Hellé/27

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Calmann-Lévy (p. 109-111).

XXVII


Je n’étais pas encore sortie de ma chambre quand Maurice me fit demander. L’eau fraîche, en baignant mon visage, effaça les traces de l’insomnie qui m’avait torturée jusqu’à la pointe du jour. J’avais beaucoup pensé, cette nuit-là. J’avais fait le plus scrupuleux examen de conscience, et, me jugeant moi-même, j’avais jugé mon amour.

J’avais compris, enfin, pleinement, quelle illusion m’avait rapprochée de Maurice, quelles réalités m’en éloignaient. Dépouillé de son prestige moral, il ne gardait plus d’autre puissance que le charnu tout matériel de ses yeux bleus, de son sourire, de sa voix. Mais, vierge, j’échappais à la domination de l’homme, aux surprises du désir qui n’avait été pour moi qu’un éveil incertain, inconscient, durable par la seule complicité de mon cœur, et qui, mon cœur se reprenant, devait s’abolir de lui-même.

J’imaginais les reproches de Maurice, sa justification, les excuses qui n’expliqueraient point sa piteuse attitude de la veille. Je savais que nous ne pourrions ni nous comprendre, ni nous réconcilier. Et je m’étonnais de si peu souffrir… Comme un fruit mûr tombe de la branche, l’illusion délicieuse se détachait de mon cœur, qui l’avait retenue et nourrie quelque temps. Ma volonté n’y pouvait rien. Et il me semblait que, depuis la veille, des jours innombrables s’étaient écoulés ; que Maurice, notre amour, nos fiançailles, étaient déjà loin de moi, dans les limbes du passé, où ce qui fut la réalité chère et vivante apparaît avec le flottement confus et la décoloration du songe.

Mon cœur eut un fort battement quand je me trouvai en face de Maurice. Il souffrait dans son orgueil, gêné peut-être par un remords, et d’autant plus irritable. Pourtant il me tendit la main.

— Vous devinez pourquoi je suis venu, à cette heure matinale ? je suis très troublé, très peiné, et j’attends de vous des explications.

— À propos de quoi ? Ma conduite a été toute logique et naturelle. Je n’en dirai pas autant de la vôtre.

— Voilà bien une rouerie de femme, dit-il en fronçant le sourcil. Vous déplacez la question.

— Vraiment ? Je voudrais bien savoir comment vous la posez.

Il était assis, le coude sur la table voisine, le pied frappant le tapis d’un mouvement nerveux.

— Vous vous moquez de moi, Hellé. Hier vous avez commis une imprudence qui peut avoir des suites fâcheuses. Vous m’avez fait un ennemi… Et puis vous m’avez cruellement offensé.

— Je vous ai offensé, moi ?

— Ne faites pas l’innocente. Vous savez ce que je veux dire.

— Expliquez-vous.

— Parbleu ! ma chère amie, vous avez voulu faire parade de beaux sentiments que le monde n’apprécie pas comme vous pourriez le croire. Vous avez manqué de tact. Rébussat est blessé au vif. Il ne pardonnera pas.

— Avez-vous donc tant besoin de lui ?… Ah ! oui, votre décoration vous semble compromise, cette précieuse décoration dont le prestige vous rendait, hier soir, sourd et muet.

— Vous vous moquez de moi. Le moment est mal choisi.

— Eh bien ! dis-je, irritée de sa mauvaise foi, je vous répondrai franchement, brutalement même ; cet entretien est plus grave que vous ne le pensez, et il ne doit y avoir aucune équivoque entre nous. Vous m’accusez d’avoir manqué de tact ; moi je vous accuse d’avoir manqué de loyauté. J’ai été imprudente, soit. Vous avez été faible et veule.

— J’ai fait ce que tout homme bien élevé doit faire en pareil cas. J’ai correctement gardé le silence.

— Il y a des cas où le silence est une lâcheté.

— Hellé !

— En vous taisant, vous vous êtes fait le complice d’une calomnie. Vous avez agi en homme bien élevé ? J’aurais préféré vous voir agir en homme, fût-ce au détriment de la correction, de la prudence et de vos intérêts.

— J’ai fait ce qu’il m’a plu de faire. Et si je n’ai point défendu Genesvrier, c’est que j’avais de bonnes raisons pour me taire.



IL ÉTAIT ASSIS…

— Je voudrais bien les connaître, ces raisons.

— Ne souhaitez pas que je vous dise toutes.

— Je ne crains pas la vérité.

— Vous avez tort.

— Parlerez-vous ? dis-je enfin, après un silence.

D’une voix sourde, il répondit :

— Tant pis ! vous l’aurez voulu.

— Eh bien ?

— Eh bien ! votre cher ami Antoine Genesvrier n’est pas le héros impeccable que vous admirez béatement. Il court sur lui toute espèce de bruits… Parbleu ! il est malin, très malin, très fort, mais pas assez pour qu’on ne puisse deviner ses manœuvres.

— Que voulez-vous dire ?

Il sourit avec une ironie méchante.

— J’ai pitié de vos illusions, Hellé. Vous vous croyez très sage, et vous êtes prodigieusement naïve. Mais sachant ce que je savais, devant votre culte pour votre ébauche de grand homme, je me suis tu, par charité, par délicatesse.

— Peu m’importe votre délicatesse et votre charité ! Vous en avez trop dit ou trop peu, Maurice. Il faut aller jusqu’au bout.

— Apprenez donc que je trouve un peu excessive votre amitié pour un homme qui s’est tranquillement joué de vous… Oh ! j’ai ouï dire bien des choses, depuis quelques jours !… Vous avez cru qu’il admirait votre haute intelligence, et peut-être, flattée dans votre orgueil d’avoir conquis ce héros invincible pour toute autre femme, vous avez pensé avec joie qu’il vous aimait d’amour… Pauvre Hellé ! la vie achève à vos dépens votre instruction.

— Que savez-vous ? Parlez !

— Vous regretterez votre insistance. J’aurais voulu attendre et vous détromper plus tard.

— Parlez, je l’exige !

— Il a fallu que vous fussiez bien… ingénue (ce qui est excusable et même honorable, à votre âge), pour ne pas comprendre qu’on guignait votre fortune. Il fallait consolider les entreprises philanthropiques et l’Avenir social ! Mais ceci ne serait rien encore. Antoine Genesvrier vous a gravement manqué de respect en introduisant chez vous cette Marie Lamirault, sa maîtresse, et l’enfant qu’il n’a pas reconnu.

Un nuage couvrit mes yeux. Je sentis mes nerfs se raidir, mon sang se figer ; mais, par une irrésistible impulsion, ma raison, mon cœur, mon instinct protestèrent :

— C’est impossible.

— Vous êtes seule à ignorer cette liaison. Marie Lamirault partageait ses bonnes grâces entre Genesvrier et Louis Florent. On me l’a dit, et je le crois. Quant à l’enfant…

— Antoine est incapable de m’avoir lâchement trompée. Je ne veux pas douter de lui.

— Vérifiez mes dires par une enquête.

Il parlait d’une voix si assurée, si triomphante, que j’eus un instant de faiblesse, Clairmont me vit blême, haletante, près de sangloter. Il ne maîtrisa plus sa colère :

— Cela vous trouble donc tant ! dit-il en me saisissant les poignets… Ah ! je ne me trompais pas ! Vous l’avez aimé, vous l’aimez !

— Moi ?

— Oui, vous l’aimez. Quelle femme êtes-vous donc ? Vous l’aimez, ce beau sire, cet excellent philanthrope, cet écrivain de génie, ce martyr !… Il fallait donc l’épouser, Hellé !

Je le repoussai, indignée :

— Je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire. Ce que vous faites est infâme. Allez-vous-en !

Il répétait :

— Vous l’aimez !… Imbécile que j’étais ! Dès le premier jour j’aurais dû m’en apercevoir. Vous buviez ses paroles…

— Vous n’avez pas de preuves… vous répétez d’ignobles calomnies… C’est indigne, indigne de vous.

Ivre de jalousie et de fureur, il cria :

— Vous n’êtes vraiment pas difficile, et j’aurais honte, — si je ne devais en rire. — j’aurais honte du rival que vous m’avez préféré… Il pourrait être plus séduisant, et plus jeune !… Enfin vous savez ce qu’il est, ce qu’il vaut, et qu’il ne répugne point au partage : s’il vous convient de régner sur son cœur en compagnie d’une…

— Taisez-vous, monsieur, pas un mot de plus ! Je ne suis plus votre fiancée, je suis une femme que vous insultez. Allez-vous-en !

— Prenez garde ! Si je sors, je ne rentrerai plus.

— Sortez !

Il partit en fermant violemment la porte de l’antichambre. J’entendis ses pas s’éloigner sur le gravier du jardin. Mais, au lieu de crier vers celui qui s’en allait avec les débris de mon premier rêve, je n’eus qu’une pensée, exaltée dans un sanglot :

— Antoine ne m’a pas trompée ainsi… Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible.