Henri VIII/Traduction Guizot, 1863/Acte troisième

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ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Le palais de Bridewell. — Une pièce des appartements de la reine.
LA REINE et quelques-unes des femmes occupées à des ouvrages de leur sexe.

CATHERINE, à une de ses femmes. — Jeune fille, prends ton luth. Mon âme se sent toujours plus accablée de ses ennuis : chante et dissipe-les, si tu peux ; quitte ton ouvrage.

CHANT.

Orphée avec son luth obligea les arbres
Et les cimes des montagnes glacées
A s’incliner lorsqu’il chantait.
À ses accens, plantes et fleurs
Ne cessaient d’éclore. Comme le soleil et les pluies,
Il donnait aux lieux qu’il habitait un éternel printemps.
Toutes choses, en écoutant ses accords,
Les vagues de la mer elles-mêmes,
Penchaient leur tête, et s’arrêtaient autour de lui,
Tant est grand le pouvoir de la douce musique
Elle tue les soucis ;et les chagrins du cœur
Expirent, ou s’assoupissent à sa voix.

(Entre un gentilhomme.)

CATHERINE. — Qu’y a-t-il ? LE GENTILHOMME. — Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les deux vénérables cardinaux attendent dans la salle d’audience. CATHERINE. — Veulent-ils me parler ? LE GENTILHOMME. — Ils m’ont chargé de vous l’annoncer, madame. CATHERINE. — Priez Leurs Grâces d’entrer. (L’officier sort.) Quelle affaire peuvent-ils avoir avec moi, pauvre et faible femme, tombée dans la disgrâce ? Maintenant que j’y pense, je n’aime point ces visites de leur part. Ce devraient être des hommes honnêtes : leurs fonctions sont respectables, mais le capuchon ne fait pas le moine.

(Entrent Wolsey et Campeggio.)

WOLSEY. — Que la paix soit avec Votre Majesté ! CATHERINE. — Vos Grâces me trouvent ici faisant la ménagère : je voudrais en être une au risque de tout ce qui peut m’arriver de pis. — Que désirez-vous de moi, mes vénérables seigneurs ? WOLSEY. — Veuillez, ma noble dame, passer dans votre cabinet particulier, nous vous y exposerons le sujet de notre visite. CATHERINE. — Dites-le-moi ici. Je n’ai rien fait encore, sur ma conscience, qui m’oblige à rechercher les coins : et je voudrais que toutes les autres femmes pussent en dire autant, d’une âme aussi libre que je le fais ! Milords, je ne crains point (et en cela je suis plus heureuse que bien d’autres) que mes actions soient mises à l’épreuve de toutes les langues, exposées à tous les yeux, que l’envie et la mauvaise opinion des hommes exercent leur force contre elles, tant je suis certaine que ma vie est pure ! Si votre objet est de m’examiner dans ma conduite d’épouse, déclarez-le hardiment. La vérité aime qu’on agisse ouvertement. WOLSEY. — Tanta est erga te mentis integritas, regina serenissima… CATHERINE. — O mon bon seigneur, pas de latin : je n’ai pas été assez paresseuse, depuis que je suis venue en Angleterre, pour n’avoir pas appris la langue dans laquelle j’ai vécu. Une langue étrangère me rend la manière dont on traite ma cause plus étrange, plus suspecte. De grâce, expliquez-vous en anglais ; il y a ici quelques personnes, qui, pour l’amour de leur pauvre maîtresse, vous remercieront si vous dites la vérité : croyez-moi, elle a été bien cruellement traitée ! Lord cardinal, le péché le plus volontaire que j’aie jamais commis peut s’absoudre en anglais. WOLSEY. — Noble dame, je suis fâché que mon intégrité et mon zèle pour servir Sa Majesté et vous fassent naître en vous de si graves soupçons, quand ils devraient produire la confiance. Nous ne venons point en accusateurs entacher cet honneur que bénit la bouche de tous les gens de bien, ni vous attirer traîtreusement aucun chagrin ; vous n’en avez que trop, vertueuse dame ! Mais nous venons savoir à quelles dispositions votre âme s’est arrêtée dans l’importante question qui s’est élevée entre vous et le roi, vous donner, en hommes honnêtes et libres de tout intérêt, notre opinion sincère, et les moyens consolants qui peuvent appuyer votre cause. CAMPEGGIO. — Ma très-honorée dame, milord d’York, suivant son noble caractère, et guidé par le zèle et le respect qu’il a toujours portés à Votre Grâce, oubliant, en homme de bien, la censure qui vous est dernièrement échappée contre sa personne et sa véracité, et que vraiment vous avez poussée trop loin, vous offre ainsi que moi, en signe de paix, ses services et ses conseils. CATHERINE, à part. — Pour me trahir ! — (Haut.) Milords, je vous rends grâces à tous deux de votre bonne volonté. Vous parlez comme des hommes de bien ; je prie Dieu que vous le soyez en effet. Mais en vérité je ne sais comment, avec le peu d’esprit que je possède, donner sur-le-champ, à des hommes de votre savoir et de votre gravité, une réponse sur un point de cette importance, et qui intéresse de si près mon honneur (et peut-être, je le crains, encore plus ma vie). J’étais à travailler avec mes filles, et je ne songeais guère, Dieu le sait, ni à une pareille visite ni à une pareille affaire. Au nom de ce que j’ai été (car je sens déjà la dernière crise de ma grandeur), mes bons seigneurs, laissez-moi du temps et le loisir de me procurer des avis, pour défendre ma cause : hélas ! je suis une femme, sans amis, sans espoir. WOLSEY. — Madame, vous outragez par ces frayeurs la tendresse du roi : vous avez beaucoup d’espérances et beaucoup d’amis. CATHERINE. — Ce que j’en ai en Angleterre m’est de bien peu d’avantage. Pouvez-vous penser, milords, qu’aucun Anglais ose me donner conseil ? ou s’il s’en trouvait quelqu’un qui fût assez insensé pour me servir loyalement, pensez-vous, lorsqu’on saurait qu’il me soutient contre la volonté de Sa Majesté, qu’il vécut longtemps sous sa domination ? Non, non, mes amis, ceux qui doivent par leurs conseils écarter mes afflictions, ceux à qui doit s’attacher ma confiance, ne vivent point ici ; ils sont, ainsi que toutes mes autres consolations, loin d’ici, dans mon pays, milords. CAMPEGGIO. — Je voudrais que Votre Majesté voulût faire trêve à ses chagrins et accepter mon conseil. CATHERINE. — Quel conseil, milord ? CAMPEGGIO. — Remettez votre cause à la protection et à la bonté du roi. Il vous aime, il est généreux : votre honneur et votre cause y gagneraient beaucoup ; car si vous la perdez devant la loi, vous vous séparez de lui disgraciée. WOLSEY. — Le cardinal vous parle avec sagesse. CATHERINE. — Vous m’apprenez ce que vous souhaitez tous deux, ma ruine. Est-ce là votre conseil chrétien ? — Loin de moi, tous deux ! Le ciel est encore au-dessus de tout. Là siége un juge qu’aucun roi ne peut corrompre. CAMPEGGIO. — Votre colère vous trompe sur nos intentions. CATHERINE. — La honte en est à vous. Je vous ai pris pour deux saints personnages ; oui, sur mon âme, deux vertus cardinales : mais vous êtes, je le crains bien, des péchés cardinaux, et des cœurs faux. Par l’honneur ! amendez-vous, milords. — Sont-ce là vos consolations, le cordial que vous apportez à une malheureuse femme, à une femme sans secours au milieu de vous, raillée, outragée ? Je ne vous souhaiterai pas la moitié de mes misères : j’ai plus de charité ; mais souvenez-vous que je vous ai avertis : prenez garde, au nom du ciel, prenez garde qu’enfin le poids de mes chagrins ne retombe tout à la fois sur vous. WOLSEY. — Madame, c’est un vrai délire. Vous tournez à mal le bien que nous vous offrons. CATHERINE. — Et vous, vous me réduisez à rien. Malheur sur vous, et sur tous les hypocrites tels que vous ! Voudriez-vous (si vous aviez quelque sentiment de justice, quelque pitié, si vous étiez autre chose que des habits d’hommes d’église), voudriez-vous que je remisse ma faible cause entre les mains de celui qui me hait ? Hélas ! il m’a déjà bannie de son lit, et il y avait longtemps qu’il m’avait bannie de son cœur. Je suis vieille, milords, et ne suis plus sa compagne que pour l’obéissance ? Que puis-je craindre de pis qu’un état si misérable ? Étudiez-vous donc à me faire un malheur qui l’égale. CAMPEGGIO.—Vos craintes vont plus loin. CATHERINE. — Ai-je donc (laissez-moi parler pour moi, puisque la vertu ne trouve point d’ami), ai-je vécu si longtemps son épouse, son épouse fidèle, et j’ose le dire sans vaine gloire, exempte du plus léger soupçon ! ai-je toujours accueilli le roi d’un cœur plein de tendresse ! l’ai-je, après le ciel, aimé plus que tout au monde ! lui ai-je obéi sans réserve ! ai-je porté pour lui la tendresse jusqu’à la superstition, oubliant presque mes prières pour le soin de lui complaire ! et cela pour m’en voir ainsi récompensée ? Cela n’est pas bien, milords. Trouvez-moi une femme toujours constante dans l’affection de son époux, une femme qui n’ait jamais eu, même en songe, un plaisir qui ne fût pas le sien, et au mérite de cette femme, lorsqu’elle aura fait tout ce qui est possible, j’ajouterai encore une vertu… une extrême patience. WOLSEY. — Madame, vous vous écartez du but avantageux que nous vous proposons. CATHERINE. — Milord, je n’ose me rendre coupable du crime d’abandonner volontairement le noble titre auquel m’a unie votre maître ; la mort seule pourra me séparer de ma dignité. WOLSEY. — Je vous prie, écoutez-moi. CATHERINE. — Plût au ciel que mes pas n’eussent jamais foulé cette terre anglaise, que je n’eusse jamais éprouvé les flatteries qui y voient le jour ! Vous avez des visages d’anges ; mais le ciel connaît vos cœurs. Que vais-je maintenant devenir, infortunée que je suis ? Je suis la femme la plus malheureuse qu’il y ait au monde. (À ses femmes.) Hélas ! mes pauvres amies, quel est votre sort maintenant, naufragées sur un royaume où je ne trouve ni pitié, ni ami, ni espoir, aucun parent qui pleure sur moi, où l’on m’accorde à peine un tombeau, où, comme la tige du lis, qui fleurissait jadis reine de la prairie, je vais pencher la tête et mourir ? WOLSEY. — Si Votre Grâce voulait seulement se laisser persuader que nos vues sont honnêtes, vous trouveriez plus de consolation. Pourquoi voudrions-nous, vertueuse dame, vous faire tort dans cette affaire ? à quelle fin ? Hélas ! nos places et le caractère de notre état, tout repousse cette idée. Nous sommes destinés à guérir de tels chagrins et non à les faire naître. Au nom de la vertu, considérez ce que vous faites ; combien vous vous nuisez à vous-même et vous exposez à vous voir séparée tout à fait du roi par cette conduite. Le cœur des rois caresse l’obéissance tant ils en sont amoureux ! mais ils se soulèvent contre les esprits opiniâtres et se montrent terribles comme la tempête. Je sais que vous avez un doux et noble caractère, une âme égale comme le calme ; je vous en conjure, daignez nous croire ce que nous faisons profession d’être, des médiateurs de paix, vos amis et vos serviteurs. CAMPEGGIO. — Madame, vous l’éprouverez. Vous faites tort à vos vertus par ces craintes d’une faible femme. Une âme noble, telle que vous a été donnée la vôtre, rejette toujours loin d’elle de pareilles défiances, comme une monnaie trompeuse. Le roi vous aime ; prenez bien garde de perdre cet avantage. Quant à nous, s’il vous plaît de vous confier à nos soins dans cette affaire, nous sommes prêts à déployer tous nos efforts pour votre service. CATHERINE. — Faites ce que vous jugerez à propos, milords, et je vous en supplie, pardonnez-moi si je ne me suis pas conduite comme je l’aurais dû. Vous le savez, je suis une femme dépourvue de l’esprit nécessaire pour faire une réponse convenable à des hommes tels que vous. Je vous prie, portez mes hommages à Sa Majesté, il a encore mon cœur, et il aura mes prières, tant que ma vie m’appartiendra. Venez, vénérables prélats, gratifiez-moi de vos avis, elle vous les demande aujourd’hui celle qui ne songeait guère, lorsqu’elle mit les pieds dans cette cour, qu’elle dût un jour payer si cher ses grandeurs !

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Une antichambre de l’appartement du roi.
Entrent LE DUC DE NORFOLK, LE DUC DE SUFFOLK, LE COMTE DE SURREY ET LE LORD CHAMBELLAN.

NORFOLK. — Si vous voulez maintenant unir vos plaintes, et les presser avec constance, il est impossible que le cardinal y résiste ; mais si vous négligez l’occasion que vous offrent les circonstances, je ne réponds pas que vous ne subissiez de nouvelles disgrâces, ajoutées à celles qui vous oppriment déjà. SURREY. — J’accueille avec joie la plus légère occasion que je puisse rencontrer de me venger de lui, en mémoire du duc, mon beau-père[1]. SUFFOLK. — Quel est celui des pairs qui ait échappé à ses affronts, ou du moins à la plus étrange négligence ? Quand a-t-il respecté en personne, si ce n’est en lui-même, le caractère de la dignité ? LE CHAMBELLAN. — Milords, vous parlez à votre gré ; ce qu’il mérite de vous et de moi, je le sais ; mais que nous puissions faire quelque chose contre lui, quoique ce moment-ci nous en offre l’occasion, j’en doute beaucoup. Si vous ne pouvez pas lui fermer l’accès auprès du roi, ne tentez jamais de l’attaquer ; car il y a, dans sa langue, un charme infernal qui maîtrise le roi. NORFOLK. — Oh ! cessez de le craindre, son charme est détruit. Le roi a trouvé contre lui des faits qui ont gâté pour jamais le miel de son langage. Non, il est enfoncé dans la disgrâce de manière à ne s’en relever jamais. SURREY. — Duc, ce serait une joie pour moi d’entendre le récit de ces nouvelles une fois par heure ! NORFOLK. — Croyez-moi, elles sont certaines. Ses doubles intrigues, dans l’affaire du divorce, sont découvertes ; et il s’y montre sous l’aspect que je pourrais souhaiter à mon ennemi. SURREY. — Et comment ses pratiques sont-elles parvenues à la lumière ? SUFFOLK. — De la manière la plus étrange. SURREY. — Oh ! comment, comment ? SUFFOLK. — La lettre que le cardinal écrivait au pape s’est égarée ; elle est venue sous les yeux du roi, qui y a lu comment le cardinal persuadait à Sa Sainteté de suspendre le jugement du divorce. « S’il avait lieu, disait-il, je m’aperçois que mon roi a le cœur pris d’amour pour une créature de la reine, lady Anne Boulen. » SURREY. — Le roi a lu cela ? SUFFOLK. — Vous pouvez en être sûr. SURREY. — Cela fera-t-il son effet ? LE CHAMBELLAN. — Le roi voit par quelle marche couverte et ondoyante il se dirige vers son but particulier ; mais, dans ce point, toutes ses mesures ont échoué, et il apporte le remède après la mort du malade. Le roi a déjà épousé cette belle. SURREY. — Je voudrais bien que cela fût vrai. SUFFOLK. — Puisse, milord, l’accomplissement de ce souhait faire votre bonheur ; car je puis vous assurer que la chose est ainsi. SURREY. — Oh ! que toute ma joie accompagne cette union ! SUFFOLK. — Je lui dis amen. NORFOLK. — Tout le monde en fait autant. SUFFOLK. — Les ordres sont donnés pour son couronnement ; mais cette nouvelle est bien jeune encore, et il n’est pas besoin de la raconter à toutes les oreilles. — Mais en vérité, milords, c’est une charmante créature, et parfaite d’âme et de figure. Je me persuade que le Ciel, par son moyen, fera tomber sur ce pays quelque bienfait dont il célébrera la mémoire. SURREY. — Mais le roi digérera-t-il la lettre du cardinal ? Le Ciel nous en préserve ! SUFFOLK. — Je dis encore amen. Non, non, d’autres guêpes qui bourdonnent encore devant son visage ne lui feront que mieux sentir la piqûre de celle-ci. Le cardinal Campeggio est reparti furtivement pour Rome : il n’a pris congé de personne ; il a laissé l’affaire du roi toute démanchée, et il s’est mis en route comme agent de notre cardinal pour appuyer toute son intrigue. Je sais certainement qu’à cette nouvelle le roi a crié, ah ! LE CHAMBELLAN. — Dieu veuille l’irriter de plus en plus, et lui faire crier, ah ! encore plus fort. NORFOLK. — Mais, milord, quand revient Cranmer ? SUFFOLK. — Il est de retour, dans les mêmes opinions qui, ainsi que celles de presque tous les colléges célèbres de la chrétienté, ont tranquillisé le roi sur son divorce. Je crois que ce second mariage ne tardera pas à être déclaré, et que le couronnement suivra de près. Catherine n’aura plus le titre de reine, mais celui de princesse douairière, veuve du prince Arthur. NORFOLK. — Ce Cranmer est un digne homme, et il s’est donné beaucoup de peine dans l’affaire du roi. SUFFOLK. — Beaucoup : aussi, pour sa récompense, nous le verrons archevêque. NORFOLK. — C’est ce que j’ai ouï dire. SUFFOLK. — Oui, n’en doutez pas. Le cardinal…

(Entrent Wolsey et Cromwell.)

NORFOLK, aux autres lords. — Observez-le, observez-le : il a de l’humeur. WOLSEY. — Le paquet, Cromwell, l’avez-vous donné au roi ? CROMWELL. — Remis entre ses mains, dans sa chambre à coucher. WOLSEY. — A-t-il jeté les yeux sur ce qu’il contenait ? CROMWELL. — Il l’a ouvert sur-le-champ ; et le premier papier qui s’est trouvé sous sa main, il l’a lu de l’air le plus sérieux : l’attention était peinte dans toute sa contenance, et il m’a chargé de vous dire de l’attendre ici ce matin. WOLSEY. — Est-il prêt à sortir ? CROMWELL. — Je crois qu’il va sortir dans l’instant. WOLSEY. — Laisse-moi un moment. (Cromwell sort.) Ce sera la duchesse d’Alençon, la sœur du roi de France : il faut qu’il l’épouse. — Anne Boulen ? non, je ne veux point d’Anne Boulen pour lui. Il y a ici quelque chose de plus qu’un beau visage. Boulen ! non, point de Boulen. — Je voudrais bien recevoir promptement des nouvelles de Rome. — La marquise de Pembroke ! NORFOLK. — Il est mécontent. SUFFOLK. — Peut-être sait-il que le roi aiguise sa vengeance contre lui. SURREY. — Qu’elle s’aiguise assez, mon Dieu, pour faire justice ! WOLSEY. — Une fille d’honneur de la dernière reine, la fille d’un chevalier, être la maîtresse de sa maîtresse, la reine de la reine ! — Cette chandelle n’éclaire pas bien ; il faut la moucher, et en même temps nous l’éteindrons. — Que m’importe qu’elle soit vertueuse et pleine de mérite ? Je la connais aussi pour une luthérienne acharnée, et il ne serait pas salutaire pour nos intérêts qu’elle reposât sur le Fein de notre roi, déjà difficile à gouverner. Et voilà encore un hérétique, un archihérétique qui s’élève, Cranmer, un homme qui s’est insinué dans la faveur du roi, et qui est aujourd’hui son oracle. NORFOLK. — Quelque idée le tourmente. SURREY. — Je voudrais que ce fût une idée qui fût capable d’user la fibre, la maîtresse corde de son cœur.

(Entrent le roi, lisant un papier, et Lovel.)

SUFFOLK. — Le roi, le roi. LE ROI HENRI. — Quel amas de richesses il a accumulées pour son lot ! Et quels flots de dépense semblent s’écouler continuellement à chaque heure de ses mains ! Par la fortune ! comment a-t-il pu amasser tout cela ? Ah ! c’est vous, milords. Avez-vous vu le cardinal ? NORFOLK. — Seigneur, nous étions là à l’observer : il y a quelque étrange commotion dans son cerveau ; il mord ses lèvres, tressaille ; puis il s’arrête tout à coup, regarde la terre, et ensuite porte son doigt à son front. Un moment après il se met à marcher précipitamment, puis s’arrête encore, se frappe violemment le sein, et aussitôt adresse ses regards à la lune : nous l’avons vu prendre les postures les plus étranges. LE ROI HENRI. — Cela pourrait être : il y a du trouble dans son âme. — Ce matin il m’a envoyé des papiers d’État que je lui avais demandés à lire. Et savez-vous ce que j’y ai trouvé ? Sur ma conscience, c’est bien par inadvertance qu’il l’y avait mis. J’y ai trouvé un état qui contenait le détail de son argenterie, de son trésor, des riches étoffes et ameublements de sa maison ; et je trouve que cela monte à un excès de faste qui passe de beaucoup les bornes de la fortune d’un sujet[2]. NORFOLK. — C’est un coup du ciel : quelque esprit aura mis ce papier dans le paquet pour vous faire la grâce de le placer sous vos yeux. LE ROI HENRI. — Si nous pouvions croire que ses méditations s’élèvent au-dessus de la terre et sont fixées sur quelque objet spirituel, je le laisserais plongé dans ses rêveries ; mais j’ai bien peur que ses pensées ne rampent bien au-dessous du firmament et qu’elles ne méritent pas une contemplation aussi sérieuse.

(Il s’assied, et parle bas à Lovel, qui va ensuite aborder Wolsey.)

WOLSEY. — Que le Ciel me pardonne. — (Il s’avance vers le roi.) Que Dieu favorise Votre Majesté ! LE ROI HENRI. — Mon bon lord, vous êtes plein des choses du ciel, et c’est dans votre âme que réside l’inventaire de vos plus grands trésors. C’étaient eux sans doute que vous étiez là occupé à passer en revue : à peine pouvez-vous prendre sur vos soins spirituels un moment de loisir pour tenir vos comptes temporels. Sûrement dans ceux ci, je vous crois un assez mauvais économe, et je suis bien aise que vous me ressembliez sur ce point. WOLSEY. — Sire, j’ai distribué mon temps de la sorte ; une partie pour les saints offices de mon ministère, une autre pour vaquer à la part que j’ai dans les affaires de l’État : la nature réclame aussi ses heures pour sa conservation et moi, son faible enfant, comme les mortels mes frères, je suis forcé de me prêter à ses besoins. LE ROI HENRI. — Vous avez parlé à merveille. WOLSEY. — Et je souhaite que Votre Majesté, comme j’espère lui en donner occasion, fasse toujours marcher pour moi le bien faire avec le bien dire. LE ROI HENRI. — C’est encore bien dit ; et c’est en effet une sorte de bonne action que de bien dire. Cependant les paroles ne sont pas les actions. Mon père vous aimait, il me disait qu’il vous aimait, et il confirmait sa parole par ses actions en votre faveur. Depuis que je possède ma dignité, je vous ai tenu tout près de mon cœur : je ne me suis pas contenté de vous placer dans les emplois dont vous pouviez retirer de grands profits, mais j’ai même pris sur mes revenus actuels pour verser sur vous mes bienfaits. WOLSEY, à part. — Où peut tendre ce discours ? SURREY, à part. — Dieu fasse prospérer ce début. LE ROI HENRI. — N’ai-je pas fait de vous le premier homme de l’État ? Je vous prie, dites-moi, si ce que j’avance ici vous paraît vrai, et, si vous en convenez, dites-moi alors si vous devez m’être attaché ou non. Que répondez-vous ? WOLSEY. — Mon souverain, je confesse que vos grâces royales, répandues sur moi chaque jour, ont été au delà de ce que j’en pouvais payer par mes efforts les plus assidus ; cela aurait surpassé les forces de l’homme. Mes efforts, quoique toujours restés bien au-dessous de mes désirs, ont égalé toute l’étendue de mes facultés. Je n’ai de vues personnelles que celles qui peuvent tendre au bien de votre auguste personne, et à l’avantage de l’État. Quant aux grandes faveurs que vous avez accumulées sur moi, pauvre indigne que je suis, je ne puis vous rendre en retour que d’humbles actions de grâces, et mes prières au ciel pour vous, et ma loyale fidélité, qui a toujours augmenté et qui ne fera que croître de jour en jour, jusqu’à ce que l’hiver de la mort vienne la glacer. LE ROI HENRI. — Très-bien répondu. C’est par là que s’illustre un sujet loyal et soumis ; l’honneur de son attachement en est la récompense, comme l’infamie, s’il le trahit, en est la punition. Je présume que comme ma main s’est libéralement ouverte pour vous, que mon cœur vous a prodigué son affection, que ma puissance a fait pleuvoir les honneurs sur votre tête, plus que sur aucun autre de mes sujets, en retour vos mains, votre cœur, votre intelligeuce, et toutes les facultés de votre âme, devraient, indépendamment du devoir d’un sujet, m’appartenir à moi, votre ami, par un sentiment particulier, plus qu’à un autre. WOLSEY. — Je proteste ici que j’ai toujours travaillé pour les intérêts de Votre Majesté, beaucoup plus que pour les miens ; voilà ce que je suis, ce que j’ai été et ce que je serai, quand tous les autres briseraient les liens du devoir qui les attachent à vous, et qu’ils le rejetteraient de leur cœur ; quand les dangers m’environneraient, aussi nombreux que la pensée peut les imaginer, et m’apparaîtraient sous les formes les plus effrayantes ; alors, de même qu’un rocher affronte la fureur des flots, mon devoir briserait les vagues de ce courant furieux, et conserverait inébranlable mon attachement pour vous. LE ROI HENRI. — C’est parler avec noblesse. — Retenez bien, milords, qu’il a un cœur loyal vous venez de le voir s’ouvrir devant vous. — (Remettant à Wolsey les papiers qu’il tenait dans sa main.) Lisez ceci, et ensuite ceci puis vous irez déjeuner avec tout ce qu’il vous restera d’appétit.

(Le roi sort, en lançant un regard de courroux sur le cardinal. — Les lords se pressent sur ses pas et le suivent, en se parlant tout bas et en souriant.)

WOLSEY. — Que signifie ceci ? d’où vient ce courroux inattendu ? Comment me le suis-je attiré ? Il m’a quitté avec un regard menaçant, comme si ma ruine s’élancait de ses yeux. Tel est le regard que lance le lion furieux sur le chasseur téméraire qui l’a irrité, puis il l’anéantit. — Il faut que je lise ce papier qui m’apprendra, je le crains bien, le sujet de sa colère. Oh ! c’est cela, ce papier m’a perdu ! — Voilà l’état de tout cet amas de richesses que j’ai amoncelées pour mes vues, pour gagner la papauté, et pour soudoyer mes amis dans Rome. O négligence qui n’était permise qu’à un imbécile ! Quel démon ennemi m’a fait mêler cet important secret au paquet que j’envoyais au roi ? — N’y a-t-il donc point de remède à cette imprudence ? Nul expédient nouveau pour lui retirer cette pensée de la tête ? Je vois bien qu’elle l’émeut violemment. — Cependant je sais un moyen qui, bien employé, peut, en dépit de la fortune, me tirer encore d’affaire. — Quel est cet autre papier ? (Il lit l’adresse.) Au pape. Quoi ! sur ma vie, la lettre que j’adressais à Sa Sainteté, et où je lui faisais part de toute l’affaire ! Puisqu’il en est ainsi, adieu. J’ai atteint le faîte de mes grandeurs, et, de ce plein midi de ma gloire, je me précipite maintenant vers mon déclin : je tomberai, comme une brillante exhalaison du soir, et personne ne me reverra plus.

(Rentrent les ducs de Norfolk et do Suffolk, le comte de Surrey et le lord chambellan.)
NORFOLK. — Cardinal, écoutez les ordres du roi : il vous commande de remettre sur-le-champ dans nos mains le grand sceau, et de vous retirer dans le château d’Esher, appartenant à l’évêché de Winchester, jusqu’à ce que Sa Majesté vous fasse savoir ses intentions.

WOLSEY. — Un instant : où est votre commission, milords ? Des paroles ne peuvent avoir une si grande autorité. SUFFOLK. — Qui osera les contredire, lorsqu’elles portent la volonté expresse du roi émanée de sa propre bouche. WOLSEY. — Jusqu’à ce qu’on me montre quelque chose de plus que vos paroles et la volonté que vous avez de satisfaire votre haine, sachez, lords officieux que j’ose et dois m’y refuser. Je vois maintenant de quel ignoble élément vous êtes pétris, c’est l’envie. Avec quelle ardeur vous poursuivez ma disgrâce, comme pour vous en repaitre ! Comme on vous trouve coulants et faciles sur tout ce qui peut amener ma ruine ! Suivez le cours de vos envieux projets, hommes de malice ; le christianisme vous y autorise, et nul doute que vous ne receviez en son temps une juste récompense. Ce sceau que vous me redemandez avec tant de violence, le roi, mon maître et le vôtre, me l’a donné de sa propre main ; il m’a ordonné d’en jouir, ainsi que de la place et des honneurs qui y sont attachés, pendant la durée de ma vie, et pour m’assurer la possession de ses bontés il les a confirmées par des lettres patentes. Maintenant qui me les ôtera ? SURREY. — Le roi qui vous les a données. WOLSEY. — Il faut donc que ce soit lui-même. SURREY. — Prêtre, tu es un traître bien orgueilleux. WOLSEY. — Orgueilleux lord, tu mens. Il n’y a pas quarante heures encore, que Surrey aurait moins tremblé de brûler sa langue, que de me parler ainsi. SURREY. — Vice écarlate, c’est ton ambition qui a enlevé de cette terre gémissante le noble Buckingham, mon beau-père ; les têtes de tous tes confrères cardinaux avec la tienne, attachées ensemble, et tout ce que tu as de meilleur, ne valaient pas un cheveu de la sienne. Malédiction Malédiction sur votre politique ! Vous m’avez envoyé vivre en Irlande, loin des lieux où j’aurais pu venir à son secours, loin du roi, loin de tous ceux qui pouvaient obtenir sa grâce du crime que tu lui as imputé ; tandis que votre grande bonté par une pieuse compassion se hâtait de l’absoudre avec la hache. WOLSEY. — Ma réponse à ce reproche et à tout ce que ce lord babillard peut inventer contre ma réputation, c’est que rien n’est plus faux. La loi a rendu au duc la justice qu’il méritait. Son noble jury, et la noirceur de son crime témoignent assez combien, dans l’affaire qui lui a coûté la vie, j’étais innocent de toute haine particulière contre lui. Si j’aimais les longs discours, lord, je vous dirais que vous avez aussi peu d’honnêteté que d’honneur, et qu’en fait de loyauté et de fidélité envers le roi, toujours mon royal maître, j’oserais défier un homme plus solide que ne peuvent l’être et Surrey et tous ceux qui partagent ses folies. SURREY. — Par mon âme ! prêtre, votre longue robe vous protège sans quoi vous sentiriez le fer de mon épée dans la source de votre vie. — Milords, pouvez-vous endurer tant d’arrogance ? et de la part d’un tel homme ? Si nous nous conduisons avec cette molle faiblesse et que nous nous laissions surmener par un manteau d’écarlate, adieu la noblesse ; en ce cas, que Sa Grâce poursuive, et nous fasse de son chapeau rouge un épouvantail comme pour les alouettes. WOLSEY. — Toute bonté devient poison pour toi. SURREY. — Oui, la bonté qui glane et amasse dans vos mains toutes les richesses du royaume en un seul monceau, par d’odieuses extorsions, la bonté qui vous fait écrire au pape contre le roi cette lettre interceptée dans votre paquet, votre bonté, puisque vous me provoquez, sera mise dans tout son jour. — Milord de Norfolk, si vous êtes vraiment noble, si vous aimez le bien public, les prérogatives de notre noblesse méprisée et de nos enfants, qui, s’ils vivent, se verront it peine de simples gentilshommes, produisez à la lumière la somme énorme de ses péchés, le recueil des articles de sa vie. — Je veux vous faire trembler plus que la cloche du saint sacrement lorsqu’elle vient à passer tandis que votre brune maîtresse est dans vos bras à vous caresser, lord cardinal. WOLSEY. — Combien, à ce qu’il me semble, je pourrais mépriser cet homme, si je n’étais retenu par le devoir de la charité ! NORFOLK. — Ce recueil, milord, est dans les mains du roi ce que nous en savons, c’est qu’il est bien odieux. WOLSEY. — Mon innocence n’en sortira que plus pure et plus éclatante lorsque le roi connaitra ma fidélité. SURREY. — Cela ne vous sauvera pas… Ah ! grâce à ma mémoire, je me rappelle encore quelques-uns des articles et ils seront produits. Maintenant si vous êtes capable de rougir et de vous dire coupable, cardinal, vous nous montrerez du moins quelque reste d’honnêteté. WOLSEY. — Dites, monsieur j’ose braver toutes vos imputations. Si je rougis, c’est de voir un noble choquer toutes les bienséanees. SURREY. — Il vaut mieux manquer de politesse et conserver sa tête. — Répondez à cette attaque. D’abord sans le consentement et à l’insu du roi, vous êtes parvenu à vous faire nommer légat, et vous avez abusé de ce pouvoir, pour mutiler la juridiction de tous les évêques. NORFOLK. — Ensuite, dans toutes les lettres que vous avez écrites à Rome et aux princes étrangers, vous employez toujours cette formule : ego et rex meus, en sorte que vous représentiez le roi comme votre serviteur. SUFFOLK. — Ensuite, à l’insu du roi et du conseil, lorsque vous êtes allé en qualité d’ambassadeur vers l’empereur, vous avez eu l’audace de porter en Flandre le grand sceau. SURREY. — Item. Vous avez envoyé d’amples pouvoirs à Grégoire de Cassalis pour conclure, sans l’aveu du roi, ou l’autorisation de l’État, une ligue entre Sa Majesté et Ferrare. SUFFOLK. — Par pure ambition, vous avez fait frapper l’empreinte de votre chapeau de cardinal sur la monnaie du roi. SURREY. — Vous avez fait passer à Rome des sommes innombrables (quant à savoir comment vous les avez acquises, c’est un soin que je laisse à votre conscience), pour soudoyer Rome, et vous aplanir les chemins aux dignités, à la ruine entière du royaume. Il y a bien d’autres faits encore dont je ne souillerai pas ma bouche, parce qu’ils sont relatifs à vous et odieux. LE CHAMBELLAN. — Ah milord, ne poussez pas trop durement un homme qui tombe ; c’est vertu de l’épargner. Ses fautes sont soumises aux lois, que ce soit elles et non pas vous qui le punissent. Mon cœur gémit de le voir réduit à si peu de chose, de si grand qu’il était. SURREY. — Je lui pardonne. SUFFOLK. — Lord cardinal, comme tous les actes que vous avez faits dernièrement dans ce royaume, en vertu des pouvoirs de légat, se trouvent dans le cas d’un præmunire, l’intention du roi est encore qu’on sollicite contre vous un acte qui confisque tous vos biens, vos terres, vos domaines, vos châteaux, tout ce qui vous appartient, et vous mette hors de la protection du roi. Telle est ma charge. NORFOLK. — Et, sur ce, nous vous laissons à vos méditations sur les moyens de vivre mieux à l’avenir. Quant à votre refus obstiné de nous remettre le grand sceau, le roi en sera instruit, et sans doute il vous en remerciera ; et ainsi, adieu, mon bon petit lord cardinal.

(Ils sortent tous, excepté Wolsey.)

WOLSEY, seul. — Et ainsi, adieu à la petite bonne volonté que vous me portez : adieu, long adieu à toutes mes grandeurs ! Voilà la destinée de l’homme : aujourd’hui pointent en lui les tendres feuilles de l’espérance ; demain les fleurs, dont les touffes épaisses le couvrent de leur parure rougissante : le troisième matin survient une gelée, une gelée meurtrière, qui, au moment où dans sa simple bonhomie il croit ses grandeurs en pleine marche vers la maturité, le dessèche jusqu’à la racine ; alors il tombe comme je le fais. — Comme ces enfants étourdis qui nagent soutenus sur des vessies enflées, je me suis aventuré, pendant une longue suite d’étés, sur un océan de gloire, j’ai été trop loin. À la fin, mon orgueil, gonflé outre mesure, s’est dérobé sous moi, et il me laisse maintenant, fatigué et vieilli dans les travaux, à la merci d’un courant impétueux qui va m’engloutir pour jamais. Vaine pompe et gloire de ce monde, je vous hais ! Je sens mon cœur nouvellement ouvert. Oh ! qu’il est misérable le pauvre malheureux qui dépend de la faveur des rois ! Entre ce sourire auquel nous aspirons, ce doux regard d’un monarque et le coup dont ils nous précipitent, il y a plus de transes et d’angoisses que n’en cause la guerre et que n’en éprouvent les femmes ; et lorsqu’il tombe, il tombe comme Lucifer pour ne plus espérer jamais. (Cromwell entre d’un cair consterné.) Eh bien, Cromwell, qu’y a-t-il ? CROMWELL. — Je n’ai pas la force de parler, milord. WOLSEY. — Quoi ! confondu à la vue de mes infortunes ? Ton courage doit-il donc s’étonner de la chute d’un homme puissant ? Ah ! si vous pleurez, je suis déchu en effet. CROMWELL. — Comment se trouve Votre Grâce ? WOLSEY. — Moi ? bien. Jamais je n’ai été si véritablement heureux, mon bon Cromwell. Je me connais à présent moi-même, et je sens au dedans de moi une paix au-dessus de toutes les dignités terrestres, une conscience calme et tranquille. Le roi m’a guéri : j’en remercie humblement Sa Majesté ; il a, par pitié, ôté de dessus ces épaules, colonnes ruinées, un poids capable de faire submerger une flotte, ma trop grande élévation. Oh ! c’est un fardeau, Cromwell, un fardeau trop pesant pour un homme qui espère le ciel ! CROMWELL. — Je suis bien aise de voir que Votre Grâce ait fait un si bon usage de tout ceci. WOLSEY. — J’espère que j’en ai fait bon usage. Je pourrais maintenant, ce me semble, au courage que je sens dans mon âme, supporter plus de misères encore, et de beaucoup plus grandes misères que le lâche cour de mes ennemis ne peut oser m’en faire subir. Quelles nouvelles dans le monde ? CROMWELL. — La plus importante et la plus fâcheuse, c’est votre disgrâce auprès du roi. WOLSEY. — Dieu le conserve ! CROMWELL. — La seconde, c’est que sir Thomas More est choisi lord chancelier à votre place. WOLSEY. — Cela est un peu précipité. — Mais c’est un homme instruit. Puisse-t-il jouir longtemps de la faveur de Sa Majesté, et rendre la justice pour l’honneur de la vérité et le repos de sa conscience, afin que, lorsqu’il aura terminé sa course et qu’il s’endormira dans le sein des félicités, ses cendres soient honorées d’un monument des larmes des orphelins ! Que dit-on encore ? CROMWELL. — Que Cranmer est de retour ; il a été très-bien reçu, et il est installé lord archevêque de Cantorbéry. WOLSEY. — Voilà des nouvelles en effet ! CROMWELL. — La dernière, c’est que lady Anne, que le roi a depuis longtemps épousée en secret, a été vue aujourd’hui publiquement avec tous les honneurs de reine, et l’on ne parle à présent que de son couronnement prochain. WOLSEY. — C’est là le poids qui a précipité ma chute. Oh ! Cromwell ! le roi m’a entièrement abandonné : en cette femme seule est allée se perdre toute ma gloire : le soleil n’annoncera plus ma puissance, et ne dorera plus de sa lumière la noble foule qui s’empressait pour attendre mes sourires. — Va, quitte-moi, Cromwell ; je ne suis plus qu’un pauvre disgracié, et indigne à présent d’être ton protecteur et ton maître. Va trouver le roi (je prie le ciel que cet astre ne s’éclipse jamais !), je lui ai dit qui tu es, et combien tu es fidèle ; il t’avancera. Un reste de souvenir de moi l’engagera (je connais son généreux naturel) à ne pas laisser périr aussi tes services si pleins d’espérances. Bon Cromwell, ne le néglige point : tires-en parti et pourvois à ta sûreté à venir. CROMWELL. — Ah ! milord, faut-il donc que je vous quitte ? Faut-il que j’abandonne un si bon, si généreux et si noble maître ? Soyez témoins, vous tous qui n’avez pas un cœur de fer, avec quelle douleur Cromwell se sépare de son maître. Le roi aura mes services ; mais mes prières seront à jamais, oui, à jamais pour vous. WOLSEY. — Cromwell, je ne croyais pas que tous mes malheurs pussent m’arracher une larme ; mais tu m’as forcé, par ton honnête fidélité, à sentir la faiblesse d’une femme. Essuyons nos yeux ; et écoute encore ceci, Cromwell : lorsque je serai oublié, comme je vais l’être, et qu’endormi sous un marbre froid et insensible, il ne sera plus mention de moi dans ce monde, dis que je t’ai donné une utile leçon ; dis que Wolsey, qui marcha jadis dans les sentiers brillants de la gloire, qui sonda toutes les profondeurs, tous les écueils des dignités, t’a découvert, dans son naufrage, un chemin pour t’élever, une route sûre et infaillible, quoiqu’il l’ait manquée pour lui-même. Remarque seulement ma chute, et ce qui a causé ma ruine. Cromwell, je te le recommande, repousse loin de toi l’ambition. C’est par ce péché que tombèrent les anges ; comment donc l’homme, image de son Créateur, peut-il espérer de prospérer par elle ? Sois le dernier dans ta propre affection : chéris les cœurs qui te haïssent. La corruption ne profite pas plus que l’honnêteté. Porte toujours la paix dans ta main droite pour faire taire les langues envieuses : sois juste, et ne crains rien. N’aie pour but dans toutes tes actions, que ton pays, ton Dieu et la vérité. Et alors si tu tombes, ô Cromwell, tu tomberas en bienheureux martyr. Sers le roi ; et je t’en prie, rentre avec moi : viens faire un inventaire de tout ce que je possède jusqu’à la dernière obole ; tout cela est au roi : ma robe et la pureté de ma foi sont maintenant tout ce que j’ose dire à moi. O Cromwell, Cromwell, si j’avais servi mon Dieu seulement avec la moitié autant de zèle que j’ai servi mon roi, il ne m’aurait pas, dans ma vieillesse, exposé nu à la fureur de mes ennemis ! CROMWELL. — Mon bon seigneur, ayez patience. WOLSEY. — J’en ai aussi. Adieu, espérances de cour mes espérances habitent dans le ciel.

(Ils sortent.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. Shakspeare a fait dans cette scène un double emploi du même personnage. Le duc de Surrey, gendre du duc de Buckingham, était à cette époque duc de Norfolk. Son père, le duc de Norfolk, que l’on voit paraître au commencement de la pièce, était mort en 1525, quatre ans avant la chute du cardinal.
  2. Cette aventure des papiers livrés au roi par mégarde est une pure invention du poëte qui a transporté au cardinal Wolsey ce qui arriva à l’évêque de Durham, à l’égard de ce même cardinal Wolsey. Thomas Ruthall, évêque de Durham, membre du conseil privé de Henri VIII, fut chargé par ce prince de lui établir un compte rendu de l’état du royaume. L’évêque ayant fait ce travail, fit relier le volume qui le contenait de la même manière qu’un autre volume où il avait exposé très en détail le compte de sa propre fortune. Le roi lui ayant fait demander le compte dont il l’avait chargé, le cardinal l’envoya chercher dans sa bibliothèque par son secrétaire qui se trompa, et donna l’un pour l’autre : le cardinal, aussitôt qu’il se fut aperçu de la méprise, porta le livre au roi, lui insinuant que, lorsqu’il aurait besoin d’argent, il avait un trésor tout trouvé dans les coffres de l’évêque. Celui-ci, apprenant ce qui lui était arrivé, en conçut un tel chagrin qu’il mourut peu de temps après.

    Le poëte a encore enchéri sur ce fait, et ajouté dans le paquet remis au roi par inadvertance, une lettre de Wolsey au pape.