosophie et chérissent les religions, qui leur présentent les idées sous des symboles. La femme est par nature idolâtre et mystique — idéaliste, jamais. Elle se donne au Dieu chrétien parce que ce Dieu s’est fait homme, parce qu’elle a vu, dans les églises, le type humain qu’il emprunta et qu’on lui rendit familier. La femme est tout amour. Les martyrs mouraient au Colisée, non pour le triomphe de la morale nouvelle, mais pour l’amour du Dieu nouveau.

M. Gérard avait invité Genesvrier à ses réceptions, mais le neveu de madame Marboy avait répondu par un refus poli, alléguant ses travaux, quelque fatigue, une humeur bizarre qui l’obligeait à fuir le monde. Je l’avais secrètement approuvé. Il me semblait que Genesvrier, devenu mondain, eut perdu sa hautaine dignité, sans gagner aucune grâce. Madame Gérard fut irritée de cette abstention. Elle avait entendu conter l’histoire de notre nouvel ami, et elle avait annoncé à ses intimes la visite d’un personnage extraordinaire, le marquis de Genesvrier. Un incident me révéla l’idée singulière qu’elle en avait conçue.

Parmi l’élite des jeunes rénovateurs qui péroraient chez madame Gérard, j’avais remarqué un garçon assez beau, fort content de soi, et à qui l’ambition sortait par les yeux et la bouche, dès qu’il se trouvait en présence d’un homme influent. Ce monsieur s’était fait présenter à l’oncle Sylvain, et lui avait envoyé, avec les dédicaces les plus batteuses, deux volumes de critique qu’il venait de publier. Entre temps, il m’avait honorée de ses confidences. Je savais que la plus brillante carrière était ouverte à M. Lancelot ; que les lettres, par un chemin de fleurs, le conduiraient à l’arène politique, et qu’il ferait une rapide fortune tout en moralisant la nation. Des gens en place s’intéressaient à lui. À plusieurs reprises, il avait ému la presse. Mais la dignité de son rôle et l’intérêt de son génie lui déconseillaient de mener l’existence errante d’un célibataire. Il rêvait une femme capable de le comprendre, de le servir, de s’associer à son destin et de manœuvrer habilement dans le monde parlementaire. Avant dix ans, lui, Lancelot, serait de l’Académie, et sa femme aurait le plus beau salon littéraire et politique. Bien qu’il ne fût point riche, elle n’aurait point à se repentir de l’avoir épousé ; car il fonderait peut-être un grand journal, à moins qu’il ne devînt ministre. Mais il fallait que cette femme appartînt à la meilleure société, possédât quelque fortune, de la beauté et l’intelligence du monde.

Après quatre ou cinq entretiens de ce genre, je n’ignorai plus rien de l’âme et des projets de M. Lancelot. Évidemment, je lui apparaissais comme l’élue capable d’aider au triomphe de ses ambitions, et ces discours, cet empressement annonçaient une proche demande en mariage.



MONSIEUR LANCELOT.

Je gardai une contenance énigmatique, heureuse d’étudier sur le vif ce type du moderne ambitieux, futur héros de Parlement, tout gonflé déjà d’éloquence creuse. Je lus les deux livres où je trouvai d’adroites mosaïques d’idées dans le mastic d’un style parfaitement impersonnel. Tout ignorante que j’étais, je me rendis compte que M. Lancelot ne m’avait point menti, sa souple médiocrité lui assurant une belle carrière dans une société que toute forte individualité épouvante.

Ce fut madame Gérard qui, d’un air de mystère, se chargea de sonder mon cœur virginal. Elle vint me voir en particulier et commença l’attaque par un long préambule. Mon oncle prenait de l’âge ; il pouvait disparaître : que deviendrais-je alors, si jeune, isolée dans un monde plein d’embûches et que je ne connaissais point ? La raison me commandait de penser à l’avenir et d’assurer mon bonheur par un mariage bien assorti. J’étais riche ; j’étais belle ; je ne manquerais point d’épouseurs.

Je répondis à madame Gérard que j’étais fort touchée de l’intérêt qu’elle me témoignait ; que mon oncle jouissait d’une santé excellente, mais que, si j’avais le malheur de le perdre, je trouverais en moi-même des ressources et des défenses contre les entreprises du monde. Assurément le mariage ne m’inspirait aucune répugnance ; mais j’étais exigeante, difficile, singulière, et, parmi tant de gens de mérite, aucun n’avait fixé mon choix.

Madame Gérard se réjouit de savoir que j’avais le cœur libre. Avec son expérience de femme du monde, elle pouvait affirmer que la passion est inutile, dangereuse même pour le bonheur conjugal ; il était certain que la sympathie, avant, assure l’amour, après. D’ailleurs j’étais une intellectuelle, fort au-dessus des puérilités du sentiment, et je devais choisir un garçon d’avenir, choisir un mari intelligent, hardi, un qui ferait vite son chemin.

Mon silence lui paraissant de bon augure, madame Gérard lança brusquement le nom de M. Lancelot, qui réalisait toutes les vertus requises pour « arriver ». Je répondis avec simplicité que M. Lancelot me faisait beaucoup d’honneur, mais que je me sentais incapable de lui apporter une aide efficace, et qu’il risquerait, en m’épousant, une grosse déception. Après tout, M. Lancelot ne manquerait point de bons partis, et le Néo-Idéalisme n’avait nul besoin de prendre le deuil.

Comme toutes les marieuses, madame Gérard considérait qu’en refusant un fiancé de sa main, je lui faisais une injure personnelle. Avec des lèvres pincées et un mouvement des sourcils, elle répliqua que j’étais libre, que je connaîtrais un jour tout le mérite de M. Lancelot, et que je regretterais de ne pas avoir accordé un crédit de quelques mois à ce jeune homme.

— Mais, chère madame, m’écriai-je en lui prenant la main — car je ne voulais point lui causer de peine — je vous suis très reconnaissante de votre bonne intention. Malheureusement je n’aime pas monsieur Lancelot, et, ma liberté ne me pesant point, je ne l’échangerai que contre les réelles joies d’un amour partagé. Je ne suis nullement ambitieuse, et la perspective de préparer toute ma vie les élections de mon époux ne me semble pas très séduisante.

Madame Gérard se dérida un peu, poussa quelques soupirs et, me regardant dans les yeux :

— Écoutez, Hellé, vous feriez mieux de me dire la vérité. On vous a monté la tête.

On, madame ? Quel est cet on, s’il vous plaît ?

— Je sais… je sais…

— Mais je ne comprends plus du tout.

Elle hésita et, tout à coup, avec la volubilité du ressentiment qui ne se contient plus :

— C’est ce monsieur Genesvrier. Il est amoureux de vous. Tout le monde le dit. Il est toujours chez votre oncle, lui qui ne va chez personne, et c’est un scandale de voir que monsieur de Riveyrac se laisse circonvenir par un individu qui fréquente la crapule — oui, Hellé, la crapule ! — et écrit des livres subversifs. Parbleu, avec ses trente-cinq ans, avec ses cheveux gris, sa mauvaise humeur et les quatre sous qui lui restent d’une belle fortune mangée on ne sait comment, il serait trop heureux de vous épouser pour se ménager une rentrée dans le monde, dans son monde où l’on ne veut plus le recevoir.

— Madame, dis-je avec une émotion extraordinaire, vous oubliez que monsieur Genesvrier est notre ami, qu’il est le neveu de madame Marboy, et que personne n’a le droit de suspecter ses intentions.

— Vous voyez bien que vous le défendez !

— Je défendrai quiconque sera injustement attaqué devant moi, à propos de moi. Monsieur Genesvrier est un homme de talent, un honnête homme que je n’aime point, madame, mais que j’estime un peu plus que monsieur Lancelot. Je sais qu’il a disposé de sa fortune, de quelle façon et dans quel dessein. Madame Marboy m’a tout raconté. Monsieur Genesvrier ne songe point à m’épouser et, bien loin de prétendre aux bonnes grâces de son monde, il vit dans la retraite et ne s’inquiète que de ses travaux.

— Vous en parlez bien chaudement, Hellé, et si monsieur Genesvrier vous demandait en mariage…

— Je ne sais ce que je répondrais, madame, et ceci ne regarde que moi ; mais je puis vous affirmer qu’entre l’amitié de monsieur Genesvrier et l’amour de monsieur Lancelot, mon choix ne serait point douteux… Après tout, que vous importe ? Pourquoi me chercher une querelle en attaquant, à cause de moi, un homme qui ne vous a fait aucun mal ? J’en suis étrangement surprise et affligée.

Il y eut un silence. Madame Gérard fondit en larmes. Elle déclara qu’elle était malheureuse et bien sotte de s’occuper ainsi des autres pour leur bonheur ; qu’on ne l’y prendrait plus ; que peut-être la colère l’avait emportée un peu loin et qu’elle regrettait ses paroles.

Je me prêtai à son désir de réconciliation, et je promis de ne rien conter à mon oncle. Madame Gérard, aussitôt consolée, partit en s’essuyant les yeux.