Henry Dunbar/30

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 43-51).

CHAPITRE XXX

Arrêté en route.

Dunbar s’était confortablement installé dans son coin et fermait les yeux, mais il n’était pas endormi ; il réfléchissait et de temps à autre il se penchait en avant pour regarder par les glaces du wagon dans l’obscurité profonde de la nuit. Il ne pouvait distinguer qu’une vague silhouette du paysage que le train parcourait rapidement, des prairies en contre-bas où la neige épaisse et immaculée n’avait été souillée par aucun pied humain, et des taillis peu épais où des sapins vigoureux apparaissaient tout noirs au milieu de la blancheur éclatante du sol.

Le pays était tellement uniforme sous son épais linceul de neige que Dunbar essaya vainement d’apercevoir les poteaux indicateurs bordant la voie.

Le train qui l’emmenait s’arrêtait à chaque station, et bien que le voyage de Shorncliffe à Rugby ne fût tout au plus que d’une heure, il parut presque interminable à l’impatient voyageur qui semblait anxieux de se trouver sur le pont d’un des steamers électriques de MM. ***, de sentir les flocons de neige lui fouettant le visage, et d’apercevoir la ville de Douvres comme un croissant enflammé au milieu de l’obscurité de la nuit, et les feux de Calais s’élevant à distance derrière les noires falaises bordant la mer.

Le banquier regarda sa montre et fit son calcul sur les probabilités du temps. Il était alors cinq heures un quart ; le train devait arriver à Rugby à six heures moins dix ; à huit heures moins un quart à Londres ; la malle de Douvres partirait de la station du pont de Londres à huit heures et demie, et à sept heures et demie environ du matin Dunbar parcourrait les rues de Paris.

Et puis ? Son voyage devait-il se terminer dans la brillante cité ou le conduire plus loin ? C’était la question cachée dans le cœur du voyageur. Dans les meilleurs moments de sa vie il ne s’était jamais montré très-communicatif, mais ce soir-là il était comme un homme dont l’âme eût été accablée par le poids d’un projet qui devait être achevé à quelque prix que ce fût.

Il ne pouvait entendre les noms des stations, il ne pouvait entendre que les sons gutturaux et inarticulés que rugissent dans les ténèbres les employés du chemin de fer au grand étourdissement des infortunés voyageurs. Son incapacité de distinguer les noms des stations lui était désagréable. Le temps d’arrêt de chaque station l’exténuait comme si cette pause eût été l’intervalle fatigant d’une heure. Il était assis sa montre en main, car à chaque instant il était pris de la terreur soudaine que le train avait déraillé et qu’il se traînait lourdement en dehors des rails.

Qu’arriverait-il si on n’atteignait Rugby qu’après le départ de l’express de Londres ?

Dunbar s’informa auprès d’un voyageur si le train était toujours exact.

— Oui, — répondit le voyageur froidement. — Je crois qu’il est généralement assez régulier, mais je ne sais pas l’effet que peut produire la neige sur la locomotive. Il y a eu des accidents dans certaines parties de ce pays.

— À cause de l’épaisseur de la neige ?

— Oui, c’est ce que je voulais dire.

Un quart d’heure après cette conversation, le wagon, qui cahotait déjà sensiblement depuis le moment du départ, commença à osciller très-violemment. Un voyageur maigre, petit et vieux, pâlit et regarda avec inquiétude ses compagnons. Mais le jeune homme qui avait causé avec Dunbar et un homme qui lui faisait vis-à-vis et qui avait la tête chauve et l’air d’un commerçant, se remirent à lire les journaux aussi froidement que si le cahotement du wagon n’eût pas présenté plus de danger que le balancement du berceau d’un enfant exécuté par le pied délicat d’une mère.

Dunbar ne quittait pas de l’œil le cadran de sa montre ; et le voyageur nerveux n’obtint pas de réponse à son regard inquiet.

Il se tint tranquille pendant une minute à peu près, puis baissa la glace près de lui et laissa entrer un courant d’air glacé, ce qui fit retourner vivement vers lui le négociant chauve qui lui demanda ce qu’il faisait et s’il désirait leur donner à tous une fluxion de poitrine en laissant introduire l’air à deux degrés au-dessous de zéro. Mais le petit vieillard entendit à peine cette remontrance. Sa tête était hors de la portière et il regardait avidement la gare de Rugby qui se dessinait au loin.

— Je crains qu’il y ait quelque chose de dérangé, — dit-il en rentrant sa tête pendant un moment et en regardant ses compagnons avec un visage blême. — Je crains vraiment qu’il y ait quelque chose de dérangé. Nous sommes déjà en retard de huit minutes et j’aperçois là-bas le signal de danger ; la voie semble obstruée par la neige et je crains vraiment…

Il regarda de nouveau dehors, puis rentra la tête subitement.

— Il y a quelque chose d’extraordinaire, — s’écria-t-il ; — c’est une locomotive qui arrive…

Il ne finit pas sa phrase. Il y eut un horrible brisement, un grondement plus fort que le tonnerre et plus hideux que le fracas du canon contre les remparts de bois d’un vaisseau de guerre.

Cet horrible bruit fut suivi de hurlements aussi effroyables, puis il n’y eut plus que mort, terreur, obscurité, angoisses et confusion : des masses éparses de morceaux de bois et de fer amassés dans un épouvantable chaos sur la neige tachée de sang ; des gémissements humains étouffés sous des débris de wagons renversés ; les pleurs des mères dont les enfants s’étaient échappés de leurs bras pour tomber sous l’étreinte de la mort ; les lamentations pitoyables d’enfants cramponnés encore vivants au sein de leurs mères mortes, victimes du sinistre ; des maris séparés de leurs femmes, des femmes appelant avec désespoir leurs maris, et au milieu de tout cela des hommes de cœur, la face blême, se précipitant çà et là avec des lampes dans leurs mains, plusieurs d’entre eux, à moitié mutilés et blessés, mais oublieux de leurs souffrances dans leur sollicitude à porter secours aux malheureux qui les entouraient.

L’express se dirigeant vers le Nord s’était rencontré avec le train venant de Shorncliffe qui était arrivé sur la grande ligne en retard de neuf minutes.

Un à un les morts et les blessés furent enlevés de ce grand amas de ruines ; un à un ces corps inanimés furent transportés par d’impassibles porteurs qui remplissaient paisiblement et imperturbablement leur devoir dans cette scène hideuse de carnage et de confusion. Le grand but à accomplir était de déblayer sans retard la voie, et le bruit des pioches et des pelles éteignit presque les autres clameurs terribles, les pitoyables gémissements des victimes qui étaient assez peu blessées pour avoir conscience de leurs souffrances.

Le train de Shorncliffe avait été complètement écrasé. Le train express du nord avait beaucoup moins souffert ; mais le mécanicien avait été tué, et beaucoup de voyageurs grièvement blessés.

Dunbar était parmi ceux qui furent emportés dans un état, croyait-on, désespéré, et selon toute apparence, presque mort, du monceau de ruines formé par le train de Shorncliffe.

Une des jambes du banquier était brisée, et il avait reçu à la tête une blessure qui l’avait immédiatement privé de connaissance.

Il y avait des cas bien plus graves que celui du banquier ; le médecin qui examina les blessés dit que Dunbar pourrait guérir en deux ou trois mois s’il était bien soigné ; que la fracture de la jambe était peu de chose, et que si elle était bien remise il n’y aurait pas la moindre crainte de contraction.

Cinq ou six médecins étaient occupés dans l’une des salles d’attente de la station de Rugby où les blessés avaient été transportés, et l’un d’eux s’occupa du banquier.

Le carnet de Dunbar avait été trouvé dans la poche de son paletot, et une grande quantité de gens qui étaient dans la salle d’attente surent que cet homme à la figure pâle et à la moustache grise qui était si paisiblement couché sur l’un des grands canapés n’était rien moins que Dunbar, de Maudesley Abbey et de Saint-Gundolph Lane. Le médecin en l’apprenant pensa que son bon ange avait jeté à dessein ce malade sur sa route.

Il prit des arrangements immédiats pour faire conduire Dunbar à l’hôtel le plus rapproché. Il envoya chercher son aide, et au bout d’un quart d’heure le millionnaire revenait à lui ; en ouvrant les yeux, il aperçut les visages inquiets des deux docteurs, et en regardant autour de lui il se vit dans un appartement qui lui était inconnu.

Le banquier continuait à regarder autour de lui avec une expression inquiète, puis il demanda où il était. Il ne savait rien de l’accident en lui-même et il avait complètement perdu le souvenir de tout ce qui l’avait précédé, même depuis le moment où il avait quitté Maudesley Abbey.

Ce ne fut que petit à petit que la mémoire des événements de la journée lui revint. Il avait eu besoin de quitter Maudesley, d’aller à l’étranger, de faire un voyage qui n’était pas un projet nouveau pour son esprit. S’était-il mis en route pour faire ce voyage ? Oui, sûrement ; il devait être parti dans ce but ; mais alors qu’était-il donc arrivé ?

Il demanda au chirurgien ce qui était arrivé et comment il se faisait qu’il se trouvât dans ce lieu qui lui était étranger.

M. Daphney, le chirurgien, fit au malade le récit de tout ce qui avait trait à l’accident d’un ton si badin et si gai que tout le monde eût pu conclure que la rencontre de deux locomotives n’était simplement qu’un épisode dans la vie d’un homme.

— Mais nous allons admirablement, monsieur, — dit Daphney en terminant son récit ; — rien ne pouvait être plus désirable que la voie dans laquelle nous marchons, et quand notre jambe sera remise et que nous aurons pris un breuvage rafraîchissant, nous serons tout à fait bien pour la nuit. Je n’ai vraiment jamais vu de fracture plus nette… jamais, je puis vous l’assurer.

Dunbar se souleva et s’assit sur son séant, malgré les remontrances de l’aide du médecin, et regarda anxieusement autour de lui.

— Vous dites que nous sommes à Rugby ? — demanda-t-il d’un air grave.

— Oui, ceci est Rugby, — répondit le médecin en souriant et se frottant les mains comme s’il avait presque voulu dire : Eh bien, voyons, n’est-ce pas délicieux ?

— Oui, ceci est l’Hôtel de la Reine à Rugby, et je suis sûr que toutes les attentions que le propriétaire, M…

— Il faut que je parte d’ici ce soir même, — dit Dunbar en interrompant le médecin d’une façon assez peu cérémonieuse.

— Ce soir, mon cher monsieur ! — s’écria Daphney, — impossible !… complètement impossible… ce serait un suicide de votre part, mon cher monsieur, si vous le tentiez, et un crime de la mienne si je vous permettais de mettre une semblable idée à exécution. J’ai le regret de vous dire que vous serez prisonnier ici pendant un mois au moins, mais nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour vous rendre le séjour agréable.

Le chirurgien ne put s’empêcher de paraître gai en émettant cette promesse, mais en apercevant une expression sombre et chagrine sur le visage de son malade, il se hâta de modifier son attitude radieuse.

— Notre premier soin, monsieur, sera de rendre quelque force à cette pauvre jambe, — dit-il avec douceur ; — nous la mettrons sur un lit de repos en tenant le haut de la jambe dans une position inclinée, mais je ne veux pas vous ennuyer avec ces détails techniques. Je ne sais pas si nous ferons bien de remettre la jambe ce soir ; nous devons réduire l’enflure avant de nous aventurer dans une voie plus décisive. Des lotions rafraîchissantes appliquées avec des linges de toile devront être faites toute la nuit. Je me suis occupé d’une garde et mon aide restera aussi toute la nuit pour surveiller ses opérations.

Le banquier se plaignit à haute voix.

— J’ai besoin d’aller à Londres — dit-il, — il faut que je me rende à Londres.

Le chirurgien et son aide ôtèrent les vêtements de Dunbar. On fut obligé de couper la jambe de son pantalon avant de pouvoir rien faire. Daphney ôta l’habit et le gilet du malade, mais sa chemise lui fut nécessairement laissée et la ceinture de chamois portée par le banquier se trouvait entre cette chemise et le gilet de flanelle rouge.

— Je porte une ceinture en cuir sur mon gilet de flanelle, — dit Dunbar pendant que les deux hommes le déshabillaient. — Je désire qu’on ne me l’enlève pas.

Il s’évanouit bientôt après, car sa jambe démise le faisait beaucoup souffrir. Mais en revenant de son évanouissement il regarda les deux personnes qui le soignaient avec méfiance et porta la main à la boucle de sa ceinture afin d’acquérir la certitude qu’on n’y avait pas touché.

Pendant toute cette longue nuit de fièvre et d’insomnie, il songea à la malencontreuse interruption de son voyage, pendant que la garde-malade et l’aide du médecin appliquaient alternativement des lotions froides sur la malheureuse jambe cassée.

— Dire que ceci pouvait arriver, — se murmurait-il à lui-même de temps à autre. — De toutes les choses que j’appréhendais, c’est la seule à laquelle je n’avais jamais songé.

La jambe fut remise dans la journée du lendemain et le soir il eut une longe conversation avec le chirurgien.

Mais il ne parla plus tant de son désir de s’éloigner pour la seconde étape de son voyage continental. Son domestique Jeffreys arriva à Rugby dans le courant de la journée, car la nouvelle de l’accident était parvenue à Maudesley Abbey, et on savait que Dunbar était un des blessés.

Ce soir-là, Dunbar ne parla que du malheur d’être dans une maison étrangère.

— J’ai besoin de retourner à Maudesley, dit-il, — si vous pouviez vous arranger pour m’y conduire, monsieur Daphney, et pour me donner vos soins jusqu’à ce que j’aie surmonté les effets de cet accident, je serais enchanté de vous accorder toutes les compensations que vous pourriez désirer pour la perte que votre absence de Rugby pourrait vous occasionner.

Ceci était un discours très-diplomatique. Dunbar savait que le chirurgien ne se soucierait pas de laisser échapper de ses mains un malade aussi riche, mais il calculait que Daphney ne ferait aucune objection à conduire triomphalement son malade à Maudesley Abbey, à l’admiration du commun des mortels et au grand détriment de ses rivaux.

Il ne fut pas trompé dans son appréciation sur la nature humaine. À la fin de la semaine il avait réussi à persuader au chirurgien d’accéder à son départ, et le second lundi qui suivit l’accident, Dunbar fut placé dans un compartiment spécialement préparé pour lui dans le train de Shorncliffe, et fut conduit de la station de Shorncliffe à Maudesley Abbey. Il ne changea en aucune façon de position durant toute la route et fut très-attentivement soigné par Daphney et son valet Jeffreys.

Le lit de Dunbar fut roulé dans la chambre à tapisserie, sa chambre de prédilection, et on l’y installa pour y passer de longs jours et de longues nuits jusqu’à ce que ses os brisés se rejoignissent, et qu’il fût libre alors de pouvoir aller où bon lui semblerait. Ce n’était pas un malade très-patient, il supportait assez bien le mal, mais il grognait continuellement contre la durée de la maladie, et tous les matins il adressait au docteur cette même question

— Quand serai-je assez fort pour pouvoir marcher ?