Hermiston, le juge-pendeur/Chapitre 6

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Fontemoing (p. 183-247).


CHAPITRE VI

Une page du livre de prières de Christina


Archie était assidu aux offices. Chaque dimanche, il allait s’asseoir parmi le petit groupe des fidèles ; il y entendait la voix de M. Torrance sauter d’un ton à un autre comme le jeu d’une clarinette inhabile ; il y trouvait l’occasion de réfléchir sur la robe mangée des mites du pasteur, sur ses mitaines de fil noir, tandis qu’elles se rejoignaient pour la prière ou bien qu’elles s’élevaient pieuses et solennelles pour la cérémonie de la bénédiction. Le banc d’Hermiston était une petite boîte carrée, minuscule comme l’église elle-même, renfermant un siège à peine plus grand qu’un tabouret. Assis là, Archie, en évidence comme un prince, seul véritable gentilhomme et seul riche héritier de la paroisse, pouvait se mettre à l’aise dans l’unique banc de l’église qui eût une porte. De là, ses regards tombaient sans obstacle sur la puissante carrure des hommes en plaid, sur les femmes et les jeunes filles bien découplées, sur les enfants contraints, sur les chiens de berger inquiets de se trouver là. Archie avait une peine étrange à retrouver parmi ces gens les caractères de la race ; il n’y avait ici personne qui eût la moindre prétention de noblesse, sauf les chiens aux fines têtes de renard et aux inimitables queues frisées. Les gens de Cauldstaneslap se remarquaient à peine ; Dandie peut-être, tandis qu’il s’amusait à faire des vers pour tromper l’ennui de l’interminable office, se distinguait-il un peu par l’éclat de son regard, par un certain air de supériorité qui animait son visage et par la vivacité de son maintien ; mais Dandie lui-même avait l’air d’un paysan. Le reste de l’assemblée, assez semblable à un troupeau de brutes, éveillait en lui les sensations pesantes que donnent des rustres éternellement routiniers, avec leur travail physique au grand air, leur porridge à l’avoine[1], leurs pois chiches, leurs veillées somnolentes au coin du feu et leurs longs ronflements sonores des « box-bed »[2] durant la nuit. Et pourtant, il savait que parmi eux se trouvaient beaucoup de malins et de gais compères, des hommes de caractère, des femmes remarquables, sachant se débrouiller dans le monde et faire rayonner leur influence au delà des portes basses de leurs masures. En outre, il savait que les hommes sont tous les mêmes, et qu’à travers l’écorce de l’habitude, les passions trouvent toujours leur chemin ; il les avait vus battre le tambourin sous l’influence de Bacchus, il les avait vu faire ripaille et il les avait entendu pousser des cris d’allégresse devant des grogs au whisky, il savait que, parmi ceux qui avaient l’air le plus réfléchi et le plus grave, que même parmi les anciens à l’air solennel, il en était de capables des plus singulières gambades à l’appel de l’amour. Et parmi ces hommes qui approchaient de la fin du voyage aventureux de la vie — parmi ces jeunes filles qui en franchissaient le seuil avec crainte et curiosité, — parmi ces femmes qui avaient mis au monde, et peut-être enseveli des enfants, qui pouvaient se souvenir de l’étreinte désespérée des petites mains mortes et du piétinement des petits pieds maintenant silencieux, Archie s’étonnait que, parmi tous ces visages, il n’y en eût pas un seul qui reflétât l’espérance, pas un qui fût expressif, pas un qui fût pénétré du rythme harmonieux et de la poésie de la vie. Oh, où trouverai-je une figure vivante ? pensait-il ; et parfois il se souvenait de Lady Flora[3] et parfois il examinait avec désespoir la galerie vivante exposée devant lui, et il voyait ses jours se consumer dans cet endroit triste et champêtre ; et puis la mort venir à lui, et son tombeau se creuser sous les arbres, et il entendait l’esprit de la Terre éclater d’un rire strident, semblable à un grondement de tonnerre, devant ce fiasco sans nom.

Ce dimanche-là, il n’y avait plus de doute que le printemps fût enfin venu. Il faisait chaud, mais il y avait dans l’air un léger frisson qui faisait encore davantage apprécier la chaleur. La rivière brillait et clapotait sur les cailloux de la rive parmi les touffes de primevères. Des parfums flottant dans l’air arrêtaient Archie en chemin et le remplissaient par moment d’une ivresse éthérée. La grise vallée puritaine ne faisait encore que s’éveiller en de rares endroits et dans quelques champs, pour secouer la monotonie de ses teintes d’hiver, et il s’étonnait de sa beauté ; c’était, lui semblait-il, la beauté de l’essence même de la terre, qu’il n’apercevait pas dans les détails, mais qu’il respirait répandue sur toutes choses. Il fut surpris de sentir une impulsion soudaine à écrire de la poésie, il faisait quelquefois des vers de huit pieds, libres, rapides, comme en faisait Scott, mais quand il se fut assis sur un rocher, près des chutes féeriques, à l’ombre des branches d’un arbre déjà tout rayonnant de ses feuilles nouvelles, il fut encore plus surpris de ne rien trouver à écrire. Son cœur battait, avec le temps, le rythme immense et mystérieux de l’univers. Quand il arriva au tournant de la vallée et quand il put apercevoir l’église, il avait tellement flâné sur le chemin que le premier psaume finissait. Le ton nasillard de la psalmodie, ses reprises nombreuses, ses cadences, ses roulades austères, semblaient l’essence même de la voix de l’église s’élevant pleine de reconnaissance. « C’est la vie partout », se dit-il, et il répéta à haute voix : « Grâce à Dieu, c’est la vie partout. » Il s’attarda encore un instant sur le cimetière. Une touffe de primevères était toute fleurie au pied d’une vieille pierre tombale noircie par le temps, et il s’arrêta pour contempler cet apologue du hasard. Il s’offrait sur la terre encore froide avec toute l’acuité d’un contraste ; et il fut frappé de l’imperfection de toute chose ; il la sentait dans le jour, dans la saison, dans la beauté qui l’entourait, dans la brise froide qui, parfois transperçait la chaleur de l’air, dans les grosses mottes de terre noire tout près des primevères épanouies, dans l’odeur de la terre humide qui se mêlait partout aux senteurs du printemps. La voix du vieux Torrance s’éleva dans une sorte d’extase. Et il se demanda si Torrance aussi sentait dans ses vieux os la poussée joyeuse de ce matin de printemps ; ce Torrance, ou plutôt l’ombre de ce qui avait été autrefois Torrance, serait bientôt couché ici même, dehors, au soleil et à la pluie, avec tous ses rhumatismes, tandis qu’un nouveau ministre demeurerait dans sa chambre et tonnerait du haut de la chaire qui lui était en ce moment si familière. La pitié des choses et un peu aussi le frisson du tombeau, le fit trembler et il se hâta d’entrer.

Il suivit respectueusement les bas-côtés, et prit sa place dans le banc, les yeux baissés, car il craignait d’avoir déjà froissé le bon vieillard qui était dans la chaire et il s’appliquait à ne pas l’offenser davantage. Il ne pouvait pas suivre les prières, pas même les parties principales du service. La clarté de l’azur, des nuées de parfums, le murmure de l’eau qui tombe et le chant des oiseaux, se levaient en lui-même comme des vapeurs qui se détachent de souvenirs primitifs profondément enfouis, souvenirs qui n’étaient pas à lui, mais qui venaient de la moelle même de ses os. Son corps se souvenait ; et il lui semblait que son corps n’avait rien de matériel, mais qu’il était éthéré et fugitif comme une mélodie qui passe ; et il ressentait pour lui une tendresse exquise, comme celle qu’il aurait eue pour un enfant, pour un petit innocent rempli de nobles instincts, mais destiné à une mort précoce. Et pour le vieux Torrance, vieux de tant de prières et de si peu de jours, il sentait une pitié qui allait presque jusqu’aux larmes. La prière s’acheva. Juste au-dessus de lui se trouvait une tablette incrustée dans le mur, le seul ornement de cette chapelle, car ce n’était qu’une chapelle grossièrement construite, qui rappelait, si ce n’est les vertus, tout au moins l’existence du premier Rutherford de Hermiston ; et Archie, sous ce témoin de sa longue généalogie et de sa grandeur locale, appuyé au dossier de son banc, l’œil perdu dans le vague, laissait errer sur ses lèvres l’ombre d’un sourire à la fois triste et enjoué qui lui seyait étrangement.

La sœur de Dandie, assise à côté de Clem et parée de ses nouveaux colifichets de Glasgow, choisit ce moment pour observer le jeune Laird. Avertie par la légère agitation qu’avait produite son entrée, la petite, en jeune fille bien élevée, avait tenu les yeux fixés devant elle, elle avait gardé un maintien joliment composé durant la prière. Ce n’était pas de l’hypocrisie, personne n’en était plus loin qu’elle. La jeune fille avait appris à avoir de bonnes manières : à lever les yeux, à les baisser, à paraître ignorante, à paraître sérieusement recueillie à l’église, enfin à paraître à son avantage dans toutes les circonstances. C’est le jeu des femmes dans la vie, et elle le jouait franchement. Archie était dans l’église la seule personne intéressante ; c’était un nouveau venu, on le disait original et jeune, puis c’était un laird, et Christina ne l’avait jamais vu. Ce n’était pas étonnant que, tandis qu’elle gardait sa jolie attitude de recueillement, son esprit courût vers lui. S’il venait à jeter un regard dans sa direction, il saurait qu’elle était une demoiselle bien élevée qui avait été à Glasgow. Oui, vraiment, il ne pourrait faire autrement que d’admirer sa robe, et peut-être la trouverait-il jolie elle-même. À cette idée, son cœur ne battit pas le moins du monde ; comme pour en atténuer encore l’impression, elle se mit à évoquer, puis à repousser une série de portraits fantaisistes de jeunes gens qui pourraient maintenant avoir le droit de la regarder. Elle se fixa sur le plus laid de tous, un jeune homme court, rouge, avec une figure plate et une vilaine tournure dont l’admiration lui offrirait l’occasion de sourire ; mais, en dehors de tout cela, la persuasion que son regard (qui, en réalité, était fixé sur Torrance et ses mitaines) était posé sur elle, la tint en émoi jusqu’au mot Amen. Même alors, elle resta trop bien élevée pour satisfaire sa curiosité avec trop d’impatience. Elle se rassit languissamment (ce qui était une mode de Glasgow) elle arrangea sa robe, retoucha son bouquet de primevères, regarda d’abord devant elle, puis derrière elle, mais de l’autre côté, et enfin permit à ses yeux d’aller sans hâte, dans la direction du banc d’Hermiston. Pendant un instant, ils y restèrent rivés. Puis, elle en détacha son regard comme à regret, semblable à un oiseau apprivoisé qui aurait médité de s’enfuir. Toutes sortes d’idées sur ce qui pouvait peut-être arriver l’assaillirent ; elle se pencha sur l’avenir et elle eut le vertige ; l’image de ce jeune homme brun, mince, gracieux, au sourire énigmatique, l’attirait et la repoussait comme un abîme : « Est-ce possible ? Aurais-je rencontré mon destin ? » pensait-elle, et son cœur se gonflait.

Torrance était déjà très avancé dans son exorde, il s’était appuyé au cours de son sermon sur un grand renfort de textes, pour assurer les bases de son argumentation où il traitait un point délicat de la théologie, avant qu’Archie permît à son regard de vagabonder. Ce regard tomba d’abord sur Clem, insupportable tant il avait l’air florissant et qui semblait honorer Torrance d’une attention très relâchée, comme quelqu’un habitué à entendre de meilleures choses à Glasgow. Bien qu’il ne l’eût jamais vu auparavant, Archie n’eut pas de peine à le reconnaître, et sans hésitation, il le jugea comme le plus vulgaire et le plus mauvais de la famille. Clem était incliné nonchalamment en avant quand il le vit pour la première fois. Puis, il se renversa en arrière avec la même nonchalance ; et soudain, il démasqua l’instrument de mort : le profil de la jeune fille. Bien qu’elle ne fût pas mise tout à fait à la mode (qui s’en serait aperçu ?) certains artistes tailleurs de Glasgow et son propre goût naturel l’avaient parée à son plus grand avantage. Cette parure, il est vrai, était une cause d’animosité et presque de scandale pour cette toute petite assemblée. Mrs Hobb avait dit son mot à Cauldstaneslap :

— Petite folle, avait-elle déclaré. Une jaquette qui ne ferme pas. Je voudrais bien savoir à quoi sert une jaquette qui ne se boutonne pas, s’il vient à pleuvoir ? Comment appelez-vous ça ? Un spencer ouvert, n’est-ce pas ? Vous pouvez le rentrer dans l’armoire si vous ne voulez pas qu’on vous le déchire par jalousie. Enfin, je n’ai rien à voir là-dedans, en tous cas ce n’est pas de bon goût.

Clem dont la bourse avait ainsi métamorphosé sa sœur et que cette algarade avait froissé, vint au secours de Christina.

— Allons donc, comment pouvez-vous parler de bon goût quand vous n’avez jamais été en ville ?

Et Hobb, regardant la jeune fille avec un sourire satisfait, tandis qu’elle déployait timidement sa brillante parure dans la sombre cuisine, finit ainsi la dispute :

— La petite est bien comme ça, avait-il dit, et le temps n’est pas à la pluie. Porte ça aujourd’hui, petite fille, mais n’en abuse pas.

Dans les cœurs de ses rivales, qui arrivaient très fières de leurs dessous de lingerie, et la figure toute luisante d’un lavage soigné au savon, la vue de sa toilette avait soulevé une tempête d’émotions variées, allant depuis la simple admiration sans jalousie qui s’exprimait par un « Oh » prolongé, jusqu’à l’aigre irritation se traduisant par un « Que d’embarras » plein d’emphase. La robe, de mousseline jaconas couleur paille, était décolletée et ne dépassait pas la cheville, de façon à laisser apercevoir ses demi-brodequins violet Régence, dont les cordons se croisaient sur des bas à jours jaune paille. Suivant la jolie mode dont nos grand’mères n’hésitaient pas à se parer, et dont nos grand’tantes s’armaient pour aller à la poursuite et à la conquête de nos grands-oncles, la robe était tendue de façon à mouler le contour des seins, et elle était maintenue dans le creux de la gorge par une broche ornée d’une topaze. C’est là aussi que, dans une position vraiment enviable, tremblait le bouquet de primevères. Elle portait sur les épaules, plutôt sur le dos, car il atteignait à peine les épaules, un mantelet français en taffetas, retenu devant par des rubans de Margate, de la même couleur violette que ses souliers. Sa figure émergeait d’un fouillis de boucles noires et une petite guirlande de roses jaunes ornait son front que couronnait un chapeau villageois en grosse paille jaune. Parmi toutes les figures hâlées et rouges qui se trouvaient dans l’église, elle brillait comme une fleur épanouie, elle et sa toilette, avec la topaze qui reflétait la lumière pour la renvoyer en étincelles de feu, et les fils d’or et de bronze qui jouaient dans sa chevelure.

Archie fut attiré comme un enfant par tout cet éclat. Il la regarda, et la regarda encore, et leurs regards se croisèrent. Ses lèvres se soulevèrent et montrèrent ses petites dents. Il vit le sang rouge circuler plein de vie sous la peau brune. Son œil, grand comme celui d’une gazelle, frappa et retint son regard. Il savait bien qui elle devait être — Kirstie, un rude diminutif pour elle, la nièce de sa gouvernante, la sœur de Gib le prophète campagnard — et il trouvait en elle la réponse à ses désirs.

Christina sentit comme un choc au moment de la rencontre de leurs regards, et il lui sembla qu’elle s’élevait environnée de sourires, dans une région de rêverie brillante. Mais le plaisir fut aussi bref qu’exquis. Brusquement, elle regarda ailleurs, puis commença immédiatement à se blâmer de cette brusquerie. Elle savait trop tard ce qu’elle aurait dû faire ; elle se retourna lentement le nez en l’air. Et pendant ce temps son regard à lui ne s’était pas détourné, mais continuait à se diriger vers elle comme une batterie de canon qui vise son but ; et tantôt il semblait l’isoler seule avec lui, et tantôt il semblait l’élever comme sur un pilori devant toute rassemblée. Car Archie continuait à la boire des yeux, comme un voyageur qui arrive à une source au sommet d’une montagne, se penche et boit avec une avidité inextinguible. Au creux de sa poitrine, l’œil de feu de sa topaze et les pâles fleurettes de la primevère le fascinaient. Il voyait les seins se soulever et les fleurs trembler de cette agitation, et il se demandait ce qui pouvait tant émouvoir la jeune fille. Et Christina sentait son regard — le percevait peut-être, avec le délicat joujou de cette oreille qui se montrait parmi les boucles noires ; elle se sentait changer de couleur, respirer d’un souffle inégal. Comme un pauvre être traqué, poursuivi, environné, elle chercha de toutes les manières à se donner une contenance. Elle prit son mouchoir — il était vraiment joli — puis, effrayée, elle le lâcha :

— S’il allait croire que j’ai trop chaud.

Elle commença à lire des versets de psaumes, puis elle s’aperçut que c’était le moment du sermon. Enfin, elle se mit une dragée dans la bouche, et l’instant d’après s’en repentit. C’était un geste si vulgaire. M. Archie ne devait jamais manger de bonbons à l’église, et avec un effort visible, elle avala la dragée toute ronde ; et ses couleurs s’enflammèrent encore plus. À ce signe de détresse, Archie revint à lui et prit conscience de sa mauvaise conduite. Qu’avait-il fait ? Il avait été parfaitement grossier dans une église, avec la nièce de sa gouvernante ; il avait fixé comme un laquais et un libertin une belle et modeste jeune fille. Il était possible, et il était même probable qu’elle lui serait présentée après le service dans le cimetière, et alors, comment la regarderait-il ? Et il n’avait pas d’excuses. Il avait remarqué les signes de sa pudeur, de son indignation croissante, et il avait été assez fou pour ne pas les comprendre. Le sentiment de sa honte l’accabla, et il se mit résolument à regarder M. Torrance ; il supposait peu, ce brave et digne homme, tandis qu’il continuait d’exposer la justification par la foi, quel était son véritable emploi : servir de dérivatif à deux enfants entraînés par le vieux jeu de l’amour.

Christina se sentit d’abord grandement soulagée. Il lui semblait que de nouveaux vêtements la couvraient. Elle revint sur ce qui s’était passé. Tout aurait bien été, si elle n’avait pas rougi, petite folle qu’elle était. Il n’y avait pas de quoi rougir pour avoir pris une dragée ; Mrs MacTaggart, la femme du doyen de Saint-Enoch, en prenait souvent. Et s’il l’avait regardée, qu’y avait-il de plus naturel à un jeune gentleman que de regarder la jeune fille la mieux habillée de l’église ? Et en même temps, elle en savait davantage, elle savait qu’il n’y avait rien d’accidentel, ni d’ordinaire dans ce regard, et elle lui donnait assez de valeur pour le fixer dans son souvenir comme une décoration. Enfin, c’était heureux qu’il eût trouvé quelque chose d’autre à regarder. Et puis, elle commença à avoir d’autres pensées. Il était nécessaire, s’imaginait-elle, de se tenir comme il faut, si l’incident se répétait, de savoir mieux se conduire. Que le désir allât plus loin que la pensée, elle n’en savait rien, ou ne voulait pas l’admettre. Ce serait simplement une manœuvre de convenance comme un geste destiné à amoindrir la signification de ce qui s’était passé auparavant, si elle rencontrait une seconde fois ses yeux ; et cette fois elle les rencontrerait sans rougir. Au souvenir de sa rougeur, elle rougit de nouveau, et elle se sentit rougir et brûler de la tête aux pieds. Une jeune fille avait-elle jamais fait quelque chose de si inconvenant, de si osé ? Et elle était là, s’exposant aux regards de toute l’assemblée, pour rien. Elle jeta les yeux sur ses voisins ; comment ? ils restaient figés et indifférents, Clem s’était endormi. Et une idée unique vint peu à peu s’emparer d’elle tout entière, c’est que la simple prudence lui ordonnait de le regarder encore, avant la fin de l’office. Quelque chose d’analogue se passait dans l’esprit d’Archie, tandis qu’il luttait contre le fardeau du repentir. C’est ainsi qu’il arriva que, dans le moment d’agitation qui suivit le dernier psaume, pendant que Torrance lisait un verset et que les feuillets de tous les livres de prière se froissaient à la fois sous les doigts empressés, deux regards furtifs sortirent des bancs comme des antennes et, par-dessus les voisins indifférents ou recueillis, se rapprochèrent timidement et toujours plus près de la ligne droite allant d’Archie à Christina. Ils se rencontrèrent, ils s’attardèrent ensemble moins d’une seconde et ce fut assez. Ce fut comme une décharge électrique qui passa à travers Christina, et, comment cela se fit-il ? la feuille de son livre de prière se déchira.

Archie, sorti par la porte du cimetière, causait avec Hobb et le ministre et serrait la main à tous les membres de l’assemblée éparpillés çà et là, quand Clem et Christina s’approchèrent pour lui être présentés. Le laird ôta son chapeau et s’inclina devant elle avec grâce et respect. Christina fit au laird sa révérence de Glasgow, et prit la route d’Hermiston et de Cauldstaneslap. Elle marchait vite, haletait ; son teint était coloré et elle se sentait dans un étrange état d’âme : quand elle était seule, son bonheur semblait sans mélange, mais, quand on lui adressait la parole, elle ressentait quelque chose comme une contrariété. Elle fit une partie du chemin avec quelques jeunes voisines et un jeune campagnard ; jamais elle ne les avait trouvés si fades, jamais elle ne s’était montrée si peu aimable. Mais ils se dispersèrent bientôt de côté et d’autre, soit pour se rendre à leurs diverses destinations, soit que, marchant plus vite qu’eux, elle les dépassât et les laissât derrière elle ; et, quand elle eut chassé par quelques mots de mauvaise humeur l’escorte que lui offraient quelques-uns de ses neveux et nièces, elle se trouva libre de monter seule le sentier d’Hermiston, toute enivrée d’air, s’élevant au milieu d’un nuage de bonheur. Près du sommet, elle entendit des pas derrière elle, des pas d’homme légers et très rapides. Elle les reconnut aussitôt et marcha plus vite. « Si c’est moi qu’il cherche, il peut courir », pensait-elle, souriante.

Archie la rejoignit comme un homme qui a pris une décision.

— Miss Kirstie, commença-t-il.

— Miss Christina, s’il vous plaît, monsieur Weir, interrompit-elle, je ne puis pas souffrir ce diminutif.

— Vous oubliez que c’est un nom qui m’est très familier. Votre tante est une vieille amie, une très bonne amie pour moi. J’espère que nous vous verrons souvent à Hermiston.

— Ma tante et ma belle-sœur ne s’entendent pas très bien. Ce n’est pas que j’aie quelque chose à faire là-dedans. Mais, comme je demeure chez elle, on ne trouverait pas bien délicat de ma part que j’aille voir ma tante.

— Je le regrette, dit Archie.

— Merci, monsieur Weir, dit-elle. Je trouve, moi aussi, que c’est bien dommage.

— Ah, je suis sûr que votre voix amènera toujours la paix, s’écria-t-il.

— Je n’en suis pas aussi sûre que cela, dit-elle. Je dois avoir mes mauvais jours tout comme les autres, je suppose.

— Savez-vous que dans notre vieille église, parmi toutes ces bonnes vieilles dames grises, vous ressembliez à un rayon de soleil ?

— Ah, vraiment. C’est sans doute ma nouvelle robe de Glasgow.

— Je ne pense pas être si sensible aux jolies toilettes.

Elle sourit en le regardant à demi.

— Il y en a qui le sont plus que vous, dit-elle. Seulement, voyez-vous, je ne suis qu’une Cendrillon. Il faut que je remette tout ça dans ma malle ; dimanche prochain je serai en gris tout comme les autres. C’est une robe de Glasgow, vous savez, et il ne faudra pas en abuser. Il paraît que ce serait terriblement se faire remarquer.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent à l’endroit où leurs chemins se séparaient. De toutes parts la vieille lande grise les environnait ; quelques moutons erraient au milieu ; et, tandis que d’un côté ils pouvaient voir vis-à-vis d’eux une caravane éparpillée qui escaladait péniblement les sentiers de Cauldstaneslap, ils pouvaient voir de l’autre le contingent d’Hermiston qui s’était détaché et commençait à franchir par groupes la porte de la propriété. C’est alors qu’ils se tournèrent l’un vers l’autre pour se dire adieu, et que, délibérément, ils échangèrent un regard en se serrant la main. Tout s’était bien passé, gentiment ; et, tandis que Christina franchissait la première étape de la pente rapide menant à Cauldstaneslap, le sentiment d’un triomphe satisfait surmonta dans son âme le souvenir de ses petites fautes et bévues. Comme d’habitude, elle avait relevé sa robe pour ce passage escarpé, mais quand elle s’aperçut qu’Archie, arrêté, la regardait encore, la jupe retomba comme par enchantement. Vraiment, c’était d’un raffinement bien pointilleux pour cette paroisse montagneuse, où les femmes marchaient les jupes relevées sous la pluie, et où les jeunes filles se rendaient nu-pieds à l’église à travers la poussière de l’été, et descendaient bravement s’asseoir au bord de la rivière, pour y faire leur toilette en public avant d’entrer. C’était peut-être ainsi qu’elle faisait des cérémonies à Glasgow ; ou peut-être cela était-il un signe du vertige de sa vanité satisfaite où l’acte devenait purement instinctif. Il faisait attention à elle. Elle s’allégea le cœur en poussant un soupir prodigieux tout rempli de plaisir et elle se mit à courir. Quand elle eut rejoint les traînards de sa famille, elle attrapa la nièce qu’elle avait si bien renvoyée tout à l’heure, l’embrassa, et lui donna de petites tapes, et la renvoya de nouveau, et lui courut après avec de petits cris et des rires joyeux. Peut-être pensait-elle que le laird la voyait encore. Mais le hasard voulut que cette petite scène tombât sous des yeux moins favorables, car elle rejoignait alors Mrs Hob accompagnée de Clem et de Dand.

— Mais tu es folle vraiment, fillette, dit Dandie.

— C’est honteux, mademoiselle, dit la voix stridente de Mrs Hob. Est-ce une manière de vous conduire en revenant de l’église ? Vous ne savez sûrement pas ce que vous faites aujourd’hui. En tous cas, si j’étais à votre place, je ferais attention à ma belle robe.

— Oh là là ! dit Christina, et elle passa devant, la tête haute, foulant le sentier raboteux du pas léger d’une biche.

Elle était amoureuse d’elle-même, de sa destinée, de l’air des collines et de la joie du soleil. Tout le long du chemin, elle resta enivrée de ce rêve éthéré. À table, elle put causer à l’aise du jeune Hermiston, donner son opinion sur lui à voix haute et d’un air dégagé ; elle trouvait qu’il était un beau jeune homme, qu’il avait réellement de belles manières et qu’il paraissait avoir du cœur, mais que c’était dommage qu’il eût l’air triste. Seulement, un instant après, le souvenir de son regard à l’église l’embarrassa. Mais elle n’eut que cette petite distraction ; tant que dura le dîner elle eut bon appétit, et entretint la gaieté autour de la table jusqu’à ce que Gib (qui avait été de retour avant eux de Crossmichael et de son office particulier) les admonestât tous pour leur légèreté.

Son âme, encore agitée d’une heureuse confusion, la faisait fredonner tandis qu’elle montait légèrement à une petite mansarde, éclairée par quatre carreaux de vitre trouant le pignon, où elle couchait avec une de ses nièces. La nièce, qui l’avait suivie, comptant sur la bonne humeur de « Tatan », fut projetée hors de la chambre sans la moindre cérémonie, et elle s’en alla, piquée et toute en larmes, ensevelir ses chagrins dans le foin de la grange. Tout en fredonnant encore, Christina quitta ses atours, et mit l’un après l’autre ses trésors dans sa grande malle verte. Le dernier de tous fut le livre de prières ; il était joli, le cadeau de Mrs Clem, avec ses caractères si nets et son apparence vieillotte, avec son papier qui avait commencé à jaunir, non à la suite d’un long usage, mais dans la boutique ; elle avait l’habitude de l’envelopper dans un mouchoir chaque dimanche quand il avait fait son service et de l’enfouir prudemment dans sa malle. Tandis qu’elle prenait le livre, il s’ouvrit à l’endroit où le feuillet était déchiré, et elle s’arrêta à regarder ce témoignage évident de son trouble envolé. Alors, lui revint en esprit le souvenir des deux yeux bruns, profonds et brillants, qui la regardaient d’un certain coin sombre de l’église. L’image et l’attitude du jeune Hermiston, son sourire, le sens de son regard, tout lui revint à l’esprit comme un éclair à la vue de cette page déchirée.

— J’étais sûrement folle, se dit-elle, faisant écho aux paroles de Dandie, et à l’idée de ce qu’éveillait en elle ce jugement, tout son feu l’abandonna.

Elle se jeta sur son lit, et resta là, étendue pendant des heures, tenant toujours le livre de prières dans sa main, plongée presque constamment dans une stupeur faite de plaisir involontaire et de crainte irraisonnée. La crainte était superstitieuse, les paroles de mauvais augure de Dandie lui revenaient de temps à autre, renforcées et commentées par une centaine d’horribles et sombres histoires puisées chez ses plus proches voisins. À aucun instant elle ne se fit une idée de plaisir complet. On eût pu dire que tous ses sens jouissaient de ses pensées et de son souvenir, tandis que son moi lui-même, au fond de sa conscience, parlait fiévreusement d’autre chose comme une personne nerveuse en grand danger. L’image qui lui plaisait le plus était celle de Miss Christina dans le rôle de la Jolie Fille de Cauldstaneslap, triomphant de tout avec sa robe couleur de paille, sa mante violette et ses bas à jours jaunes. En revanche, l’image d’Archie n’était jamais bien reçue quand elle se présentait, encore moins désirée et parfois exposée à une critique impitoyable. Dans les longs et vagues dialogues qu’elle entretenait en elle-même, soit avec son imagination, soit avec des interlocuteurs chimériques, Archie, s’il en était question, ne venait que pour recevoir une volée de critiques. On avait raison de dire qu’il « avait l’air d’une cigogne », qu’il « regardait comme un veau », qu’il « avait une figure de spectre ». « Qu’est-ce que c’est que ces manières », disait-elle ; ou bien, « j’ai bien su le remettre à sa place : Miss Christina, s’il vous plaît, monsieur Weir, ai-je dit, et j’ai relevé la queue de ma jupe. » Elle pouvait s’entretenir de longues heures avec des bavardages de ce genre, puis, lorsque ses yeux tombaient sur la feuille déchirée, les yeux d’Archie lui apparaissaient de nouveau dans l’ombre du mur, et son babil s’arrêtait, et elle restait là, immobile et hébétée, ne pensant plus à rien de précis, poussant seulement de temps à autre un soupir apaisé. Si un médecin était entré dans cette mansarde, il aurait diagnostiqué tout simplement un accès de bouderie chez une jeune fille saine, bien constituée, pleine de vivacité, qui se tenait couchée le nez contre son lit par dépit et mauvaise humeur, et personne n’aurait dit qu’elle venait de contracter ou allait contracter une maladie mortelle de l’âme, pouvant la conduire à la mort ou au désespoir. Un médecin un peu psychologue aurait pu se faire pardonner, car il aurait deviné chez la jeune fille une passion faite de vanité enfantine, d’égoïsme porté au plus haut degré et rien de plus. Il est entendu que je dépeins ici le chaos et que je décris l’inexprimable. Les traits qui transparaissent sont trop précis, les termes employés sont trop forts. Imaginez un poteau indicateur dans les montagnes un jour où les brouillards roulent ; vous ne pouvez voir alors que les noms qui apparaissent sur l’écriteau, noms exacts de cités lointaines et célèbres, peut-être alors étincelantes sous le soleil. Ainsi Christina resta immobile pendant des heures, comme le poteau, enveloppée dans des guirlandes de nuages rapides qui lui voilaient la vue.

Le jour avançait et les rayons du soleil s’allongeaient sur l’horizon, quand elle se dressa subitement, enveloppa dans son mouchoir, et remit en place le livre de prières qui avait déjà joué un rôle si décisif dans le premier chapitre de son histoire d’amour. On dit maintenant que la tête brillante d’un clou peut remplacer l’œil d’un magnétiseur, si on le regarde fixement. Ainsi cette page déchirée avait rivé son attention sur ce qui, sans elle, aurait pu être sans grande importance et peut-être vite oublié ; tandis que les paroles sinistres de Dandie — paroles entendues plutôt qu’écoutées, mais restées dans sa mémoire — avaient donné à ses pensées, ou plutôt à son humeur, une nuance de solennité, et l’idée du Destin — de ce Destin païen indépendant de la Divinité Chrétienne — obscur, auguste, arbitraire, — agissant d’une manière inexorable parmi les hommes. Ainsi, même ce phénomène de l’amour éclos au premier regard, qui est si rare, qui paraît si simple, qui est aussi violent qu’une déchirure dans le tissu de la vie, peut se décomposer en une série d’événements tendant tous heureusement au même but.

Elle mit une robe grise et une écharpe rose ; elle se regarda un instant avec complaisance dans le petit carré de verre qui lui servait de miroir pour sa toilette ; elle descendit sans bruit l’escalier, traversant ainsi la maison endormie, toute retentissante des ronflements de la sieste.

Tout près de la porte, Dandie était assis, un livre dans les mains, mais ce n’était pas pour lire ; c’était seulement pour sanctifier le Sabbat par le repos sacré de l’esprit. Elle s’approcha de lui et s’arrêta :

— Je m’en vais dans la lande, Dandie, dit-elle.

Il y avait dans sa voix une douceur inusitée qui fit lever la tête à Dandie. Elle était pâle, ses yeux noirs brillaient, il ne lui restait pas trace de sa légèreté du matin.

— Eh, qu’y a-t-il fillette ? On dirait que tu as des hauts et des bas, tout comme moi, observa-t-il.

— Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-elle.

— Oh, pour rien, dit Dand. Seulement, je crois que tu me ressembles beaucoup plus que les autres. Tu as un peu de mon humeur poétique, et Dieu sait pourtant combien peu tu as de talent poétique. À tout prendre, c’est un bien mauvais don. Ainsi, regarde-toi : à dîner, tu étais toute en soleil, en fleur, en rires, et maintenant tu es comme l’étoile du soir sur un lac.

Elle but ce compliment rustique comme une liqueur enivrante, et il lui brûla les veines.

— Mais, Dand, elle se rapprocha de lui, je te disais que je vais dans la lande. J’ai besoin de prendre l’air. Si Clem me demande, essaie de le tranquilliser, n’est-ce pas ?

— Comment faire ? dit Dand. Je ne connais qu’une manière, et c’est de dire un mensonge. Je dirai que tu as mal à la tête, si tu veux ?

— Mais, ce n’est pas vrai, objecta-t-elle.

— Je n’osais pas le dire, répondit-il. Je dis que je dirai que tu as mal à la tête, et si tu me contredis en rentrant ce n’est pas une affaire, ma réputation commence déjà à être tout à fait établie.

— Oh, Dand, est-ce que tu serais menteur ? demanda-t-elle en hésitant.

— On le dit, répliqua le barde.

— Qui dit ça ? continua-t-elle.

— Celles qui doivent le mieux le savoir, répondit-il. Les filles par exemple.

— Mais Dand, tu ne me diras jamais de mensonges à moi ? demanda-t-elle.

— Ce sera à toi d’en juger, ma petite Gipsy, dit-il. Tu m’en diras bien, des mensonges, quand tu auras un galant. Je te le prédis, et c’est la vérité, quand tu auras un galant, miss Kirstie, ce sera pour le bien et pour le mal, et je le sais bien. J’en ai fait l’expérience, mais le diable était dans ma chance. Allons, va-t’en dans la lande, et laisse-moi tranquille ; je suis dans mon heure d’inspiration, et tu me déranges, petite vilaine.

Mais elle se cramponnait au voisinage de son frère sans savoir pourquoi.

— Ne veux-tu pas m’embrasser, Dand ? dit-elle. Je t’aime bien.

Il l’embrassa et la considéra un instant ; il lui trouvait quelque chose d’étrange. Mais il était un parfait libertin et nourrissait pour toutes les femmes le même mépris et la même défiance ; d’habitude, il faisait son chemin parmi elles en leur adressant des compliments faciles, sans portée.

— Va-t’en, dit-il, tu es un joli bébé, et contente-toi de ça.

C’était bien là la manière de Dand ; un baiser et des dragées à Jeannette, une babiole et ma bénédiction à Julie, et bien le bonsoir à toutes, mes chéries. Dès que quelques chose devenait sérieux, il croyait et disait que c’était une affaire réservée aux hommes. Les femmes, dès qu’elles ne l’absorbaient pas, n’étaient pour lui que des enfants bons à être chassés gentiment. Mais il avait les aptitudes d’un connaisseur et, à ce titre, il considéra négligemment sa sœur tandis qu’elle traversait la prairie. « Mais c’est là un joli brin de fille », pensa-t-il avec surprise, car, bien qu’il vînt de lui faire justement des compliments, il ne l’avait pas réellement regardée. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? se dit-il tout à coup. » Car la robe grise avait des manches courtes et une jupe courte, qui découvrait de fines jambes robustes, enveloppées dans des bas roses de la même nuance que l’écharpe qu’elle portait autour de ses épaules, et qui flottait au vent de sa marche. Ce n’était point son négligé habituel ; il connaissait ses habitudes et les habitudes de toutes les femmes du pays, et cela mieux que personne ; quand elles n’allaient pas nu-pieds, elles portaient de solides et rudes bas de laine d’un bleu presque invisible tant il était sombre, quand ils n’étaient pas tout à fait noirs ; et Dandie, à la vue de cette élégance se dit deux et deux font quatre. Si l’écharpe était en soie, les bas devaient être également en soie ; ils étaient assortis — car toute la parure était un cadeau de Clem, un cadeau coûteux, et non pas une chose à porter à travers les marais et les broussailles, dans une tardive après-midi de dimanche. Il se mit à siffler : « Mon joli mai ». « Ou bien elle a la tête tournée, ou bien il y a quelque anguille sous roche », remarqua-t-il, et puis il n’y pensa plus.

Elle s’éloigna lentement d’abord, puis de plus en plus vite et droit ; elle monta vers le passage de Cauldstaneslap, un petit col dans les collines auquel la ferme doit son nom. Le Slap s’ouvrait comme une porte entre deux monticules arrondis ; et c’est là que passait le raccourci d’Hermiston. De l’autre côté il descendait tout droit vers le Trou des Sorcières, un grand trou marécageux entouré par les sommets des collines, plein de sources de genévriers rampants et de mares où l’eau dormante est aussi noire que de la tourbe. La vue n’y avait aucune étendue. Un homme aurait pu rester un demi-siècle assis sur la pierre du Tisseur en prières sans voir d’autres personnes que les enfants de Cauldstaneslap deux fois dans les vingt-quatre heures, car c’était le chemin de l’aller et du retour de l’école, ou bien accidentellement un berger, l’invasion d’un troupeau de moutons, ou encore les oiseaux qui fréquentaient les sources, y buvaient et y poussaient de petits cris aigus. Ainsi, une fois le col traversé, Kirstie allait se trouver dans la solitude. Elle se retourna une dernière fois du côté de la ferme. Elle aurait semblé déserte si Dandie n’eût pas été toujours là ; il écrivait maintenant sur ses genoux ; l’heure attendue de l’inspiration était enfin venue. Puis elle traversa rapidement le marécage et arriva à son extrémité la plus éloignée, où commence un ruisseau indolent qui accompagne ensuite le sentier d’Hermiston jusqu’à la pente. De cet endroit, une vue étendue s’ouvrait devant elle sur toutes les pentes opposées, sur des élévations encore jaunies et par endroits comme rouillées par l’hiver ; sur le sentier, tracé d’une façon très apparente, sur le cours de la rivière indiqué çà et là par des bosquets de bouleaux, puis au loin, à deux milles à vol d’oiseau, sur Hermiston dont les fenêtres étincelaient au soleil couchant.

Là, elle s’assit et attendit ; longtemps, elle regarda ces carreaux de vitre qui brillaient là-bas dans le lointain. Ça l’amusait d’avoir une vue si étendue, pensait-elle. Ça l’amusait de voir la maison d’Hermiston, de voir « du monde », et il y avait quelqu’un qu’elle ne pouvait reconnaître, peut-être était-ce le jardinier, qui flânait dans les allées.

Au moment où le soleil se coucha et où toutes les pentes exposées à l’ouest se trouvèrent plongées dans une ombre claire, elle distingua un autre être humain qui montait le sentier en s’approchant d’un pas inégal, tantôt presque en courant, tantôt s’arrêtant et paraissant hésiter. Sa vue suspendit d’abord totalement le cours de ses pensées. Elle les retenait comme on retient sa respiration. Puis elle consentit à le reconnaître. « Il ne viendra pas ici, ça ne se peut pas, ce n’est pas possible. » Et alors, elle fut envahie tout entière par une incertitude qui la suffoquait. Il venait, ses hésitations avaient cessé, il montait d’un pas ferme et rapide ; il n’y avait plus de doute, la question allait se poser dans un instant : qu’allait-elle faire ? C’était très joli de dire que son frère était un laird lui aussi ; c’était très joli de parler de certains mariages entre parents et de la parenté de tante Kirstie. Mais la différence de leur situation sociale était trop grande ; les convenances, la prudence, tout ce qu’elle avait appris, tout ce qu’elle savait, lui ordonnait de fuir. Mais d’un autre côté la coupe de la vie s’offrait à elle, trop séduisante. Pendant une seconde elle vit la question clairement posée devant elle, et elle fit son choix définitif. Elle se leva et se montra un instant dans l’ouverture qui se dessinait sur le ciel ; puis, immédiatement, elle s’enfuit toute tremblante et alla s’asseoir toute rouge d’émotion sur la Pierre du Tisseur. Elle ferma les yeux, pria, chercha un peu d’apaisement. Sa main s’agitait sur ses genoux, et des phrases absurdes et futiles remplissaient son cerveau. Mais pourquoi donc tant s’inquiéter ? Elle saurait bien se conduire, pensait-elle. Il n’y avait pas de mal à voir le Laird. Il ne pouvait rien arriver de mieux. Elle marquerait elle-même et une fois pour toutes la distance convenable qu’il y avait entre eux. Peu à peu les rouages de son esprit cessèrent de tourner si follement, et elle resta assise, dans une attente passive, tranquille, toute seule dans la mousse grise. J’ai dit qu’elle n’était pas hypocrite, mais cette fois j’ai tort. Elle ne voulait pas s’avouer qu’elle était montée sur la montagne pour y chercher Archie. Et peut-être bien, après tout, qu’elle ne le savait pas ; peut-être était-elle venue comme les pierres tombent. Car les pas de l’amour, quand on est jeune, et surtout jeune fille, sont inconscients et instinctifs.

Cependant Archie approchait très rapidement, mais lui du moins savait fort bien quelle société il cherchait. Cette après-midi l’avait pour ainsi dire réduit en cendres. Le souvenir de la jeune fille l’avait empêché de lire et l’avait entraîné comme par une corde tendue ; et lorsque enfin il avait senti venir la fraîcheur du soir, il avait pris son chapeau et s’était précipité dehors avec une plainte étouffée, sur le sentier de la lande, du côté de Cauldstaneslap. Il n’avait aucun espoir de la trouver ; il en courait la chance sans en rien attendre, et seulement pour soulager son mal. D’autant plus grande fut sa surprise quand il dépassa le sommet de la côte et pénétra dans le creux des Sorcières, de la voir là, petite silhouette en robe grise, et en fichu rose, assise presque à terre, perdue dans cette extrême solitude, au milieu de ce décor désolé, sur la pierre battue des vents et de la pluie du Tisseur mort. Toutes les choses qui frissonnaient encore de l’hiver mettaient des teintes de rouille autour d’elle, tandis que celles qui étaient déjà parfumées par le printemps montraient les couleurs tendres et vives de la saison nouvelle. Même sur la face immuable de la pierre tombale, des changements apparaissaient ; et dans les rainures des lettres, la mousse nouvelle mettait des teintes d’émeraude. Obéissant à une arrière-pensée, sentant que cela lui allait bien, presque sans le vouloir, elle avait relevé sur sa tête le bout de son écharpe qui encadrait ainsi gracieusement sa figure vive et pourtant rêveuse. Ses pieds étaient repliés sous elle, et elle s’appuyait sur son bras nu, qui apparaissait vigoureux et rond avec un poignet mince, tout illuminé par la clarté du soir.

Le jeune Hermiston éprouva un certain frisson. Il eut le sentiment qu’il allait s’agir d’une affaire sérieuse, de vie ou de mort. Ce n’était plus une enfant dont il s’approchait : c’était une femme, douée d’un pouvoir et d’une attraction mystérieuse, la fleur d’une longue race, et il n’était ni meilleur ni pire que la plupart des autres hommes de son âge. Il avait en lui une certaine délicatesse qui l’avait gardé jusqu’ici sans tache et qui rendait (lequel des deux aurait pu le deviner ?) sa compagnie bien plus dangereuse, quand son cœur serait profondément ému. Sa gorge était sèche quand il s’approcha, mais le doux appel de son sourire s’interposa entre eux comme un ange gardien.

Car elle s’était tournée vers lui et lui souriait, mais sans se lever. Il y eut une nuance légèrement cavalière dans son salut, mais ni l’un ni l’autre ne s’en aperçurent ; lui pensait simplement qu’elle était charmante et gracieuse ainsi ; quant à elle, fine comme elle était, elle n’avait pas senti la différence qu’il y avait entre se lever pour aller à la rencontre du laird, et rester assise pour recevoir l’admirateur qu’elle attendait.

— Allez-vous vers le couchant, Hermiston ? dit-elle en lui donnant le nom de ses terres suivant la coutume du pays.

— J’y allais, dit-il d’un ton un peu rauque, mais je crois que je suis au bout de ma promenade maintenant. N’êtes-vous pas comme moi, miss Christina ? Je ne pouvais pas tenir dans la maison, je suis venu ici prendre l’air.

Il s’assit à l’autre bout du tombeau, et l’examina, anxieux de savoir quelle femme elle était. Cette question avait pour lui comme pour elle une valeur infinie.

— Oui, dit-elle, moi aussi, je ne pouvais plus rester sous un toit. C’est une de mes habitudes de venir ici au crépuscule, quand tout est tranquille et frais.

— C’était aussi une habitude de ma mère, dit-il gravement. Ce souvenir l’avait fait tressaillir au moment où il l’exprimait. Il regarda autour de lui. Je suis à peine venu jusqu’ici depuis ce temps-là. C’est tranquille, dit-il avec un long soupir.

— Ce n’est pas comme Glasgow, répondit-elle. C’est un endroit bien ennuyeux là-bas. Mais quelle journée j’ai eue pour mon retour ; et quelle belle soirée !

— Oui, vraiment, c’est une journée merveilleuse, dit Archie. Je crois que je m’en souviendrai longtemps, pendant des années, jusqu’à ma mort. Des jours comme celui-ci, — je ne sais si vous sentez comme moi — tout me paraît si court, si fragile, si exquis, que j’ai peur de toucher à la vie. Nous sommes ici pour si peu de temps ; et tous les anciens aussi avant nous — les Rutherford de Hermiston, les Elliott de Cauldstaneslap — qui étaient ici ; ils galopaient et faisaient beaucoup de bruit dans ce coin tranquille, ils s’aimaient aussi et se mariaient, eh bien, où sont-ils maintenant ? C’est un lieu commun, la mort, mais après tout, les lieux communs ce sont les grandes vérités de la poésie.

Il la sondait presque sans s’en rendre compte ; il voulait voir si elle pouvait comprendre, savoir si elle n’était qu’un animal de la couleur des fleurs, ou bien si elle avait une âme pour garder sa tendresse. Elle, de son côté, se possédant bien, épiait, en vraie femme, toutes les occasions de briller, d’abonder dans ses idées quelles qu’elles puissent être. L’artiste dramatique qui dort ou sommeille à demi dans la plupart des êtres humains, s’était soudain levé en elle avec un soudain enthousiasme, et le hasard la servait bien. Elle le regarda avec des yeux soumis, voilés comme le crépuscule, qui allaient bien avec l’heure du jour et le cours de ses pensées ; la passion brillait en elle comme une étoile dans la pourpre du couchant ; et l’élan profond, mais contenu de toute sa nature fit passer dans sa voix, et percer dans les mots les plus indifférents, comme un frisson d’émotion.

— Connaissez-vous la chanson de Dand ? répondit-elle, je crois qu’il a essayé de dire ce que vous pensez.

— Non ; je ne l’ai jamais entendue, dit-il. Dites-la-moi, voulez-vous ?

— Oh, ce n’est rien sans la musique, dit Christina.

— Alors, chantez-la-moi, dit-il.

— Le jour du Seigneur ? Ça ne se fait pas, monsieur Weir.

— Je crains bien de ne pas être un trop strict observateur du Sabbat, et puis, il n’y a personne ici pour nous entendre, sauf le pauvre vieux qui est sous la pierre.

— Oh, ce n’est pas sérieusement que je dis ça, dit-elle. Du reste, à mon idée, c’est aussi grave qu’un psaume. Voulez-vous que je vous le fredonne alors ?

— Je vous en prie, dit-il, et s’approchant tout près d’elle sur la pierre tombale, il se prépara à écouter.

Elle redressa la tête comme pour chanter.

— Je ne ferai que vous le fredonner, expliqua-t-elle. Je n’aime pas chanter fort le dimanche. Je crois que les oiseaux iraient le dire à Gilbert, et elle sourit. C’est sur les Elliott, continua-t-elle, et je crois qu’il n’y a pas beaucoup de plus jolies pièces dans les livres de poésie, bien que Dand ne l’ait jamais fait imprimer.

Et elle commença à demi-voix, avec des inflexions basses et sonores, tantôt réduisant son chant presque à un murmure, tantôt l’élevant sur une note particulière qu’elle donnait mieux que les autres, et qu’Archie finit bientôt par attendre avec une émotion croissante.

Oh, ils galopaient dans la pluie, durant les jours enfuis,
Dans la pluie, dans le vent, dans l’orage,
Excitant leurs chevaux, riant sur les collines
Mais ils sont bien tranquilles maintenant dans la tombe
Les Vieux, les Vieux Elliott, les froids Elliott de pierre,
Les durs, les hardis Elliott de jadis.

Pendant qu’elle chantait, elle avait tenu les yeux constamment fixés devant elle, les mains posées sur ses genoux qu’elle avait redressés, la tête élevée et renversée en arrière. L’expression qu’elle mettait dans son chant était vraiment admirable ; et ne l’avait-elle pas apprise des lèvres mêmes et sous la critique de l’auteur, ? Quand elle eut fini, elle tourna vers Archie un visage où brillait une lumière douce ; ses yeux à lui étaient humides et pleins de bonté, et luisaient dans le crépuscule ; son cœur emporté allait vers elle dans un élan de pitié et de sympathie sans bornes. Sa question avait reçu une réponse. Elle était un être humain en harmonie avec le sens tragique de la vie, il trouvait en elle toute l’expression, et tout le pathétique d’un grand cœur.

Il se leva instinctivement, elle en fit autant ; car elle vit qu’elle avait réussi et qu’elle pouvait être sûre d’avoir produit en lui une impression encore plus profonde qu’auparavant, puis elle avait assez d’esprit pour partir sur une victoire. Il ne restait plus que les banalités ordinaires à échanger, mais ils le firent d’une voix basse et émue qui devait leur rendre à jamais ce souvenir sacré. À travers la grisaille du soir, il la vit suivre le contour du marais, se tourner une dernière fois, lui faire un signe de la main, puis passer le col ; et lui sembla qu’avec elle s’en allait quelque chose du plus profond de son cœur. Mais quelque chose y était venu et venu pour y rester. Il avait gardé depuis son enfance l’image, maintenant à demi effacée par le temps et la multitude des impressions nouvelles, de sa mère lui racontant, d’une voix émue et quelquefois avec des larmes, l’histoire du Tisseur en prière à l’endroit même de cette rapide tragédie, endroit depuis longtemps si paisible. Et maintenant, cette scène trouvait un pendant dans son souvenir ; et il voyait, et il verrait à jamais Christina dressée sur le même tombeau, parmi les teintes grises du soir, gracieuse, svelte, pure comme une fleur, lui chanter aussi :

Les vieilles choses tristes et lointaines,
Les batailles du temps jadis,


les communs ancêtres, maintenant disparus, leurs rudes guerres maintenant apaisées, leurs armes ensevelies avec eux, et ces étranges passants, leurs enfants, qui s’attardaient encore à la même place, et partiraient bientôt eux aussi pour que d’autres peut-être viennent les chanter à l’heure du crépuscule. Par un effet inconscient de sa tendresse, les deux femmes étaient réunies ensemble dans le sanctuaire de son souvenir. À ce moment d’attendrissement, des larmes montaient également à ses yeux à la pensée de l’une comme de l’autre ; et la jeune fille, simplement parce qu’elle était jolie et bien faite, rejoignit dans la zone des choses sérieuses comme la vie et la mort, la mère qui n’était plus. C’est ainsi que de toutes les manières et les enveloppant de partout, le Destin se jouait avec artifice de ces deux pauvres enfants. Il préparait les générations futures, les angoisses étaient toutes prêtes avant que le rideau dût se lever sur le sombre drame.

Au moment même où elle disparaissait de la vue d’Archie, Christina vit s’ouvrir devant elle le creux en forme de coupe où se trouvait la ferme. Elle vit, à quelque cent cinquante mètres au-dessous d’elle, la maison toute illuminée de chandelles et ce fut pour elle un motif pressant de se hâter. Car elles n’étaient allumées qu’au moment de la prière en famille qui, le dimanche, rompait l’incomparable ennui du jour et conduisait au délassement du souper. Elle savait que Robert devait être déjà à l’intérieur de la maison, au bout de la table, car c’était lui, et non Gilbert l’illuminé, qui officiait en sa qualité de prêtre et de juge de la famille. En conséquence, elle se mit immédiatement à courir dans la descente, et arriva à la porte toute haletante, alors que les trois plus jeunes de ses frères, enfin éveillés de leur sieste, étaient encore dehors avec le fretin des neveux et nièces, causant dans la fraîcheur et l’obscurité du soir en attendant le signal convenu. Elle resta un peu à l’écart, ne voulant pas attirer l’attention sur son arrivée tardive et sur sa respiration encore haletante.

— Kirstie, cette fois tu t’es fait attendre, ma fille, dit Clem. Où as-tu été ?

— Oh, je suis allée faire un petit tour toute seule, dit Kirstie. Et la causerie continua sur le sujet de la guerre américaine, et l’on ne fit plus attention à la petite vagabonde qui se couvrait du crépuscule pour cacher le frisson de son bonheur et le sentiment de sa faute.

Le signal fut donné, et les frères entrèrent l’un après l’autre au milieu de la foule et de la poussée des enfants de Hob.

Mais Dandie attendit pour être le dernier, et prenant le bras de Kirstie :

— Depuis quand va-t-on se promener avec des bas roses, mademoiselle Elliott ? chuchota-t-il d’un air malin.

Elle baissa les yeux, elle devint toute rouge.

— J’ai oublié de changer, dit-elle ; et elle alla prier, l’esprit troublé, partagée entre l’inquiétude de savoir si Dand avait remarqué ses bas jaunes à l’église et l’avait ainsi surprise en flagrant délit de mensonge, et la honte d’avoir déjà justifié sa prophétie. Car elle se rappelait ses paroles ; il avait dit comment les choses se passeraient quand elle aurait un galant, et que ce serait pour le bien et pour le mal.

— Est-ce que j’aurais un galant maintenant ? pensa-t-elle, avec un secret ravissement.

Tout le temps de la prière, sa principale occupation fut de dérober les bas roses aux yeux indifférents de mistress Hob — et de même pendant tout le temps du souper, tandis qu’elle faisait semblant de manger — et de même encore quand elle quitta sa famille pour monter à sa chambre ; ce ne fut que quand elle se trouva seule, avec sa nièce endormie, qu’elle put enfin détacher cette armure que le monde oblige à porter. Alors les mêmes paroles reprirent en elle le chant profond de son bonheur, d’un monde où tout était transformé et renouvelé, d’une journée qui s’était passée en paradis et d’une nuit qui devait ouvrir le ciel. Toute la nuit elle se vit transportée doucement par un fleuve de rêve, sous des arceaux enchantés ; toute la nuit elle caressa au fond de son cœur une espérance exquise ; et si, vers le matin, elle s’oublia pendant un moment dans la plus complète inconscience, ce ne fut que pour ressaisir plus fortement l’arc-en-ciel de son rêve dès le premier instant de son réveil.



  1. Bouillie de lait et de grains d’avoine.
  2. Armoire contenant des lits comme en Bretagne.
  3. Héroïne de W. Scott dans Waverley.