Hipparque (trad. Souilhé)/Notice

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Notice de Hipparque
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partiep. 66-79).

NOTICE


I

LA COMPOSITION

Hipparque, ou l’homme cupide, tel est le titre donné à ce dialogue par nos plus anciens manuscrits. Il ne faudrait point voir cependant une équivalence entre les deux noms. L’homme cupide est bien le véritable sujet. Hipparque n’est pas un interlocuteur de Socrate, mais le personnage d’un épisode inséré au milieu de la discussion.

Socrate et un disciple, qui n’est pas désigné d’une façon plus explicite, occupent seuls la scène. Leur conversation, parfois languissante, n’est interrompue par aucune de ces pittoresques descriptions de lieu ou de caractères, dont Platon avait le secret. L’apologie d’Hipparque vient uniquement interrompre, un instant, la monotonie des répliques. Dès les premières lignes, le thème de la controverse se trouve posé : à quelles gens doit s’appliquer la dénomination de cupides. Ce début ex abrupto donne l’impression d’une causerie qui se poursuit.


Première
partie.

Première définition (225 a-227 e). — Sont cupides, pense le disciple, ceux qui estiment devoir tirer un profit de ce qui n’est nullement estimable. — Mais ils savent évidemment, objecte Socrate, que leur soi-disant gain est sans valeur, sans quoi nous aurions simplement affaire à des sots. Comment, dès lors, peut-il arriver qu’ils désirent ce qui ne vaut rien, comment croient-ils gagner en le possédant ? Selon cette définition, personne ne serait cupide.


Deuxième définition (227 a-d). — Il faut atténuer l’affirmation précédente et dire : les gens cupides s’imaginent, mais à tort, que certains objets, en réalité insignifiants, ont un grand prix. Ils se trompent sur la détermination des valeurs. Avouons pourtant qu’ils aiment le gain. Or, le gain est le contraire de la perte, et la perte est un mal. Donc le gain est un bien. D’où cette seconde définition que Socrate insinue au disciple : les gens cupides sont ceux qui aiment le bien. Mais la conséquence sera que tous les hommes sont cupides, conséquence opposée à celle qui découlait de la première définition. Des deux points de vue, quel est le véritable ?


Troisième définition (227 d-228 b). — Le disciple essaie une troisième définition : l’homme cupide est celui qui estime devoir faire un gain là où les gens honnêtes refuseraient. Mais cette définition n’est pas meilleure, puisqu’on a reconnu que faire un gain est un bien et que tous les hommes, honnêtes ou non, veulent le bien. — N’y a-t-il pas cependant des gains dont on peut subir un dommage ? — Non, si subir un dommage, c’est éprouver une perte, et si la perte est le contraire du bien. Or, comme la perte est un mal et le gain un bien, et comme en réalisant un bien, on ne peut en même temps réaliser son contraire, il faut conclure que tout gain est un bien. — Le disciple est complètement désorienté et reproche à Socrate de tout brouiller à plaisir. — Non, répond Socrate, car je désobéirais au précepte d’un homme bon et sage. Cette réplique introduit l’épisode d’Hipparque qui est un intermède au milieu de la discussion et divise le dialogue en deux parties à peu près égales.


Intermède. — L’épisode d’Hipparque (228 b-229 e).


Deuxième
partie.

Socrate propose de retirer plusieurs propositions évidentes. Le disciple refuse, mais réclame pourtant que l’on supprime cette affirmation trop vite accordée : gagner est un bien. Il y a, en effet, bon et mauvais gain.

Toutefois, qu’il soit bon ou mauvais, le gain n’en est pas moins gain, et celui qui gagne honnêtement ne se distingue en rien de celui qui gagne malhonnêtement, quant au fait de gagner. Qu’est-ce donc qui constitue tel le gain bon ou mauvais ? Qu’y a-t-il d’identique dans chacune des espèces qui permet de leur attribuer la même dénomination (230 d) ?


Quatrième définition (231 a). — Le gain peut se définir : tout ce que l’on acquiert en ne dépensant rien ou en dépensant moins pour recevoir plus. La discussion va prendre comme point de départ cette nouvelle définition :

a) Évidemment, il ne s’agit pas de n’importe quelle acquisition. Il faut qu’elle soit un bien, sans quoi on subirait une perte. Donc le gain est un bien. Nous revenons à nos premières assertions (231 b-c).

b) De plus, si en dépensant moins, on reçoit une quantité plus grande, mais de valeur moindre, si, par exemple, en échange d’une demi-livre d’or, on nous donne le double en argent, nous perdrons au lieu de gagner. Il faut donc compléter la définition en introduisant la notion de valeur. Or, ce qui a de la valeur, c’est ce qui est utile. Mais l’utile, c’est le bien. Nous revenons toujours, quoique nous fassions, à la proposition que nous voulions rétracter : le gain est un bien (231 c-232 b).


Conclusion. — Puisque tous les hommes, bons ou mauvais, aiment le gain, tous les hommes sont cupides (282 c).

II

L’ÉPISODE D’HIPPARQUE

Ce récit, absolument étranger au problème discuté dans le dialogue, est introduit par une réplique du disciple, destinée à amorcer, par manière de digression, l’apologie d’Hipparque. Car l’auteur entreprend ici une véritable apologie du Pisistratide. Il se réclame d’anciennes traditions et réfute, grâce à elles, certaines anecdotes qui courent dans le public, mais n’ont aucun fondement sérieux (229 b-c). Comme cette version diffère en bien des points de celle qui est généralement apportée par les historiens, et parfois même la contredit, il sera utile d’exposer brièvement ces divergences.

Version du
pseudo-Platon.

Hipparque, l’aîné des fils de Pisistrate, était renommé pour sa sagesse (228 b). Artiste, il favorisait les arts et manifesta particulièrement sa bienveillance envers des poètes comme Anacréon ou Simonide (228 b, c). Homme de gouvernement, il s’efforça d’instruire ses concitoyens, de les former aux bonnes mœurs, en leur communiquant un peu de sa sagesse, pour n’avoir à commander qu’à des gens de bien (228 c et suiv.). Après sa mort, la tyrannie devint très dure, sous son frère Hippias, tandis qu’auparavant les Athéniens vivaient comme au temps de l’âge d’or (229 b).

Le motif qu’on invoque couramment pour expliquer le meurtre dont Hipparque fut victime est complètement faux. Pour se venger des dédains du bel Harmodios, raconte-t-on, le tyran aurait insulté la sœur du jeune homme, un jour qu’elle devait remplir l’office de canéphore. C’eût été trop sot ! La vérité est bien différente. Aristogiton aimait Harmodios et croyait avoir Hipparque pour rival. Or, vers cette même époque, ce même Harmodios s’éprit d’un autre adolescent. Ce dernier, d’abord fervent admirateur d’Harmodios et d’Aristogiton, en vint peu à peu à les mépriser et à rechercher la société d’Hipparque. Le dépit et la jalousie déterminèrent ceux qui se prétendaient outragés à tuer le Pisistratide (229 c, d).

Version
d’Hérodote.

Hérodote ne donne aucun détail sur l’occasion qui provoqua la mort d’Hipparque. Il désigne ce dernier non comme tyran, mais comme le frère du tyran Hippias (V, 55). La conjuration d’Harmodios et d’Aristogiton n’eut d’autre but que de libérer Athènes. Mais son résultat fut tout opposé, car elle rendit plus dure la tyrannie (V, 55 ; VI, 109, 123).

Version
de Thucydide.

Thucydide signale à deux reprises l’inexactitude des récits que l’on propage au sujet du meurtre d’Hipparque. On s’imagine généralement qu’Hip&shy ;parque était tyran lorsqu’il fut tué par Harmodios et Aristogiton. C’est une erreur. Hippias était le plus âgé des fils de Pisistrate, et, par conséquent régnait[1]. Hipparque et Thessalos étaient ses frères. Mais la tradition attribue à Hipparque la tyrannie à cause de ses malheurs (VI, 55). L’historien raconte l’assassinat du Pisistratide suivant la version réfutée par le pseudo-Platon. La cause du meurtre ne fut pas d’ordre politique, la haine de la tyrannie, mais d’ordre purement privé : l’amour déraisonnable d’Hipparque pour Harmodios, la jalousie d’Aristogiton, l’affront fait à la sœur d’Harmodios qui devait remplir l’office de canéphore aux Panathénées, tels furent les motifs réels qui suscitèrent le complot. Le prétexte fut politique et la conjuration enveloppa tous les Pisistratides, mais, en fait, le premier visé était Hipparque. On le vit bien, car si le coup dirigé contre Hippias échoua, Aristogiton et Harmodios n’eurent point de repos qu’ils ne se fussent vengés de celui qu’ils voulaient d’abord atteindre (VI, 54-59).

Version
d’Aristote.

Dans la Constitution d’Athènes (ch. xviii), Aristote désigne Hipparque et Hippias comme les maîtres du pouvoir, en raison de leur rang et de leur âge. Mais « Hippias, étant l’aîné, et par nature homme d’État et sage, était à la tête du gouvernement ». Au prudent Hippias est opposé l’artiste Hipparque « de caractère enjoué, porté à l’amour et ami des arts (ce fut lui qui appela à Athènes Anacréon, Simonide et les autres poètes) ». Pourtant ni l’un ni l’autre n’est regardé comme la cause des maux qui survinrent. Le véritable responsable fut un de leurs frères plus jeunes, Thettalos qui était d’un naturel téméraire et insolent. C’est à lui qu’Aristote rapporte le fait mentionné par les autres historiens. « En effet, il s’était épris d’Harmodios et avait été déçu dans son amour ; loin de contenir son ressentiment, il en montrait à toute occasion la violence ; et à la fin, comme la sœur d’Harmodios devait porter une corbeille aux Panathénées, il l’en empêcha en insultant Harmodios qu’il traita d’efféminé. C’est pourquoi Harmodios et Aristogiton, exaspérés, accomplirent leur acte après s’être assuré beaucoup de complices. Ils guettèrent donc aux Panathénées dans l’Acropole Hippias (il recevait la procession qu’Hipparque faisait partir) ; mais ayant vu un des conjurés s’entretenir familièrement avec Hippias et croyant qu’il les dénonçait, ils voulurent faire quelque chose avant d’être arrêtés ; descendant donc de l’Acropole et commençant l’attaque avant les autres, ils tuèrent ilipparque qui réglait l’ordre de la procession près du Léocoréion, mais firent échouer toute l’entreprise[2] ». Après la mort d’Hipparque, la tyrannie devint beaucoup plus rude (ch. xix), tandis qu’auparavant, au temps de Pisistrate, on répétait que « c’était la vie sous Kronos » (ch. xvi).

Version
de Diodore (X, 16).

Thettalos, fils de Pisistrate, homme sage (σοφὸς ὑπάρχων), refusa la tyrannie et mérita l’estime de ses concitoyens. Hippias et Hipparque, hommes violents et durs (βίαιοι καὶ χαλεποί), exercèrent la tyrannie sur la ville. Ils commirent de nombreuses injustices contre les Athéniens. Hipparque devenu amoureux d’un beau jeune homme, s’exposa ainsi au danger (διὰ τοῦτο ἐκινδύνευσεν). Le complot contre les tyrans fut commun à Harmodios et à Aristogiton, mais la gloire de la grandeur d’âme et de la force dans le support des tourments revient au seul Aristogiton qui, au milieu des plus grands périls, conserva deux choses essentielles : la foi envers les amis, la haine des ennemis.


Dans ces divers récits, on peut distinguer deux courants très nets : un courant démocratique qui se laisse déjà entrevoir chez Hérodote et dont s’inspireront plus tard Démosthène et Hypéride[3], Hermippe, le disciple de Callimaque[4], Diodore de Sicile ; — un courant oligarchique avec Thucydide et le pseudo-Platon. Aristote s’inspire des deux sources. mais sur des points essentiels, il suit la source oligarchique[5]. Les premiers s’efforcent de donner au meurtre une couleur politique et de représenter Harmodios et Aristogiton comme les libérateurs du peuple ; les autres veulent, au contraire, que seuls des intérêts privés aient été à l’origine de la sédition et pensent ainsi mettre hors de cause le régime tyrannique. Mais parmi ces derniers, des divergences notables méritent d’être signalées. Thucydide ne cherche nullement à disculper Hipparque. Il rejetterait plutôt sur lui la responsabilité des événements. Aristote charge surtout Thettalos, fait l’éloge d’Hippias, l’homme sage et prudent, et dépeint Hipparque comme une nature plus brillante que sérieuse. Le pseudo-Platon se fait l’apologiste d’Hipparque et, dans ce but, transforme la légende de sa mort, en invoquant une tradition peu répandue[6]. Seul entre tous les historiens et narrateurs à nous connus, le pseudo-Platon considère Hipparque comme le vrai chef d’État, le successeur de Pisistrate dont il serait le fils aîné. Or, c’est contre cette version que Thucydide s’élève avec force et par deux fois. Il critique vivement une fable qui tend à s’accréditer, une fable qui, aujourd’hui, n’a pour nous d’autre témoin que l’auteur d’Hipparque. De ces faits, nous essaierons de tirer quelques conclusions pour dater le dialogue.

III

AUTHENTICITÉ ET DATE

Aristophane de Byzance n’a point catalogué l’Hipparque dans ses trilogies, mais peut-être le rangeait-il parmi les ἄτακτα qui suivent, ainsi que l’affirme Boeckh[7]. Thrasylle le classe dans la quatrième tétralogie qui comprend le Premier Alcibiade, le second Alcibiade, Hipparque, les Rivaux.

Déjà l’antiquité a émis des doutes sur son authenticité et, au iiie siècle, Élien se demande si ce dialogue est vraiment de Platon[8]. Presque tous les critiques modernes s’accordent à le déclarer apocryphe, mais diffèrent quand il s’agit de déterminer son auteur et l’époque de sa composition[9].


1. Si nous comparons Hipparque à certains dialogues socratiques écrits par Platon, il est certain que nous découvrirons des analogies assez nombreuses. Ressemblance de part et d’autre dans la structure du dialogue : on examine successivement plusieurs définitions, on les confronte et on s’aperçoit finalement qu’on est revenu au point de départ de la discussion, on a tourné en cercle. À ce point de vue, le rapprochement d’Hipparque, 231 c et d’Euthyphron, 15 b ou d’Hippias Majeur, 303 e, 304 a, est assez caractéristique. Ressemblance également dans le développement de certaines idées : il est fort possible que la doctrine des contraires insinuée dans le passage où l’on oppose le gain à la perte, le bien au mal (226 e-228 b), implique la théorie du Protagoras d’après laquelle à un contraire un seul contraire s’oppose et non plusieurs (332 c). En tout cas, les recherches sur l’élément commun qu’il faut reconnaître pour déterminer la notion précise du gain (230 b-231 b), rappellent étonnamment les discussions du Ménon (72 a et suiv.) et surtout d’Hippias Majeur (299 d, 300 a).

La langue de l’auteur est assez pure et ne décèle guère d’expressions d’une époque postérieure. C’est le style attique du ve et du ive siècle. U. v. Wilamowitz-Moellendorff, toutefois, affirme que l’interpellation ὡς γλυκύτατε (227 d) est certainement d’usage assez tardif et qu’on la trouve pour la première fois dans les dernières comédies. Pour le même motif, le critique allemand note comme un signe d’inauthenticité de l’Hippias Majeur la formule ὡς γλυκὺς εἶ (288 b), au lieu de ἡδύς[10]. Cette seule raison paraîtrait néanmoins bien fragile pour rayer un dialogue quelconque du corpus platonicum. Il n’est, en effet, nullement impossible que Platon ait ainsi détourné ironiquement dans un sens moral le terme γλυκύς. La remarque de Wilamowitz nous permet toutefois de signaler encore cette conformité de vocabulaire entre Hipparque et Hippias Majeur.

Ces ressemblances restent cependant superficielles et ne suffisent pas à décider de l’authenticité. Mais que l’on compare notre dialogue avec les premiers écrits de Platon auxquels il s’apparente. Les contrastes apparaîtront avec trop d’évidence pour qu’on se hasarde à imputer les deux œuvres au même écrivain. Le simple choix du titre révèle déjà un procédé peu habituel à Platon. Aucun des dialogues manifestement authentiques n’est désigné par le nom d’un personnage étranger à la discussion. Mais surtout, quelles différences dans la mise en scène ou dans l’art de présenter les personnages ! Les dialogues socratiques constituent de véritables petits drames où les interlocuteurs sont tout autre chose que des figurants dont le rôle consiste à donner la réplique. Les caractères se dessinent assez nettement pour maintenir l’intérêt jusqu’au bout. Socrate, ironiste avec ses adversaires, éveilleur d’esprit avec ses élèves, stimule, cherche, suggère, sans jamais imposer ses réponses. Avec habileté, il ménage les digressions brillantes qui reposeront des virtuosités dialectiques. Et quand, au terme de la controverse, on se trouve frustré de solutions positives, quand on entend les aveux d’ignorance de ceux qui s’imaginaient savoir, tout aussi bien que de Socrate, on comprend néanmoins que des progrès véritables ont été réalisés : les pseudo-connaissances éliminées, les éléments eux-mêmes d’une explication satisfaisante dégagés, on est orienté sur la voie d’une vraie science. Dans l’Hipparque, rien de semblable. Les deux personnages sont, en somme, assez insignifiants ; la discussion se poursuit, monotone et très sophistique, coupée simplement par l’épisode historique qui produit l’effet d’une pièce rapportée. Socrate n’est pas le chercheur des premiers dialogues platoniciens, mais plutôt le pédagogue qui souffle la réponse au disciple toujours docile. Enfin, la discussion se clôt sur une conclusion de Socrate, conclusion probablement ironique, mais très positive.

Bref, la construction du dialogue, les procédés littéraires, la façon d’éprouver un esprit et de le soumettre à l’examen, ne nous rappellent que de fort loin ce que nous savons de Platon.


2. Faut-il dès lors considérer Hipparque comme postérieur à Platon et même à Aristote ? Cette thèse a été soutenue ces dernières années par un critique viennois, J. Pavlu, qui s’est spécialisé dans l’étude des apocryphes plato­niciens[11]. Son argumentation repose principalement sur les trois indices suivants :

1o Le dialogue témoigne d’influences stoïciennes. La proposition que tout bien est un gain, que tout homme est cupide (φιλοκερδής) au sens socratique, est certainement contraire à l’esprit platonicien : la République, par exemple, ou les Lois regardent la φιλοκέρδεια comme un mal, et le φιλοκερδής, comme un homme pervers[12]. Une telle doctrine s’apparenterait davantage à la théorie stoïcienne des προηγμένα. De plus, le portrait d’Hipparque fait songer au sage du stoïcisme. Ne trouve-t-on pas chez le Pisistratide ce même désir de faire l’éducation des hommes et de les former à la vertu (228 c, 229 c) ?

2o L’auteur se complaît dans les recherches historiques. Or, si Platon s’y intéressait dans ses derniers ouvrages, ce fut surtout l’objet de prédilection d’Aristote et de ses disciples. Le pseudo-Platon affecte l’érudition, fait parade de critique, autant d’indices d’une époque où l’histoire était peut-être plus à la mode que la philosophie.

3o Le dialogiste connaissait très probablement la Constitution d’Athènes. Sa description du caractère d’Hipparque rappelle assez ce que dit Aristote. De plus, quand il affirme que seules les trois années du gouvernement d’Hippias furent des années rudes et que les Athéniens vivaient auparavant sous un âge d’or (ὥσπερ ἐπὶ Κρόνου βασιλεύοντος, 229 b), ne veut-il pas contredire l’assertion d’Aristote qui plaçait l’âge d’or uniquement sous la tyrannie de Pisistrate[13] ? L’intention du passage n’est-elle pas, par conséquent, polémique ? Or, comme la Constitution d’Athènes fut composée entre 328-322, il est vraisemblable que le dialogue parut peu après la publication des œuvres d’Aristote, vers 320.


Les preuves alléguées pour appuyer cette conclusion ne me paraissent pas pleinement convaincantes. On avouera tout d’abord qu’il faut vraiment de la subtilité pour découvrir des traces de stoïcisme dans Hipparque. Le thème que tout bien est un gain est socratique plutôt que stoïcien, surtout si on remarque comment la notion de bien est finalement ramenée à la notion d’utilité. Je ne vois pas la moindre insinuation qui permette de songer à la doctrine des προηγμένα.

Le fait que l’auteur accorde une large place aux recherches historiques est incontestable. Mais on reconnaît que Platon ne dédaignait pas non plus ces digressions sur les événements passés. Et nous pouvons ajouter que les Socratiques ne se faisaient pas faute, de leur côté, d’introduire au milieu de leurs développements, le souvenir des gloires anciennes. Antisthène écrivit deux dialogues intitulés Cyrus ; Eschine, un Miltiade, et, dans son Alcibiade, un fragment important qui nous a été conservé relate les hauts faits de Thémistocle[14]. Donc, si l’on constate, après Aristote et sous son influence, une prédilection pour les études d’histoire, on voit que, même avant lui, ce genre de travaux n’était pas négligé.

Quant à la prétendue référence à la Constitution d’Athènes, elle n’est nullement évidente. Si l’auteur du dialogue dépend d’Aristote, comment se fait-il que sur tant de points essentiels — presque tous —, il s’écarte si notablement de sa source ? Hipparque est décrit tout autrement par Aristote et par le pseudo-Platon. Le premier le dépeint avant tout comme un artiste, tandis que le second, sans négliger ce trait, insiste sur les qualités de gouvernement, que le soi-disant modèle prête à Hippias. Le récit du meurtre est différent des deux côtés et le dialogiste, dans l’interprétation qu’il donne du fait, ne paraît nullement songer à Aristote pour qui Thettalos, et non Hipparque, fut l’occasion du mouvement révolutionnaire. Je ne pense pas non plus que la rencontre des textes à propos de « l’âge d’or » dénote une intention polémique contre la Constitution d’Athènes. L’auteur d’Hipparque et Aristote ne font, l’un et l’autre, que rapporter la même tradition[15]. En fait, c’est très probablement le règne d’Hippias que flétrit ainsi cette tradition. Mais comme Aristote ignore complètement la tyrannie d’Hipparque et, conformément à la version de Thucydide, voit en Hippias le successeur de Pisistrate, il restreint l’âge d’or au gouvernement de ce dernier. Le pseudo-Platon, au contraire, fait d’Hipparque l’héritier du pouvoir. Il est donc naturel qu’il étende à son régime les bienfaits de l’époque précédente, puisque seules les années d’Hippias avaient été défavorablement jugées. Tous deux interprètent à leur manière les récits qui circulent, mais rien ne permet de supposer que l’un se réfère à l’autre.


3. On serait plutôt tenté de regarder Hipparque comme l’œuvre de quelque socratique. De nombreux écrits, on le sait, parurent à la fin du ve siècle et durant la première moitié du ive, sous le nom de plusieurs disciples de Socrate. Diogène-Laërce publie les titres d’un grand nombre de dialogues attribués à Eschine, Aristippe, Antisthène, Phédon, Euclide, Criton, Simon… On trouve même un περὶ φιλοκερδοῦς parmi les œuvres de ce dernier[16]. Ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour désigner le cordonnier Simon comme l’auteur d’Hipparque, ainsi que le fait Boeckh[17]. Bien des dialogues portant le même nom ont été composés par divers auteurs. On connaît plusieurs Axiochos, plusieurs περὶ νόμου… Il se peut qu’il y ait eu aussi plusieurs περὶ κέρδους. Du reste, l’existence même de ce Simon a été mise en doute, non sans quelque vraisemblance. Wilamowitz-Mœllendorff croit avoir démontré que le personnage de Simon, disciple de Socrate et auteur d’un certain nombre d’ouvrages, aurait été imaginé de toute pièce à l’aide d’un dialogue de Phédon intitulé Simon et d’écrits ayant pour titre σκυτικοὶ λόγοι[18].

Plusieurs écrits de cette époque rappellent assez le genre de composition d’Hipparque. Dans le Cyrus d’Antisthène et dans le Miltiade d’Eschine, le héros qui donne au dialogue son nom est également antérieur à l’époque où est supposée la conversation et ne paraît donc pas à titre d’interlocuteur ou de figurant. Ces deux œuvres se rattachent aussi, comme celle du pseudo-Platon à un genre littéraire très en vogue depuis l’Évagoras d’Isocrate, l’ἔπαινος en prose : le but principal des auteurs est d’amener au cours de la discussion l’apologie du personnage qu’ils veulent célébrer[19]. Signalons encore comment notre dialogue par ses caractères rédactionnels : la sécheresse et la monotonie du style, les procédés dialectiques, le choix du thème développé, s’apparente très étroitement aux fragments des Socratiques qui nous ont été conservés, ou aux discours de Socrate que nous lisons dans les Mémorables de Xénophon.

Enfin, il ne nous semble guère possible que l’Hipparque ait pu être écrit après la publication des livres de Thucydide. L’historien, nous l’avons indiqué, proteste à plusieurs reprises contre la tradition qui fait d’Hipparque le successeur de Pisistrate. Il réfute deux fois cette assertion en faisant remarquer qu’Hippias étant l’aîné, c’est ce dernier qui a hérité de la tyrannie. Or, le seul écho de cette tradition qui, à ma connaissance du moins, soit parvenu jusqu’à nous, c’est précisément Hipparque. L’auteur du dialogue, si empressé à défendre ses interprétations (voir 329 c), à critiquer celles qui paraissent diminuer le prestige de son héros, aurait-il affirmé si tranquillement et sans justifier son allégation, qu’Hipparque, l’aîné des fils de Pisistrate, occupait le pouvoir ? Après la contradiction énergique de Thucydide, aurait-il, s’il l’avait connue, maintenu son assertion, ou, du moins, n’aurait-il pas essayé de la légitimer, du moment surtout que la version de Thucydide semblait désormais acceptée, comme paraît le démontrer la narration d’Aristote ? À notre avis, le pseudo-Platon ignorait Thucydide, et comme les œuvres de ce dernier parurent, sans doute, durant la première moitié du ive siècle[20], nous devons conclure avec une assez grande probabilité que l’Hipparque fut composé au plus tard vers cette époque. L’auteur connaissait probablement les premiers dialogues de Platon auxquels il emprunta certains thèmes ; peut-être aussi puisa-t-il ces thèmes dans les lieux communs de la littérature courante. En tout cas, nous devons nous résigner à ignorer son nom. Est-ce du reste un si grand dommage ?

IV

LE TEXTE

Cette édition a été établie sur les trois manuscrits suivants :

1o Bodleianus 39 (B) ;

2o Veneius T.

Pour ces deux manuscrits, nous avons utilisé, comme dans le dialogue précédent, la collation donnée par l’édition Burnet (t. II). Mais les leçons de Β ont été vérifiées sur la phototypie Allen.

3o Le Vindobonensis W (54 = suppl. philos. gr. 7). Ce manuscrit date probablement du xiie siècle. Certains dialogues, dont Hipparque, ont été transcrits de première main. W tient une position intermédiaire entre Β et T, mais dans le dialogue que nous éditons, il se rapproche davantage de T.

La collation de W a été faite directement sur les photographies qui sont la propriété de l’Association Guillaume Budé.
  1. I, 20 Ἀθηναίων γοῦν τὸ πλῆθος Ἵππαρχον οἴονται ὑφ’ Ἁρμοδίου καὶ Ἀριστογείτονος τύραννον ὄντα ἀποθανεῖν, καὶ οὐκ ἴσασιν ὅτι Ἱππίας μὲν πρεσβύτατος ὢν ἦρχε τῶν Πεισιστράτου υἱέων… Voir encore VI, 54.
  2. Traduct. Mathieu-Haussoullier, collect. Guill. Budé, p. 19.
  3. Démosthène, Contre Leptine, 18, 29, 70, 127, 169 ; Sur l’Ambassade, 280. — Hypéride, Contre Philippidès, 3.
  4. Ὁ δὲ Ἕρμιππος καὶ ἀπὸ τῶν Πεισιστρατιδῶν αὐτὸν λέγει τῶν τυράννων ἕλκειν τὸ γένος, διὸ καὶ διαφθονῶν αὐτόν φησιν ἐν τῇ συγγραφῇ τοῖς περὶ Ἁρμόδιον καὶ Ἀριστογείτονα, λέγοντα ὡς οὐκ ἐγένοντο τυραννοφόνοι· οὐ γὰρ ἐφόνευσαν τὸν τύραννον, ἀλλὰ τὸν ἀδελφὸν τοῦ τυράννου Ἵππαρχον. Marcellinus, Vit. Thuc. 29. Müller, Frag. Hist. Graec. III, 48, 54.
  5. Aristote fait des emprunts à la source démocratique. Nous les négligeons ici, car ils n’intéressent pas directement notre sujet. Voir Const. d’Athènes, édit. Mathieu-Haussoullier (collect. Budé), p. x et p. 19 ; — Glotz, Hist. gr., I, p. 463.
  6. Hipparque, 229 b, λέγεται δὲ ὑπὸ τῶν χαριεστέρων ἀνθρώπων καὶ ὁ θάνατος αὐτοῦ γενέσθαι οὐ δι’ ἃ οἱ πολλοὶ ᾠήθησαν
  7. Comment. in Platonis quo uulgo fertur Minoem eiusdemque libros priores de legibus, Halae, 1806.
  8. Var. Hist. VIII, 2, εἰ δὴ ὁ Ἵππαρχος Πλάτωνος ἐστι τῷ ὄντι.
  9. À peu près seul, Eckert a essayé d’établir l’authenticité d’Hipparque dans son travail Dialektischer Scherz in den früheren Gesprächen Platons. Nürnberg, 1911, p. 46-56.
  10. Platon II, p. 416, note 1.
  11. Dr Josef Pavlu, Die pseudoplatonischen Zwillingsdialoge Minos und Hipparch, Wien, 1910.
  12. République IX, 582 a et suiv. ; Lois I, 649 d.
  13. Constitution d’Athènes XVI, 7, διὸ καὶ πολλὰ κλέ[α ἐ]θρ[ύλλο]υν ὡς ἡ Πεισιστράτου τυραννὶς ὁ ἐπὶ Κρόνου βίος εἴη.
  14. Cf. H. Dittmar, Aischines von Sphettos, Studien zur Literaturgeschichte der Sokratiker, Berlin, Weidmann, 1912, pp. 69, 268.
  15. Cf. Hipparque, 229 b, καὶ πάντων ἂν τῶν παλαιῶν ἤκουσας… et Constitution d’Athènes XVI, 7, διὸ καὶ πολλὰ κλέ[α ἐ]θρ[ύλλο]υν
  16. Diogène, II, 123.
  17. Op. cit., p. 43 et suiv.
  18. Platon Ι, p. 101 et suiv., Hermès 14, 187. — Cf. Diogène, II, 105.
  19. Cf. Dittmar, op. cit., p. 178 et suiv.
  20. Thucydide n’a pas publié lui-même son œuvre. Diogène Laërce prétend que Xénophon fut l’éditeur (II, 57). Le renseignement est vraisemblable. Or Xénophon mourut vers le milieu du ive siècle.