Henri III et sa cour/Acte I

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Henri III et sa cour
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 25-35).
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ACTE PREMIER.


CATHERINE DE MÉDICIS.




PERSONNAGES

CATHERINE DE MÉDICIS.

LE DUC DE GUISE.

LA DUCHESSE DE GUISE.

SAINT-MÉGRIN.

D’ÉPERNON.

JOYEUSE.

RUGGIERI.

BUSSY LECLERC.

BRIGARD.

LA CHAPELLE-MARTEAU.

CRUCÉ.




Un grand cabinet de travail chez Côme Ruggieri ; quelques instruments de physique et de chimie ; une fenêtre entr’ouverte au fond de l’appartement, avec un télescope.





Scène PREMIÈRE.


RUGGIERI, puis CATHERINE DE MÉDICIS.

RUGGIERI, couché, appuyé sur son coude, un livre d’astrologie ouvert devant lui ; il y mesure des figures avec un compas ; une lampe posée sur une table, à droite, éclaire la scène.

Oui ! cette conjuration me parait plus puissante et plus sûre. — (Regardant un sablier.) Neuf heures bientôt… Qu’il me tarde d’être à minuit pour en faire l’épreuve ! Réussirai-je enfin ? parviendrai-je à évoquer un de ces esprits que l’homme, dit-on, peut contraindre à lui obéir, quoiqu’ils soient plus puissants que lui ? Mais si la chaîne des êtres créés se brisait à l’homme ! — (Catherine de Médicis entre par une porte secrète, elle ôte son demi-masque noir, tandis que Ruggieri ouvre un autre volume, paraît comparer, et s’écrie : ) Le doute partout !…

CATHERINE.

Mon… père… — (Le touchant.) Mon père !…

RUGGIERI.

Qui !… ah ! Votre Majesté !… Comment, si tard, à neuf heures du soir, vous hasarder dans cette rue de Grenelle, si déserte et si dangereuse !

CATHERINE.

Je ne viens point du Louvre, mon père, mais de l’hôtel de Soissons qui communique ici par ce passage secret.

RUGGIERI.

J’étais loin de m’attendre à l’honneur…

CATHERINE.

Pardon, Ruggieri, si j’interromps vos doctes travaux ; en toute autre circonstance, je vous demanderais la permission d’y prendre part… Mais ce soir…

RUGGIERI.

Quelque malheur ?

CATHERINE.

Non, tous les malheurs sont encore dans l’avenir. Vous-même avez tiré l’horoscope de ce mois de juillet, et le résultat de vos calculs a été qu’aucun malheur réel ne menaçait notre personne, ni celle de notre auguste fils, pendant sa durée… Nous sommes aujourd’hui au 20, et rien n’a démenti votre prédiction. Avec l’aide de Dieu, elle s’accomplira tout entière.

RUGGIERI.

C’est donc un nouvel horoscope que vous désirez, ma fille ? Si vous voulez monter avec moi à la tour, vos connaissances en astronomie sont assez grandes pour que vous puissiez suivre mes opérations et les comprendre. Les constellations sont brillantes.

CATHERINE.

Non, Ruggieri, c’est vers la terre que mes yeux sont fixés maintenant. Autour du soleil de la royauté se meuvent aussi des astres brillants et funestes : ce sont ceux-là qu’avec votre aide, mon père, je compte parvenir à conjurer.

RUGGIERI.

Commandez, ma fille, je suis prêt à vous obéir.

CATHERINE.

Oui… vous m’êtes tout dévoué… mais aussi ma protection, quoique ignorée de tous, ne vous est pas inutile. Votre réputation vous a fait bien des ennemis, mon père…

RUGGIERI.

Je le sais.

CATHERINE.

La Mole, en expirant, a avoué que les figures de cire à la ressemblance du roi, que l’on a trouvées sur l’autel, percées d’un poignard à la place du cœur, avaient été fournies par vous ; et peut-être les mêmes juges qui l’ont condamné, trouveraient-ils, sous les cendres chaudes encore de son bûcher, assez de feu pour allumer celui de Côme Ruggieri.

RUGGIERI, avec crainte.

Je le sais… je le sais.

CATHERINE.

Ne l’oubliez pas… restez-moi fidèle… et tant que le ciel laissera à Catherine de Médicis existence et pouvoir, ne craignez rien. Aidez-la donc à conserver l’un et l’autre.

RUGGIERI.

Que puis-je faire pour Votre Majesté ?

CATHERINE.

D’abord, mon père, avez-vous signé la ligue comme je vous ai écrit de le faire ?

RUGGIERI.

Oui, ma fille : la première réunion des ligueurs doit même avoir lieu ici,… car nul d’entre eux ne soupçonne la haute protection dont m’honore Votre Majesté… Vous voyez que je vous ai comprise et que j’ai été au delà de vos ordres.

CATHERINE.

Et vous avez compris aussi que l’écho de leurs paroles devait retentir dans mon cabinet, et non dans celui du roi ?

RUGGIERI.

Oui, Votre Majesté.

CATHERINE.

Et maintenant, mon père, écoutez… Votre profonde retraite, vos travaux scientifiques, vous laissent peu de temps pour suivre les intrigues de la cour… Eh ! d’ailleurs, vos yeux, habitués à lire dans un ciel pur, perceraient mal l’atmosphère épaisse et trompeuse qui l’environne.

RUGGIERI.

Pardon, ma fille… les bruits du monde arrivent parfois jusqu’ici : je sais que le roi de Navarre et le duc d’Anjou ont fui la cour et se sont retirés, l’un dans son royaume, l’autre dans son gouvernement.

CATHERINE.

Qu’ils y restent ; ils m’inquiètent moins en province qu’à Paris… Le caractère franc du Béarnais, le caractère irrésolu du duc d’Anjou, ne nous menacent point de grands dangers ; c’est plus près de nous que sont nos ennemis… Vous avez entendu parler du duel sanglant qui a eu lieu, le 27 avril dernier, près la porte Saint-Antoine, entre six jeunes gens de la cour ; parmi les quatre qui ont été tués, trois étaient les favoris du roi.

RUGGIERI.

J’ai su sa douleur ; j’ai vu les magnifiques tombeaux qu’il a fait élever à Quelus, à Schomberg et à Maugiron, car il leur portait une merveilleuse amitié… Il avait promis, assure-t-on, 100,000 livres aux chirurgiens, en cas que Quelus vint en convalescence… Mais que pouvait la science de la terre contre les dix-neuf coups d’épée qu’il avait reçus !… Entraguet, son meurtrier, a du moins été puni par l’exil…

CATHERINE.

Oui, mon père… mais cette douleur s’apaise d’autant plus vite, qu’elle a été exagérée. Quelus, Schomberg et Maugiron ont été remplacés par d’Épernon, Joyeuse et Saint-Mégrin. Entraguet reparaîtra demain à la cour : le duc de Guise l’exige, et Henri n’a rien à refuser à son cousin de Guise. Saint-Mégrin et lui sont mes ennemis. Ce jeune gentilhomme bordelais m’inquiète. Plus instruit, moins frivole surtout que Joyeuse et d’Épernon, il a pris sur l’esprit de Henri un ascendant qui m’effraye… Mon père !… il en ferait un roi !…

RUGGIERI.

Et le duc de Guise ?

CATHERINE.

En ferait un moine, lui… Je ne veux ni l’un ni l’autre… il me faut un peu plus qu’un enfant, un peu moins qu’un homme… Aurais-je donc abâtardi son cœur à force de voluptés, éteint sa raison par des pratiques superstitieuses, pour qu’un autre que moi s’emparât de son esprit et le dirigeât à son gré ?… Non, je lui ai donné un caractère factice, pour que ce caractère m’appartint… Tous les calculs de ma politique, toutes les ressources de mon imagination ont tendu là… Il fallait rester régente de la France, quoique la France eût un roi ; il fallait qu’on pût dire un jour : Henri III a régné sous Catherine de Médicis… J’y ai réussi jusqu’à présent… Mais ces deux hommes !…

RUGGIERI.

Eh bien ! René, votre valet de chambre, ne peut-il préparer pour eux des pommes de senteur, pareilles à celles que vous envoyâtes à Jeanne d’Albret, deux heures avant sa mort ?…

CATHERINE.

Non… car leur existence m’est nécessaire. Ils entretiennent dans l’âme du roi cette irrésolution qui fait ma force. Je n’ai besoin que de jeter d’autres passions au travers de leurs projets politiques, pour les en distraire un instant ; alors je me fais jour entre eux ; j’arrive au roi, que j’aurai isolé avec sa faiblesse, et je ressaisis ma puissance… J’ai trouvé un moyen. Le jeune Saint-Mégrin est amoureux de la duchesse de Guise.

RUGGIERI.

Et celle-ci ?…

CATHERINE.

L’aime aussi, mais sans se l’avouer encore à elle-même, peut-être… Elle est esclave de sa réputation de vertu… Ils en sont à ce point où il ne faut qu’une occasion, une rencontre, un tête-à-tête, pour que l’intrigue se noue ; elle-même craint sa faiblesse, car elle le fuit… Mon père, ils se verront aujourd’hui ; ils se verront seuls.

RUGGIERI.

Où se verront-ils ?

CATHERINE.

Ici… Hier, au cercle, j’ai entendu Joyeuse et d’Épernon lier avec Saint-Mégrin la partie de venir faire tirer leur horoscope par vous… Dites aux deux premiers ce que bon vous semblera sur leur fortune future, que le roi veut porter à son comble, puisqu’il compte en faire ses beaux-frères… Mais trouvez le moyen d’éloigner ces jeunes fous… Restez seul avec Saint-Mégrin ; arrachez-lui l’aveu de son amour : exaltez sa passion ; dites-lui qu’il est aimé, que, grâce à votre art, vous pouvez le servir ; offrez-lui un tête-à-tête. — (Montrant une alcôve cachée dans la boiserie.) La duchesse de Guise est déjà là, dans ce cabinet si bien caché dans la boiserie, et que vous avez fait faire pour que je puisse voir et entendre au besoin sans être vue. Par Notre-Dame ! il nous a déjà été utile, à moi pour mes expériences politiques, et à vous pour vos magiques opérations.

RUGGIERI.

Et comment l’avez-vous déterminée à venir ?…

CATHERINE, ouvrant la porte du passage secret.

Pensez-vous que j’aie consulté sa volonté ?

RUGGIERI.

Vous l’avez donc fait entrer par la porte qui donne sur le passage secret ?

CATHERINE.

Sans doute.

RUGGIERI.

Et vous avez songé aux périls auxquels vous exposiez Catherine de Clèves, votre filleule ?… L’amour de Saint-Mégrin, la jalousie du duc de Guise…

CATHERINE.

Et c’est justement de cet amour et de cette jalousie que j’ai besoin… M. de Guise irait trop loin, si nous ne l’arrêtions pas. Donnons-lui de l’occupation… D’ailleurs, vous connaissez ma maxime :

Il faut tout tenter et faire,
Pour son ennemi défaire.


Cela peut entraîner loin ; mais Dieu, dans sa miséricorde, doit avoir des poids différents pour les rois et les sujets. S’il eût voulu nous juger tous de même, il nous eût fait tous égaux.

RUGGIERI.

Ainsi, ma fille, vous avez consenti à lui découvrir le secret de cette alcôve.

CATHERINE.

Elle dort. Je l’ai invitée à prendre avec moi une tasse de cette liqueur que l’on tire des fèves arabes que vous avez rapportées de vos voyages, et j’y ai mêlé quelques gouttes du narcotique que je vous avais demandé pour cet usage.

RUGGIERI.

Son sommeil a dû être profond, car la vertu de cette liqueur est souveraine.

CATHERINE.

Oui… et vous pourrez la tirer de ce sommeil à votre volonté ?

RUGGIERI.

À l’instant, si vous le voulez.

CATHERINE.
Gardez-vous-en bien !
RUGGIERI.

Je crois vous avoir dit aussi qu’à son réveil toutes ses idées seraient quelque temps confuses, et que sa mémoire ne reviendrait qu’à mesure que les objets frapperaient ses yeux.

CATHERINE.

Tant mieux ; elle sera moins à même de se rendre compte de votre magie… Quant à Saint-Mégrin, il est, comme tous ces jeunes gens, superstitieux et crédule : il aime, il croira… D’ailleurs, vous ne lui laisserez pas le temps de se reconnaître. Vous devez avoir un moyen d’ouvrir cette alcôve, sans quitter cette chambre.

RUGGIERI.

Il ne faut qu’appuyer sur un ressort caché dans les ornements de ce miroir magique.

(Il appuie sur le ressort, et la porte de l’alcôve se lève à moitié.)
CATHERINE.

Votre adresse fera le reste, mon père, et je m’en rapporte à vous… Le roi soupe chez la présidente Boulancour ; madame d’Assy, sa belle-fille, est en ce moment l’objet de ses hommages… C’est en sortant de chez elle que Saint-Mégrin et ses deux amis doivent venir ici… Un homme sûr, René, mon valet de chambre, restera dans le passage secret, et n’obéira qu’à vos ordres. Quelle heure comptez-vous ?

RUGGIERI.

Je ne puis vous le dire : la présence de Votre Majesté m’a fait oublier de retourner ce sablier, et il faudrait appeler quelqu’un.

CATHERINE.

C’est inutile ; ils ne doivent pas tarder ; voilà l’important… Seulement, mon père, je ferai venir d’Italie une horloge ; je la ferai venir pour vous, ou plutôt, écrivez vous-même à Florence et demandez-la, quelque prix qu’elle coûte.

RUGGIERI.

Votre Majesté comble tous mes désirs… Depuis longtemps j’en eusse acheté une, si le prix exorbitant qu’il faut y mettre…

CATHERINE.

Pourquoi ne pas vous adresser à moi, mon père ?… Par Notre-Dame ! Il ferait beau voir que je laissasse manquer d’argent un savant tel que vous… Non… Venez demain, soit au Louvre, soit à notre hôtel de Soissons, et un bon de notre royale main, sur le surintendant de nos finances, vous prouvera que nous ne sommes ni oublieuse ni ingrate. Dieu soit avec vous, mon père !

(Elle remet son masque, et sort par la porte secrète.)



Scène II.


RUGGIERI, LA DUCHESSE DE GUISE, endormie.
RUGGIERI.

Oui, j’irai te rappeler ta promesse. Ce n’est qu’à prix d’or que je puis me procurer ces manuscrits précieux qui me sont si nécessaires… — (Écoutant.) On frappe… Ce sont eux.

D’ÉPERNON, derrière le théâtre.

Holà ! hé !

RUGGIERI.

On y va, mes gentilshommes, on y va.


Scène III.


RUGGIERI, D’ÉPERNON, SAINT-MÉGRIN, JOYEUSE.
D’ÉPERNON, à Joyeuse qui entre appuyé sur une sarbacane et sur le bras de Saint-Mégrin.

Allons, allons, courage, Joyeuse ! Voilà enfin notre sorcier… Vive Dieu ! mon père, il faut avoir des jambes de chamois et des yeux de chat-huant pour arriver jusqu’à vous.

RUGGIERI.

L’aigle bâtit son aire à la cime des rochers pour y voir de plus loin.

JOYEUSE, s’étendant dans un fauteuil.

Oui, mais on voit clair pour y arriver, au moins.

SAINT-MÉGRIN.

Allons, allons, messieurs, il est probable que le savant Ruggieri ne comptait pas sur notre visite. Sans cela, nous aurions trouvé l’antichambre mieux éclairée.

RUGGIERI.

Vous vous trompez, comte de Saint-Mégrin. Je vous attendais…

D’ÉPERNON.

Tu lui avais donc écrit ?…

SAINT-MÉGRIN.

Non, sur mon âme, je n’en ai parlé à personne…

D’ÉPERNON, à Joyeuse.

Et toi ?

JOYEUSE.

Moi ; tu sais que je n’écris que quand j’y suis forcé ;… cela me fatigue.

RUGGIERI.

Je vous attendais, messieurs, et je m’occupais de vous.

SAINT-MÉGRIN.
En ce cas, tu sais ce qui nous amène.
RUGGIERI.

Oui.

(D’Épernon et Saint-Mégrin se rapprochent de lui,
Joyeuse se rapproche dans son fauteuil
.)
D’ÉPERNON.

Alors toutes les sorcelleries sont faites d’avance ; nous pouvons t’interroger, tu vas nous répondre…

RUGGIERI.

Oui…

JOYEUSE.

Un instant, tête Dieu !… — (Tirant à lui Ruggieri.) Venez ici, mon père… On dit que vous êtes en commerce avec Satan… Si cela était, si cet entretien avec vous pouvait compromettre notre salut… J’espère que vous y regarderiez à deux fois, avant de damner trois gentilshommes des premières maisons de France.

D’ÉPERNON.

Joyeuse a raison, et nous sommes trop bons chrétiens !…

RUGGIERI.

Rassurez-vous, messieurs, je suis aussi bon chrétien que vous.

D’ÉPERNON.

Puisque tu nous assures que la sorcellerie n’a rien de commun avec l’enfer… hé bien ! voyons, que te faut-il, ma tête ou ma main ?…

RUGGIERI.

Ni l’une ni l’autre ; ces formalités sont bonnes pour le vulgaire ; mais toi, jeune homme, tu es placé assez au-dessus de lui pour que ce soit dans un astre brillant entre tous les astres que je lise ta destinée… Nogaret de La Valette, baron d’Épernon…

D’ÉPERNON.

Comment ! tu me connais aussi, moi ?… Il n’y a rien là d’étonnant… Je suis devenu si populaire.

RUGGIERI, reprenant.

Nogaret de La Valette, baron d’Épernon… Ta faveur passée n’est rien auprès de ce que sera ta faveur future.

D’ÉPERNON.

Vive Dieu ! mon père, et comment irai-je plus loin ?… le roi m’appelle son fils.

RUGGIERI.

Ce titre, son amitié seule te le donne, et l’amitié des rois est inconstante… Il t’appellera son frère, et les liens du sang le lui commanderont.

D’ÉPERNON.

Comment ?… tu connais le projet de mariage…

RUGGIERI.

Elle est belle la princesse Christine ! Heureux sera celui qui la possédera !

D’ÉPERNON.

Mais qui a pu t’apprendre ?…

RUGGIERI.

Ne t’ai-je pas dit, jeune homme, que ton astre était brillant entre tous les astres ?… Et maintenant à vous, Anne d’Arques, vicomte de Joyeuse… à vous, que le roi appelle aussi son enfant.

JOYEUSE.

Eh bien ! mon père, puisque vous lisez si bien dans le ciel, vous devez y voir tout le désir que j’ai de rester d’ans cet excellent fauteuil, si toutefois cela ne nuit pas à mon horoscope… Non ! Hé bien ! allez, je vous écoute.

RUGGIERI.

Jeune homme, as-tu songé quelquefois, dans tes rêves d’ambition, que le vicomte de Joyeuse put être érigé en duché ?… Que le titre de pair, qu’on y joindrait, te donnerait le pas sur tous les pairs de France, excepté les princes du sang royal, et ceux des maisons souveraines de Savoie, Lorraine et Clèves ? Oui… Hé bien ! tu n’as fait que pressentir la moitié de ta fortune… Salut à l’époux de Marguerite de Vaudemont, sœur de la reine !… Salut au grand amiral du royaume de France.

JOYEUSE, se levant vivement.

Avec l’aide de Dieu et de mon épée, mon père, nous y arriverons. — (Lui donnant sa bourse.) Tenez, c’est bien mal récompenser la prédiction de si hautes destinées, mais c’est tout ce que j’ai sur moi.

D’ÉPERNON.

De par Dieu ! tu m’y fais penser, et moi qui oubliais… — (Il fouille à son escarcelle.) Eh bien ! des dragées à sarbacane, voilà tout… Je ne pensais plus que j’avais perdu à la prime jusqu’à mon dernier philippus… Je ne sais ce que devient ce maudit argent ; il faut qu’il soit trépassé… Vive Dieu ! Saint-Mégrin, toi qui es ami de Ronsard, tu devrais bien le charger de faire son épitaphe…

SAINT-MÉGRIN.

Il est enterré dans les poches de ces coquins de ligueurs… Je crois qu’il n’y a plus guère que là où l’on puisse trouver les écus à la rose et les doublons d’Espagne… Cependant il m’en reste encore quelques-uns, et si tu veux…

D’ÉPERNON, riant.

Non, non, garde-les pour acheter de l’ellébore ; car il faut que vous sachiez, mon père, que depuis quelque temps notre camarade Saint-Mégrin est fou… seulement sa folie n’est pas gaie… Cependant, il vient de me donner une bonne idée. Il faut que je vous fasse payer mon horoscope par un ligueur… Voyons ; sur lequel vais-je vous donner un bon ?… Aide-moi, duc de Joyeuse. Ce titre sonne bien,

n’est-ce pas ? Voyons, cherche…
JOYEUSE.

Que dis-tu de notre maître des comptes, La Chapelle-Marteau ?

D’ÉPERNON.

Insolvable : … en huit jours il épuiserait les trésors de Philippe II.

SAINT-MÉGRIN.

Et le petit Brigard ?…

D’ÉPERNON.

Bah !… un prévôt de boutiquiers ; il offrirait de s’acquitter en cannelle et en herbe à la reine.

RUGGIERI.

Thomas Crucé ?…

D’ÉPERNON.

Si je vous prenais au mot, mon père, vos épaules pourraient bien garder pendant quelque temps rancune à votre langue… Il n’est pas endurant.

JOYEUSE.

Eh bien ! Bussy Leclerc.

D’ÉPERNON.

Vive Dieu !… un procureur… tu es de bon conseil… — (À Ruggieri.) Tiens… voilà un bon de dix écus noble rose. Fais bien attention que la double rose n’est point démonétisée comme l’écu sol et le ducat polonais, et qu’elle vaut 12 francs. Va chez ce coquin de ligueur de la part du d’Épernon, et fais-toi payer : s’il refuse, dis-lui que j’irai moi-même avec vingt-cinq gentilshommes et dix ou douze pages…

SAINT-MÉGRIN.

Allons : maintenant que ton compte est réglé, je te rappellerai qu’on doit nous attendre au Louvre… Il faut rentrer, messieurs ; partons t

JOYEUSE.

Tu as raison ; nous ne trouverions plus de chaises à porteurs.

RUGGIERI, arrêtant Saint-Mégrin.

Comment ! jeune homme, lu t’éloignes sans me consulter… toi !

SAINT-MÉGRIN.

Je ne suis pas ambitieux, mon père ; que pourriez-vous me promettre ?

RUGGIERI.

Tu n’es pas ambitieux !… Ce n’est pas en amour, du moins.

SAINT-MÉGRIN.

Que dites-vous, mon père ? parlez bas…

RUGGIERI.

Tu n’es pas ambitieux, jeune homme, et pour devenir la dame de tes pensées, il a fallu qu’une femme réunit dans son blason les armes de deux maisons souveraines, surmontées d’une couronne ducale…

SAINT-MÉGRIN.

Plus bas, mon père, plus bas !

RUGGIERI.

Eh bien ! doutes-tu encore de la science ?

SAINT-MÉGRIN.

Non…

RUGGIERI.

Veux-tu partir encore sans me consulter ?

SAINT-MÉGRIN.

Je le devrais peut-être…

RUGGIERI.

J’ai cependant bien des révélations à te faire.

SAINT-MÉGRIN, après un moment d’hésitation.

Qu’elles viennent du ciel ou de l’enfer, je les entendrai… Joyeuse, d’Épernon, laissez-moi : dans quelques instants je vous rejoindrai dans l’antichambre…

JOYEUSE.

Un instant, un instant… ma sarbacane… De par Sainte-Anne ! Si j’aperçois une maison de ligueurs à cinquante pas à la ronde, je ne veux pas lui laisser un seul carreau.

D’ÉPERNON, à Saint-Mégrin.

Allons, dépêche-toi… et nous te ferons bonne garde pendant ce temps.

(Ils sortent.)



Scène IV.


RUGGIERI, SAINT-MÉGRIN, LA DUCHESSE DE GUISE.
SAINT-MÉGRIN, poussant la porte.

Bien, bien… — (Revenant.) Mon père… un seul mot… M’aime-t-elle ?… Vous vous taisez, mon père… malédiction !… Oh ! faites… qu’elle m’aime ! On dit que votre art a des ressources inconnues et certaines, des breuvages, des filtres ! Quels que soient vos moyens, je les accepte : dussent-ils compromettre ma vie en ce monde et mon salut dans l’autre… Je suis riche. — (Jetant sa bourse.) Tout ce que j’ai est à vous. Cet or, — (détachant ses chaînes) ces bijoux ; ah ! votre science peut-être méprise ces trésors du monde ? Eh bien ! écoutez-moi, mon père ! On dit que les magiciens quelquefois ont besoin, pour leurs expériences cabalistiques, du sang d’un homme vivant encore. — (Lui présentant son bras nu.) Tenez, mon père… engagez-vous seulement à me faire aimer d’elle…

RUGGIERI.

Mais es-tu sûr qu’elle ne t’aime pas ?

SAINT-MÉGRIN.

Que vous dirai-je, mon père ? jusqu’à l’heure du désespoir, ne reste-t-il pas au fond du cœur une espérance sourde ?… Oui, quelquefois j’ai cru lire dans ses yeux, lorsqu’ils ne se détournaient pas assez rite… Mais je puis me tromper… elle me fuit, et jamais je ne suis parvenu à me trouver seul avec elle.

RUGGIERI.

Et si tu y réussissais enfin ?

SAINT-MÉGRIN.

Cela étant, de par le ciel !… son premier mol m’apprendrait ce que j’ai à craindre ou à espérer.

RUGGIERI.

Eh bien ! viens et regarde dans cette glace… On l’appelle le miroir de réflexion… Quelle est la personne que tu désires y voir ?

SAINT-MÉGRIN.

Elle, mon père !…

(Pendant qu’il regarde, l’alcôve s’ouvre derrière lui et laisse apercevoir
xxxxxxla duchesse de Guise endormie.)

RUGGIERI.

Regarde.

SAINT-MÉGRIN.

Dieu !… vrai Dieu !… c’est elle !… elle endormie ! Ah ! Catherine ! — (L’alcôve se referme.) Catherine ! rien : — (Regardant derrière lui) rien non plus par ici… tout a disparu ; c’est un rêve, une illusion… Mon père, que je la voie… que je la voie encore !…

RUGGIERI.

Elle dormait, dis-tu ?

SAINT-MÉGRIN.

Oui…

RUGGIERI.

Écoute : c’est surtout pendant le sommeil que notre pouvoir est plus grand… Je puis profiter du sien pour la transporter ici.

SAINT-MÉGRIN.

Ici, près de moi ?

RUGGIERI.

Mais, une fois réveillée, rappelle-toi que toute ma puissance ne peut rien contre sa volonté…

SAINT-MÉGRIN.

Bien ; mais hâtez-vous, mon père… hâtez-vous…

RUGGIERI.

Prends ce flacon ; il suffira de le lui faire respirer pour qu’elle revienne à elle…

SAINT-MÉGRIN.

Oui, oui, mais hâtez-vous…

RUGGIERI.

T’engages-tu par serment à ne jamais révéler… ?

SAINT-MÉGRIN.

Sur la part que j’espère dans le paradis, je vous le jure…

RUGGIERI.

Eh bien ! lis cette conjuration. — (Tandis que Saint-Mégrin parcourt quelques lignes du livre ouvert par Ruggieri, l’alcôve s’ouvre derrière lui ; un ressort fait avancer le sofa dans la chambre, et la boiserie se referme.) Et maintenant, regarde.

(Il sort.)



Scène V.


SAINT-MÉGRIN, LA DUCHESSE DE GUISE.
SAINT-MÉGRIN.

Elle !… c’est elle !… la voilà… — (Il s’élance vers elle, puis s’arrête tout à coup.) J’ai lu que parfois des magiciens enlevaient au tombeau des corps qui, par la force de leurs enchantements, prenaient la ressemblance d’une personne vivante. Si… Que Dieu me protège ! — (Il fait le signe de la croix.) Ah !… rien ne change… Ce n’est donc pas un prestige, un rêve du ciel… oh ! son cœur bat à peine !… sa main… elle est glacée !… Catherine, réveille-toi : ce sommeil m’épouvante ! Catherine… elle dort… que faire ?… ah ! ce flacon… j’oubliais… ma tête est perdue !…

(Il le lui fait respirer.)
LA DUCHESSE DE GUISE.

Ah !…

SAINT-MÉGRIN.

Oui, oui… respire… lève-toi… parle, parle !… j’aime mieux entendre ta voix, dût-elle me bannir à jamais de ta présence, que de te voir dormir de ce sommeil froid.

LA DUCHESSE DE GUISE.

Ah ! que je suis faible !… — (Elle se lève, en s’appuyant sur la tête de Saint-Mégrin qui est à ses pieds.) J’ai dormi longtemps… Mes femmes… comment s’appellent-elles ?… — (Apercevant Saint-Mégrin.) Ah ! c’est vous, comte !

(Elle lui tend la main.)
SAINT-MÉGRIN.

Oui… oui…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Vous !… mais pourquoi vous ? ce n’était pas vous que j’étais habituée à voir à mon réveil… Mon front est si lourd, que je ne puis y rassembler deux idées…

SAINT-MÉGRIN.

Oh ! Catherine, qu’une seule s’y présente, qu’une seule y reste !… Celle de mon amour pour toi…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Oui… oui… vous m’aimez… oh ! depuis longtemps, je m’en suis aperçue… et moi aussi, je vous aimais, et je vous le cachais… Pourquoi donc ?… il me semble pourtant qu’il y a bien du bonheur à le

dire !
SAINT-MÉGRIN.

Oh ! redis-le donc encore… redis-le ; car il y a bien du bonheur à l’entendre !…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Mais j’avais un motif pour vous le cacher… quel était-il donc ?… Ah ! ce n’était pas vous que je devais aimer… — (Se levant, et oubliant son mouchoir sur le sofa.) Sainte Mère de Dieu ! aurais-je dit que je vous aimais ?… — (Se levant avec effroi.) Malheureuse que je suis !… mon amour s’est réveillé avant ma raison.

SAINT-MÉGRIN.

N’écoute que ton cœur. Tu m’aimes !… tu m’aimes !

LA DUCHESSE DE GUISE.

Moi ! je n’ai pas dit cela, monsieur le comte, cela n’est pas : ne croyez pas que cela soit… c’était un songe… le sommeil… le… Mais comment se fait-il que je sois ici ?… Quelle est cette chambre ?… Marie… madame de Cossé… laissez-moi, M. de Saint-Mégrin, éloignez-vous…

SAINT-MÉGRIN.

Moi, m’éloigner !… et pourquoi ?…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Oh ! mon Dieu !… mon Dieu ! que m’arrive-t-il ?…

SAINT-MÉGRIN.

Madame, je me vois ici, je vous y trouve, je ne sais comment… il y a de l’enchantement, de la magie.

LA DUCHESSE DE GUISE.

Je suis perdue !… moi, qui jusqu’à présent vous ai fui… moi, que déjà les soupçons de M. de Guise, mon seigneur et maître…

SAINT-MÉGRIN.

M. de Guise… mille damnations !… M. de Guise, votre seigneur et maître ! Oh ! puisse-t-il ne pas vous soupçonner à tort !… et que tout son sang… tout le mien…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Monsieur le comte, vous m’effrayez.

SAINT-MÉGRIN.

Pardon !… mais quand je pense que je pouvais vous connaître libre, être aimé de vous, devenir aussi votre seigneur et maître… Il me fait bien du mal, M. de Guise ; mais que mon bon ange m’abandonne au jour du jugement si je ne le lui rends pas…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Monsieur le comte !… Mais enfin… où suis-je ? dites-le-moi… aidez-moi à sortir d’ici, à me rendre à l’hôtel de Guise, et je vous pardonne tout…

SAINT-MÉGRIN.

Me pardonner, et quel est donc mon crime ?

LA DUCHESSE DE GUISE.

Je suis ici… et vous me le demandez !… Vous avez profité de son sommeil pour enlever une femme, qui vous est étrangère, qui ne peut vous aimer, qui ne vous aime pas, monsieur le comte…

SAINT-MÉGRIN.

Qui ne m’aime pas !… Ah ! madame, on n’aime pas comme j’aime, pour ne pas être aimé. J’en crois vos premières paroles, j’en crois…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Silence !

SAINT-MÉGRIN.

Ne craignez rien.

JOYEUSE, dans l’antichambre.

Vive Dieu !… nous sommes en sentinelle, et on ne passe pas…

D’ÉPERNON.

Regarde donc, Joyeuse… costume complet de ligueur… depuis les bottes jaunes jusqu’à la plume verte, rien n’y manque… et, s’il voulait seulement écarter ce manteau de serge, je suis sûr que la double croix de Lorraine…

LE DUC DE GUISE, derrière le théâtre.

Tête Dieu ! Messieurs, prenez garde, en croyant jouer avec un renard, d’éveiller un lion…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Sainte-Marie ! c’est la voix du duc de Guise !… Où fuir ? Où me cacher ?

SAINT-MÉGRIN, s’élançant vers la porte.

C’est le duc de Guise… Eh bien !…

LA DUCHESSE DE GUISE.

Arrêtez, monsieur, au nom du ciel ! vous me perdez.

SAINT-MÉGRIN.

C’est vrai…

(Il court à la porte, passe entre les deux anneaux de fer
la barre qui sert de verrou.)
RUGGIERI, entrant et prenant la duchesse par la main.

Silence ! madame… Suivez-moi…

(Il ouvre la porte secrète : la duchesse de Guise s’y élance ;
Ruggieri la suit ; la porte se referme derrière eux.)
LE DUC DE GUISE, avec impatience.

Messieurs !…

D’ÉPERNON.

Ne trouves-tu pas qu’il a un petit accent lorrain tout à fait agréable ?…

SAINT-MÉGRIN, se retournant.

Maintenant, madame… nous pouvons… Eh bien ! où est-elle ?… disparue… par où ? comment ?… Tout cela ne serait-il pas l’œuvre du démon ? Oh ! ma tête ! ma tête !… Maintenant qu’il entre !

(Il ouvre la porte.)
LE DUC DE GUISE, entrant.

J’aurais dû deviner, par ceux de l’antichambre, celui qui me ferait les honneurs de l’appartement…

SAINT-MÉGRIN.

Ne vous en prenez qu’à la circonstance, monsieur le duc, si je ne profite pas de ce moment pour vous rendre tous ceux dont je vous crois digne… cela viendra, je l’espère.

JOYEUSE.

Comment, Saint-Mégrin, c’est le Balafré, lui-même.

SAINT-MÉGRIN.

Oui, oui, messieurs, c’est lui… Mais il se fait tard ; partons, partons.

(Ils sortent.)



Scène VI.


LE DUC DE GUISE seul, puis RUGGIERI.
LE DUC DE GUISE.

Quand donc une bonne arquebusade de favoris nous délivrera-t-elle de ces insolents petits muguets ? M. le comte de Caussade de Saint-Mégrin… le roi l’a fait comte ; et qui sait où s’arrêtera ce champignon de fortune ? Mayenne, avant son départ, me l’avait recommandé. Je dois m’en défier, dit-il : il a cru s’apercevoir qu’il aimait la duchesse de Guise, et m’en a fait prévenir par Bassompierre… Tête Dieu ! Si je n’étais aussi sûr de la vertu de ma femme, M. de Saint-Mégrin payerait cher ce soupçon ! — (Entre Ruggieri.) Ah ! c’est toi, Ruggieri !

RUGGIERI.

Oui, monseigneur duc…

LE DUC DE GUISE.

J’ai avancé d’un jour la réunion qui devait avoir lieu chez toi… Dans quelques minutes nos amis seront ici… Je suis venu le premier, parce que je désirais te trouver seul… Nicolas Poulain m’a dit que je pouvais compter sur toi.

RUGGIERI.

Il a dit vrai… Et mon art…

LE DUC DE GUISE.

Laissons là ton art. Que j’y croie ou que je n’y croie pas, je suis trop bon chrétien pour y avoir recours. Mais je sais que tu es savant, versé dans la connaissance des manuscrits et des archives… C’est cette science que je réclame, car c’est d’elle seule que j’ai besoin : écoute-moi. L’avocat Jean David n’a pu obtenir du saint-père qu’il ratifiât la Ligue : il est rentré en France…

RUGGIERI.

Oui, les dernières lettres que j’en ai reçues étaient datées de Lyon.

LE DUC DE GUISE.

Il y est mort : il était porteur de papiers importants… Ces papiers ont été soustraits. Parmi eux se trouvait une généalogie que le duc de Guise, mon père, de glorieuse mémoire, avait fait faire, en 1535, par François Rosières. On y prouvait que les princes lorrains étaient la seule et vraie postérité de Charlemagne. Mon père, il faut me refaire un nouvel arbre généalogique, qui prenne sa racine dans celui des Carlovingiens : il faut l’appuyer de nouvelles preuves. C’est un travail pénible et difficile, qui veut être bien payé. Voici un à-compte.

RUGGIERI.

Vous serez content de moi, monseigneur.

LE DUC DE GUISE.

Bien… Et que venaient faire ici ces jeunes papillons de cour, que j’y ai trouvés ?

RUGGIERI.

Me consulter sur l’avenir.

LE DUC DE GUISE.

Sont-ils donc mécontents du présent ? ils seraient bien difficiles. Ils se sont éloignés, n’est-ce pas ?…

RUGGIERI.

Oui, monseigneur ; ils sont au Louvre, maintenant.

LE DUC DE GUISE.

Que le Valois s’endorme au bruit de leur bourdonnement, pour ne s’éveiller qu’à celui de la cloche qui lui sonnera matines… Mais il y a quelqu’un dans l’antichambre… Ah ! ah ! c’est le père Crucé.


Scène VII.


Les précédents, CRUCÉ, puis BUSSY LECLERC,
LA CHAPELLE-MARTEAU et BRIGARD.
LE DUC DE GUISE.

C’est vous, Crucé ? Quelles nouvelles ?

CRUCÉ.

Mauvaises, monseigneur, mauvaises ; rien ne marche… tout dégénère. Morbleu ! nous sommes des conspirateurs à l’eau rose.

LE DUC DE GUISE.

Comment cela ?

CRUCÉ.

Eh ! oui… nous perdons le temps en fadaises politiques ; nous courons de porte en porte faire signer l’Union. Par saint Thomas ! vous n’avez qu’à vous montrer, monsieur le duc ; quand ils vous regardent, les huguenots sont de la Ligue…

LE DUC DE GUISE.

Est-ce que votre liste ?…

CRUCÉ.

Trois ou quatre cents zélés l’ont signée : cent cinquante politiques y ont mis leur paraphe ; une trentaine de huguenots ont refusé en faisant la grimace… Quant à ceux-là, morbleu ! j’ai fait une croix blanche sur leur porte, et si jamais l’occasion se présente de décrocher ma pauvre arquebuse, qui est au repos depuis six ans… Mais je n’aurai pas ce bonheur-là, monseigneur ; les bonnes traditions se perdent… Tête Dieu ! si j’étais à votre place…

LE DUC DE GUISE.

Et la liste…

CRUCÉ.

La voilà… Faites-en des bourres, monsieur le duc, et cela aujourd’hui plutôt que demain.

LE DUC DE GUISE.

Cela viendra, mon brave, cela viendra.

CRUCÉ.

Dieu le veuille !… Ah ! ah ! voilà les camarades.

(Entrent Bussy Leclerc, La Chapelle-Marteau et Brigard.)
LE DUC DE GUISE.

Eh bien, messieurs, la récolte a-t-elle été bonne ?

BUSSY LECLERC.

Pas mauvaise : trois ou quatre cents signatures, pour ma part : des avocats, des procureurs.

CRUCÉ.

Et toi, mon petit Brigard, as-tu fait marcher les boutiquiers ?

BRIGARD.

Ils ont tous signé.

CRUCÉ, lui frappant sur l’épaule.

Vive Dieu ! monsieur le duc, voilà un zélé. Tous ceux de l’Union peuvent se présenter à sa boutique, au coin de la rue Aubry-le-Boucher ; ils y auront un rabais de 30 deniers par livre, sur tout ce qu’ils achèteront.

LE DUC DE GUISE.

Et vous, M. Marteau ?

MARTEAU.

J’ai été moins heureux, monseigneur… les maîtres des comptes ont peur, et M. le président de Thou n’a signé qu’avec restriction.

LE DUC DE GUISE.

Il a donc ses fleurs de lis bien avant dans le cœur, votre président de Thou ?… Est-ce qu’il n’a pas vu que l’on promet obéissance au roi et à sa famille ?

MARTEAU.

Oui ; mais on se réunit sans sa permission.

LE DUC DE GUISE.

Il a raison, M. de Thou… Je me rendrai demain au lever de Sa Majesté, messieurs… mon premier soin aurait dû être d’obtenir la sanction du roi ; il n’aurait pas osé me la refuser… Mais, Dieu merci ! il n’est point encore trop tard. Demain je mettrai sous les yeux de Henri de Valois la situation de son royaume ; je me ferai l’interprète de ses sujets mécontents. Il a déjà reconnu tacitement la Ligue : je veux qu’il lui nomme publiquement un chef.

MARTEAU.

Prenez garde, monseigneur ; il n’y a pas loin du bassinet à la mèche d’un pistolet ; et quelque nouveau Poltrot…

LE DUC DE GUISE.

Il n’oserait !… D’ailleurs j’irai armé.

CRUCÉ.

Que Dieu soit pour vous et la bonne cause !… Mais cela fait, monseigneur, je crois qu’il sera temps de vous décider…

LE DUC DE GUISE.

Quant à ma décision, monsieur Crucé, elle est prise depuis longtemps ; ce que je ne décide pas en un quart d’heure, je ne le déciderai de ma vie…

CRUCÉ.

Oui… et avec votre prudence, toute votre vie ne suffira peut-être pas à exécuter ce que vous aurez décidé en un quart d’heure…

LE DUC DE GUISE.

Monsieur Crucé, dans un projet comme le mien, le temps est l’allié le plus sûr.

CRUCÉ.

Tête Dieu !… vous êtes jeune, vous… trente-deux ans ;… mais moi, qui en ai quarante-cinq, je suis pressé ; et puisque tout le monde signe…

LE DUC DE GUISE.

Oui… Et les douze mille hommes, tant Suisses que reîtres, que Sa Majesté vient de faire entrer dans sa bonne ville de Paris… ont-ils signé, eux ?… Chacun d’eux porte une arquebuse ornée d’une belle et bonne mèche, monsieur Crucé ; sans compter les fauconneaux de la Bastille… Fiez-vous-en à moi pour marquer le jour ; et quand il sera venu…

BUSSY LECLERC.

Eh bien ! que ferons-nous du Valois ?…

LE DUC DE GUISE.

Ce que nous en ferons ?… madame de Montpensier me disait hier, en me montrant une paire de ciseaux d’or, quelques petits vers qui pourraient merveilleusement servir de réponse à cette question ; les voici :

Valois, qui les dames n’aime,
Deux couronnes posséda.
Bientôt sa prudence extrême
Des deux l’une lui ôta.
L’autre va tombant de même,
Grâce à ses heureux travaux.
Une paire de ciseaux
Lui baillera la troisième…

BUSSY LECLERC.

Ainsi soit-il !… n’est-ce pas, mon vieux sorcier ? car je présume que tu es de notre avis, puisque tu ne dis rien…

RUGGIERI.

J’attendais l’occasion favorable de vous présenter une petite requête.

BUSSY LECLERC.

Laquelle ?

RUGGIERI, lui donnant le billet de d’Épernon.

La voilà…

BUSSY LECLERC.

Comment ! un bon du d’Épernon… sur moi ! c’est une plaisanterie…

RUGGIERI.

Il a dit que, si vous n’y faisiez pas honneur, il irait vous trouver, et le ferait acquitter lui-même…

BUSSY LECLERC.

Qu’il vienne, morbleu !… a-t-il oublié qu’avant d’être procureur, j’ai été maître d’armes au régiment de Lorraine !… Je crois que le cher favori est jaloux des statues qui ornent les tombeaux de Quelus et de Maugiron ? Eh bien ! qu’à cela ne tienne… nous le ferons tailler en marbre à son tour.

LE DUC DE GUISE.

Gardez-vous-en bien, maître Bussy ! Je ne voudrais pas, pour vingt-cinq de mes amis, ne pas avoir un tel ennemi… son insolence recrute pour nous… Donne-moi ce billet, Ruggieri. Dix écus noble rose ? c’est cent vingt livres tournois… les voilà.

BUSSY LECLERC.

Que faites-vous donc, monseigneur ?

LE DUC DE GUISE.

Soyez tranquille : quand le moment de régler nos comptes sera arrivé, je m’arrangerai de manière à ce qu’il ne reste pas mon débiteur… Mais il se fait tard… à demain soir, messieurs. Les portes de l’hôtel de Guise seront ouvertes à tous nos amis ; madame de Montpensier en fera les honneurs ; et seront doublement bien venus ceux qui viendront avec la double croix de Lorraine ! Ruggieri, reconduis ces messieurs. Ainsi, c’est dit ; à demain soir, à l’hôtel de Guise.

CRUCÉ.

Oui, monseigneur…

(Ils sortent.)



Scène VIII.


LE DUC DE GUISE, seul.
(Il s’assied sur le sofa où la duchesse a oublié son mouchoir.)

Par saint Henri de Lorraine ! c’est un rude métier que celui que j’ai entrepris… Ces gens-là croient qu’on arrive au trône de France comme à un bénéfice de province. Le duc de Guise roi de France ! c’est un beau rêve… Cela sera, pourtant ; mais, auparavant, que de rivaux à combattre ! Le duc d’Anjou d’abord… c’est le moins à craindre ; il est haï également du peuple et de la noblesse, et on le déclarerait facilement hérétique et inhabile à succéder… Mais, à son défaut, l’Espagnol n’est-il pas là pour réclamer, à titre de beau-frère, l’héritage du Valois ?… Le duc de Savoie, son oncle par alliance, voudra élever des prétentions. Le duc de Lorraine a épousé sa sœur… Peut-être y aurait-il un moyen ? Ce serait de faire passer la couronne de France sur la tête du vieux cardinal de Bourbon, et de le forcer à me reconnaître pour héritier… J’y songerai… Que de peines ! de tourments !… pour qu’à la fin peut-être la balle d’un pistolet ou la lame d’un poignard… Ah ! — (Il laisse tomber sa main avec découragement ; elle se pose sur le mouchoir oublié par la duchesse.) Qu’est cela ?… mille damnations !… ce mouchoir appartient à la duchesse de Guise… voilà les armes réunies de Clèves et de Lorraine… Elle serait venue ici !… Saint-Mégrin !… Oh ! Mayenne ! Mayenne ! tu ne t’étais donc pas trompé ! et lui… lui… — (Appelant.) Saint-Paul ! — (Son écuyer entre.) Saint-Paul ! qu’on me cherche les mêmes hommes qui ont assassiné Dugast.