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Heures de prison/1

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LIVRE PREMIER




I

Tulle. 24 octobre 1841.

Que va-t-il encore m’arriver ?

Ce matin, en m’habillant, j’ai senti une larme de Clémentine tomber sur mon épaule. Je n’ai jamais vu ma fidèle Clé pleurer sur elle, et toujours je l’ai surprise souffrir avant moi des douleurs qui me menaçaient.

Que va-t-il encore m’arriver ?

Je n’avais pas eu le courage d’interroger Clémentine, quand M. Lachaud est entré dans ma chambre. Il m’a saluée tristement, s’est assis devant moi, et m’a regardée longtemps de ce regard profond de l’homme qui veut graver un souvenir suprême dans son cœur.

Ce regard m’a fait mal. Une inexprimable angoisse m’a saisie. J’aurais voulu parler, et je n’osais. J’étais impatiente d’apprendre ce que je tremblais de savoir. Je sentais que ma voix s’éteindrait dans mes sanglots… J’ai pris alors un bouquet de roses sauvages que la fille de la concierge m’avait apporté le matin, et je l’ai lentement dépouillé, fleurs, feuilles, tiges…

M. Lachaud a compris ma pensée. Il a détourné la tête. Au même instant le gardien chef est venu demander Clémentine, et j’ai entendu murmurer ces mots terribles : « Voiture cellulaire… »

Heureux les morts !


II

On ne me dit rien, et je n’ai la force de rien demander. On va, on vient, on cause bas autour de moi. On comprend qu’il n’est plus possible de me tromper, et cependant chacun s’efforce de mettre un faux sourire sur ses lèvres…

Pauvres amis ! demain, s’il faut que je vous quitte, vous me pleurerez comme on pleure une morte, et puis…


III

Clémentine est au désespoir. Elle me voit déjà seule, évanouie, sans secours, dans une de ces cages de fer du chariot cellulaire : cercueil ambulant où la loi jette ses morts, pour les envoyer perdre dans la tombe commune d’une prison.

La mort, qui ne m’a jamais effrayée, m’effraye cette fois… Si je succombe dans l’horrible trajet, il faudra donc qu’un homme inconnu, grossier, indiscret peut-être, prenne la place de l’homme de Dieu, et du saint entourage des mourants !… Ce sera la main d’un garde-chiourme qui se posera sur ma main, pour y sentir les derniers battements de ma vie !… Ce sera son regard qui rencontrera mon dernier regard !… Ce sera son oreille qui recevra mon dernier cri au monde !… et le monde ne m’entendra pas !!!

Et si je survis, ô mon Dieu ! dans quel abîme irai-je tomber ?… Je n’ai plus de patrie ! je n’ai plus de foyer ! Mon nom n’est plus un titre ! Ma vie n’est plus un droit !… Pitié ! mon Dieu, pitié ! Laissez moi mourir ici, parmi les miens…


IV

Mon tuteur est venu me voir avec le docteur Ventejou. Celui-ci est sorti sur-le-champ, emmené par M. Lachaud. Je crois qu’ils sont allés à la préfecture.

La figure sérieuse de M. Lacombe est plus sérieuse encore que de coutume. Pour se dispenser de parler, il a pris je ne sais quel petit objet sur ma table de travail, et il l’a examiné avec une attention fiévreuse.

— Gardez-le, lui ai-je dit en posant doucement ma main sur son bras ; gardez-le, en souvenir de votre pauvre pupille. Vous êtes de mes amis celui que Dieu m’a donné le plus tard. Promettez-moi d’être celui qui m’aimerez le plus longtemps.

— Ce n’est pas un reproche, au moins ?

— Oh ! non, c’est une prière, un adieu.

Il y a dans l’amitié que m’a si fidèlement vouée M. Lacombe une suite de particularités qui me la font bénir, à titre d’amitié providentielle.

M. Lacombe, notaire à Tulle, est un des hommes les plus estimés du pays. Il était, depuis de longues années, en relation d’affaires avec la famille Lafarge, et même en relation de politesse intime avec quelques-uns de ses membres. À l’époque de mon procès, son étude se trouvait ainsi un des centres de réunion de mes plus cruels adversaires. Il assista donc à toutes les péripéties du drame terrible qui se nouait à l’ombre contre moi, pour aller se dénouer, contre moi encore, au grand jour de la cour d’assises.

D’abord gagné à la cause de la calomnie et me croyant coupable, M. Lacombe usait de son influence pour m’aliéner l’opinion publique et l’intéresser aux espérances haineuses de mes ennemis. S’il ne cachait pas ses répulsions contre l’accusée, il cachait encore moins ses sympathies pour la famille accusatrice.

Mais il arriva un jour où l’honnête homme se trouva de trop dans ces mystérieuses collusions de colères intéressées ! et de rancunes vénales ; où l’homme de cœur s’indigna ! des tortures infligées à Emma Ponthier, la pieuse enfant qui osait me défendre de toute sa conscience et m’aimer de tous ses souvenirs ; où l’homme de grand sens se révolta des cris d’une mère et d’une sœur, plus soucieuses d’escompter la mort que de la pleurer, plus jalouses d’hériter d’un crime que de sauver leur nom d’un déshonneur… Il arriva un jour où les pensées de M. Lacombe se troublèrent ; où, voulant examiner, approfondir les faits, il fut conquis à la cause de mon innocence, et, d’ami des oppresseurs, devint l’ami de l’opprimée.

Revenir d’une prévention secrète est chose difficile et rare ; mais abjurer hautement une prévention hautement avouée, défendre ouvertement ce qu’on avait ouvertement attaqué, oser respecter le lendemain ce qu’on avait flétri la veille, c’est d’une conscience ferme, d’un esprit droit… c’est surtout d’un grand cœur.

Ô mon courageux ami, ô mon cher tuteur ! je vais partir, pour ne plus vous revoir peut-être !… Gardez mon souvenir. Je vous le lègue comme le souvenir d’une bonne action.


V

M. Lachaud sort de chez le préfet. Je ne serai pas enfermée dans une voiture cellulaire. Le ministre a pris en considération le rapport des docteurs Ségéral et Ventejou, qui, n’ayant pas cessé de veiller un seul jour sur ma pauvre santé, n’ont pas hésité à certifier que ce mode de transfert pourrait me tuer.

Pendant mon procès, ce n’est qu’en me saignant chaque soir que ces savants amis m’ont pu faire supporter le long martyre des débats. Que serais-je devenue, malade, abandonnée, dans un de ces étroits cabanons où l’air et le jour manquent, où le captif n’a, pour endormir ses douleurs, qu’un bruit de roues incessant et que d’incessantes ténèbres ?

L’affectueuse sollicitude de mes bons docteurs ne m’a pas seulement rachetée des chances d’une mort terrible ; elle m’a sauvée, à mon insu, du néant de la folie et de la fièvre du désespoir. La vie se plaît souvent à galvaniser des cadavres ; peut-être se serait-elle acharnée à moi ; mais ma pensée, mais mon cœur se seraient abîmés dans les larmes !… Chers amis ! je veux sentir une dernière fois ma main pressée dans leurs mains. Je veux que leur présence résigne l’heure des adieux, comme elle a résigné ses sœurs, mes pauvres heures souffrantes et désolées… Chaque matin, ils ne m’entendront plus leur dire : « Au revoir ! » Se souviendront-ils du moins qu’en partant mon cœur leur a dit : « À toujours ? »


VI

Je partirai demain soir, dans une chaise de poste sous l’escorte de deux gendarmes. Clémentine m’accompagnera. Nous voyagerons nuit et jour, et, s’il faut nous reposer quelques instants, la consigne ordonne de choisir des relais isolés.

J’ai envoyé chez M. de Tourdonnet. Des affaires l’ont retenu à la campagne. Il ne sait rien des ordres qui viennent d’arriver. Ne pourrai-je pas revoir une dernière fois ce premier ami de mon infortune ? Ne pourrai-je pas lui dire adieu, avant qu’on ait muré sur moi la porte de ma prison ?… Son absence ajoute un deuil à tous mes deuils. J’aurais voulu poser un baiser, une larme, sur le front de ses beaux petits enfants. J’aurais voulu saluer d’un dernier merci la noble amitié et le pieux dévouement de madame de Tourdonnet !

Un exprès est parti immédiatement pour le château de Saint-Martin. Arrivera-t-il à temps ?


VII

Quelle journée aujourd’hui ! Quelle journée demain ! Quelle vie à subir, ô mon Dieu ! jusqu’à l’heure où il vous plaira de me rappeler à vous !

Je suis comme une trépassée qui assisterait, pauvre âme en peine, aux apprêts de son convoi. Depuis ce matin, j’écoute, je réponds, je tends la main machinalement. Mou front est brûlant, mais je ne pense pas ; mon cœur bat, mais dans le vide ; mes sanglots m’étouffent, mais je ne pleure pas. Je ne serais plus sûre de vivre, si je n’étais certaine de souffrir.


VIII

J’ai eu plus de courage ce soir. Mes amis partis, j’ai écrit quelques notes, et, laissant ma bonne Clé s’occuper des préparatifs du lendemain, je me suis mise à glaner les chers souvenirs épars de ma pauvre cellule. Ma gerbée faite, et mon trésor au complet, j’ai attaché un nom sur chacun des objets familiers qui paraient mes petites étagères de bois blanc, et je les ai légués aux fidèles serviteurs qui, chaque jour, venaient m’aider à soulever le poids des heures captives.

Vous n’avez pas été oubliée, bonne miss Schmidt, fille et sœur de braves, qui portiez si fièrement sur la terre d’exil votre doux titre d’enfant d’Érin. Lorsque lord Fitz Gerald, errant, proscrit, manquait d’un toit ami pour abriter sa tête, votre mère lui offrit le sien, et, proscrite à son tour, elle sut souffrir sans faiblesse et se sacrifier sans murmure. Son courage fut héroïque, son dévouement sublime, et si l’étranger moissonne sur les champs où moissonnaient vos pères, les vertus maternelles seront votre héritage ; vous resterez aimée, là où elles restent bénies.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai longtemps hésité sur le choix d’un souvenir à laisser au brave et loyal commandant C… Je voulais qu’une âme palpitât sous la lettre morte de mon adieu. J’ai coupé, pour la lui envoyer, une boucle de mes cheveux, blanchis en une heure le jour du rapport de M. Orfila. Il sait que le remords ne les a pas déteints ; il les gardera pieusement comme une chère relique de deuil et de regret, d’orage et de néant.

Le commandant est un de ces hommes qui ne comprennent pas même l’idiome de la calomnie, tant leur noble nature a le sentiment du juste et la conscience du vrai. Rudes en apparence, inhabiles aux fausses délicatesses du sentiment rêvé ou parlé, ils sont sublimes de bonté pour le malheur ; s’ils ne pleurent p& avec l’opprimé, ils le consolent par leur estime, et ils le vengent en l’aimant.


IX

Ce matin, vers trois heures, la fille du concierge du Palais est venue m’éveiller. Selon son habitude, elle s’est mise à genoux près de mon lit, et, sans parler, elle a versé son plein tablier de fleurs sur mon couvre-pied.

— Je vous attendais ; merci, ma bonne Mariette, ai-je dit à l’excellente fille en lui passant autour du cou un petit bijou que je désirais lui laisser. Vous resterez ici jusqu’au moment du départ, n’est-ce pas ?

— Rester ? Impossible, ma chère dame ! s’est écriée Mariette en se relevant tout en larmes ; je suis venue de bonne heure pour m’en retourner vite, après vous avoir fait mes adieux.

— Ne me quittez pas encore, Mariette ; vous aiderez Clémentine dans ses apprêts, et vous m’habillerez une dernière fois.

— Je ne peux pas rester… Mais, voyez, j’en suis contristée et marrie.

— Votre père a donc besoin de vous ?

— Oh ! ce n’est pas pour ça…

— Alors, pourquoi me refuser ?

— Je vais vous le dire, madame. Devant le monde^je n’oserais pas vous embrasser, et… le bonheur des autres me rendrait jalouse.

— Si vous n’osez pas m’embrasser, pauvre Mariette, j’oserai pour deux.

— Non, non, ma chère dame, et c’est parce que j’attendais cela de vous que j’ai eu le courage de vous désobliger en quelque chose. Votre main !… vos deux mains dans la mienne !… Maintenant, si ce n’est pas trop prétendre, souvenez-vous de moi là-bas, madame… souvenez-vous de moi, et… priez pour nous.

— Je prierai pour lui, en pensant à vous, pauvre mère.

— Le ciel vous le rende ! Mais laissez-moi suivre mon idée, laissez-moi sortir… le monde est le monde ; si vous me traitiez avec bonté devant lui, il blâmerait votre pitié… Il ne vous pardonnerait pas d’oublier, quand il se souvient… Adieu, madame… adieu !

Pauvre Mariette ! sa faute fut le crime d’un autre, et, depuis dix ans, elle l’expie sans plaintes et sans révoltes ; depuis dix ans, elle vend toutes les sueurs de son front ; elle verse toutes les larmes de son cœur pour se conserver le droit de gagner le pain de son enfant, pour se ménager la joie de prier au chevet de son berceau.

C’était la chambre de l’excellente fille que j’occupais pendant les débats de mon procès ; c’est sur son lit que j’étais étendue sans connaissance lorsqu’on vint me lire l’arrêt de ma condamnation ; c’est à l’ombre des rideaux de sa petite alcôve qu’elle se glissa furtivement, un soir, pour me présenter son fils.

Rien de touchant comme la tendresse humble et craintive de ces deux êtres malheureux. Le pauvret, tout tremblant de sentir trembler sa jeune mère, se cachait sou ? sa mante et nouait ses deux bras à son cou. Mariette, agitée, confuse, tantôt rassurait l’enfant par un sourire, tantôt me regardait en pleurant ; la douleur voilait sur son visage le rayonnement de l’amour maternel, et quand sa tête brune se penchait sur la tête blonde du pauvre petit qui l’appelait « ma sœur, » on eût dit deux oiselets éclos dans un même nid, deux fleurs épanouies sur une même tige, à un intervalle de quelques soleils. Pauvre Mariette !


X

Depuis l’heure de mon lever jusqu’à celle du départ, j’ai vu successivement tous mes bons, tous mes chers amis de Tulle : le docteur Ventejou m’a tâté vingt fois le pouls, et vingt fois m’a serré la main en pleurant. Madame Maurice m’a apporté son fils, bel enfant de deux ans, qui venait chaque jour dormir ou jouer au pied de mon lit ; en me voyant pleurer, le pauvre chéri a couvert mes yeux de ses petites mains pour empêcher mes larmes de couler, et, n’y parvenant pas, il s’est mis à crier en se cramponnant des deux bras à mon cou.

Oh ! que j’ai souffert en quelques heures ! c’est tout ce que je sais de ces moments cruels, et quand j’y reviens par la pensée, mon cœur bat si douloureusement et si vite, que je ne peux pas, que je ne veux pas me souvenir.

À quatre heures, le coup de fouet du postillon a sonné le glas des adieux… Je me suis levée… J’ai regardé une dernière fois ma chambre, et, m’approchant de la fenêtre, j’ai appuyé mon front brûlant sur un nom gravé dans la pierre vive.

Ce nom, presque frère du mien, est celui d’un paysan des environs de Saint-Flour, qui, soixante ans auparavant, était sorti de cette même chambre pour monter sur l’échafaud, eu expiation d’un crime qu’il n’avait pas commie : son beau-père était le coupable, et, quand on l’apprit sur la terre, la victime était au ciel.

M. Duval m’attendait à la porte : je lui ai demandé un crayon, et j’ai mis mon nom sous celui du pauvre martyr…

— Pourquoi signer votre passage ici, madame ? m’a dit l’excellent homme d’un ton de reproche. Craignez-vous qu’on ne vous oublie ?

— Non, mon bon Duval, non ; mais si un autre prisonnier, plus malheureux que coupable, vient habiter cette cellule après moi, sa solitude s’animera des souvenirs que je lui lègue, et vous lui raconterez mon histoire, comme vous m’avez raconté celle de l’infortuné Capel.

— Je le ferai pour vous obéir, madame ; mais Dieu veuille que je n’en voie plus souffrir qui vous ressemblent !


Trop émue pour répondre, j’ai mis une main dans celle du brave Duval, et j’ai tendu l’autre au concierge, à sa femme et à ses enfants, accourus pour me dire adieu. Gomme je montais en voiture, Clémentine m’a montré les détenus pour dettes qui agitaient leurs mouchoirs aux grilles de la prison en me souhaitant bon voyage et longue vie.

Longue vie ! Pauvres gens ! Ils ne comprennent pas ce qu’il y a de cruel dans un pareil souhait, formé à pareil moment.


XI

La voiture a traversé d’abord le quartier haut de la ville, habité par les ouvriers de la manufacture d’armes* La plupart étaient sur le seuil de leurs ateliers : ils attendaient mon passage pour m’encourager d’un mot énergique ou naïf, comme ils avaient coutume de le faire chaque fois que j’allais subir une nouvelle épreuve devant mes juges.

Arrivée sur la promenade qui longe la Corrèze, j’y ai trouvé échelonnés tous ceux qui, sans me connaître, aimaient mon malheur et m’entouraient à Tulle de leurs sympathies. Hors d’état de rendre à chacun d’entre eux son salut et son souhait, j’ai relevé mon voile pour qu’ils vissent au moins que je pleurais en les quittant.

Les dernières maisons du faubourg dépassées, le postillon a mis ses chevaux au pas pour gravir la montée. Je suis descendue, et j’ai pu encore une fois m’appuyer librement sur le bras de quelques-uns de mes plus chers amis qui étaient venus m’attendre au pied de la côte comme au rendez-vous des adieux.

Restés un peu en arrière de la voiture et recueillis dans notre douleur, nous marchions lentement, sans parler, comprenant que chacun de nos pas avançait l’heure de la séparation, et cependant forcés de marcher toujours… Nous n’osions nous regarder de peur qu’une larme échappée à l’un de nous ne fît arriver les larmes à tous nos yeux… Nous allions, nous tendant la main et nous la serrant en silence, nous reposant un moment, tantôt sur le bord d’un fossé, tantôt sur la saillie d’une roche, pour admirer un moment ensemble ces sites regrettés, qu’ensemble, hélas ! nous ne devions plus revoir.

Tout à coup M. Ventejou s’est arrêté : c’était, disait-il, pour donner à Clémentine ses dernières instructions sur les éventualités du voyage. Nous avons continué à marcher sans lui ; mais à un détour du chemin je l’ai aperçu qui agitait son mouchoir.

— Faut-il l’attendre ? ai-je dit au commandant.

— Non. Poursuivons vite, au contraire. Il veut vous épargner son adieu.

M. C… disait vrai. La voix du bon docteur nous a appelés encore… Je ne l’ai plus vu revenir.

Bientôt un second ami a été forcé de remonter en voiture ; il était anéanti et ne pouvait plus marcher.

— Vous le consolerez, ai-je dit à celui qui avait le courage de rester.

— Non.

— Pourquoi ?

— L’absence qui fait peur a l’oubli pour lendemain.

Cette réponse m’a fait mal. Je n’y crois pas, mais je sens qu’elle ne s’effacera plus de mon souvenir.


XII

Je ne les vois plus ! Encore un signe de croix sur cette dernière consolation de mon cœur, et que ma destinée s’accomplisse !


Maintenant je dis : « Il y a une heure, ils étaient là. » Demain, je dirai : « Hier, je les voyais, ils me parlaient, nous pleurions ensemble… » Bientôt des semaines, des mois, des années sépareront les anniversaires de nos souvenirs. Plus tard, je chercherai mes amis sans les trouver peut-être… et puis ils me trouveront sans me chercher, comme on se heurte, à travers la vie, à la foule des indifférents. Nos sentiers ne se croiseront un instant que pour se diriger, opposés l’un à Vautre, vers des termes divers. Nos yeux se reconnaîtront à peine ; nos cœurs ne se reconnaîtront plus…

Pardon, ô vous que j’aime !… Mais s’il faut qu’un jour vous me jetiez votre oubli, comme on jette sur les morts la pierre noire des tombeaux ; si mon cœur se serre à vos noms ; si, à vos souvenirs, un frisson court dans mes veines, amis, ne craignez pas… Je ne vous rendrai pas oubli contre oubli…