Hermann et Dorothée (trad. Boré)/Chant 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Boré.
Libraire académique Didier ; Perrin & Cie, libraires-éditeurs (p. 27-33).


CHANT TROISIÈME. — THALIE.

Les Bourgeois.

Le modeste Hermann s’était ainsi dérobé à ces violents reproches. L’irritation, néanmoins, continuant comme elle avait commencé, l’hôtelier dit :

« Ce qui n’est pas dans le cœur de l’homme n’en saurait sortir, et je verrai difficilement se réaliser le plus cher de mes vœux, c’est-à-dire que mon fils n’égale pas seulement son père, mais même le surpasse ! Qu’adviendrait-il, en effet, d’une maison, d’une ville, si chacun ne prenait incessamment plaisir à conserver, à renouveler et améliorer, suivant les lumières de l’époque, selon les exemples des pays étrangers ? Un homme ne doit pourtant pas pousser hors de terre, comme un champignon, et presqu’aussitôt pourrir à la même place, sans laisser aucun vestige de sa vivante influence. on reconnaît le caractère du maître au premier aspect d’une habitation. De même, il suffit d’entrer dans une petite ville pour juger de l’esprit des autorités, car, là où les tours et les murs tombent en ruines, là où les immondices s’entassent dans les fossés et se répandent dans toutes les rues, là où les pierres détachées des joints ne sont pas raffermies, où les poutres s’affaissent, où la maison attend vainement un étai, l’administration est mauvaise. Quand l’ordre et la propreté ne s’imposent pas d’en haut, comme modèles, le bourgeois s’habitue aisément à une sale négligence, ainsi que le mendiant s’accoutume à ses haillons. Voilà pourquoi je voudrais qu’Hermann se mit à voyager, qu’il visitât, au moins, Strasbourg et Francfort, et cette riante ville de Mannheim, bâtie d’une façon à la fois régulière et grâcieuse. Celui qui a vu les grandes et belles cités, n’aura pas de repos qu’il n’ait contribué à embellir la sienne, si petite qu’elle soit. L’étranger ne paie-t-il pas, chez nous, un tribut d’éloges aux portes de la ville réparées, à l’église restaurée, et qui semble être nouvellement costruite, à la tour que nous avons recrépie ? Chacun ne loue-t-il pas notre pavé, nos canaux couverts où l’eau coule abondamment, si bien distribuée pour nos besoins et pour notre sécurité, de sorte que le feu puisse être combattu dès sa première éruption ? Tout cela ne s’est-il pas fait depuis l’épouvantable incendie ? J’ai obtenu, six fois, à l’élection, dans le conseil municipal, la place d’inspecteur des bâtiments ; j’ai mérité l’approbation et les remerciements sincères des bons citoyens, soit pour la diligente exécution de plans proposés par moi-même, soit pour avoir accompli d’une manière heureuse, les entreprises que d’honnêtes gens avaient laissées inachevées. L’amour du progrès ayant ainsi, et enfin, successivement envahi chaque membre de notre conseil, tous maintenant sont pleins de zèle, et déjà la construction de la chaussée qui doit nous relier à la grande route, est fermement résolue. Mais je doute que nos jeunes gens suivent ces exemples : les uns ne pensent qu’aux plaisirs et aux ornements futiles ; les autres, claquemurés à la maison, restent blottis derrière le poële ; je crains qu’Hermann ne soit toujours au nombre de ces derniers. »

La bonne et judicieuse mère répliqua aussitôt :

« Père, voilà, pourtant, comme tu es toujours injuste envers ton fils, et c’est le plus sûr moyen de ne pas voir se réaliser tes désirs d’amélioration, car, nous ne pouvons pas former nos enfants selon nos goûts. Tels Dieu nous les a donnés, tels nous devons les prendre et les aimer, et tout en les élevant de notre mieux, il ne faut point vouloir forcer en eux la nature. Celui-ci possède certaines qualités, celui-là d’autres ; chacun met les siennes en œuvre, et trouve, à sa manière, le bien et le bonheur. Je ne laisserai point rabrouer mon Hermann, car, je le sais, il est digne des biens qu’il aura en héritage un jour ; c’est un excellent agriculteur, un modèle, en même temps, pour les gens de la ville et de la campagne, et, j’en suis sùre d’avance, il ne sera point le dernier au conseil municipal. Mais, par tes réprimandes et gronderies quotidiennes, tu comprimes, dans le cœur du pauvre garçon, tout courage, comme tu viens de faire aujourd’hui. »

Puis elle quitta la chambre à la hâte pour le rejoindre, et le réconforter avec de bienveillantes paroles, ainsi qu’il le méritait, le fils excellent.

Dès qu’elle fut sortie, le père dit, le sourire aux lèvres :

« C’est pourtant un bizarre peuple que les femmes et les enfants ! Les uns et les autres n’en font qu’à leur guise, et il faudrait, après cela, toujours les louer, toujours les flatter. Mais, une fois pour toutes, le proverbe des anciens est vrai, et nous devons nous y tenir : ’’Quiconque n’avance pas, recule.’’ »

Le pharmacien répartit d’un ton réfléchi :

« Je partage volontiers votre opinion, Monsieur mon voisin, et moi-même je suis toujours à la recherche du mieux, pourvu, toutefois, que la nouveauté ne soit pas trop dispendieuse. Mais, si l’on n’a pas l’argent en abondance, à quoi sert d’être actif, empressé, et de vouloir faire des améliorations au dedans et au dehors ? Les ressources du bourgeois sont trop limitées : le bien qu’il reconnaît, il ne peut l’atteindre à cause de l’étendue de ses besoins et de la faiblesse de sa bourse ; aussi est-il toujours empêché. J’aurais fait maintes choses : mais qui de nous ne recule devant la dépense des changements, surtout à cette époque pleine de périls ? Mon imagination s’est plu longtemps à revêtir ma maison d’une forme nouvelle, en harmonie avec la mode ; longtemps mon esprit a vu resplendir, à mes fenêtres, de grandes vitres au lieu des petits carreaux ; mais pouvons-nous imiter le négociant, qui, sans parler de sa fortune, connaît tous les moyens d’obtenir ce qu’il y a de meilleur ? Regardez seulement là, en face de nous, cette maison neuve : avec quelle magnificence le stuc blanc des volutes ressort sur les panneaux verts ! De quel éclat brillent et miroitent ces grandes vitres semblables à des glaces, au point que tous les autres édifices de la place du marché en sont obscurcis ! Et pourtant, immédiatement après l’incendie, les plus belles maisons, c’étaient les nôtres : la ’’Pharmacie de l’Ange’’, et l’ ’’Hôtel du Lion d’or !’’ Mon jardin aussi était renommé dans toute la contrée : chaque voyageur s’arrêtait pour regarder, à travers la claire-voie, peinte en rouge, la statue de pierre du mendiant, et celle du nain colorié. Lorsque, dans la superbe grotte artificielle, toute poudreuse, il est vrai, et maintenant à demi-ruinée, j’offrais le café à mes invités, chacun s’extasiait devant la lumière chatoyante que reflétaient les coquillages habilement assortis ; tous les connaisseurs contemplaient, d’un regard ébloui, l’éclat métallique de la galène et l’incarnat des coraux. De même, on admirait, dans le salon, les peintures où l’on voit des messieurs et des dames, en toilette, se promener au milieu d’un jardin, et, du bout de leurs doigts effilés, tenant et offrant des fleurs. Mais quels sont ceux, à présent, qui voudraient honorer seulement d’un coup d’œil ces décorations ? Je les regarde à peine moi-même, toujours avec dépit, car, désormais, il faut que tout prenne une autre forme, que tout soit ’’plein de goût’’, comme ils disent ; il faut des palissades non peintes et des bancs non vernis ; il faut que, toutes choses soient unies et simples ; pas de ciselure, point de dorure ; et, actuellement, ce qui coûte le plus, c’est le bois étranger. Sans doute, j’aimerais aussi à me donner du nouveau, j’aimerais à marcher avec le temps et à changer souvent mon mobilier ; mais on craint de déplacer le moindre objet, car, comment payer les ouvriers d’aujourd’hui ? L’idée me vint, dernièrement, de faire dorer l’enseigne de mon officine, l’archange Michel, ainsi que l’effrayant dragon qui se roule à ses pieds ; puis, je l’ai laissé bruni comme il est ; le prix demandé m’a fait peur. »