Hellé/12

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 44-46).

XII


L’été venu, nous partîmes pour la Châtaigneraie.

Sauf la bibliothèque démeublée et close, rien n’était changé dans la vieille maison où avait joué mon enfance, où mon adolescence avait rêvé, où devait parfois se réfugier ma jeunesse. Le figuier, près du puits, étalait ses larges feuilles. Il y avait toujours des bardanes contre les murs de pierre sèche, asile des gros limaçons et des lézards délicats ; il y avait des bourraches à fleurs bleues ; il y avait de frais verjus sous les pampres de la vigne et des abricots rougissants sur les espaliers. Les iris de velours violet et de crêpe jaune commençaient à passer fleur, et les œillets légers, parmi les fines feuilles grises, annonçaient l’éclatante royauté des roses, ces souveraines des parterres de juin. Chaque jour hâtait leur floraison, dont j’attendais l’apogée comme une fête.

Parmi les objets familiers, en face du paysage dont les vastes plans uniformes, les châtaigniers, les coteaux avaient été si longtemps l’unique décor de mes songes, je pris conscience des changements qui s’étalent opérés en moi. Mon âme s’était élargie pour contenir des sentiments nouveaux, et je pressentais qu’elle allait s’élargir encore. Je voyais surgir des horizons inconnus où déjà, tout enveloppée d’illusion vaporeuse, la face indécise de l’amour apparaissait.

Mais sur cette face divine qui souriait au seuil de la jeunesse, je ne mettais aucun nom. J’avais beaucoup pensé à Maurice Clairmont pendant les premières semaines qui avaient suivi son départ ; puis peu à peu son image s’était évanouie dans cette vision confuse et lumineuse qui s’appelait uniquement l’amour. Certes, presque toutes les filles de mon âge eussent confondu le souvenir de Maurice avec un espoir plus précis. Une éducation romanesque, les suggestions du théâtre et de la lecture, l’influence d’une société où la femme ne pense, n’agit, ne respire que pour l’amour, eussent créé des amoureuses, là où je ne pouvais être qu’une rêveuse, et fait une passion de ce qui restait un pressentiment.



NOUS MARCHIONS CÔTE À CÔTE…

Si je regrettais l’absence du jeune homme, si je pensais à lui avec plaisir, mon regret n’avait rien de poignant, mon plaisir n’avait rien de troublé. Je n’étais pas torturée par l’impatience d’aimer. Ma pureté m’était chère comme la liberté suprême permise à un être humain, comme un privilège accordé pour peu d’années et dont il me fallait jouir. Quand, par les midi brûlants, les châtaigniers me recevaient sous leur ombre, j’aimais à découvrir les sources qui jaillissaient au ras du sol, vierges et cachées comme ma vie. Je buvais dans le creux de ma main l’eau frigide que les hommes n’avaient point souillée en l’asservissant, l’eau qui n’avait reflété que l’azur du ciel entre le lacis noir des branches, les lances des iris et la forme de mon visage incliné. C’était au plus épais du bois, dans un ravin toujours humide d’où l’on apercevait, à travers un fouillis inextricable, la lointaine lumière verte des allées criblées de soleil. La source filtrait parmi les grosses pierres et remplissait une sorte de cuve naturelle tapissée de mousses prodigieuses nuancées du ton de l’olive au ton de l’émeraude, et molles, douces, fraîches sous mes pieds nus. Assise sur un fragment de roc, je sentais le remous frôler mes chevilles. Par une fantaisie puérile, j’appelais à haute voix les nymphes du lieu, et sur les cressons et les pervenches j’égrenais des gouttelettes en libation.

Le soleil horizontal rougissait l’orée des clairières. Je reprenais ma route à travers champs. Les mouvantes graminées qui montaient presque à mes épaules exhalaient une ardente et sèche odeur. J’y cueillais en passant des bluets bleus, de pâles bluets presque mauves, de sombres bluets violacés, et de grands pavots fragiles dont la tige colle aux doigts et dont la pourpre, en se fanant, semble se poudrer de cendre. À peine sortie des refuges où l’Eau mystérieuse est reine des verdures et des rochers, je croyais pénétrer dans le royaume de Cérès terrestre et solaire, déesse antique, bienfaisante à l’homme et qui lui conserve la vie par l’hymen fécond de la glèbe et du feu. Les travailleurs étaient partis. On n’entendait que les sauterelles stridentes.

… Ce furent des mois d’enchantement, la trêve unique que je ne retrouvai jamais, le seul moment où, sans livres, sans leçons, sans regards jaloux, sans curiosités éveillées autour de moi, je vécus de ma seule vie. Je restituai à la nature, en vénération, en amour, la volupté que je recevais d’elle par mes yeux ivres de sa lumière, par mes oreilles charmées de ses rumeurs.