Hellé/15

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 53-58).

XV


D’où viens-tu ? s’écria mon oncle quand j’entrai dans la salle à manger. Babette m’a dit que madame Gérard était venue et qu’elle était repartie avec un air bouleversé…

— Je suis allée voir madame Marboy, répondis-je en ôtant mon chapeau… Oui, madame Gérard est venue, et vous saurez pourquoi.

— Tu ris ?

— Comme vous allez rire… Imaginez-vous, mon oncle, que cette bonne dame allait vous demander ma main.

— Vraiment, et pour qui donc ?

— Pour un monsieur qui sera ministre, académicien, etc.

— Lancelot ?

— Lui-même.

— Et… Tu as dit non ?

— Si j’avais dit oui, mon oncle, vous seriez bien étonné.

Je racontai à l’oncle Sylvain les projets et les ambitions de M. Lancelot et la fuite éperdue de madame Gérard après l’échec de son candidat. Avec de grands éclats de rire et avant que j’eusse deviné son intention :

— Genesvrier ! cria-t-il en poussant la porte du salon. Genesvrier, ma nièce est revenue. Elle ne s’est point fait écraser par les voitures, comme vous en aviez peur, mais elle l’a échappé belle : la mère Gérard a voulu la marier à un futur ministre, à un futur académicien !

— Oncle Sylvain, taisez-vous, je vous en prie ! dis-je, en apercevant Antoine Genesvrier assis dans le salon.

— Bah ! il faut bien nous divertir un peu aux dépens des barbares ! répliqua l’oncle, qui ne pouvait manifester assez la joie que lui causait ma résolution. Hellé épouser le petit Lancelot ! Hellé devenue la « dame » du ministre ! Hellé préparant des élections ! Hein ! Genesvrier, voyez-vous cela ? Il n’est pas bête, le jeune Lancelot, il n’est pas bête !

— Monsieur, fis-je en riant malgré moi, je n’aurais pas divulgué le secret de monsieur Lancelot, mais mon oncle est impitoyable. Il voudrait me donner pour femme à Phébus Apollon.

Genesvrier sourit :

— Je ne répandrai point le bruit de l’échec de monsieur Lancelot, dit-il, mais je connais les livres de ce jeune homme et serais fort étonné qu’une personne de votre caractère se laissât prendre au piège de cette littérature.

— L’œuvre fait juger l’auteur. Mais soyons charitables, mon oncle. Cessez d’accabler monsieur Lancelot, puisqu’il ne vous prendra point votre trésor !

— Certes, tu es mon trésor, dit l’oncle Sylvain, posant d’un geste affectueux sa main sur ma chevelure… Je ne t’ai point couvée précieusement pour un Lancelot. N’est-ce pas, Genesvrier, que j’ai le devoir d’être difficile et le droit d’être fier ? N’est-elle pas deux fois ma fille ?

— Vous faites beaucoup d’envieux, dit Genesvrier.

Il nous regardait ; l’oncle et moi, appuyés l’un à l’autre, et pour la première fois, sur ce visage sombre, passait une étrange douceur.

— Venez, mon oncle, venez à table, et vous, monsieur, pardonnez-moi ; j’ai oublié l’heure près de votre tante ; écoutez Babette qui grogne toute seule parce que le potage refroidit.

L’oncle Sylvain m’expliqua qu’il avait eu l’idée d’aller chercher son ami. Il ne se passait guère de semaines sans qu’il l’amenât ainsi, à l’improviste, et ces visites fréquentes avaient fort intrigué madame Gérard.



TU ES MON TRÉSOR…

Le repas fut plus gai que de coutume. Je sentais, dans les manières de Genesvrier, je ne sais quelle mystérieuse détente. Lui qui parlait peu et rarement se laissait aller à raconter quelques détails de sa vie, et l’origine de ce livre du Pauvre, auquel il travaillait depuis si longtemps. C’était sous une forme très simple, accessible à tous, l’histoire de la misère telle que l’ont faite les conditions économiques contemporaines, misère du corps et de l’âme, misère de l’artiste et de l’ouvrier, misère de l’homme et de la femme, — et la sinistre épopée aux innombrables figures réelles et symbolistiques se déroulait de l’hôpital où l’on naît à l’hôpital où l’on meurt, à travers les écoles, les ateliers, les asiles, les bouges et les prisons. Genesvrier avait observé d’après nature tous les types du « pauvre » contemporain. Il avait montré les forces perdues, les intelligences inutilisées, tous ces éléments de haine et de mort avec quoi on pourrait faire de la vie, du bonheur et de la beauté.

Je le regardais en l’écoutant ; il n’avait point ces qualités de conversation qui charment les mondains et les femmes, la grâce alerte, l’abondance des images, l’esprit, l’ingéniosité. Il semblait arracher du fond de son âme, comme avec un pic, l’expression fruste, forte et vivante. Parfois son discours bref, haché, atteignait à l’éloquence par des raccourcis de phrase qui concentraient la pensée, vigoureusement. Alors les yeux enfoncés sous de saillantes arcades, la bouche aux grands plis tristes, le vaste front martelé, s’illuminaient d’un flamboiement intérieur.

Après dîner, mon oncle passa dans la bibliothèque pour écrire quelques lettres.

Genesvrier continua pour moi le récit commencé… Soudain il s’arrêta, comme saisi d’une gêne singulière.

Je l’interrogeai des yeux.

— Je crains de vous fatiguer, mademoiselle Hellé, dit-il pendant que je lui tendais une tasse de café. Votre oncle veut bien s’intéresser à mes travaux, mais vous !… Pour vous, les choses dont je vous parle sont plus lointaines, plus inconnues que l’Amérique… et tout aussi indifférentes.

— Me supposez-vous incapable de m’intéresser à ce que j’ignore ? dis-je d’un ton piqué. Vous partagez la commune opinion sur la médiocrité intellectuelle des femmes.

— Vous vous trompez, répondit-il gravement. J’ai vu des femmes très intelligentes, y compris ma tante Marboy et vous-même, qui représentez deux types opposés ; mais l’éducation de la femme la rend indifférente à toute question générale. Oui, la femme s’émeut pour ce qui la touche, l’offense, ou la flatte directement. Elle ne déborde pas sa propre vie.

— C’est moins un défaut de nature qu’un vice d’éducation. On concentre sur le foyer familial toutes les énergies de l’âme féminine, et c’est pourquoi elle ne voit rien au delà. Cependant, il y a des femmes plus riches en énergie et qui, sans frustrer leur famille, se dépensent dans les arts, les affaires, la charité.

— Sans frustrer leur famille ? Il n’est point de famille qui ne se croie frustrée si la femme ne s’asservit à elle, uniquement. C’est la tare du sentiment familial, cet égoïsme à plusieurs, ces affections jalouses de propriétaires. Aussi les femmes riches d’énergie, comme vous dites, sont-elles plus souvent exclues des petits groupes humains, obligées d’appartenir à tous et à personne. J’en ai connu quelques-unes, véritables Sœurs de charité dont j’ai admiré le zèle apostolique. Celles-là n’avaient, pour la plupart, ni mari ni enfants. L’homme, lâche, avait eu peur de ne point les réduire à son seul service. Elles vivaient et mouraient isolées, comme vivent et meurent les grands artistes, les saints… Et, pourtant, que ne ferait point la pensée soutenue par l’amour, le génie de l’homme uni au sublime instinct de la femme ! Mais ceux qui pourraient s’associer ainsi ne se rencontrent jamais… ou, s’ils se rencontrent, ils ne se reconnaissent point.

Il rêva un instant et reprit :

— Je vous parle franchement, d’abord, parce que je ne sais point flatter, ensuite parce que je vous estime.

— Je vous en remercie.

— Eh bien, — il hésitait, — je dois vous le dire : si je me suis laissé entraîner à parler comme j’ai parlé, ce soir, c’est parce que j’espérais éveiller en vous une curiosité… des aspirations…

— Comment cela ?

— Vous êtes très intelligente, mademoiselle, et l’éducation que vous avez reçue a développé en vous d’extraordinaires facultés… Pourtant j’ai des raisons de croire que ces facultés seront stériles et que vous les emploierez seulement à votre plaisir intellectuel… C’est le vice unique de votre éducation…

Je rougis un peu :

— Expliquez-vous, monsieur Genesvrier.

— Monsieur de Riveyrac, que la Grèce a fasciné, a tenté d’incarner en vous l’âme antique. Je crois qu’il y a presque réussi. Mais, pour arriver à ce résultat, il a dû vous cloîtrer dans une forteresse idéale, et vous vous êtes trouvée si bien que vous n’en savez plus sortir. Je le regrette, malgré moi, parce que je devine ce que vous êtes, ce que vous valez, ce que vous pourriez faire… Vous avez vécu avec les morts ; ils ont gardé votre âme, cette âme que vous devez aux vivants. Permettez-moi de dire toute ma pensée : pour que l’œuvre de votre oncle portât des fruits, pour que votre éducation ne fût pas stérile, il vous faudrait, dès maintenant, entrer dans la vie… il faudrait…

Il se leva.

— Non, oubliez ce que j’ai dit. Vous ne pouvez savoir… Il n’est pas temps encore. Je vous parais étrange, importun, n’est-ce pas ?

— Je crois que vous voulez me convertir à une religion inconnue, dis-je en souriant. Vous parlez comme un apôtre qui veut faire des prosélytes.

— Peut-être me suis-je fort maladroitement exprimé… Mais nous recauserons de cela, plus tard… à moins qu’un courant d’événements imprévus ne vous entraîne.

— Vous êtes donc bien timide, monsieur ?

— Je crains de vous blesser par ma brutale franchise.

— Nullement. Je ne me crois point parfaite, et tout à l’heure vous m’avez fait plaisir en disant que vous m’estimiez.



— NON, OUBLIEZ CE QUE J’AI DIT.

Il fixa sur moi ses yeux dont jamais je n’avais discerné la couleur, car ils variaient par l’éclat, non par la nuance, prunelles d’ombre le plus souvent, et parfois prunelles de lumière. À cette minute, ils rayonnaient, et c’était, comme dans un éclair aussitôt évanoui, la brève, la magique transfiguration de tout ce visage.

— Puisque vous ne me gardez point rancune de ma sincérité, dit-il, laissez-moi vous présenter une requête.

— En faveur de qui ?

— Il ne s’agit pas de moi, mais d’une femme.

— Une femme… que vous connaissez ?

Il parut surpris de ma sotte question, et je me sentis rougir sans savoir pourquoi.

— Cette jeune femme, dit-il, a vécu longtemps avec un de mes amis, un typographe, un ouvrier intelligent et bon. Il est mort, la laissant enceinte, malade, sans ressources. Elle vient d’accoucher à la Maternité. C’est une femme du peuple, courageuse et simple, très habile ouvrière. Elle va sortir de l’hôpital avec son enfant. Il faut lui procurer du travail. J’ai pensé que vous pourriez vous intéresser à elle.

— Très volontiers. Il suffit qu’elle soit recommandée par vous.

— Je vous remercie. J’avais songé à vous faire parler par tante Marboy, mais… toute bonne qu’elle est, madame Marboy n’a pu se défaire de certaines superstitions… Elle ne refuserait pas d’aider une fille-mère, mais elle refuserait de vous mettre en rapport direct avec elle, vous, une jeune fille, une jeune fille honnête, pure, bien élevée, et qui devez ignorer le mal.

— Vous croyez que…

— J’en suis sûr, mademoiselle. Ma tante me blâmerait fort de vous avoir parlé de ceci franchement, sans pruderie. Mais c’est à vous, à vous particulièrement, que je voulais m’adresser. Je sais que vous n’avez aucun préjugé, que vous saurez, d’instinct, discerner celle qu’il faut plaindre de celle qu’on peut mépriser… si l’on a le droit de mépriser quelqu’un, ce dont je doute. La jeune femme dont je vous parle est une vaillante créature, et, malgré l’abominable préjugé qui la marque d’infamie, elle a doublement droit au respect par la maternité et son infortune.

— Eh bien, dis-je, comptez sur moi. Pourrai-je voir votre protégée ?

— Elle est encore à l’hôpital.

— Qui s’occupe d’elle ?

— Personne.

— Excepté vous.

— Je ne compte pas. Vous ne soupçonnez point ce que peut souffrir une femme isolée parmi les mercenaires de l’Assistance, une femme qui a été aimée, et qui a été heureuse… Assurément mes visites la consolent un peu ; elle ne se sent pas complètement abandonnée, mais que puis-je lui dire ? Je ne sais pas lui parler de son enfant… Il faudrait la présence, la bienveillante compassion d’une femme… Dans ces circonstances délicates, tout homme est un peu maladroit.

— Si j’osais… je vous accompagnerais bien.

— Et pourquoi n’oseriez-vous pas ? Parce que vous êtes une jeune fille ? parce que vous craignez le spectacle de la douleur ?

— Alors emmenez-moi.

— Si votre oncle l’autorise…

— Mon oncle me laisse entièrement libre, et, de plus, il a une extrême amitié pour vous.

— Vous savez que ce ne sera point gai.

— Peu importe.

— Je viendrai vous chercher demain.

J’attendais quelques paroles d’éloge et de remerciement mais Genesvrier ne me dit rien de tel.

Mon oncle, en rentrant, interrompit notre causerie. Nous lui racontâmes notre projet, qu’il approuva.

« Et c’est l’homme que madame Gérard croit amoureux ! me disais-je après le départ de Genesvrier. Quelle sottise ! Sa passion dépasse la femme ; elle se hausse et s’élargit pour embrasser l’humanité. Pourtant il s’intéresse à moi. Sa sollicitude, sa sévérité tendent à m’entraîner par une voie mystérieuse vers un but qu’il connaît seul. Vous avez vécu avec les morts ; ils ont gardé votre âme, cette âme que vous devez aux vivants. Et n’a-t-il pas dit : « Que ne ferait le génie de l’homme aidé par le sublime instinct de la femme ? » Je vous ai bien compris, monsieur Genesvrier. Parce que j’ai refusé d’épouser Lancelot, vous espérez me conquérir à vos théories !

» Mais je n’aime pas l’humanité, moi, j’aime des choses et des gens… Je ne suis pas faite pour le sacrifice et le dévouement perpétuel. J’ai, trop violemment, le goût de la vie heureuse… Pourquoi ai-je promis à Genesvrier de l’accompagner demain à cet hôpital ? En réalité, cela n’émeut que ma curiosité, non mon cœur. Peut-être ne suis-je pas très bonne ! J’aurais préféré envoyer des secours à la malade, lui procurer du travail plus tard. Que dirai-je à cette femme que je ne connais pas ? Et cet enfant ? Jamais je n’ai touché un enfant.

» Voilà mon crime, selon Genesvrier. Voilà le vice de mon éducation. Je me plais dans mes livres, dans mes rêves, dans l’illusion d’un univers sans souffrances et sans laideurs. Il veut m’arracher à cet asile idéal où je vis « avec les morts ». Et je lui ai cédé, j’ai subi, malgré moi, l’ascendant inexplicable qu’il exerce sur l’oncle Sylvain.

» Pourquoi ? Si j’aimais Genesvrier, ce serait naturel et tout simple. Aimer, c’est l’épanouissement joyeux de l’âme. Je n’aime pas cet homme, — mais, tout à l’heure, je l’ai presque admiré. »