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Henriette (Leroux)/01

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HENRIETTE.

I.

Le jour naissait à peine ; ses premières clartés se montraient vaguement à l’horizon, tandis que le haut du ciel appartenait encore à la nuit. Les bruits confus qui annoncent le réveil des villes commençaient à se faire entendre, quand une joyeuse troupe de jeunes gens passa les portes d’Heidelberg et se répandit dans la campagne. À voir leur air déterminé et la singularité de leurs vêtemens, il était facile de reconnaître des étudians, et plus facile encore, à leurs voix animées et à quelques erreurs dans leur démarche, de s’apercevoir qu’ils n’avaient pas employé la nuit à pâlir sur Hippocrate, Aristote ou Justinien. Tout annonçait au contraire la fin d’une de ces folles nuits où l’ivresse de la jeunesse se double par celle du plaisir, quand les illusions de vingt ans apparaissent plus charmantes encore à travers les vapeurs du vin du Rhin et la fumée des pipes embrasées. Las sans doute de parcourir la ville, en troublant dans leur sommeil les pacifiques bourgeois, ou, pour mieux dire, les Philistins, éternel objet de leur mépris, les gais étudians suivaient la route située au bas de la montagne qui domine Heidelberg et porte à mi-côte les débris de son vieux château. Ils allaient par groupes inégaux, et achevaient de dépenser au grand air la verve qu’ils avaient puisée dans les rœmer écumans. Cependant peu à peu les rires devinrent moins bruyans, les pas se ralentirent, et, comme si la venue du jour et l’aspect de la nature eussent réveillé les poétiques instincts de ces vives organisations, ils commencèrent, tout en marchant, un de ces lieder populaires, si fortement empreints de la nationalité allemande. L’air en était énergique et fier, parfois même un peu rude ; c’était un hymne à la patrie et un appel à la valeur des guerriers nés dans les forêts profondes. Les voix qui le chantaient avaient ce timbre sonore et élevé, particulier aux peuples du Nord. Chaque partie se détachait de l’ensemble avec une justesse admirable, et le chœur improvisé, d’abord faible et incertain, s’élança bientôt dans les airs en strophes harmonieuses.

Seuls, deux jeunes gens demeurèrent en arrière et ne suivirent pas leurs compagnons qui s’éloignaient. Ils s’arrêtèrent un instant et prêtèrent l’oreille avec plaisir aux notes éparses que leur apportait le vent du matin ; puis ils reprirent leur marche, se tenant par le bras et promenant en silence leurs regards sur le paysage qui les entourait. L’un paraissait avoir vingt-cinq ans ; sa figure était régulière ; ses yeux, ses cheveux noirs et la couleur un peu brune de son teint contrastaient avec la carnation rosée et les cheveux blonds de son compagnon. Ce dernier semblait toucher à peine à sa vingtième année, tant sa taille était mince et son apparence frêle encore. Tous deux affectaient dans leur costume l’indépendance caractéristique des étudians et le dédain de la forme ordinaire. Une petite casquette verte couvrait à peine le haut de leur tête et avançait sa visière sur leurs yeux ; une sorte d’écharpe flottante entourait négligemment leur cou découvert ; enfin la coupe de leurs vêtemens, sans s’éloigner complètement de la coutume du jour, se rapprochait pourtant de celle du moyen-âge. Le moins jeune portait la barbe entière et l’impériale sous la lèvre. Les couleurs de ses habits étaient tranchées, sans manquer cependant d’harmonie. Il avait l’air fier et passionné ; l’expression de l’autre était au contraire un peu indécise, et ses grands yeux bleus étaient doux et rêveurs. Ses longs cheveux dorés tombaient en boucles lumineuses sur le velours noir dont il était entièrement vêtu. Dans les champs, à cette heure matinale, ces costumes étranges prenaient un caractère pittoresque qui s’alliait assez bien avec la liberté de la nature.

Les deux amis étaient arrivés à un endroit où la route se partage ; un de ses bras descend vers les bords verdoyans du Necker ; l’autre conduit aux ruines du vieux château. Le plus âgé rompit le premier le silence.

— Veux-tu venir sur la montagne, Frédéric ? dit-il. Les chanteurs sont déjà loin, et tu ne me parais pas tenté de les suivre. Voici le soleil qui se lève, et de là-haut l’horizon sera beau ce matin.

— Je le veux bien, répondit son compagnon, et il sembla se replonger dans ses pensées.

Ils prirent une allée de tilleuls qui s’ouvrait devant eux, passèrent sous des voûtes sombres et humides, derniers restes des fortifications du château, montèrent des escaliers en ruines, et arrivèrent enfin à la plate-forme qui s’étend sur le Jettenbuhl et porte, à chacun de ses coins, une petite tourelle percée à jour. De ce côté est la chapelle ; images de la force, les énormes têtes de lion, sculptées à sa base semblent la défendre encore contre les ravages du temps. Au sortir des passages obscurs, l’horizon qui se voit de la terrasse paraît plus admirable encore. Les deux jeunes gens s’arrêtèrent d’un commun accord et contemplèrent le magnifique tableau qui se déployait autour d’eux. Au-dessus du château le Kœnigstuhl montrait sa cime couverte des chênes et des pins qui annoncent le voisinage de la forêt Noire ; en face, de l’autre côté de la rivière, l’Heiligenberg portait à sa base de régulières plantations de vignes, tandis que son sommet couronné de verdure faisait deviner les délicieuses profondeurs de l’Odenwald qui s’abrite à son ombre. À l’endroit où s’élargit le ravin formé par ces deux montagnes, s’étendait la petite ville d’Heidelberg, dont on voyait les places et les rues commencer à se peupler. Le clocher aigu de l’antique église du Saint-Esprit laissait monter dans les airs le son matinal des cloches, tandis que les toits sombres de l’université, la plus vieille d’Allemagne après celle de Prague, semblaient dormir encore. La prière doit précéder la science. Sous les murs de la ville, le Necker traçait un cercle d’argent, et s’enfuyait en serpentant à travers les plaines fertiles qui vont rejoindre le Rhin. En ce moment, le paysage empruntait un charme particulier des effets inégaux de lumière et d’ombre que le soleil naissant y répandait. Le pied des montagnes et la ville restaient encore dans le crépuscule, tandis que la plaine, recevant les premiers rayons du jour, se montrait tour à tour sombre ou claire, suivant les différences des cultures et que le fleuve semblait rouler des parcelles de diamans et se perdre à l’horizon dans un lac de feu.

— Que la nature est belle ! mais que nous sommes indignes d’en jouir ! dit Frédéric, comme s’il achevait une pensée déjà commencée.

— Tu dis vrai, répondit son compagnon. Regarde autour de nous : quelle simplicité, et pourtant quelle magnificence ! Là-bas, ce fond éclatant ; ici, ces teintes tranquilles. Quel riche assemblage de couleurs ! La terre lutte avec le ciel d’harmonie et de beauté. Les gouttes de rosée ne paraissent-elles pas autant de petites étoiles sur la verdure foncée qui en double l’éclat ? Nous sommes en automne : déjà les forêts jaunissent à la lisière, les près ont moins de fleurs ; tout prend devant l’hiver qui vient ce charme mélancolique que donne l’approche de la mort. Vois les formes imposantes des montagnes, la fraîcheur de l’onde qui s’enfuit ; ces laboureurs même, occupés à leurs grossiers travaux, ont d’ici une sorte de beauté qu’ils empruntent au paysage auquel ils donnent la vie. Et sur nos têtes le spectacle est plus merveilleux encore : cet azur traversé par ces nuages errans de formes et de couleurs si diverses, la lune qui pâlit et s’efface devant la splendeur du jour, l’horizon étincelant, et l’éternel roi de la création s’élançant dans les plaines de l’espace pour leur donner la lumière et le mouvement

— Ces beautés me frappent comme toi, reprit Frédéric. Comme toi, Antonio, près de moi, au-dessus de moi, je ne trouve que sujets d’admirer ; mais ma contemplation n’est point pareille à la tienne, et mon plaisir réside surtout dans un sentiment que j’aurais de la peine à définir. Il me semble qu’en assistant à ce réveil de la nature, j’assiste à quelque saint mystère : l’air, les bois et l’eau, me paraissent pleins de voix secrètes que je voudrais comprendre. Dans ces astres, dont l’un pâlit, tandis que l’autre monte à l’horizon, je crois voir les emblèmes du souvenir et de l’espérance : je songe, et je regarde le ciel où l’un se retrouve, où l’autre doit aboutir. Pendant que tu parlais, une grande tristesse s’emparait de mon cœur, et ce beau paysage lui-même en était voilé. J’y trouve pourtant du charme.

— Tu es poète, interrompit Antonio.

— Et toi peintre, répondit Frédéric.

— Chacun de nous, reprit son ami, obéit à sa nature. Pour moi, tout est forme ou couleur ; pour toi, tout est pensée, harmonie et symbole. Tu cherches le sens de la nature, et moi j’en cherche la beauté.

— Je ne suis pas poète, dit Frédéric après quelques instans de silence, je ne suis pas poète ; j’ai quelquefois essayé de fixer ma pensée sans pouvoir y parvenir. Quand je tente de préciser mes sensations, elles se décolorent et s’évanouissent comme ces flammes des marécages qui ont besoin de l’obscurité pour briller. Ce que j’éprouve est une sorte de vague aspiration vers quelque chose de meilleur et de plus beau que notre monde, mais qui échappe complètement à la réalité. Cet instinct est plus fort en moi ce matin que d’ordinaire, et ma tristesse tient sans doute à un retour sur moi-même, qui me fait comparer la pureté permanente de la nature aux désordres de notre existence. Ne sens-tu pas quelquefois que notre vie n’est pas ce qu’elle devrait être ?

— Mon pauvre Frédéric, je suis effrayé de ta moralité. Tout ce que tu viens de me dire est si éthéré, que je te cherche des ailes et crains de te voir t’élancer tout à coup vers cet inconnu que tout jeune Allemand doit poursuivre irrésistiblement. Sérieusement, nos excès de cette nuit t’ont-ils rendu malade ?

— Tu plaisantes, reprit Frédéric ; mais peu m’importent tes railleries. Nos excès ne m’ont point fait mal, mais à présent que j’y pense en présence de cette sérénité du matin, ils me rendent honteux et me dégoûtent. Ma véritable nature se réveille ; le vent agite les parfums lointains de mon enfance, et je sens que les plaisirs violens ne sont pas ceux qu’il me faut. Au milieu de nos joies folles et factices, un vide immense s’est creusé dans mon cœur. Quand leur étourdissement me quitte, j’y regarde et crois voir dans le fond, brisées et languissantes, mes plus nobles facultés qui essaient encore de se relever et de revenir à la lumière. Je cherche mes croyances, mon ardeur, mon courage, et ne les trouve point ; je me sens blasé et inutile, et pourtant il me semble que quelque chose de bon et de sensible vivait jadis en moi.

— Pourquoi en doutes-tu maintenant, Frédéric ? pourquoi parles-tu de ces instincts généreux comme d’absens qui ne reviendront plus ? À peine as-tu vécu ; pour quelques cours manqués, pour quelques nuits blanches, crois-tu qu’ils se sont enfuis ? Ce serait se montrer susceptibles et terriblement rigoristes. Au diable ton humeur rêveuse ; je ne veux pas me laisser gagner par elle. Non ! la vie que nous menons n’est pas contraire aux vifs et bons mouvemens du cœur et de l’intelligence ; elle en favorise plutôt le développement et l’essor. Tu es un enfant qui t’arrêtes encore aux scrupules que t’a donnés ta grand-mère ; mais moi qui connais mieux les choses, je te dis que tu te trompes de route et que la sagesse prématurée ne mène à rien. Il n’y a qu’un vieux marin qui apprécie bien le repos. Le printemps est court, l’été rapide ; on a l’automne et l’hiver pour réfléchir. Livrons-nous donc à la joie de vivre, et dépensons gaiement ce trésor de jeunesse et d’impressions qu’on ne peut pas économiser pour l’âge qui viendra. Pour moi, loin de penser comme toi, je crois que cette joyeuse orgie a doublé mes facultés et ouvert mon intelligence. Cette nuit, le choc des verres, l’éclat des flambeaux, la fumée qui nous enveloppait, tout m’enivrait de plaisir, et je sentais mes pensées actives bouillonner dans mon cerveau. Les belles têtes que je rêve m’apparaissaient vivantes et animées ; de fantastiques Hébés me souriaient et me tendaient la coupe : si j’avais eu des pinceaux, une toile, je crois que j’aurais produit un chef-d’œuvre. Ce matin, les visions de l’ivresse se sont enfuies, mais elles m’ont laissé leur souvenir, et la pompe du jour naissant allume de nouveau mon imagination. Ah ! notre vie libre, pleine d’émotions et de fraternité, pourquoi l’accuses-tu ? Pour moi, je l’aime ; je lui devrai peut-être un jour mon talent !

Antonio avait parlé avec une certaine exaltation, qui contrastait avec la voix un peu indolente de Frédéric. Son langage et ses goûts, pas plus que sa figure, ne démentaient son origine italienne. L’amour du bruit, du mouvement et de l’éclat, vivait dans cette ame impétueuse, et c’était sans doute pour obéir à l’éternelle loi des contrastes que deux caractères aussi différens s’étaient liés par l’amitié. Amoureux de son art et nourri des chefs-d’œuvre de sa patrie, Antonio revenait de Hollande et parcourait l’Allemagne pour étudier le style de chaque école. Quelques tableaux anciens qu’il voulut copier le firent s’arrêter à Heidelberg, où sa qualité d’artiste le mit facilement en rapport avec les étudians. Il fut bien vite associé à leur vie et à leurs plaisirs ; il adopta même leur costume, qui lui parut commode et pittoresque. Frédéric lui plut d’abord comme un charmant type de l’adolescent du Nord ; il voulut le peindre, et c’est ainsi que se forma leur liaison. Frédéric y apporta le charme d’une sensibilité expansive, et Antonio cette vivacité qui donne aux natures contemplatives l’impulsion qui leur manque.

Frédéric ne répondit pas à ses dernières paroles. Il se leva et se dirigea vers l’intérieur du vieux château. Ces ruines n’ont, dit-on, de rivales en Europe que celles de l’Alhambra. Le canon de la guerre de trente ans et plus tard la foudre se sont réunis pour détruire ces murailles et ces tours gigantesques, mais n’ont pu en anéantir la beauté. Peut-être même s’est-elle augmentée de toute la majesté du malheur et de la solitude. La chapelle et le bâtiment d’Othon-le-Grand sont encore assez conservés pour donner une idée de la magnificence de l’ensemble. La pierre dont ils sont construits est une espèce de granit rouge particulier au pays. Il en résulte une couleur chaude qui semble empruntée à l’Italie. Ancienne résidence des princes palatins, ce château a vu chaque génération augmenter sa splendeur ; les souvenirs peuplent encore son enceinte déserte. Les colonnes qui soutiennent la couverture du puits ont été enlevées au palais de Charlemagne à Ingelheim, tandis que le bâtiment de Ruprecht montre de sa base à son sommet les statues des princes électeurs dans leurs massives armures, les empereurs portant d’une main fière le globe impérial. De toutes parts s’élèvent des tours énormes, couvertes autrefois de soldats, maintenant chancelantes, fendues et couronnées de lierres séculaires qui laissent pendre leur vert manteau du haut des créneaux et à travers les meurtrières inoffensives. La nature semble couvrir avec amour cette grande infortune ; partout la vigne vierge, les liserons, les plantes amies des ruines se sont suspendues aux voûtes, aux corniches, et cachent de leur feuillage et de leurs fleurs la nudité des murs. Des arbres même ont poussé leurs racines jusque dans les chambres, et l’on s’étonne de s’asseoir, à l’ombre d’un sureau ou d’un sorbier aux baies de corail, à la place où était peut-être le lit armorié de la châtelaine.

En ce moment, un rayon matinal éclairait la façade d’Othon-Henri. Antonio et Frédéric admiraient cette merveille de la renaissance ; chacun y apportait la teinte de son esprit. Antonio se passionnait pour la pureté des lignes, l’élégance des frises sculptées et la noblesse des statues ; Frédéric rapprochait mélancoliquement le passe du présent, et peut-être évoquait aux fenêtres, sous les sveltes torsades des colonnettes, quelque naïf visage de noble demoiselle. Frédéric et son ami montèrent le perron et passèrent sous la belle porte d’entrée, qui, soutenue par de magnifiques cariatides, ressemble plutôt à un arc de triomphe. Elle est surmontée par les trois écussons de la famille palatine : les losanges, le globe d’empire et le lion. Si la façade a conservé l’orgueil de l’apparence, au dedans la désolation est entière. L’eau du ciel tombe dans la salle des chevaliers, les oiseaux font leur nid dans les rosaces à demi brisées, pendant que les angles obscurs et pleins de décombres servent d’asile aux reptiles et aux chauve-souris. Quelques fragmens de sculpture attestent seuls la richesse ancienne des ornemens. Antonio était depuis quelques instans arrêté devant une porte, et considérait une figure qui la surmontait. C’était une femme, les cheveux épars et les vêtemens flottans, représentée dans l’attitude d’une course précipitée. Derrière elle on voyait une louve à l’air féroce et la gueule entr’ouverte. Frédéric était appuyé sur un jeune sycomore qui croissait dans l’embrasure d’une fenêtre, et regardait vaguement dans l’espace.

— Ma foi je m’y perds, dit Antonio. Voyons, Frédéric, si tu seras plus habile. Quelle est cette femme ? Depuis que je visite le château, voici la première fois que je la remarque, et pourtant c’est une fine sculpture, que je gagerais échappée à la main d’un artiste de mon pays. Malheureusement son bras droit est cassé ; peut-être tenait-il quelque attribut qui m’aurait mis sur la voie. Ici le champ des suppositions est immense, car nous avons les temps antiques et les temps nouveaux à notre disposition. Le paganisme et le christianisme fraternisent sans rancune. Nous avons à la porte le grand-duc Josué à côté du dieu Mars, et Vénus, mère des Amours, ne me paraît pas embarrassée du voisinage des Vertus théologales qui ornent le fronton. Pendant qu’il parlait, Frédéric examinait la sculpture.

— Je crois, dit-il, qu’on a voulu représenter Jetta.

— Qu’est-ce que Jetta ?

— Si tu ne connais pas la légende, je te la conterai. C’est elle, dit-on, qui a donné son nom à cette colline.

— J’ai vingt fois gravi le Jettenbühl sans qu’il me vint à l’esprit d’en décomposer le nom. Vos mots allemands sont si durs pour mes lèvres italiennes, que je les esquive le plus que je puis. Mais voyons la légende. Jetta ! pour l’Allemagne, c’est un assez joli mot.

— C’est le diminutif d’Henriette. Donc Jetta vivait dans les temps reculés. La louve que tu vois derrière elle indique sa mort tragique au bord d’une fontaine qui est un peu plus haut, et qui a gardé le nom de fontaine du loup. Jetta était une magicienne ; sans doute pour communiquer plus librement avec les esprits, elle avait choisi pour demeure cette colline, qui n’était alors couverte que de rochers et de bois. À sa cime seulement s’élevait une antique chapelle en ruines ; c’est de là que Jetta rendait ses oracles. On la voyait paraître grave et inspirée à la fenêtre gothique ; les pampres verts laissaient tomber leurs festons sur son front et lui formaient une couronne naturelle. Elle prédit, assure-t-on, les merveilles qui devaient s’élever en ce lieu et l’illustration de la maison Palatine. Sa beauté surnaturelle fut célébrée par tous les minnesinger ; son regard était doux, sa voix irrésistible. Tant de dons, sa magie même, ne purent la sauver des malheurs de l’amour. Éprise d’un chevalier étranger, elle ne sut rien lui refuser, pas même la baguette de coudrier qui la rendait puissante. On dit que celui-ci paya d’ingratitude un tel sacrifice, et mit au service d’une autre le pouvoir mystérieux qu’elle lui avait donné. Pendant que, loin d’elle, il abaissait les montagnes et enchaînait les dragons en l’honneur de sa dame, la pauvre Jetta comptait les heures au fond de sa tour solitaire. Une nuit, elle crut entendre dans la forêt le cor du chevalier ; elle tressaille et s’élance. La nuit était sombre, le vent sifflait dans les pins, qui rendaient des sons lugubres. Jetta arrive, en courant, au bord de la source, témoin autrefois de ses rendez-vous ; mais personne ne l’attendait. C’est alors qu’une louve errante et affamée se précipita sur elle. Jetta n’avait plus le pouvoir qui lui soumetait le monde, et victime de sa faiblesse…

Frédéric s’arrêta tout à coup, et, saisissant le bras d’Antonio :

— Là-bas, regarde là-bas, lui dit-il à voix basse et avec une émotion singulière.

— Qu’y a-t-il ? Est-ce Jetta ? dit Antonio, et son regard suivit la direction de celui de Frédéric.

Les deux amis venaient d’entrer dans une cour du château plus reculée que celles qu’ils avaient parcourues jusque-là. Une grande fraîcheur y régnait ; les murs presque entièrement écroulés avaient livré passage à une abondante végétation, qui couvrait ce lieu écarté d’ombre et de mystère. L’herbe épaisse et fine laissait à peine entrevoir les dalles et amortissait le bruit des pas. De petits œillets rouges, des clochettes lilas, des orchis aux pétales d’azur, émaillaient la sombre verdure des lierres aux graines noires, et livraient au vent leur parfum sauvage. Là, sous une arcade restée seule debout, qu’une vigne entourait de ses rameaux flexibles, une jeune femme était assise, un bel enfant sur ses genoux. Elle le regardait dormir avec une tendresse toute maternelle, quoique l’extrême jeunesse de sa figure et la candeur virginale répandues sur sa physionomie annonçassent plutôt une jeune fille. Elle portait une robe d’un bleu assez foncé, dont, pour garantir l’enfant, elle avait relevé une partie sur sa tête. Nattés suivant la mode allemande, ses cheveux blonds brillaient comme une auréole d’or sur ce fond un peu sombre.

— Je te pardonne ton interruption, dit Antonio en souriant, car voici un délicieux tableau qui me rappelle les madones de nos grands peintres. Ce pan de robe bleu, cette ruine pareille à celles que Raphaël place quelquefois dans ses fonds, ajoutent à l’illusion, et le divin maître n’a pas rêvé de vierge plus belle.

— Belle ! oh ! bien belle, en effet dit Frédéric en soupirant. Comme il parlait encore, une main se posa sur sa bouche, et une voix de femme, douce, mais un peu saccadée, lui dit :

— Pourquoi le troublez-vous ? Le petit Jésus s’endort ; l’oiseau du ciel lui-même ne chante pas, de peur de l’éveiller ; la rosée tombe sans bruit, la fleur reste immobile. Pourquoi le troublez-vous ? Éloignez-vous et faites silence.

Celle qui parlait ainsi était une grande jeune fille dont le costume n’était pas moins étrange que le langage. Sa robe blanche traînait sur l’herbe ; les manches en étaient longues et flottantes. Sa figure pale et souffrante n’offrait rien de remarquable que l’incroyable mobilité du regard, qui avait quelque chose de craintif et d’effarouché. Elle tenait à la main une couronne de fleurs sauvages.

Si doucement qu’elle eût parlé, la jeune mère l’avait entendue. Elle redressa la tête, et, voyant deux étrangers, fit un mouvement pour se lever ; mais la crainte de réveiller l’enfant la retint. Elle posa seulement un doigt sur ses lèvres, et fit signe à la jeune fille de venir auprès d’elle. Celle-ci s’élança avec tant de légèreté, que le bruit de ses pas ne s’entendit point ; on eût dit une vision ou l’ombre de Jetta. Elle s’approcha avec précaution, et se mit à genoux sans parler, comme en contemplation devant l’enfant. Le soleil commençait à briller tout à-fait, dégagé des nuages du matin ; un vent léger faisait flotter les guirlandes de la vigne. En ce moment, un chant vague et lointain sembla descendre des airs et donner, par une étrange coïncidence, quelque chose de surnaturel à cette scène gracieuse, que les deux amis contemplaient en silence. Les chants se rapprochaient de plus en plus ; bientôt Frédéric reconnut la voix des étudians, qui avaient tourné la montagne et descendaient de ce côté.

— Viens, dit-il en entraînant son ami ; rejoignons-les avant qu’ils arrivent ici.

— Ah ! Frédéric, dit Antonio, la jeune fille qui nous a parlé tout à l’heure m’a paru un peu folle. Prends garde, toi, de devenir amoureux. Jetta est morte, dit la légende ; mais les enchanteresses sont de tous les temps.

II.

Frédéric était l’unique rejeton d’une noble famille. Son père, le baron de Bernheim, voyait en lui l’héritier de son nom et l’espoir de réparer sa fortune ébranlée par les guerres de l’empire. Il avait rêvé auprès du berceau de son fils la régénération de l’Allemagne, et pour Frédéric un grade brillant dans l’armée. Plus tard, la paix était venue, et la carrière militaire avait perdu son prestige ; le baron avait dû songer à donner à Frédéric un état plus conforme aux idées nouvelles. Rentré dans son château, aux environs de Wurtzbourg, il fit instruire son fils auprès de lui et surveilla lui-même son éducation : elle fut distinguée, comme il convenait à son rang, et sévère, parce que le caractère naturellement sérieux du baron était devenu chagrin par suite de ses revers de fortune et de ses mécontentemens politiques. Après avoir bravement payé de sa personne et même de ses deniers pendant la guerre, il était tombé dans l’oubli, et avait vu d’autres plus heureux, c’est-à-dire plus adroits, mais à coup sûr moins utiles et moins dévoués, profiter des faveurs qui lui semblaient dues. Plein d’une ambition qu’il se sentait désormais trop vieux pour satisfaire, le baron attendait impatiemment que l’âge vînt développer chez son fils les qualités nécessaires pour atteindre le but qu’il se proposait. Frédéric était son enjeu, sa revanche, si l’on peut parler ainsi. Aussi le pauvre enfant ne pouvait accomplir l’acte le plus indifférent sans que le baron, rapportant tout à ses préoccupations d’avenir, intervînt pour le reprendre sévèrement ou lui donner de ces conseils qui ont le tort d’être prématurés et le malheur de désenchanter. Les langues anciennes d’abord, puis les principales langues modernes furent l’objet de ses études. L’histoire était pour le baron un texte inépuisable de réflexions que Frédéric, à son âge, ne pouvait ni comprendre ni partager. Un pareil système d’éducation eût été fatal pour une intelligence moins belle et une organisation moins élevée que celle de Frédéric. Heureusement, il avait reçu de la nature une ame d’élite, faible en apparence, mais forte dès qu’on s’attaquait à ses répugnances instinctives. Ainsi tous les rêves politiques de son père, toutes ses théories empreintes d’un sentiment plus ardent à réussir que scrupuleux sur les moyens, toutes ses admirations du succès obtenu, vinrent échouer contre quelque chose de juste, de droit et de délicat, qui résistait dans ce jeune cœur si docile pour tout le reste. Quand le baron parlait, quand, avec un emportement qui n’avait d’excuse que dans sa profonde conviction, il ôtait à son fils le voile de l’illusion, sans attendre que l’âge vint le lever peu à peu, Frédéric écoutait avec attention et ne répliquait rien, mais une voix secrète lui criait qu’il y avait un autre monde et d’autres sentimens que ceux qui lui étaient dépeints. De ces entretiens, il résulta au contraire en lui une réaction mystérieuse dont il ne se rendit pas bien compte. Au sortir de ces conversations desséchantes, après ces longues heures d’études arides et de réflexions égoïstes, quand il descendait dans le parc et que le jour près de finir jetait quelques derniers rayons sur les bois de sapins, il se sentait pris d’un incroyable sentiment de bonheur, de tristesse et de désir vague, auquel il se laissait aller avec d’autant plus d’entraînement qu’il avait été plus contenu. Quelquefois, plongé dans ses pensées, songeant à sa mère qu’il avait à peine connue, mais dont il se rappelait les caresses, il s’égarait et ne rentrait que fort tard au château. C’étaient alors de la part du baron des reproches comme pour une faute grave ; toute apparence de sentimentalité lui était odieuse ; de la part du jeune homme, lutte intérieure entre l’obéissance et la conscience de n’avoir pas mal fait. Il lui semblait, au contraire, en retrouvant la nature, qu’il avait retrouvé le maître et le confident qu’il lui fallait. Il se sentait meilleur et plus léger, comme après un épanchement dans le sein d’un ami.

Ce fut ainsi que Frédéric atteignit sa dix-huitième année. Tout autre que le baron se serait effrayé du besoin d’aimer que devait renfermer une pareille nature. Élevé sous les yeux d’un père misanthrope et oubliant qu’il avait été jeune, grandissant dans un château triste et solitaire, privé de la tendresse maternelle et des amitiés de son âge, Frédéric devait être livré sans résistance aux premiers flots du monde. Le baron crut, au contraire, que ses leçons avaient porté leurs fruits, et que Frédéric ne verrait de la vie et des choses que le côté matériel et pratique. Il pensa qu’un jeune homme appelé à briller plus tard à la cour ne devait pas être constamment enfermé dans une solitude, qu’il devait se mêler à ses semblables, étudier les mœurs et les hommes pour comprendre les unes et deviner les autres.

Un matin donc, il fit appeler Frédéric. Celui-ci, sorti avant le jour pour se livrer à une de ses promenades favorites, n’était pas au château. Quand il rentra, tout plein encore du chant des oiseaux, de l’éclat de la rosée et du parfum des fleurs sauvages, il se hâta de se rendre auprès de son père. Rien ne pouvait contraster plus vivement avec la fraîcheur, la vie et la lumière qui l’entouraient tout à l’heure, que la pièce où le baron l’attendait. Quelques portraits de famille, suspendus à la sombre et vieille boiserie, figuraient un conseil rébarbatif dont le baron représentait le président.

— D’où venez-vous donc, Frédéric ? lui dit-il avec impatience. Le lever du soleil est toujours le même, et j’ai à vous parler de choses graves.

Frédéric s’inclina en signe d’attention.

— Votre éducation est finie, reprit le baron, du moins celle qui consiste à prendre dans les livres ce que les siècles y ont laissé. Vous parlez plusieurs langues avec facilité ; les différens pays du monde vous sont connus par leur importance, leurs limites et leurs formes de gouvernement. Il vous reste maintenant à étudier par vous-même les hommes dont je n’ai pu vous donner qu’une idée. Vous avez dix-neuf ans ; vous allez compléter vos hautes études à l’université d’Heidelberg. Ensuite vous parcourrez les pays les plus intéressans de l’Europe : la France, l’Angleterre, l’Italie d’abord. Je désire que vous commenciez par elle ; vous verrez là ce qu’on appelle des chefs d’œuvre. Je suis bien aise que vous jugiez chez les autres peuples de ce qu’est la vie utile et pratique et non cette existence d’artistes et d’enthousiastes qui ne mène à rien. Vous voyagerez ainsi pendant trois ou quatre ans ; rien ne forme autant la jeunesse. Mon seul regret est de ne pouvoir vous accompagner et vous guider avec ma vieille expérience. Mes infirmités m’en empêchent, mais j’ai confiance en vous. Rappelez-vous mes leçons, défiez-vous de votre premier mouvement ; vous verrez que mes conseils sont justes. Je ne vous parle pas des plaisirs ; les jeunes gens n’ont pas besoin qu’on leur en indique la route. Je ne les proscris qu’autant qu’ils nuisent à l’avenir ; autrement, c’est un des aspects de la vie, et il faut les connaître tous. Enfin, vous reviendrez et vous serez alors, si je ne me trompe, un jeune homme digne d’occuper dans l’état un poste important. Votre naissance, mes services vous y donnent droit ; vous vous présenterez avec les séductions de la jeunesse et serez plus heureux que moi. Il ne vous restera plus qu’à vous marier et à rétablir par une riche dot la splendeur de notre maison.

— Mais, mon père, dit timidement Frédéric un peu choqué de cette disposition arbitraire de sa personne.

Le baron parlait comme un général qui développe un plan de bataille long-temps médité et ne s’inquiète pas de la volonté ou de la vie des exécutans. Il reprit, sans faire attention à l’interruption de son fils

— Vous partirez demain ; faites vos préparatifs. J’aurai soin que l’argent ne vous manque pas. Sans être ce qu’elle était, ma fortune vous permet de vivre encore en gentilhomme, c’est-à-dire sans trop de prévoyance et d’économie ; ce sont de petites vertus.

Frédéric partit en effet le lendemain.

Ses adieux à son père furent respectueux et froids, et il vit sans grande émotion les vieilles tourelles du château disparaître peu à peu derrière les arbres. Quand il n’eut plus devant les yeux que la plaine à perte de vue il lui sembla conquérir sa liberté ; à vingt ans, c’est tout. Le premier temps de son séjour à l’université se passa à suivre régulièrement les cours et à travailler dans le silence de sa chambrette. Ses habitudes de discipline le suivaient, et il ne savait guère que faire de cette liberté tant rêvée. Ses meilleurs momens étaient ceux qu’il employait à gravir les montagnes le matin, ou à errer le soir au bord du Necker. Le pays lui était inconnu ; chaque site avait l’attrait d’une découverte. Qui de nous, en voyage, n’a été ainsi Christophe Colomb, au moins une fois en sa vie ! Frédéric finit pourtant par se lier avec quelques étudians et par s’initier peu à peu à leur vie. Une nouvelle ère commença pour lui. Autant jusque-là ses journées avaient été remplies et calmes, autant elles devinrent vides et bruyantes. Cette activité le trompa : il prit le plaisir pour le but de la vie et se jeta avec toute la fougue de la jeunesse dans cette folle et vagabonde existence. Appliquant la poésie que contenait son cœur à tout ce qui l’entourait, il en voyait, pour ainsi dire, le reflet sur ses excès même et leur prêtait ainsi un charme qui lui en cachait le côté mauvais et vicieux. Quelques mois s’écoulèrent de cette façon à regagner le temps perdu auprès de son père dans la sagesse et la misanthropie ; mais, quand ce premier mouvement de fougue fut passé et que son caractère reprit à peu près son niveau, Frédéric sentit par degrés se dissiper l’espèce d’ivresse qui l’avait saisi. Comme dans presque tous les hommes, une double nature existait en lui, et il réunissait des goûts et des passions en apparence bien opposés, mais dont sa première éducation eût facilement donné la clé. Gai comme un enfant, passionné comme un Allemand, Frédéric, dès que les circonstances le demandaient, devenait grave, froid et sceptique. Sa sensibilité extrême disparaissait ; la réflexion la remplaçait, et sans rien perdre de la bonté de son cœur, il savait écouter la justesse de son esprit. Il vit bientôt qu’il s’était trompé, et tandis que ses compagnons, moins bien organisés ou d’instincts plus grossiers, prenaient le bruit pour le plaisir, la singularité pour le talent, et l’exaltation pour la capacité, Frédéric écoutait les mystérieuses voix qui se réveillaient en lui et l’avertissaient de changer de sentier. Il sentait que sa tête se calmait, que son cœur était vide, et ses regards cherchaient autour de lui ce qui devait le remplir. Telle était la disposition de son esprit depuis quelque temps ; sa conversation matinale avec Antonio en fut le premier aveu. Ne trouvant pas d’écho dans l’ame de l’artiste, plus bruyante que délicate, il renferma ses pensées en lui-même, et tandis que sa vie en apparence était la même, un grand changement s’opérait silencieusement dans ce cœur encore indécis, mais ouvert d’avance à de nouvelles émotions.

III.

Plus d’une fois rempli, sans se l’avouer, d’un vague, mais constant espoir, Frédéric revint au vieux château et parcourut ses ruines, s’arrêtant de préférence dans la cour isolée où s’était montré à ses yeux un tableau que son imagination reproduisait sans cesse. Il n’y retrouva pas les deux jeunes femmes ; l’éloignement, l’incertitude de jamais les revoir achevèrent de leur prêter un charme mystérieux qui devait les graver tout-à-fait dans un esprit comme le sien. Presque toujours, dans la première jeunesse, la femme aimée n’est guère qu’un-prétexte ; l’amour est le véritable but. L’ame novice encore est surtout amoureuse de ses rêves et possède tant de richesses que, sans prévoyance, elle en répand sur tout, et ne s’aperçoit pas que souvent elle pare des chimères auxquelles elle prête sa beauté.

Qui était cette jeune femme ? cet enfant était-il le sien ? habitait-elle la ville, ou n’était-elle venue là qu’en passant ? À force de s’adresser ces questions, Frédéric arriva à désirer ardemment de les résoudre et à se promettre d’y parvenir. Cependant toutes ses recherches furent inutiles ; les inconnues restèrent invisibles, et comme il était probable qu’il ne les reverrait jamais, Frédéric devint tout-à-fait amoureux. Il se livra à de longues courses solitaires, et cessa presqu’entièrement de fréquenter les étudians. Un jour pourtant il se décida à aller voir son ami Antonio ; il le trouva dans son atelier.

— Que deviens-tu donc ? lui dit celui-ci gaiement, on ne te voit plus. Entres-tu en retraite, ou prépares-tu quelque traité de morale sur la vie des étudians et les inconvéniens d’aimer le vin du Rhin ? tu es pâle, maigri ; gageons que tu es amoureux.

— Moi ! je te jure…

— Des sermens, bien ! c’est un symptôme ; l’amour en donne l’habitude, et l’on en fait à tout propos sans s’en apercevoir. Je prends donc ta négation pour un aveu. Maintenant de qui es-tu amoureùx ? Tel que je te connais, tu ne peux pas aimer une fille de la terre ; en Italie, je croirais à une déesse comme les statues en font rêver ; en Allemagne, ce doit être quelque vaporeuse enfant de l’air, une sylphide, pour le moins une ondine.

— Tu es bien gai, toi, ce matin, interrompit Frédéric.

— Que veux-tu ? moi aussi je suis amoureux ; l’amour est un singulier maître, il rend tristes les uns et donne aux autres la gaieté.

— Oui, dit Frédéric en souriant, les heureux sont gais ; et l’on dit que la belle madame de Rendorf est bien difficile à satisfaire, puisque son portrait n’est jamais fini.

— Ce n’est pas elle ; c’est moi qui ne suis jamais content, reprit Antonio, comme s’il n’eût pas compris. Mme de Rendorf m’a accueilli avec une bienveillance dont je suis reconnaissant, et je voudrais que son portrait fût un chef-d’œuvre ; tu vois que cela me jette loin. D’ailleurs, bien que sa figure soit fort régulière, j’ai toutes les peines du monde à reproduire, comme je le désire, le charme qui est…

— Dans tes yeux, Antonio. Tu n’avoues rien, et tu as raison ; mais tu ne réussis pas à me tromper.

Antonio feignait de peindre avec une grande attention. Au bout de quelques instans il reprit :

— Tu n’as pas répondu à ma question ; de qui es-tu amoureux ?

— Tu l’as dit tout à l’heure : d’une de ces fées capricieuses qui se laissent entrevoir une fois pour se faire éternellement désirer.

— Ah ! fit Antonio frappé d’un souvenir subit, — la madone du vieux château ! Conviens au moins que je te l’ai prédit.

— Tu es sorcier, dit Frédéric sans rien avouer.

— Peut-être, car je l’ai évoquée une seconde fois, cette douce et modeste figure qui a ravi sa raison à mon ami le sage.

— Tu l’as revue ? tu la connais ?

— Tu ne nieras plus maintenant. Te voilà aussi rouge que tu étais pâle tout à l’heure, aussi vif que tu paraissais languissant. Je ne veux pas du reste te faire souffrir : je l’ai revue, mais je ne la connais pas ; je dois même avouer en toute humilité que, si elle est restée dans notre souvenir, je n’ai pas produit la même impression sur elle. Elle a passé sans même me regarder ; comprends-tu cela ?

— Oui, dit Frédéric ; continue.

— Ah ! tu le comprends : voilà bien les amoureux ! parce que ce n’était pas toi. Elle était seule, toujours charmante ; elle marchait fort vite et allait dans une direction opposée à la mienne ; au coin d’une rue je l’ai vue disparaître…

— Et tu ne l’as pas suivie ?

— Tu n’es guère jaloux !

— Oh ! je le serai, dit naïvement Frédéric. Écoute, Antonio, ajouta-t-il après un instant de silence, tu es mon meilleur ami ; nos caractères sont différens, mais nos cœurs s’entendent, car chacun de nous respecte les goûts de l’autre. Pourquoi ne me confierais-je pas à toi ? Élevé sévèrement, privé, encore enfant, de ma mère qui m’aurait aimé, c’est-à-dire compris, je n’ai pu communiquer mes impressions à mon père qui m’aime aussi à sa manière, mais qui, dès mon berceau, ne songeait qu’à mon avenir. J’ai donc amassé bien des rêves, caressé bien des chimères dans ma solitude ; sans cette contrainte, le flot d’émotions qui m’oppresse se serait naturellement écoulé ; l’amitié en aurait pris une partie, et ce penchant mélancolique dont tu souris ne se serait pas autant développé chez moi. Les hommes que j’ai fréquentés m’ont rarement plu ; les femmes, celles que j’ai connues, ne méritaient guère que le mépris qu’elles m’inspiraient. Je te l’ai dit, les plaisirs vers lesquels m’a porté l’ardeur de ma jeunesse m’ont vite lassé. Je désire quelque chose au-delà, quelque chose de doux et de tendre qui donne un intérêt à ma vie en y posant un but. Tu dis que je suis amoureux : je ne le suis pas encore, mais il me semble que je serais heureux si j’aimais réellement et si j’étais aimé.

Antonio était devenu pensif, et écoutait attentivement Frédéric qui s’animait en parlant, comme s’il eût brisé un joug trop-longtemps imposé.

— Tu as raison de te confier à moi, dit-il en lui serrant cordialement la main ; nous ne pensons pas de même, c’est vrai mais, entre nous, il y a une sincère amitié qui aide à tout comprendre. J’userai des droits qu’elle me donne, et te parlerai franchement. Tu m’effraies. Ta sensibilité, exaltée par la privation et l’isolement, est prête à se porter avidement sur l’objet qui se présentera d’abord à tes yeux. Si ton choix n’est pas heureux, et que d’apparences sont trompeuses ! je tremble pour toi, car, tel que je te comprends, ton premier amour peut décider de ta vie. Je suis un fou gai, c’est l’espèce la meilleure. Nous autres, en effet, nous ne perdons de notre raison que ce qu’il en faut perdre pour oublier la réflexion et mieux goûter le plaisir. Mais les fous sérieux sont les plus difficiles à guérir, car leur folie même ressemble à la raison : elle a pour appuis la nature toujours en lutte avec la société, les instincts du cœur et tout le cortége des sentimens généreux. Prends garde à toi ; vois comme tu dois te défier : cette jeune femme, à peine l’as-tu entrevue, et déjà, pour la retrouver, tu passerais les monts si l’on te disait qu’elle est de l’autre côté. Elle t’est apparue, il est vrai, entourée de tout le prestige de la nature et du mystère ; elle t’est surtout apparue dans un moment où ton cœur s’élançait d’avance au-devant d’un idéal inconnu, mais ardemment désiré. Sais-tu pourtant qui elle est ? n’est-elle pas mariée ? l’enfant qui dormait sur ses genoux paraissait lui appartenir. Quelle place occupe-t-elle dans le monde ? Et mille questions dont la passion s’inquiète peu, mais que doit faire le bon sens toujours traité par elle avec un dédain si superbe. Crois-moi, cette jeune femme peut être aussi bonne qu’elle est douce aux yeux, mais n’importe, ne la cherche pas ; tu ne trouverais peut-être là que des tourmens. Pourquoi, sans te lancer dans le domaine du romanesque, ne te créerais-tu pas dans le monde quelque distraction agréable ? Pour ne pas être en ruines, les châteaux des environs ne renferment pas moins de jolies châtelaines ; elles sont de ton rang, et tu peux les retrouver dans la sphère où tu es appelé à vivre. Mais elles ne sont pas libres non plus, me diras-tu. Je m’en félicite pour toi, car les liens qui les retiennent sont une précieuse sauve-garde qui épargne à la jeunesse les folies qu’elle ne manquerait pas de faire. On aime, on est aimé ; mais le monde, les devoirs bornent l’horizon et arrêtent les élans sans limites. En un mot, on est heureux, on a des liaisons, mais point de passions, et c’est là ce qu’il faut.

— Tu parles comme mon père, dit Frédéric avec impatience.

— Je parle dans ton intérêt, et j’ai deux avantages pour être cru : de n’être pas ton père, et de n’avoir pas soixante ans. Quant à la passion, tu comprends bien que, comme artiste, j’ai dû d’abord en avoir au moins une, et que j’en dis du mal comme d’une ancienne maîtresse. J’ai aimé comme tu l’entends, ardemment, démesurément, éternellement ; je le pensais du moins. J’ai aimé en Italie une Italienne, c’est tout dire. Bouillans comme le Vésuve, agités comme la Méditerranée, c’est ainsi que nous étions ; cela dura un mois de clairs de lune et de sérénades ; rendez-vous, escalades, rien n’y manquait. Le second mois, l’agitation devint tempête ; le troisième, Thérésa, pour un regard jeté sur une autre fille, m’enfonça dans le bras son épingle d’argent. Le lendemain, j’étais en route pour l’Allemagne, mon sac sur le dos, et disant adieu au toit de ma bien-aimée et à la passion. Je n’ai revu ni l’une ni l’autre.

Frédéric sourit à ce singulier résumé ; mais il se tut, car il n’était pas persuadé, et la passion d’Antonio ne ressemblait en rien à l’amour qu’il rêvait. Antonio peignait en chantant, comme pour attester sa parfaite guérison.

— Je te remercie de tes conseils, lui dit Frédéric en s’en allant, et tâcherai de les suivre, c’est-à-dire d’être sage, car je ne me sens pas encore mûr pour la folie gaie que tu me souhaites.

Il rentra chez lui plus inquiet qu’il n’en était sorti. Si le côté positif de sa nature approuvait une partie des réflexions de son ami et les reconnaissait justes, la peinture des liaisons faciles du monde révoltait sa délicatesse ; trop jeune et trop honnête pour en goûter l’égoïsme commode, il n’en voyait que le revers honteux et misérable, et se rejetait avec plus de complaisance encore dans ses rêves innocens, où l’amour lui apparaissait comme un beau lac que traversaient, sans le troubler, de blanches et pures visions.

Peu de jours après, Frédéric résolut de remplir un devoir qu’il avait négligé jusqu’alors. Une sœur de son père habitait Manheim, petite ville située à quatre lieues environ d’Heidelberg. À son départ, le baron lui avait dit « Vous irez visiter votre tante ; c’est votre seule parente et une digne femme, quoiqu’un peu faible de tête, comme elle l’a prouvé. Enfin, c’est ma sœur ; vous lui porterez mes amitiés. Rarement nous avons occasion de communiquer ; cependant, sachant mon projet de vous envoyer à l’université, elle m’a écrit exprès pour me manifester son désir de vous voir. Vous vous apercevrez facilement que ses idées sur le monde ne sont pas les miennes, mais je compte sur votre jugement pour les apprécier ; quant à son affection, je n’en doute pas. »

Frédéric n’avait pas souvent entendu parler de sa tante. Quand le baron s’exprimait sur son compte, c’était toujours en termes froids et un peu dédaigneux. La cause de cette froideur venait de ce qu’au lieu d’épouser un ami de son frère, riche et titré, elle avait préféré un jeune officier sans fortune, à qui son père l’avait promise, s’il parvenait au grade de major. C’était une histoire bien simple et tout empreinte de la bonhomie des mœurs allemandes : le père avait gardé sa parole, la jeune fille avait attendu son fiancé, qui l’avait méritée par sa bravoure. Le mariage se fit, au grand déplaisir du baron, qui ne comprenait rien à toute cette sensiblerie. Du reste, la pauvre Marianne n’avait pas joui long-temps de son bonheur. Son père mourut bientôt, et quelques années après, elle perdit son mari au moment où les grades supérieurs que lui obtenait son mérite auraient peut-être adouci la colère du baron. Restée veuve, sans enfans, et comptant son frère plutôt comme un soutien naturel que comme un ami sympathique, elle se retira à Manheim où l’attiraient quelques affections d’enfance. C’est là qu’elle vivait depuis de longues années, soutenue par la religion et livrée au culte d’un attachement, autrefois son seul espoir, maintenant son unique souvenir.

Au milieu des plaisirs bruyans qui avaient rempli les premiers temps de son séjour à l’université, Frédéric n’avait plus songé à sa tante Marianne. Devenu, non pas triste, mais sérieux, c’est-à-dire rendu à sa véritable nature, il en retrouva le caractère principal, la bonté, et avec le souvenir de sa tante lui revint la mémoire de sa touchante persévérance. Ce fut donc avec une sorte de reproche intérieur qu’il songea à sa négligence, craignant qu’elle n’attribuât à de la froideur ou à un dédain héréditaire le retard de sa visite. Bien que l’automne s’avançât, le temps était beau ; il résolut de faire à pied le court trajet qui sépare Manheim d’Heidelberg, et partit de grand matin. L’air était vif ; un brouillard assez épais enveloppait le paysage et laissait à peine deviner la forme des arbres ; l’herbe était chargée de rosée. Frédéric marchait d’un pas rapide, observant avec plaisir les vagues apparences de la route, en harmonie avec les idées indécises qui flottaient dans son esprit. Cependant un vent frais se leva sur les bords du Necker qu’il côtoyait et chassa devant lui le brouillard, qui s’éleva lentement de terre et parut s’enfuir à regret devant le soleil naissant. Pendant que Frédéric s’arrêtait pour contempler cet aspect matinal sur la rive opposée, qui restait encore voilée, il crut entrevoir deux femmes marchant rapidement et suivant la même direction que lui. Il hâta le pas, et put bientôt distinguer la couleur de leurs vêtemens, autant que la vapeur de l’air le lui permettait. Il lui sembla que l’une était habillée de bleu, tandis que la robe flottante de l’autre se confondait avec la blancheur du brouillard. Mais, en ce moment, le Necker faisait un détour ; Frédéric les aperçut encore à travers les arbres d’un massif de bois, puis elles s’effacèrent peu à-peu dans la brume comme une apparition qui s’éloigne. Frédéric s’arrêta, incertain s’il devait tenter de gagner l’autre rive. Si Antonio était ici, se dit-il, il se moquerait de moi et aurait raison. Toutes les robes bleues me font battre le cœur, et me voilà tout prêt à passer le fleuve à la nage pour suivre deux femmes que sans doute je ne connais pas ! Il se remit en route, mais il marchait plus lentement et se retourna plusieurs fois. Sa distraction fut telle qu’il se trompa entièrement de route et ne s’aperçut pas qu’il quittait la plaine et se dirigeait vers les montagnes. Rien ne porte à songer comme la marche. Un bâton à la main, une belle route devant soi, la jeunesse au front et quelque tendresse dans le cœur, en moins de rien, on ne fait pas des lieues, on fait des voyages. Éveillé par l’activité du corps, l’esprit s’élance tantôt dans le passé, tantôt dans l’avenir ; les temps se rapprochent, les distances s’effacent, et ceux qui vous reçoivent, au terme de la course, ne se doutent pas que vous revenez de bien loin pour les voir.

Le jour était déjà à la moitié de son cours, et la pensée de Frédéric n’était peut-être pas bien loin, mais à coup sûr elle n’était guère sur la route, quand un bruit de voiture derrière lui l’avertit de se ranger. En même temps, une voix joyeuse le salua par son nom ; c’était Antonio, qu’une brillante calèche emportait au château de la comtesse de Rendorf, en face de la gracieuse châtelaine et du plus débonnaire de tous les époux. À peine si Frédéric eut le temps de remarquer l’air triomphant de son ami, dont un tourbillon de poussière lui ôta bientôt la vue. Frédéric était naturellement simple dans ses goûts ; en ce moment, ses réflexions quittèrent les lointains romanesques où peut-être elles s’aventuraient, et prirent une autre direction. Voilà Antonio heureux, pensait-il ; pour lui, le bonheur c’est le luxe, l’éclat, une liaison facile, un succès constaté. Et presqu’en même temps, il se prit à sourire en songeant à leur rencontre imprévue et au contraste de leurs équipages. Il ne put s’empêcher de penser aussi à la différence de leurs buts. D’un côté une somptueuse hospitalité, toutes les ressources de la richesse, toutes les jouissances du monde et les satisfactions de la vanité ; de l’autre, le foyer d’une pauvre veuve, un accueil modeste et calme, une étroite demeure, mais sans doute partagée avec joie et avec ce cœur attentif qui dresse partout des palais. Cependant Frédéric s’aperçut qu’il s’était trompé de route et que, tout en rêvant assis au pied des arbres, ou suivant le cours des ruisseaux, il avait employé le jour presque entier, tandis que son petit voyage n’exigeait que quelques heures. Un paysan chez lequel il trouva une hospitalité rustique lui indiqua son chemin, qui était à peu près aussi long que s’il partait d’Heidelberg. Il ne fit qu’en rire et se remit gaiement en marche. Quand il approcha de Manheim, le jour baissait ; l’heure qui sépare le coucher du soleil des ombres de la nuit jetait sur les champs muets son calme et son immobilité. Frédéric se laissa aller aux pensées simples et tendres qui naissaient en foule dans son cœur pour cette tante qu’il ne connaissait pas, mais qui lui apparaissait bonne, fidèle et indulgente, comme ceux qui ont beaucoup souffert. Quand les étoiles commencèrent à paraître, il lui sembla que sa mère dans le ciel souriait à sa venue près de cette digne veuve qu’elle avait aimée et comprise, malgré les préjugés de son mari ; il lui sembla qu’il laissait derrière lui le tumulte des orgies, la bizarrerie des actions et le vide des plaisirs, qu’il marchait vers le bien, vers l’appui et le conseil dont son cœur avait besoin, et, arrivé devant la petite maison qu’habitait sa tante Marianne presqu’aux portes de Manheim, ce fut avec une sorte d’attendrissement vague qu’il en souleva légèrement le marteau.

IV.

Frédéric n’avait pas annoncé sa venue ; il fut obligé de dire son nom à la vieille servante qui vint lui ouvrir. À peine l’eut-elle entendu, elle prit un air visible de contentement et l’invita à la suivre. Frédéric comprit que la maîtresse et la servante avaient souvent parlé de lui, qu’il était attendu, et ses dispositions affectueuses en furent augmentées.

— Qu’y a-t-il, Nanette ? dit la vieille dame, sans cesser de faire aller les aiguilles de son tricot.

— Madame, c’est votre neveu, M. Frédéric ! fit Nanette d’un air triomphant.

— Oui, madame… oui, ma tante, dit Frédéric en s’avançant.

— Ta tante, à la bonne heure, interrompit la vieille dame qui se leva avec vivacité et lui tendit les bras. Viens, mon cher Frédéric, je t’ai vu si enfant qu’il me semble que je dois te tutoyer. Elle l’embrassa à plusieurs reprises.

— Mais comme le voilà grand et beau ! dit-elle en se tournant vers Nanette comme vers une confidente habituelle. Celle-ci remua la tête en signe d’approbation et sortit discrètement.

Cet accueil cordial et un coup d’œil rapide suffirent à Frédéric pour juger tout de suite sa tante Marianne. Elle était à peu près telle qu’il se l’était figurée. Petite, mais presque fraîche sous ses rides, il était impossible de la voir sans se sentir attiré vers elle, tant il se trahissait de bienveillance dans son sourire et de bonté dans ses yeux bleus dont l’âge avait amorti la vivacité. Elle portait ses cheveux blancs avec quelque coquetterie, et une propreté extrême, peut-être même minutieuse, relevait la simplicité de ses vêtemens. L’ordre et le calme respiraient autour d’elle ; le mobilier était modeste, mais tout semblait à sa place, et chaque chose prenait quelque valeur de l’emploi utile qui en était fait. En regardant sa tante, assise dans l’embrasure d’une fenêtre, sous des rideaux d’une blancheur irréprochable, tenant à la main son tricot, œuvre sans doute de charité, Frédéric put, sans trop se tromper, se la représenter à peu près telle qu’elle était chaque jour depuis de longues années. Seulement, pour compléter le tableau, au-dessus de cette tête déjà un peu tremblante, courbée sur un ouvrage grossier, il faisait planer le souvenir attendrissant d’une vie sans reproche, d’une affection brisée, mais toujours présente, et d’une pieuse résignation. Il commença par s’excuser de ne pas être venu plus tôt.

— Écoute, mon enfant, lui dit-elle dès les premiers mots, entre nous, point de gêne. Tu es jeune, je suis vieille ; tu ne me connaissais pas, rien ne devait t’attirer ; tu es venu, je t’en remercie : c’est une attention que tu as eue pour la sœur de ton père. Plus tard, si ta tante Marianne t’inspire quelque affection, si tu t’aperçois qu’elle t’aime tendrement, tu prendras de toi-même le chemin de sa pauvre demeure. Mais jamais je ne veux devoir ta visite au sentiment d’une obligation à remplir ou à la crainte de reproches fatigans. Maintenant, parlons de ton père.

Alors elle s’informa minutieusement de la santé du baron, des changemens que l’âge avait dû apporter dans sa personne, dans son humeur. Pas une plainte ne lui échappa, pas un mot ne put faire deviner le moindre reproche dans sa pensée, la moindre amertume dans son cœur. Frédéric, en répondant à ses questions, ne pouvait s’empêcher de comparer cette sérénité d’ame, cette absence de tout fiel, avec la rancune et la misanthropie de son père. Les malheurs qui viennent du ciel rendent bon, pensait-il ; les revers qui viennent de la terre aigrissent.

Sa tante lui parla ensuite de sa mère, nature tendre et moins destinée au monde qu’au séjour des anges ; il l’écoutait avec attendrissement, et croyait revoir la chaste figure qu’il se rappelait confusément penchée sur son berceau. Certes, s’il est permis aux ames de revenir sur cette terre, celle de la pauvre morte dut se poser doucement près de ce modeste foyer entre ce fils ému et cette amie fidèle, et s’envoler ensuite, emportant du bonheur même au ciel.

Les paroles s’échangeaient ainsi attachantes et familières entre ces deux personnes qui, peu d’instans auparavant, étaient encore inconnues l’une pour l’autre, tant il est vrai que c’est la conformité d’ame et non l’habitude qui forme les liens les plus réels. Frédéric se laissait aller au charme de ce facile épanchement ; c’était la première fois de sa vie que son cœur s’ouvrait sans crainte et sans détour. Lisant l’intérêt dans les yeux de sa tante, il lui raconta d’abord son enfance insouciante, puis son adolescence disposée à l’expansion, mais bien vite réprimée par la sévérité de son père ; son éducation, les plans de celui-ci, ses préceptes décourageans, enfin ses projets actuels et l’aspect égoïste et chagrin sous lequel il lui peignait le monde.

— Ton père t’aime sincèrement, lui dit sa tante. Après avoir passé sa vie à poursuivre l’ambition, il rêve pour toi un avenir brillant. Moi, mon enfant, je suis plus ambitieuse encore, je te souhaite le bonheur.

Cependant les heures s’écoulaient rapides ; jamais la vieille servante n’avait veillé aussi tard. Frédéric fut conduit dans la chambre qui lui avait été préparée. Cette soirée lui avait paru délicieuse ; le charme s’en perpétua dans son sommeil. La fatigue l’endormit ; mais l’imagination continua sa course, et il rêva. Il rêva du souhait de sa tante, du bonheur, c’est-à-dire, à vingt ans, de l’amour. Il revit les ruines du vieux château et l’arcade solitaire ; il se vit lui-même près de la belle inconnue qui ne fuyait plus ses regards ; puis il aperçut sa tante qui gravissait lentement la montagne ; elle s’approcha de la jeune femme, d’un air plein de bonté, lui prenant la main, l’emmena avec elle. Frédéric les suivit. Ils allaient ainsi, sans se parler, la figure radieuse et le cœur satisfait ; un beau soleil les éclairait. Mais, à un détour du chemin, ils entrèrent dans une grande forêt de pins ; les objets devinrent sombres autour d’eux et tout à coup Frédéric aperçut devant lui les tourelles du château de son père. Il recula à cette vue… et s’éveilla, l’esprit encore troublé. Un gai rayon glissait à travers ses volets. Avec l’ombre du sommeil s’envola l’inquiétude de son rêve, et il se mit à considérer sa chambrette. Rien de plus simple que son aspect et de moins luxueux que les meubles qui la garnissaient ; mais tout était paré d’une propreté remarquable et rangé avec un ordre qui plaisait à l’œil. Le linge était bien blanc, le carreau bien luisant. Sur la table était une écritoire et tout ce qu’il fallait pour écrire, tandis que la cheminée montrait avec orgueil un vieux vase de Chine contenant un énorme bouquet, attention de Nanette. On sentait que la bonne volonté suppléait à la richesse, et que, s’il n’y avait rien de plus, ce n’était pas faute du désir de donner ce qu’on avait de meilleur. Frédéric se leva et trouva sa tante dans son petit jardin, cueillant ses plus belles grappes de raisin. De même que la soirée de la veille, la journée s’écoula en bonne et simple causerie. Comme il lui avait confié ses pensées, la tante Marianne lui raconta sa vie. Il ne vivait que d’espérrances ; elle, que de souvenirs : ils étaient naïfs et touchans ; le temps avait passé sur cette mémoire aimante sans en rien retirer. Chez elle, comme dans les natures tendres, la douleur s’était convertie en une piété douce et consolante, et de tant de tristesse, de vœux brisés et de joies vite enfuies, elle n’avait fait qu’une bonté constante et une indulgence inépuisable.

Le lendemain soir, quand il partit, Frédéric se retourna plus d’une fois pour voir encore de loin sa tante Marianne qui le suivait des yeux.

— Tu connais ta chambre, lui avait-elle dit ; il y a long-temps qu’elle t’était destinée ; maintenant elle t’appartient. Souviens-toi, cher enfant, que je serai toujours heureuse quand tu l’habiteras. Si tu ne viens pas, je penserai que des plaisirs te retiennent agréablement ou que des travaux utiles t’occupent, et je ne me plaindrai pas.

La bonté laisse dans l’ame de ceux qui viennent d’en recevoir les marques un souvenir ineffaçable qui augmente encore avec la distance. Si elle a charmé dans le moment, quelques jours après, elle attendrit. Qu’au lieu de jours ce soient des années, ou que le ciel ait repris ceux qui la possédaient, elle met des larmes dans les yeux et un éternel regret dans le cœur. Pendant la route, Frédéric repassa dans son esprit tout ce que sa tante lui avait dit de touchant et d’affectueux, et il se promit de reprendre souvent le chemin de Manheim. Il marchait légèrement, comme si le contentement de son cœur lui eût donné des ailes. L’air était pur, la route unie ; il était jeune, il se sentait compris, il pensait que, s’il était aimé comme il le désirait, il serait complètement heureux, et une image douce, toujours la même, passa vaguement dans son esprit. En ce moment, il approchait d’Heidelberg, et entendit quelques éclats de voix qu’il reconnut. C’était une bande d’étudians qui revenaient de la promenade. Il fit un détour pour les éviter, et entra dans la ville par un autre côté. Tout entier à ses idées calmes et honnêtes, il voulait les garder loin du bruit et des railleries. Il passait dans une rue étroite et obscure quand il entendit un chant faible et monotone qui le fit tressaillir ; il lui sembla avoir déjà entendu cette voix, et, s’approchant d’une fenêtre basse d’où les sons paraissaient venir, il plongea ses regards dans l’intérieur de l’appartement. Une lampe en éclairait à peine le fond ; ses rayons tombaient sur les cheveux blonds d’une femme occupée à tresser un petit panier de brins de paille et de joncs qu’une autre femme, à genoux près d’elle, lui tendait à mesure. Toutes deux étaient tournées du côté opposé à la fenêtre. Dans un moment, celle qui travaillait releva la tête et prit quelque chose sur une table placée derrière elle. Frédéric reconnut avec un battement de cœur inexprimable celle qui, depuis quelque temps, avait pris sa pensée. Elle avait toujours cet air modeste et un peu sérieux qui l’avait charmé ; son travail paraissait l’occuper tout entière. Seulement, de temps en temps, elle penchait la tête, comme si elle entendait un faible bruit dans le fond de la chambre. Frédéric crut apercevoir dans l’ombre les rideaux blancs d’un berceau. La jeune fille à genoux chantait des paroles sans suite et sans mesure. En ce moment, elle disait :

Brin à brin, branche à branche,
L’hirondelle noire et blanche
Bâtit
Son nid.

Le nid est fait ; l’amour s’y place,
Puis la famille… Un chasseur passe :
Les petits
Sont pris !

Et elle répétait certains mots deux fois, comme font les enfans ; puis elle choisissait les joncs les plus minces et les tendait à la jeune femme. Sur la table était un vase de cristal plein de bruyères sauvages. Ce tableau était pur et tranquille ; Frédéric le trouva en parfaite harmonie avec la disposition de son esprit et le souvenir du séjour qu’il venait de quitter. Immobile et respirant à peine, Il ne pouvait en détacher ses yeux, et suivait chaque mouvement de sa douce inconnue. Celle-ci cependant étendit la main pour prendre un nouveau brin de jonc ; mais elle s’aperçut que la jeune fille avait cessé de chanter et s’était endormie, la tête appuyée sur la table. Alors elle se leva sans bruit et vint vers la fenêtre. Frédéric se baissait déjà, craignant d’être aperçu ; elle tira le rideau et il ne vit plus rien. Il attendit quelques instans, puis la lampe s’éteignit, et il s’éloigna la tête pleine de projets et le cœur plein de rêves. Le commencement pourtant l’embarrassait fort, et il ne savait trop de quelle manière se faire connaître. Il passa et repassa dans la petite rue ; ce fut vainement : la fenêtre était close ; seulement, en dehors, il remarqua quelques pots de fleurs et se sentit illuminé d’une idée soudaine. À peine la nuit était-elle tombée, il se glissait dans l’ombre comme un coupable et posait sans bruit sur la fenêtre les deux plus beaux dahlias qu’il eût trouvés dans la ville. Mais quand, le lendemain, il se hasarda à voir l’effet de son attention, il trouva les deux caisses de fleurs posées sur le pavé de la rue, les tiges courbées tristement, comme si elles eussent ressenti le chagrin de leur donateur. Il n’y avait dans la manière dont elles étaient refusées ni colère ni dédain ; elles n’étaient pas jetées à terre, on les rendait avec calme et dignité à celui qui n’aurait pas dû les offrir. Frédéric voyait toutes ces belles choses dans ses deux dahlias consternés, quand la fenêtre s’ouvrit et se referma presque aussitôt. Il avait été aperçu ; c’était un pas de fait. Il rentra chez lui plus content : l’audacieux n’était plus un inconnu. Cependant ce premier succès ne fut suivi d’aucun autre, et il se désolait. Les amoureux ont quelquefois du bonheur : le hasard vint à son secours.

Il rencontra un soir Antonio. Celui-ci arrivait du château, où on l’avait retenu plusieurs jours. — Eh bien dit-il à Frédéric, : es-tu devenu sage, sans rechute, ou as-tu suivi mes conseils ?

— N’as-tu pas toujours raison ? répondit gaiement Frédéric en éludant la question.

Tant que son amour lui avait paru à lui-même impossible, il en avait volontiers parlé ; depuis qu’il lui semblait venir dans les régions de la réalité, il sentait de la répugnance à le livrer aux conseils, c’est-à-dire aux plaisanteries de son ami. Ils se promenèrent assez longtemps dans la campagne. Pour tout dire, il faut avouer qu’Antonio fit les frais de l’entretien. Si Frédéric eût été plus attentif ; il eût bientôt su par cœur le nombre des salons du château de Rendorf, la couleur des tentures, les détours des allées et la hauteur des arbres du parc. Cette enthousiaste énumération fut interrompue par un cri perçant, et presque au même instant une jeune fille passa en courant devant eux. Elle était suivie de près par deux hommes qui paraissaient du peuple ; le premier mouvement de Frédéric fut de s’opposer à leur poursuite ; Antonio se joignit à lui.

— De quoi vous mêlez-vous ? passez votre chemin, dirent brutalement les deux poursuivans, en cherchant à s’échapper ; mais ils étaient tenus vigoureusement et ne purent que se répandre en injures et en blasphèmes.

— Ils sont ivres, dit Frédéric avec dégoût, et il les lâcha. Ils regardèrent autour d’eux d’un air hébété, puis, ne voyant plus l’objet de leur poursuite, ou achevés par la secousse qu’ils venaient d’éprouver, ils proférèrent encore quelques mots grossiers et s’éloignèrent en chancelant.

— Tâchons maintenant de retrouver cette pauvre fille, dit Frédéric. Divisons-nous, car j’ignore par laquelle de ces deux routes elle s’est enfuie.

— À la grace de Dieu ! en vrais chevaliers secourons l’innocence, s’écria Antonio, et il s’élança dans une route, tandis que Frédéric prenait l’autre en courant. La nuit était obscure ; peu à peu cependant ses yeux s’habituèrent. Il arriva, sans apercevoir la fugitive, au pied d’une petite colline sur laquelle la lune qui se levait envoyait un rayon incertain. Il crut alors entrevoir sur le haut une forme blanche et immobile. Il s’approcha sans bruit et vit en effet une femme, probablement celle qu’il cherchait. Elle était assise et paraissait écouter avec attention le bruit lointain de la rivière. Il agita un peu le feuillage pour l’avertir de sa présence, mais elle ne changea pas de position. Ayant soin de modérer le son de sa voix pour ne pas l’effrayer, il se hasarda à lui adresser la parole :

— Si c’est vous que j’ai vue fuir tout à l’heure, mademoiselle, vous pouvez vous rassurer…

Elle tourna lentement la tête sans témoigner d’effroi, et dit :

— Je suis petit oiseau ; Dieu m’a donné des ailes. Comment m’atteindrait-on ! n’ai-je pas su voler jusqu’ici ?

Frédéric reconnut la jeune folle du vieux château

— Étiez-vous seule ? lui demanda-t-il avec trouble.

— Seule ! répéta-t-elle ; la colombe est ma sœur, et je vais la rejoindre. En même temps, avant que Frédéric pût la retenir, elle s’élança en avant, comme si elle eût voulu s’envoler dans les airs. Il poussa un cri d’effroi et se pencha sur la pointe du rocher. Heureusement, un jeune sapin qui croissait dans ses fentes avait soutenu la jeune fille. Frédéric se hâta de descendre. La pauvre enfant était évanouie, il la prit dans ses bras et l’emporta vers la ville. Quand il arriva devant la maison où elle demeurait, il s’arrêta un moment indécis. Que faire ? se disait-il ; ne vais-je pas frapper d’effroi cette jeune femme en offrant ainsi à sa vue sa sœur à demi morte ? Comme il faisait ces réflexions, il entendit derrière lui des pas précipités et vit venir la jeune femme elle-même, pâle, les cheveux en désordre, et tenant son enfant dans les bras.

— Ah ! Marceline, ma pauvre Marceline, s’écria-t-elle dès qu’elle aperçut Frédéric et son pâle fardeau. Entrez, lui dit-elle ; est-elle morte ! répondez : où l’avez-vous trouvée ? — Mais non son cœur bat…

En effet, la pauvre enfant revenait à elle ; quand elle vit sa sœur, elle sourit sans parler encore. Celle-ci la couvrait de larmes et de baisers.

— Henriette ! dit la folle avec une joie enfantine, est-ce bien toi ? Et le petit enfant ?

— Le voici dans son berceau.

— Chut ! il dort. Elle voulut mettre un doigt sur sa bouche ; mais elle ne put et ferma les yeux en poussant un faible gémissement.

— Blessée ! elle est blessée ! s’écria Henriette.

Frédéric s’élança dehors et ne revint qu’avec l’assurance qu’un médecin le suivait. En l’attendant, il fit à la jeune femme le récit de ce qui s’était passé.

— Soyez béni, lui dit-elle d’une voix tremblante. Comme vous l’avez vu, la raison de cette pauvre enfant est altérée ; aussi ne sort-elle jamais seule. Ce soir, je ne sais quel désir de liberté l’a prise, car d’ordinaire elle n’ose me quitter. J’avais parcouru vainement les environs et je revenais désespérée, quand je vous ai aperçu : Comment puis-je vous remercier ? sans vous je ne l’aurais peut-être jamais revue !

En ce moment, le médecin entra ; il examina le bras malade et déclara qu’il était démis. Il prescrivit les soins à donner et se retira ; Frédéric n’osa rester après lui. Rentré dans sa chambrette, il se mit au lit, prit un livre et commença à songer. Il se sentait plein de joie, d’inquiétude et de curiosité. Il pensa d’abord que le nom d’Henriette était le plus charmant qu’il connût et s’étonna de ne l’avoir pas remarqué jusque-là. Puis la douce figure de celle qui le portait, ses larmes touchantes et son regard reconnaissant lui furent présens de nouveau ; il entendit encore le son de sa voix et contempla la rougeur qui avait couvert un instant ses joues. En même temps, il se perdit vainement dans les questions qu’il s’était déjà bien des fois adressées, et auxquelles il en ajoutait de nouvelles. Lui permettrait-elle de la revoir ? l’aimerait-elle jamais ? Ce qui n’avait d’abord été chez lui qu’une préoccupation romanesque devenait une ardente pensée, pleine de désirs et déjà de mystères. La plus simple démarche dans le voisinage lui eût sans doute appris tout ce qu’il voulait savoir ; mais il lui répugnait de la faire, et son amour ne pouvait se résoudre à s’abattre des hauteurs de l’idéal dans le détail de renseignemens vulgaires. Ce qu’il avait vu du petit intérieur où il avait pénétré, le travail auquel Henriette se livrait, tout lui annonçait une pauvreté noblement soutenue ; il se sentit attendri à la pensée de cette jeunesse courageuse aux prises avec le malheur. L’amour, qui n’était encore que dans la tête, descendit dans le cœur. Presque toute la nuit, il évoqua des fantômes charmans, tantôt dans le passé, tantôt dans l’avenir. Vers le matin pourtant, il s’endormit. Une rude secousse le réveilla ; Antonio, pâle et agité, était devant son lit.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda Frédéric étonné.

— Habille-toi, j’ai besoin de toi pour un duel ; prends tes sabres et partons.

Frédéric fut bientôt prêt. Les duels entre étudians sont si fréquens et ont lieu pour des causes si légères, qu’il suivit son ami sans même s’informer du motif de celui auquel il se rendait. Quand ils furent dans la rue, Antonio le mit au fait en peu de mots. La veille, après avoir vainement cherché la fugitive, il revint dans la ville et se rendit au lieu de réunion ordinaire des étudians. Comme il allait entrer, le nom de Mme de Rendorf, prononcé assez haut et suivi de nombreux éclats de rire, frappa son oreille. La comtesse servait en ce moment de texte aux plaisanteries plus ou moins attiques des étudians.

— Je ne dissimulerai pas avec toi, dit Antonio. Me montrer et la défendre ouvertement, c’était la compromettre ; que devais-je faire ? J’étais rempli de ressentiment ; pourtant je me contins et j’entrai d’un air assez calme ; mais j’avais remarqué que les sarcasmes de Franz étaient les plus acérés ; je me promis de me venger sur lui. Tu connais sa vanité, le ton tranchant de ses décisions :? je le contredis sur tout ; il se fâcha, je continuai, et… nous nous battons ce matin.

— J’aurais agi comme toi, répondit Frédéric ; celui qui perd sa maîtresse en la-défendant mal à propos est un maladroit ; celui qui ne la vengerait pas serait un lâche.

Il serra la main de son ami ; ils étaient arrivés sur le terrain : les deux adversaires furent bientôt en présence. Franz reçut une blessure assez profonde dans la poitrine.

— Pauvre Franz ! dit Antonio d’un air soucieux en jetant son sabre ; au diable les femmes ! elles ne méritent ni la peine qu’elles donnent ni le mal qu’elles causent.

Frédéric apprit bientôt ce qui n’était plus un secret ; le duel avait fait du bruit. Antonio ne lui avait pas avoué que sa colère venait surtout de son amour-propre cruellement froissé ! Franz avait dit que Mme de Rendorf avait plus de coquetterie que de beauté, et d’art que de jeunesse. Antonio eût mieux aimé la savoir morte que de penser qu’ils avaient cessé d’exciter, elle l’admiration, lui l’envie. Il a blessé Franz, se dit Frédéric, mais Franz a tué son amour. Il ne se trompait pas. Quelques jours après, Antonio lui apprit qu’ayant terminé le tableau qui le retenait, il partait pour l’Italie.

— Je sais que le désir de ton père est que tu y passes l’année prochaine, lui dit-il. J’espère donc te revoir.

— Je ne sais, dit Frédéric avec hésitation. Peut-être prolongerai-je mon séjour ici.

Son ami le regarda et sourit, mais il se contenta de lui serrer cordialement la main et de lui dire : En Italie comme en Allemagne, rappelle-toi que je te suis dévoué.

— Il a du cœur, se disait Frédéric ; le monde et la vanité gâtent de bien bonnes natures ! — Quant à Mme de Rendorf, il apprit un mois après qu’un compositeur célèbre était arrivé à Heidelberg, et qu’elle aimait passionnément la musique.

Tout le jour qui avait suivi le duel d’Antonio, Frédéric avait lutté contre son envie de revoir Henriette. Il finit pourtant par penser que sa venue serait suffisamment justifiée par le désir de savoir des nouvelles de la jeune malade. Ce fut avec un vif battement de cœur qu’il frappa à la porte, et vit Henriette la lui ouvrir. L’appartement qu’occupaient les deux sœurs se composait d’une petite antichambre et de deux pièces, l’une donnant sur la rue et l’autre sur une cour où croissaient quelques tilleuls. C’est dans cette dernière que la pauvre folle était assise sur un grand fauteuil, le regard fixé vaguement sur le coin de ciel qu’on apercevait par-dessus les branches des arbres. On eût dit qu’elle cherchait sa raison envolée. Elle parut reconnaître Frédéric, car elle sourit faiblement en lui montrant son bras, mais elle ne parla pas.

— Souffre-t-elle beaucoup ? demanda Frédéric.

— J’espère que non, répondit Henriette, car elle est tranquille. Mais, depuis hier, elle n’a pas dit une parole. Cette secousse semble avoir rendu un peu de calme à ses idées. Je préfère la voir silencieuse ainsi ; quand elle parle beaucoup, je crains toujours quelque crise.

— Pauvre enfant ! dit Frédéric avec compassion ; si jeune !… Il s’arrêta, car il vit deux grosses larmes tomber des yeux d’Henriette sur son ouvrage qu’elle avait repris. Il la contempla quelque temps en silence, et ne savait plus comment reprendre l’entretien. En ce moment, on frappa à la porte. C’était le médecin. Il trouva la malade aussi bien que possible. — Depuis quand a-t-elle perdu la raison ? demanda-t-il à Henriette.

— Hélas monsieur, répondit-elle, dès l’enfance, ma sœur a montré une ame faible et que la moindre émotion troublait profondément. Aux changemens de saisons, ou par les temps orageux, elle était en proie à une grande exaltation ; cela nous faisait sourire. Mais notre fortune s’est écroulée, nous avons perdu notre père et notre mère à peu d’intervalle. Ces malheurs répétés ont brisé la raison fragile de ma sœur. Du reste, sa folie est douce et a quelque chose de pur et de poétique comme son ame. Tantôt elle se croit fleur, et se tourne vers le soleil ; tantôt elle est papillon, et veut voltiger par les prés ; mais son idée constante est mon enfant. Dès qu’il paraît, elle sourit ; si elle reste quelque temps sans le voir, elle s’inquiète, s’attriste et le demande. Elle a, ajouta-t-elle en rougissant, une singulière idée, véritable rêve de folie ; elle dit que c’est le petit enfant Jésus.

— Et vous la mère pleine de graces, dit galamment le médecin. Frédéric s’était contenté de le penser. Henriette avait repris son ouvrage et travaillait avec une extrême attention.

— Mais, reprit le médecin, cette folie peut n’être pas sans remède. On devrait essayer ; peut-être même, en flattant ses idées… N’a-t-on jamais rien tenté ?

— Nous sommes pauvres, dit Henriette avec tristesse et dignité.

— La maladie, la pauvreté, sont deux portes du ciel, dit le médecin, qui avait autant de bonté que d’amour de la science. Me permettrez-vous de revenir ?

— Oh ! monsieur ! dit Henriette ; l’émotion l’empêcha d’achever.

— Je suis votre voisin, reprit-il avec bienveillance ; vous voyez que ce ne sera pas pour moi une peine.

Frédéric voulait le suivre ; mais la malade le retint : — Restez, dit-elle, j’aime à vous voir. — Elle lui prit la main. — Autrefois, je tenais ainsi mon petit bon ami par la main, et nous allions dans les prairies où les ruisseaux nous racontaient tout ce qu’ils avaient vu.

Henriette paraissait embarrassée ; Frédéric ne savait quel parti prendre. Ils restèrent quelques instans silencieux.

— Oh ! les beaux fruits, ma sœur, dit Marceline. Ne peux-tu m’en cueillir ?

— Mais, mon enfant, je n’en vois pas, tu te trompes, dit doucement Henriette.

— Tu ne m’aimes donc plus, que tu me refuses ? reprit tristement la folle. Pourquoi ne vas-tu pas…

— J’y vais, s’écria Frédéric, heureux d’une occasion de prouver son zèle, et il sortit précipitamment. Quelques minutes après, il posa sur le lit de Marceline une corbeille de beaux fruits. Elle les regarda avec une joie enfantine, et elle lui dit : — Vous ne nous quitterez plus ; n’est-ce pas, sœur, qu’il restera avec nous ?

— Je reviendrai, interrompit Frédéric ; si vous le permettez, ajouta-t-il plus bas, en s’adressant à Henriette.

— Elle est malade, et je n’ose la contrarier, répondit-elle en rougissant.

V.

Ce fut ainsi que Frédéric se trouva admis dans le petit intérieur d’Henriette. Sa bonté pour sa sœur, ses attentions délicates, l’inquiétude qu’il avait montrée, avaient touché le cœur de celle-ci. D’abord elle ne l’avait reçu qu’avec défiance, se rappelant la déclaration des fleurs. Bientôt elle le connut si simple, si loin de toute idée offensante pour elle, qu’elle s’habitua insensiblement a le traiter en ami. Pour Frédéric, depuis qu’il la voyait tous les jours, il croyait n’éprouver qu’une amitié dévouée au lieu des transports exaltés qui l’avaient agité. S’il se fût sérieusement interrogé lui-même, il aurait vu, au contraire, le progrès que l’amour avait fait dans son cœur en mettant le vrai à la place du romanesque. Il se sentait vivre de la vie qu’il avait si ardemment souhaitée ; ses pensées avaient un but, ses actions un intérêt. Il ne rêvait qu’aux moyens de venir en aide à cette pauvreté discrète sans éveiller la fierté qui la gardait ; mais c’était en vain. Ses ruses les mieux déguisées étaient déjouées naturellement, simplement, et même sans qu’on eût l’air de les avoir pénétrées. Cependant, si elle ne paraissait pas les remarquer, Henriette les comptait avec attendrissement, et, pour être muette, sa reconnaissance n’en était peut-être que plus vive. Tout ce que pouvait offrir Frédéric se bornait donc à quelques fleurs pour Marceline, quelque hochet pour l’enfant ; quant à Henriette, à peine osait-il la regarder, quand son ouvrage paraissait l’absorber. Il était devenu si timide auprès d’elle, que c’était elle souvent qui lui adressait la parole pour rompre un silence qui l’embarrassait ; rien n’est éloquent comme certains silences, et elle lui parlait de peur de trop bien le comprendre. Cependant Frédéric avait peu à peu appris que les deux sœurs venaient de Nuremberg, habitaient depuis quelques mois seulement Heidelberg, et que la plus jeune était veuve. Le propriétaire de la maison était un brave homme qui trouva pour en parler à Frédéric des mots qu’il fut heureux d’entendre. — Ce sont trois enfans, avait-il dit, et le plus naïf est peut-être encore cet ange blond qui soutient les deux autres. Mais c’est trop jeune et trop joli pour être si pauvre !

Un soir Frédéric vint plus tard que d’ordinaire. — Arrivez donc, lui dit Henriette ; Marceline s’impatiente ; elle demande l’ami. C’est ainsi qu’elle l’appelait.

— Ah dit Frédéric un peu tristement, ceux qui n’ont pas leur raison ont de la franchise, et quand ils aiment, ils ne craignent pas de le laisser voir. Je voudrais quelquefois oublier ma raison et dire ce que je sens si bien ! — Henriette rougit et l’entraîna dans la chambre de sa sœur. Celle-ci se mit à battre des mains en les voyant :

— Ah ! tous deux, tous deux ensemble ! s’écria-t-elle. Que je suis contente quand vous êtes ainsi ! — J’avais un beau rosier ; tout-près, j’ai mis un arbre ; — plus près, plus près, dit-elle à Frédéric, abritez-le bien. Le vent te renverserait, ma pauvre fleur chérie ! — Elle prit sa sœur par la main et la força de s’asseoir à côté d’elle sur une petite chaise basse, tandis que Frédéric s’appuyait sur le dossier ; il était si près que ses lèvres effleuraient presque les cheveux d’Henriette.

— Ce sont des folies, dit-elle en se levant.

— Ce sont les plus douces que j’aie faites de ma vie ! dit Frédéric.

Henriette ne répondit pas. Elle tendit à sa sœur une bible dont les lettres coloriées l’occupèrent bientôt en changeant ses idées. Quand l’heure sonna à l’horloge de la ville, elle prétexta une grande fatigue et abrégea la soirée. Restée seule, elle demeura quelque temps pensive ; puis elle prit sa sœur dans ses bras et la posa sur son lit ; elle entrouvrit les rideaux blancs du berceau, baisa le front pur de l’enfant, et reprit sa tâche de chaque jour ; mais elle était inquiète, agitée, et plus d’une fois ses mains laissèrent retomber l’ouvrage sur ses genoux, pendant que sa pensée semblait s’envoler loin des murs étroits de sa chambrette. Où s’envolait-elle ainsi ? — Henriette n’était pas d’un naturel rêveur. Livrée de bonne heure au contact des nécessités de la vie, obligée de venir, par son travail, en aide à sa petite fortune, chargée surtout du soin de deux êtres également incapables de se soigner eux-mêmes, elle avait dû agir à l’âge où d’ordinaire on se laisse aimer. Depuis quelque temps, elle ne se reconnaissait pas. Si calme, et presque heureuse malgré sa pauvreté, sa vie était tout à coup pleine de vagues tristesses et de troubles étranges. Tantôt elle souhaitait ardemment le grand air, la vue de la campagne ouverte ; tantôt elle eût voulu l’obscurité et une retraite plus cachée encore que celle où elle vivait. Quelquefois elle prenait son enfant, le couvrait de caresses et finissait par le baigner de larmes ou le repousser avec terreur ; d’autres fois, elle écoutait les discours sans suite de sa sœur et paraissait envier sa folie. Elle portait en elle un secret qui la suivait partout et qu’elle n’osait s’avouer. Elle sentait bien qu’une heure décisive allait sonner dans son existence, et elle s’en effrayait, car ses pressentimens étaient plus tristes que joyeux. Elle entendait venir l’amour, et sans force pour le fuir, elle cherchait vainement autour d’elle quelqu’un pour l’en défendre ; mais elle était seule au monde, sans conseils, sans amis, ou plutôt l’amour même avait pris la forme de l’amitié pour se glisser sans son cœur.

Le lendemain, Henriette se leva pâle et faible ; elle avait peut-être plus de charme ainsi. — Comme tu es jolie dit sa sœur en la voyant entrer.

— Tu trouves ? répondit-elle-tristement ; mais en passant devant une petite glace, elle se regarda, et le miroir lui dit la vérité : elle était charmante. Mince et élancée, sa taille était remarquable de distinction et de souplesse, et ses mains, que ne déformaient pas les ouvrages légers auxquels elle se livrait, montraient des doigts effilés et légèrement relevés à l’extrémité comme ceux des statues antiques. Le principal caractère de sa figure, celui qui la gravait dans le souvenir, c’était une ineffable sérénité. Il était impossible de ne pas poser de chastes pensées sur ce front blanc et pur, entouré de longs cheveux blonds, comme ceux qu’on prête aux anges, et l’idée des madones de Raphael avait dû naturellement venir à Antonio, quand il l’avait aperçue avec son enfant sur ses genoux. Son sourire avait une grace charmante mais ce qui complétait l’attrait de cette douce physionomie c’étaient ses grands yeux bleus, naïvement ouverts comme ceux des enfans et des jeunes filles. Pareille à un beau lac qui appelle le regard et montre la pureté de son fond, leur transparence semblait faire pénétrer jusqu’à l’ame candide qui les animait. Il y avait de l’innocence jusque dans le mouvement de coquetterie qui l’avait poussée devant la glace : elle y obéissait instinctivement et sans s’en rendre compte. Ses pensées même le prouvaient. — Il faut que j’aie du courage, se disait elle, en arrangeant ses cheveux dont les boucles soyeuses se roulaient autour de ses jolis doigts ; je ne puis continuer à le voir ; ce soir je le lui dirai. Ma sœur est guérie ; quand elle ne le verra plus, elle l’oubliera. Lui-même… quel plaisir trouvait-il d’ailleurs auprès de nous, pauvres et retirées ? Il ne venait que par bonté. — Pourquoi croyais-je donc qu’il me faudrait du courage ? Rien n’est plus simple et plus facile.

Le soir arriva, mais Frédéric ne vint pas. Marceline allait à la porte et écoutait ; le vent s’engouffrait en gémissant dans la petite rue. On était en hiver ; les girouettes criaient tristement, quelques rares passans se faisaient entendre par intervalle sur le pavé que la gelée rendait sonore. Henriette travaillait sans parler, mais à chaque bruit lointain, elle tressaillait, son cœur battait plus vite, et elle attendait. Quand les pas cessaient, elle tremblait que Frédéric n’eût pris de lui-même le parti qu’elle voulait, le matin, lui conseiller. Caprice du cœur humain, faiblesse, incertitude ! Elle se mit au lit découragée et sans force pour supporter une absence qu’elle comptait demander comme un acte indifférent.

Une légère indisposition avait retenu Frédéric chez lui. Quand il revit Henriette, il remarqua bien son trouble, mais il n’aperçut pas l’éclair de joie qui passa dans ses yeux : il aimait trop pour oser rien espérer.

— Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il. Si c’est un chagrin, confiez-le moi ; si c’est une joie, laissez-moi la partager ; faut-il vous dire combien je vous suis dévoué, combien… ?

— Il ne faut rien me dire, interrompit-elle vivement ; puis, comme elle vit qu’il devenait triste, elle ajouta : car je sais tout.

Tel fut à peu près le premier aveu qu’il osa faire, qu’elle acheva involontairement. Le pas était fait, mais Frédéric fut si modeste dans sa joie qu’Henriette crut n’avoir rien dit. Seulement, elle ne lui demanda plus de s’éloigner et pensa, dans sa sincérité, que l’amitié était possible à tous les âges. Si jeunes tous deux, loin du monde qui les ignorait et ne pouvait les troubler, ils se laissaient aller aux charmans conseils de leur jeunesse et de leur cœur. Cette étroite demeure était devenue pour eux tout l’univers. Frédéric ne s’y souvenait plus de la sévérité de son père, de ses projets et de sa colère s’il les voyait détruits ; Henriette y oubliait ses chagrins, son avenir incertain, sa pauvreté présente. Malheureux qui n’a pas eu quelque instant pareil de complète et innocente ivresse !

Ces deux enfans (Henriette avait dix-huit ans, Frédéric touchait à sa vingtième année) vivaient donc, cachés à tous les yeux, soustraits à toutes les méchancetés. Avec l’expansion de son caractère, Frédéric avait depuis long-temps initié Henriette à ses projets comme à ses rêveries ; seulement il n’avait osé lui dire ni son nom ni sa fortune. Ce ne fut point par une ruse indigne qui, méditant l’accomplissement de la séduction, se réservait plus tard la facilité de l’abandon ; ce fut au contraire délicatesse et crainte de ne plus se trouver de niveau avec elle. Elle était pauvre, il se fit pauvre, et si le ciel eût alors exaucé ses vœux, il l’eût été réellement, en prenant la liberté en échange de la richesse. Il faut aimer sincèrement ou n’avoir point oublié encore son amour passé, pour comprendre tout le charme qui réside dans une pauvreté partagée ainsi, quand la jeunesse l’embellit de ses illusions et que le travail, la défendant de la crainte de l’avenir, la remplit du sentiment généreux de la force et de l’activité. Quelle douceur dans le moindre repos ! quelle joie dans le moindre plaisir ! Le souvenir même des temps mauvais fait mieux goûter le présent meilleur ; l’espoir s’élance dans l’avenir, et l’on vit véritablement ; car se concentrer dans le présent, c’est être trop matériellement heureux ; ne contempler que le passé, c’est se vouer à la tristesse et aux regrets. Celui-là seul vit pleinement qui, sans oublier le passé, jouit du présent et rêve à l’avenir.

Toutes ces joies innocentes, ces désirs non satisfaits, ces rêves enchanteurs, Frédéric et Henriette les goûtèrent donc ensemble, et, sans se l’être dit, leurs vœux avaient trop la même direction, pour qu’ils ne fussent pas certains que l’idée de ne jamais se séparer en formait le point de départ. Henriette croyait Frédéric un jeune homme à peu près aussi pauvre qu’elle et né de parens obscurs ; elle l’avait trouvé triste, ennuyé, tout prêt, si l’amour n’était venu à son aide, à retomber dans la route fatale des plaisirs vides, des amitiés dangereuses, du mécontentement sans énergie. Sa qualité dominante était la bonté ; cette nature égarée et près de se perdre lui fit pitié. La pitié est le plus sublime défaut des femmes : Henriette ressentait depuis longtemps de l’amour qu’elle ne croyait encore éprouver que de la compassion. Frédéric voyait Henriette douce, chaste, cachée dans sa vie, réservée dans ses paroles. Entre son enfant et cette sœur un peu plus âgée qu’elle, mais privée de sa raison, sa double charge de mère l’entourait d’une auréole de sagesse sérieuse et bienfaisante qui lui inspirait le respect et la retenue. Il ne savait rien de son passé, et attendait que sa confiance en lui l’amenât naturellement à lui en parler. Il s’était bien aperçu qu’elle pleurait souvent en secret, et qu’elle était d’ordinaire grave et même triste, malgré son doux sourire, mais il n’avait osé l’interroger. Tout ce qu’il savait donc, c’était qu’elle était pieuse, secourable, et forte contre l’adversité, puisqu’avec une bien petite fortune elle trouvait dans le travail le supplément nécessaire pour soutenir les deux existences que Dieu lui avait confiées.

Cependant un grand évènement vint bouleverser cette vie modeste et tranquille, évènement heureux à la vérité, mais qui renfermait un sacrifice. Le médecin qui donnait des soins à Marceline avait été touché de la jeunesse et de la résignation d’Henriette. Il n’était pas d’Heidelberg, et ne s’y trouvait qu’en passant avec sa famille. Sur le point de partir, il dit à Henriette qu’il croyait possible de guérir sa sœur, et qu’il l’essaierait volontiers, si elle pouvait se résoudre à une double séparation. Il fallait, en effet, que Marceline vînt habiter une maison de campagne qu’il avait près de Vienne, mais il fallait aussi que le petit enfant l’accompagnât : c’était la condition expresse. La jeune fille était trop accoutumée à sa vue et l’aimait trop : risquer de l’en séparer eût peut-être aggravé le mal au lieu de le détruire. La priver de voir sa sœur était déjà une grande épreuve, mais importante pour changer une partie de ses habitudes. Si Henriette acceptait son offre et se soumettait à la condition qu’il lui imposait, le médecin croyait pouvoir lui donner une bonne espérance. — Votre enfant, ajouta-t-il, n’est pas encore en âge de vous regretter ; je vous réponds qu’il ne manquera de rien. Ma femme et mes enfans m’accompagnent ; il sera élevé avec eux ; d’ailleurs sa présence ne sera pas toujours nécessaire, et dès que vous pourrez le reprendre, je vous écrirai.

Henriette fut touchée de tant de bonté ; elle ne put d’abord que murmurer quelques remerciemens tremblans, puis elle serra son enfant sur son sein et refusa.

— Réfléchissez, dit le médecin. Votre refus ne m’étonne pas, je m’y attendais ; mais songez que cette occasion peut ne pas se représenter : je n’affirme pas que je réussirai, pourtant mesurez la responsabilité qui pèse sur vous.

Henriette fut troublée toute la journée par ces paroles. Le médecin était un homme grave et d’une grande réputation ; sa proposition généreuse était colorée par lui du prétexte de la science et ne pouvait la blesser ; elle était sûre de ses soins et de sa bonté dont elle avait déjà des preuves ; mille pensées se croisaient dans son esprit ; se séparer de son enfant lui semblait impossible. — Mon devoir est près de lui ; se disait-elle, je ne le quitterai pas. Mais ma sœur, n’est-elle pas un devoir aussi ? Et elle contemplait les regards errans de la pauvre folle ou ses amusemens puérils, et ne savait à quoi se résoudre. Frédéric la trouva dans cette lutte ; quand il en sut la cause, il hésita et ne sut lui-même quel conseil lui donner. Cependant l’idée qu’un refus était peut-être coupable la tourmentait. Dans un moment, elle vit Marceline tenant le petit enfant et le regardant avec des yeux où la tendresse semblait ramener la raison : — Ah ! s’écria-t-elle, que le monde se rouvre pour elle ! que le bonheur d’être jeune, pure, aimée, lui soit encore permis, et que ce soit ce pauvre orphelin qui le lui donne !

Elle alla trouver le médecin, et lui annonça en pleurant sa résolution. Quelques jours après, Marceline partit avec le petit enfant. — Pourquoi pleures-tu ? disait-elle à sa sœur, au moment du départ, en lui montrant son enfant et ceux du médecin qui l’entouraient ; les petits anges sont venus me chercher pour me montrer le ciel, où je te mènerai à mon tour.

— Chers enfans, disait Henriette à travers ses sanglots, avec vous la richesse est partie ; sans vous, que vais-je faire ? J’étais si habituée à ne m’occuper que de vous !

Le petit enfant lui tendait les bras. Quand la voiture partit, la pauvre mère voulut la suivre, mais ses genoux fléchirent, et elle perdit le sentiment. Lorsqu’elle revint à elle, Frédéric la soutenait.

— Ce que vous faites-est bien, lui dit-il tout ému, en osant lui prendre la main. Votre sœur pourra, je l’espère, vous en remercier un jour.

— Hélas ! le saura-t-elle jamais ?

— Dieu le saura toujours, et ceux qui vous aiment vous connaîtront une vertu de plus.

Quand Henriette se vit seule, elle sentit toute sa faiblesse contre son propre cœur, et trembla. Au commencement, Frédéric vint moins souvent la visiter ; elle comprit sa réserve et lui en sut gré. Pourtant elle comprenait que ne plus le voir avait cessé d’être possible, tandis que sa raison lui conseillait de garder secret le sentiment qu’elle éprouvait. Ce n’était qu’avec lui qu’elle pouvait parler des chers absens, et ce sujet leur sauvait souvent l’embarras de leur solitude. Frédéric cependant avait une vie bien différente de celle qu’il avait menée autrefois ; assidu au travail, l’amour, loin de le détourner du bien, semblait au contraire l’y porter ; cette nature aimante avait trouvé le mobile qu’il lui fallait. L’hiver s’écoula pour lui avec la rapidité du bonheur et de l’étude. Souvent il visita l’humble maison de Manheim et la bonne tante Marianne ; ses jours partagés, pour ainsi dire, entre ces deux saintes pensées, entre ces deux femmes douces et indulgentes, s’écoulaient heureux et calmes ; sans autre désir que celui d’un lendemain semblable à la veille. L’une représentait l’affection protectrice et maternelle, l’autre la tendresse chaste et dévouée. Dire ces joies, raconter ces plaisirs, serait impossible ; il faudrait compter tout ce que renferment de bonheur le devoir accompli, l’étude poursuivie avec courage, la lampe qui se consume sur un bon livre où deux regards amis se rencontrent sans honte ; il faudrait analyser tout ce qui vient du cœur et y retourne par des chemins mystérieux et innombrables. Mais, si jeune et si pur que l’on soit, ce temps magnifique de la candeur est éphémère comme tout ce qui est beau sur terre. Plus d’une fois, Frédéric se sentit troublé à côté d’Henriette, tranquillement heureuse et ne désirant rien au-delà de cette chaste existence que la présence de son enfant et de sa sœur. Plus d’une fois il sortit précipitamment, pour lui cacher son agitation, et se promena long-temps sur les bords du Necker, contemplant de loin la fenêtre éclairée de celle qu’il venait de quitter de peur de l’offenser.

Le printemps vint ; la première verdure commençait à germer, les premiers parfums s’envolaient dans les airs. Frédéric trouva un soir Henriette plus joyeuse qu’il ne l’avait jamais vue.

— Lisez, dit-elle en lui tendant une lettre, et vous comprendrez ma joie. — Cette lettre était du médecin : « Les deux trésors que vous m’aviez confiés sont en sûreté, écrivait-il ; la route a distrait la pauvre folle ; l’enfant a des couleurs roses. Patience et bon espoir ! »

— Je suis heureuse, Frédéric, dit Henriette ; vous êtes mon seul ami ; donnez-moi la main et laissez-moi vous remercier de pouvoir ainsi, sans crainte, épancher mon cœur dans le vôtre !

— Chère Henriette, votre ami, vous l’avez dit, et jamais vous n’en aurez de plus fidèle.

— Oh ! dit-elle avec effusion, je le sais bien ! Et elle se mit à contempler le ciel, comme si elle y suivait une pensée heureuse.

— À quoi songez-vous donc ?

— Je songe, mon ami, que ceux qui se sont aimés purement sur cette terre, se retrouveront là-haut, peut-être dans ces brillantes étoiles, et que toutes les souillures d’ici-bas seront restées avec leurs corps fragiles et mortels.

— Quelle idée ! pourquoi placer le bonheur si loin ? ne l’avons-nous pas près de nous ?

Henriette était devenue pensive ; ses yeux cherchaient ceux de Frédéric avec une angélique expression de candeur :

— Non, reprit-elle, on le rêve, mais on ne le trouve jamais complet.

— Quoi ! l’amitié ! l’amour !…

— L’amour n’est doux qu’autant qu’il est sans tache.

— Eh bien Henriette, n’est-ce pas avec pureté qu’on vous aime ? pourrait-on vous aimer autrement ?

Elle tomba dans la rêverie ; Frédéric n’osa l’interrompre. Il se sentait irrésistiblement entraîné à lui avouer enfin son amour ; mais il tremblait à ce moment décisif et craignait de détruire par un mot cette douce confiance qui lui était si chère, et qu’elle ne lui avait jamais témoignée si vive. Tandis qu’il se perdait aussi dans ses réflexions, il tressaillit en sentant la main d’Henriette posée sur la sienne, au bord de la fenêtre où ils étaient appuyés ; il se retourna vers elle, et vit sa figure inondée de larmes. Au même instant, elle lui dit :

— Frédéric, je vous aime… — Attendez ! ne soyez pas joyeux, car, si je pouvais être à vous, je ne vous parlerais pas ainsi.

Elle avait dit ces paroles avec une émotion si vraie et d’un son de voix si triste, que Frédéric sentit en effet toute sa joie s’en aller. Il la regardait en silence, attendant avidement qu’elle fît cesser l’angoisse qu’il ressentait. Pour elle, elle parut un peu soulagée après ces premiers mots. Sa main était restée dans celle de Frédéric ; l’autre était appuyée sur son cœur, dont elle semblait comprimer les battemens. L’aveu qu’elle venait de faire n’avait rien ôté à la modestie habituelle de son attitude ; si l’amour avait un instant vibré dans sa voix tremblante, le chagrin, en s’y mêlant, lui avait rendu bien vite le timbre retenu et un peu voilé qui lui était naturel.

— Oui, je vous aime, reprit-elle avec plus de fermeté, et je sens bien qu’il y a quelque-chose d’étrange à vous le dire ; mais le moment est venu. Je lutte en vain ; bientôt peut-être ma raison ne serait plus assez forte ; il faut qu’un rempart plus puissant s’élève entre nous.

— Que dites-vous ? s’écria Frédéric.

Il ne put continuer : une crainte affreuse serrait son cœur. Que voulait-elle dire en effet ?

— Ah ! parlez, de grace, parlez ! reprit-il ; ne voyez-vous pas, Henriette, que je vous adore et que je souffre horriblement ?

— C’est pour cela que je veux, que j’espère, ajouta-t-elle plus faiblement, vous guérir et vous sauver.

Elle parut se recueillir un peu, joignit les mains, comme si elle eût fait une muette prière, et reprit avec plus de calme, mais la rougeur sur le front :

— Écoutez-moi, Frédéric. Vous m’aimez avec toute la pureté, toute la foi d’un premier amour. Jamais vous ne m’avez interrogée sur mon passé, et pourtant il renferme un secret qui me rend indigne de vous. J’espérais que le temps, un autre amour, vous guériraient ; que vous dirai-je ? ma faiblesse surtout m’empêcha toujours de rompre le silence et de vous éloigner, comme je l’aurais dû faire. Quelquefois je croyais m’être abusée et que vous ne m’aimiez pas ; aujourd’hui, je suis sûre de votre attachement, et j’en suis fière ; mais je dois vous arrêter. Vous penserez ensuite combien il faut que je vous aime pour vous faire l’aveu que vous allez entendre… — Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle en sanglotant, qu’il me serve d’expiation, car il brise à jamais mon bonheur sur la terre ! Un mot vous dira tout, Frédéric : — ce pauvre enfant que je pleure tous les jours n’est pas le gage d’un hymen rompu ; c’est le fruit d’une faute. Épargnez-moi de pénibles détails. Je pourrais essayer de me justifier ; mais je ne le veux pas, dit-elle avec fierté et en relevant sa tête qu’elle avait tenue baissée jusque-là. Ma jeunesse, l’insouciance fatale de mon père entraîné par la passion du jeu, mon extrême innocence même, complice involontaire, mon ignorance du mal, ma naïve crédulité, tout viendrait peut-être à mon aide pour m’absoudre, ou du moins m’obtenir quelque indulgence ; mais moi, Frédéric, je ne me suis point fait illusion, et je crois que le danger surmonté prouve seul la vertu. Oh ! qu’il m’en coûte de perdre de votre estime ! que je la rachèterais, si je pouvais, au prix de tout mon sang ! Laissez-moi seulement, c’est mon unique consolation, laissez-moi vous dire que je n’ai jamais aimé que vous. Violence ou persuasion, j’ai cédé, c’est là ma faute : mais l’auteur de ma chute, je ne l’ai pas même détesté, je l’ai méprisé, voilà tout. — Maintenant je finis. Je ne voulus pas porter ma honte sous le toit de mon père ; prétextant un voyage chez des parens, je partis, Frédéric ; je partis seule, sans ressources, avec mon enfant, qui ne devait pas souffrir de la faute de sa mère. Au lieu de le cacher ou de le rejeter, je résolus d’endurer pour lui toutes les privations et d’offrir en expiation mes peines à Dieu. Frédéric, ma mère, pieuse femme, est morte en me pardonnant ; mon père m’a béni, en maudissant sa négligence ; moi seule, je ne me suis point pardonné. J’ai recueilli ma sœur ; mes soins pour elle ne sont pas un mérite ; je voudrais avoir plus de souffrances à supporter pour me sentir moins coupable. Elle-même, pauvre fille ! sert à mon supplice : sa folie, je vous l’ai dit, voit en moi la Vierge sainte. Quel reproche continuel et poignant !… Eh bien ! Frédéric, vous le voyez, je ne puis vous appartenir. Oh ! jamais mon cœur ne s’est brisé comme il se brise en ce moment ! Si ma vie n’était qu’à moi, je voudrais être morte ; morte, aimée de vous ; morte, estimée, pleurée comme j’aurais pu l’être, il y a si peu d’années ! — tandis qu’à présent…

L’excès de la douleur lui ôta la voix. Frédéric était sensible et généreux ; il avait vingt ans. Bien que son cœur fût cruellement froissé, il le cacha et voulut parler.

— Non, dit-elle, non, ne parlez pas ! Je devine ce que vous me diriez, parce que vous êtes bon. Vous voudriez me consoler, me jurer que vous m’aimez toujours ; mais je ne veux rien devoir à votre pitié, ou, si réellement vous m’aimez encore, je ne veux pas associer mon sort déjà flétri au vôtre si pur et si plein d’avenir. Partez donc je vous en prie ; je vous en prie pour moi, qui n’aurais peut-être pas assez de courage pour une longue lutte. Partez, laissez-moi seule et malheureuse, mais certaine d’avoir bien fait, et préférant de pareilles larmes à un bonheur coupable. Partez, oubliez-moi. — Oublier ! répéta-t-elle tout bas, comme si ce mot eût achevé de déchirer son cœur. Elle se tut, et Frédéric n’entendit plus que le bruit léger de quelques sanglots qu’elle essayait de réprimer. La lune éclairait mollement son visage ; douce comme le pardon, elle jetait sur ce beau front une lueur chaste et calme. Frédéric contempla Henriette ainsi, et devant cet astre mélancolique il jura de la rendre heureuse. Sa passion se réveilla et osa s’exprimer ; il parla long-temps et avec conviction ; il épuisa, pour vaincre Henriette, tout ce que l’amour a de plus tendre, tout ce que la jeunesse a de plus chevaleresque et de plus indulgent. Elle l’écoutait et souriait tristement, car elle n’espérait pas.


Alfred Leroux.