Hellé/28

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Calmann-Lévy (p. 111-115).

XXVIII


La Châtaigneraie me reçut, blessée et frémissante, entre ses murs hospitaliers. Les maisons où vécurent nos aïeux, où songea notre enfance, ont je ne sais quoi de maternel. Celui qui vient, en habits de deuil, y chercher refuge, sent la mystérieuse parenté des choses et se trouve moins orphelin.

Maurice m’avait écrit, quelques jours avant mon départ. Incapable de sentiments profonds, il n’admettait point que ces sentiments pussent exister chez les autres. Tout lui semblait réparable, et il se désolait de ma rancune, en attendant qu’il s’en consolât. Je prévoyais la facile et proche guérison de cette âme légère : Maurice ne pouvait aimer et souffrir que dans ses livres, et l’amour et la douleur n’étaient guère pour lui qu’une ivresse verbale. La lecture de ses lettres confirma mon opinion. Sans rien prouver, sans rien démentir, sans paraître comprendre que sa conduite m’eût indignée à juste titre, il me priait de tout oublier ; il me traitait en enfant boudeuse qu’une flatterie apaisera. Ma colère s’était dissipée, mais l’amour était bien mort.

Je tâchai de m’en expliquer avec Maurice. Je lui écrivis que je lui pardonnais sa violence, que je n’en gardais point de ressentiment, mais que j’avais reconnu trop clairement l’antagonisme de nos caractères. Madame Marboy voulut s’interposer alors. Confidente de Maurice, elle affirma que nous étions faits l’un pour l’autre, que je devais être indulgente. « Quand vous serez mariés, écrivait-elle, l’amour arrangera tout. »

Je devinais sa pensée et je complétais ses arguments ; elle croyait à la toute-puissance de l’amour qui donne à deux jeunes gens nouvellement unis l’illusion de l’harmonie parfaite. Mais je n’ignorais pas qu’après le bref enchantement de la lune de miel, les époux redeviennent un homme et une femme différents par le caractère, les idées, les goûts. Loin d’avoir atteint à l’harmonie, ils commencent seulement à la créer, jour par jour, incertains de la réaliser jamais. Si quelques-uns y réussissent, la tâche est impossible à beaucoup d’entre eux, et c’est alors ou l’indifférence réciproque, ou l’intolérable enfer des querelles conjugales. Or, je savais par quels points mon âme resterait impénétrable à Maurice ; je savais ce que je ne pourrais accepter de lui, quels éléments d’animosité demeureraient éternels et latents, à moins que l’un de nous, le plus rusé ou le plus fort, triomphât de l’autre en l’asservissant. Je répugnais à cette domination calculée qui eût fait de Maurice un fantoche à ma merci, et, d’autre part, je ne pouvais me soumettre à un homme qui ne me fût pas supérieur.

J’écrivis à madame Marboy ; je lui ouvris mon cœur. À ma grande surprise, elle me donna tous les torts, incriminant mon orgueil, mon indifférence, la sécheresse de ma nature. Je connus avec tristesse que nous ne parlions pas la même langue, que les mots amour et mariage n’avaient pas pour nous le même sens. Elle subissait l’antique influence de l’éducation qui fait la femme respectueuse de l’homme parce qu’il est l’homme, acceptant de la même main les caresses et le joug. Ce que j’appelais dignité humaine, sentiment légitime de la personnalité, elle l’appelait orgueil. Ce que j’appelais véritable harmonie, elle l’appelait rêverie creuse et ridicule chimère. Je jugeais Maurice sans malveillance, mais je l’estimais à sa valeur exacte. Il n’était point de ma race. Je ne pouvais l’aimer.

Quand madame Marboy comprit que la rupture était définitive, elle n’insista plus, mais elle ne put dissimuler son mécontentement. J’étais une égoïste, une exaltée. Je n’étais plus la fille de son cœur.

Ce fut alors que je partis pour la Châtaigneraie. Quand le train qui m’emportait s’ébranla, je me sentis affreusement seule, tous les liens de famille et d’amitié étant rompus. Je songeais à Genesvrier… Hélas ! les insinuations de Maurice, malgré moi, troublaient mon âme et paralysaient ma volonté. Je ne voulais ni voir Antoine, ni lui écrire avant d’avoir conquis la sérénité ou la résignation.

Durant de longs jours je créai en moi une paix factice par une vie presque conventuelle. Mon oncle avait laissé quelques livres dans une caisse heureusement respectée des rats. C’étaient des éditions sans valeur de classiques français et latins, les mêmes qui avaient servi pour mes études. La nuit, pendant que gémissait le vent d’hiver, j’essayais de retrouver mes émotions d’adolescente. Mais je ne tardais pas à connaître l’artifice de mon effort. Ma volonté se détendit. Je sombrai dans le rêve.

L’hiver, clément dans ces régions, touchait à sa fin. Assise dans une des chambres du premier étage, près de la fenêtre aux pâles mousselines, je regardais descendre à l’horizon les gazes de la pluie ou du brouillard, il n’y avait plus de fleurs dans le jardin et, seules, subsistaient les verdures sombres des buis, des lierres, des ifs, tristes et graves comme les tombeaux qu’ils ornent. Parfois, quand cessaient les averses, je demeurais des heures sans mouvement, sans paroles, attentive aux aspects de la plaine modifiés perpétuellement par les aspects changeants du ciel. Ce n’était plus l’éclatante gamme des couleurs estivales ; c’était la gamme plus délicate des nuances, toutes les fines combinaisons du gris, du violet, du bleu, fondus dans une lumière tamisée, vaporeuse, qui enveloppait délicieusement les lointains. Au premier plan de ce vaste tableau, des champs labourés mettaient les taches plus vives d’un brun gras, d’un vert frais et mouillé. Mais la vraie beauté du paysage était toute dans les ciels, — dans les ciels bleus, comme trempés de lait, où nageaient les nuances avec des blancheurs et des mollesses de cygnes, — dans les ciels gris, variés du gris de plomb au gris de perle et du gris de lin au gris d’argent, — dans les ciels balayés de lourdes vapeurs ardoisées qui filent sous le vent avec les oiseaux migrateurs, ciels inquiétants, ciels tourmentés comme la vie.



PRÈS DE LA FENÊTRE AUX PÂLES MOUSSELINES…

Le premier perce-neige ouvrit enfin sur la lisière des bois sa corolle d’un blanc verdâtre. J’allai guetter, entre les branches mortes et les feuilles pourries, l’éveil de la fleur puérile que l’oncle Sylvain m’avait fait aimer. Le soleil était bien pâle encore, mais c’était déjà le vrai soleil, et non plus l’astre hivernal qui voile de brume sa face morne. Dans les clairières bleues montait toute droite la fumée des feux de bûcherons. La brise était tombée. On respirait le printemps.

Je m’étais assise sur un talus couvert d’herbe sèche, tout près d’un champ ensemencé où tournoyaient des corbeaux rauques. Ma poitrine se gonflait doucement, fortement, par des aspirations régulières et puissantes, et cela me faisait mal comme une volupté. J’aurais voulu ouvrir les bras, étreindre la nature, toute la terre, tout le ciel dans un embrassement infini. Et suffoquant de désir inconnu, de regret, de mélancolie, je m’aperçus que je pleurais.

Mais ce n’était pas sur Maurice, perdu pour moi et volontairement perdu que coulaient ces pleurs nostalgiques. Je savais trop bien que je n’avais pas aimé, que j’avais chéri un mirage plus brillant, plus insaisissable que les mirages prismatiques de la lumière dans la vapeur. Je sentais que l’amour était une réalité autrement puissante et terrible. Hélas ! il avait passé près de moi, le grand amour. Ma jeunesse avait craint sa force austère ; elle avait poursuivi au loin son fantôme et son reflet. Maintenant il revenait en maître. Il frappait à mon cœur.

J’errai tout le jour, çà et là ; puis le soir, retirée dans ma chambre, j’ouvris ce livre du Pauvre, que j’avais apporté intact.

Les heures s’égrenèrent dans la nuit. Ma lampe baissa ; j’allumai une bougie. Un rai de lumière pâle apparut entre les volets. Je fermai le livre. Il faisait jour.



MA POITRINE SE GONFLAIT BRUSQUEMENT…

Clairmont m’avait menti, ou bien, complaisamment, il avait répété un mensonge. C’en était fini des incertitudes, des doutes, de cette tristesse jalouse qui me torturait depuis des semaines et que je n’osais m’avouer. J’avais, à travers son œuvre, interrogé la grande âme d’Antoine. Elle m’avait répondu. Ah ! comme je l’évoquais, comme je la sentais proche, dans les pages sublimes de ce livre tout brûlant de sa foi, tout vibrant de sa souffrance, tout attendri de sa pitié ! Elle appelait mon âme, elle l’exhortait vers les hautes régions éblouissantes où l’amour humain, au-dessus des égoïsmes, des vanités, des voluptés, monte, s’élargit, s’illumine et plane dans l’éternel.