Histoire amoureuse des Gaules/Tome 3/Suite de la France galante

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SUITE DE LA FRANCE GALANTE OU LES DERNIERS DÉRÉGLEMENTS DE LA COUR.

Entre tous les effets que l’amour a produits[1], il ne s’en trouve point de plus surprenant que celui qui joint le sceptre à la houlette, et qui rend par ses effets les conditions les plus éloignées tellement unies ensemble que les deux parties en oublient ce qu’ils ont été et ce qu’ils se doivent. Plusieurs exemples nous ont appris cette vérité ; mais nous n’en avons aucune qui nous en marque plus la netteté et qui soit plus connue dans nos jours que celle que nous décrivons.

Personne n’ignore[2] dans notre France que madame de Maintenon naquit dans

l’Amérique[3] ; que son père[4], qui se nommoit d’Aubigné, étoit d’une famille noble et assez connue dans le royaume, et surtout du temps de Henri IV. Il se sauva de France par une aventure assez particulière : car, ayant eu quelques affaires, il fut arrêté et mis prisonnier en Guienne[5] ; mais, après y avoir demeuré quelque temps, et ne voyant pas de jour d’en sortir, il s’avisa de cajoler la fille du geôlier, et lui promit de l’épouser si elle vouloit faciliter son évasion[6]. Cette fille, plus amoureuse que fidèle à son père, écouta les propositions du galant prisonnier, et sut si bien prendre son temps qu’un dimanche, pendant que ses parents étoient à la messe, elle se sauva avec lui, et ils trouvèrent tous deux le moyen de s’embarquer pour la Martinique[7], où d’Aubigné lui tint parole et l’épousa d’abord qu’ils y furent arrivés[8]. Pour tâcher d’y pouvoir subsister, il prit des terres pour un plantage, suivant la coutume de ce pays-là ; et de ce mariage naquit la dame de Maintenon, si connue dans le monde, et qui fait aujourd’hui tant de bruit à la cour de France. Cependant, soit qu’elle eût perdu son père et sa mère en bas âge, ou que sa marraine[9], qui n’avoit pas d’enfants[10], la prît en amitié, cette dame charitable[11] la retira chez elle à l’âge de trois ans et en prit soin comme de sa fille ; et, comme elle étoit jolie et agréable, elle l’éleva chez elle, ensuite de quoi elle l’amena en France[12], où, après un assez long et pénible voyage, à cause des mauvais temps de la saison, ils arrivèrent heureusement et vinrent débarquer à la Rochelle[13] ; et après quelque séjour elles prirent leur route pour le bas Poitou, où elles demeurèrent quelque temps sans revers de fortune[14]. Le

premier[15] qui arriva à notre héroïne fut la mort inopinée de sa marraine. En ce temps elle étoit environ dans la quinzième année de son âge. Cette mort la toucha sensiblement, et elle se souhaitoit cent fois dans l’Amérique ; et il est à croire qu’elle en eût été inconsolable, si un villageois, voisin du lieu où elle demeuroit, n’eût tâché par ses compliments de lui persuader qu’elle pourroit trouver en lui ce qu’elle avoit perdu dans sa marraine[16]. Il avoit assez de bien pour un homme de sa qualité, mais il étoit mal bâti et incapable de donner de l’amour à une jeune fille ; à cela près, dis-je, on ne pouvoit trouver dans tout le village un homme qui le pût surpasser. Il avoit autant d’esprit qu’il en faut pour le négoce qu’il faisoit.

Longtemps avant la mort de la marraine de notre héroïne, il avoit un certain penchant pour elle qui ne peut s’exprimer, car il sentoit un petit je ne sais quoi qu’il n’osoit découvrir. Sans doute

le respect de madame de…[17], marraine de la Maintenon, l’en empêchoit ; mais, dès qu’elle fut morte, il chercha tous les moyens du monde pour l’accoster ; il ne se chantoit point de grand’messe qu’il n’y fût, point d’assemblée dans le village qu’il n’y eût part. Et s’il arrivoit une foire de conséquence, il n’y avoit aucune sorte de rubans qu’il n’achetât pour lui en faire présent, pour par là tâcher de gagner ses bonnes grâces. Mais il n’avançoit pas beaucoup dans ce langage muet, et on peut dire que toutes ses assiduités eussent été de nul effet s’il n’eût trouvé l’occasion de l’aborder un jour qu’elle puisoit de l’eau. « Voulez-vous que je vous aide ? dit-il.—Hélas ! reprit-elle, vous m’obligerez. » Il se mit en devoir, et par excès de civilité il porta ses cruches jusqu’à sa chambre, où, se trouvant seul avec elle, il lui dit : « N’est-il pas vrai que vous avez bien du chagrin de la mort de votre marraine ? C’étoit une bonne femme, qui avoit bien du soin de vous, et qui n’auroit pas manqué à vous donner quelque petite chose pour avoir un bon laboureur du village ; mais, poursuivit-il encore, quoiqu’elle ne vous ait rien laissé, j’ai assez d’amitié pour vous donner la moitié de ce que j’ai si vous voulez être ma femme ; vous serez maîtresse avec moi, et rien ne vous manquera.—Donnez-moi, répondit-elle, un peu de temps pour y songer, et demain, auprès de notre grange, je vous rendrai réponse. » Notre Esope amoureux fut fort satisfait de cette visite, et après avoir folâtré quelque peu, il se retira, en attendant le jour suivant pour sa réponse, lequel ne fut pas plus tôt venu, et l’heure assignée, qu’il se trouva au lieu. De si loin qu’il la vit : « Eh bien ! serez-vous ma femme ? dit-il.—Je ne sais, dit-elle ; je n’aurois pas beaucoup de répugnance à l’être, mais je n’ai pas encore grande amitié pour vous ; il faut espérer que le temps amènera toutes choses.—Ah ! ma chère Guillemette[18], dit-il, que je t’aime ! Je te ferai tant de bien et de si beaux présents que tu seras comme forcée d’avoir de l’amour pour moi. »

En effet, il n’alloit en aucun des marchés voisins qu’il ne lui apportât quelques gâteaux ou fouaces, des aiguilles, des épingles, des jambettes[19], et quantité d’autres raretés de cette nature. Elle, qui voyoit avec quel zèle, quelle affection, il agissoit pour son service, commença à avoir de l’amitié pour lui. Elle se voyoit sans père, mère, parents ni amis, dénuée de biens, comme étrangère dans un pays ; et, d’un autre côté, elle voyoit un bon laboureur qui la recherchoit et qui l’aimoit. Il étoit un peu mal fait, mais enfin ce n’auroit pas été le premier mariage que la nécessité auroit fait : car, lorsqu’on se voit tomber dans un précipice, on s’attache à la première chose qu’on rencontre pour éviter sa perte. Elle lui témoigna donc beaucoup plus d’amitié qu’à l’ordinaire, et sans doute que leur mariage eût réussi si une dame d’un château voisin n’eût eu compassion de sa jeunesse et de l’embarras où elle se mettoit en épousant ce villageois ; et, ayant trouvé en elle un esprit capable d’être amené à quelque chose, elle la prit chez elle, où elle servit de fille de chambre. Là, elle oublia tout à fait son pauvre village, et commença à s’éclaircir un peu l’esprit à la mode de la noblesse. Son pauvre amant fut au désespoir de la perte qu’il faisoit ; il auroit bien été jusque dans le château pour la voir, mais on l’avoit averti de n’en point approcher s’il ne vouloit en remporter une charge de bois, si bien qu’il étoit dans les plus grands chagrins du monde. Néanmoins il avoit toujours quelque espérance de lui parler, et, sachant qu’elle devoit, à quelques jours de là, aller seule faire ses dévotions dans l’église de la paroisse, il prit la résolution de lui parler ; pour cet effet, il s’y rendit de grand matin, crainte de la manquer. Lorsqu’elle voulut entrer dans l’église, il s’avança pour lui parler ; mais elle, qui se sentoit le cœur relevé par les habits qu’elle portoit, et auxquels elle n’étoit pas accoutumée, le rebuta et ne le voulut du tout point écouter. Peu s’en fallut qu’il ne perdît tout à fait le respect dans ce lieu saint et qu’il ne l’accablât d’injures ; mais, sa raison se trouvant plus forte que sa passion, il attendit à la fin de l’office, et, lorsqu’elle sortit, il l’accabla, en la suivant, des plus sanglantes injures ; il lui reprocha mille fois jusqu’à la dernière bagatelle qu’il lui avoit donnée ; quelquefois il juroit, d’autre part il la supplioit de n’oublier point l’amour ardent qu’il lui avoit témoigné. Enfin il fit cent postures par lesquelles il n’avança rien, car elle poursuivoit toujours son chemin sans le vouloir écouter ni même le regarder, ce qui le pénétra tellement de douleur qu’il fut le jour même saisi d’une grosse fièvre qui en peu l’emporta du monde. Elle ne laissa pas d’en avoir un peu de chagrin, mais si peu que deux heures de temps le firent oublier pour jamais. Elle demeura bien quelque temps dans cette manière de vivre médiocre, et sans doute elle y eût passé sa vie si le marquis de Chevreuse[20] n’eût trouvé des charmes en elle. Il la vit la première fois avec cette dame, et, ayant su son extraction, il médita de s’en faire une conquête. Pour cet effet, il l’attaqua par tous les endroits qu’il crut la pouvoir mieux vaincre, mais inutilement : elle étoit avec une personne vertueuse, qui avoit incessamment l’œil sur elle, et qui l’avoit instruite dans la voie d’honneur, si elle y eût voulu rester. M. de Chevreuse, qui avoit vu la cour, ne s’étonnoit pas de ses refus ; il continuoit toujours dans sa poursuite, et ne désespéra point de venir à son but. Un jour que sa dame étoit à recevoir visite, et qu’elle étoit, contre son ordinaire, seule dans la chambre, il l’aborda avec de grandes civilités : « Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il, avez-vous juré de m’être toujours cruelle, et ne voulez-vous point correspondre à la plus forte passion du monde ? Je vous aime, Mademoiselle, je vous l’ai dit diverses fois de bouche, et mes yeux vous le disent à tous moments ; cependant vous ne voulez pas me souffrir, et il semble que toute votre tâche n’est qu’à me faire souffrir mille martyres par le mépris que vous faites de mon amour et par l’indifférence avec laquelle vous recevez mes protestations.—Je n’ai, Monsieur, lui répondit-elle froidement, ni rigueurs ni douceurs à votre égard ; je me connois, et il me suffit d’avoir pour vous le respect qui est dû à votre rang, sans envisager autre chose. » En finissant, elle sortit brusquement de la chambre et se rangea avec ses compagnes, sans qu’il pût l’obliger à rester, quelque prière qu’il fît. Néanmoins il ne laissoit point passer d’occasion sans lui parler de son amour, et il croyoit remarquer quelque avance dans ses affaires, lorsqu’il fut obligé d’aller prendre possession d’une terre peu éloignée, qu’une tante lui venoit de laisser par sa mort. Avant de sortir de la province, il voulut lui dire adieu ; mais il ne la put trouver en particulier, parce qu’elle étoit occupée auprès de sa dame, qui se trouvoit mal ; il résolut pourtant de lui écrire, ce qu’il fit incontinent qu’il fut arrivé au lieu où il devoit être, et, pour lui faire tenir sa lettre avec sûreté, il fit partir un de ses gens pour visiter de sa part la dame chez qui elle étoit, avec ordre de lui rendre à elle-même la lettre, ce qu’il fit. D’abord qu’elle l’eut reçue, elle ne savoit si elle la porteroit à sa maîtresse ou si elle la liroit. Son esprit demeura ainsi quelque temps en suspens ; mais enfin la curiosité l’emporta, et elle l’ouvrit et y lut ces mots :

Mademoiselle,


Après vous avoir souventes fois dit de bouche que je vous aime plus que moi-même, je prends la liberté de vous en assurer plus certainement, et en même temps vous protester que je vous aimerai toujours nonobstant votre indifférence. J’ai un chagrin cuisant de n’avoir pas pu prendre congé de vous avant mon départ ; j’en ai cherché avec soin toutes les occasions ; mais, cruelle, vos rigueurs et mon amour ne suffisoient pas pour me tourmenter, vous avez encore affecté d’éviter ma rencontre, parce que vous pouviez bien préjuger que par un moment de votre charmante conversation j’aurois adouci les maux que votre absence me cause. Quittez, Mademoiselle, toutes ces rigueurs, si contraires aux belles âmes comme la vôtre, et, en considerant la force de mon amour, agissez en généreuse, et rendez cœur pour cœur. Le mien est vôtre ; il ne souffrira jamais d’autre image que celle de votre charmante personne, et jamais il ne sera partagé. Donnez-moi donc une petite place dans le vôtre ; c’est l’unique chose que je demande au monde, et pour laquelle j’abandonnerois volontiers mes biens et mes dignités. Correspondez donc à mon amour, Mademoiselle, et ne soyez pas seulement maîtresse absolue de mon cœur, mais encore de mes biens. Le porteur prendra votre réponse ; je vous supplie, ne me la deniez pas, non plus que ce que je vous demande, sans quoi vous réduirez au désespoir un homme qui n’a de vie que pour vous aimer et de biens que pour vous servir.

De Chevreuse.

Elle demeura toute déconcertée à la lecture de cette lettre, et ne savoit si elle y devoit répondre ou non ; à la fin, elle se détermina de ne point faire de réponse, et même d’éviter la rencontre du messager, ce qu’elle fit en se rendant auprès de ses compagnes, où elle fut jusqu’à son départ ; après quoi elle fut se promener seule auprès d’un petit bois joignant la maison, où elle ne fut pas plus tôt que la démangeaison de revoir cette lettre la reprit. D’abord elle se fit un peu de violence pour martyriser sa passion ; mais la curiosité annexée au sexe l’emporta : elle lut et relut la lettre. D’abord il lui sembloit que ce n’étoit que divertissement, et que cent lettres n’auroient pas d’empire sur son cœur ; après elle se plaisoit à la lire et trouvoit un certain charme qui attachoit ses yeux comme par violence, et enfin elle commença d’y faire réflexion ; elle la lut avec beaucoup d’attention et la trouvoit charmante. « Quoi ! disoit-elle, un marquis amoureux de moi, mais amoureux passionné, qui m’offre son cœur et ses biens, et je le dédaignerois ! Non, je commence de voir ma faute, je veux l’aimer ; il me fera grande dame, et, au lieu que je suis ici servante des autres, j’en aurai qui me serviront ; je relèverai par-là l’obscurité de ma naissance. Mais, disoit-elle en se reprenant elle-même, tu connois qui tu es, et s’il t’aime ce n’est que pour ravir ce que tu as de plus cher au monde, après quoi il ne voudra pas te regarder ; alors tu seras abandonnée et sans appui. Non, ne l’aimons point, et conservons notre honneur. »

Flottant ainsi entre ces deux passions, elle laissa tomber sa lettre et l’oublia sans s’en apercevoir. Elle poursuivit la promenade, quand une vieille servante du logis avec qui elle étoit intime arriva. Elle marchoit si doucement que Guillemette ne la put voir que lorsqu’elle étoit déjà contre elle, et après qu’elle eut amassé la lettre, laquelle elle cacha soigneusement, se doutant bien qu’il y avoit quelque mystère de caché. Elle l’aborda donc et tâcha de la tirer de sa rêverie. « Je ne vous ai jamais vue de telle humeur, lui dit-elle, et sans doute il y a quelque chose d’extraordinaire qui vous la cause ; ne me cachez rien de vos affaires, et, si je puis y apporter du soulagement, soyez persuadée que je n’y épargnerai rien. » Elle lui dit encore quantité de choses, mais le tout sans pouvoir tirer aucune réponse positive. Elle ne l’importuna pas davantage, se doutant bien qu’elle découvriroit quelque chose par la lettre. En effet, elles ne furent pas plus tôt à leur appartement que la vieille, fermant la porte sur soi, en fit la lecture, par laquelle elle fut à plein éclaircie de la cause du changement de Guillemette. Néanmoins elle eut du chagrin de ne pouvoir savoir comment le marquis étoit avec elle et quel effet avoit produit cette lettre. Elle jugea bien que Guillemette ne lui découvriroit pas ce secret ; ainsi elle résolut d’attendre le retour de monsieur le marquis, afin d’en pouvoir savoir quelque chose de lui ; et, comme elle savoit par expérience que les amants sont souvent libéraux, elle ne se promit pas une petite fortune si elle pouvoit lui être utile dans ce commerce.

Dans ce temps, la pauvre Guillemette avoit l’esprit accablé de mille différentes pensées. Elle voulut relire encore cette lettre, et la chercha pour cet effet dans sa poche. Rien ne sauroit décrire son étonnement lorsqu’elle ne la trouva pas. Elle courut d’abord au lieu où elle l’avoit lue pour la seconde fois, mais elle ne s’y rencontra point. Ce fut alors qu’elle ne douta plus d’être entièrement perdue dans l’esprit de sa dame ; mille pensées différentes déchiroient son âme, et elle déchut en peu de jours de l’embonpoint où elle étoit auparavant. Sa dame, qui l’aimoit, en voulut savoir la raison ; elle lui supposa quelque incommodité, et ne lui dit jamais la véritable. Il n’y avoit que notre vieille Agnès qui en savoit la cause ; elle voulut aussi y apporter le remède, et, s’étant transportée dans la chambre de la malade : « Eh bien ! Guillemette, lui dit-elle, vous ne m’avez pas voulu dire l’autre jour, auprès du bois, le sujet de votre chagrin, et je crois que jamais je ne l’eusse su si le hasard ne me l’eût appris en me faisant trouver cette lettre, qui m’a éclaircie de tout. Il n’y a qu’elle qui cause votre chagrin, mais elle a été en de bonnes mains ; la voilà que je vous remets ; personne ne l’a vue que moi. Je vous ai toujours été affectionnée, et je vous la serai toujours ; mais, pour correspondre à mon amitié, il me faut faire votre confidente et ne me rien cacher de vos intrigues. » Guillemette prit cette lettre avec joie, et elle ne contribua pas peu à la remettre, puisque son changement ne provenoit que de l’appréhension que sa dame n’eût vu la lettre ; ensuite elle remercia Agnès et lui fit une entière confidence de toutes choses. La vieille ne contredisoit à rien ; au contraire, elle tomboit entièrement dans ses sentiments, pour après en faire son profit, ainsi qu’elle se le proposoit.

Cependant M. de Chevreuse étoit au désespoir de n’avoir point de réponse : il se résolut de lui écrire une deuxième fois, et, si sa lettre ne faisoit pas plus d’effet, d’abandonner tout et d’aller lui-même travailler à cette conquête. Il prit donc la plume en main et traça ce sonnet, qu’il enferma dans le billet suivant :

Billet de M. De Chevreusea Guillemette.


C’en est fait, Mademoiselle, et vous avez juré ma mort ; vous serez bientôt satisfaite : car, depuis que je suis absent de vous, mon adorable, je ne puis avoir un moment de relâche à mes maux. Encore si tout au moins vous les allégiez par un mot de votre adorable main, j’aurois la consolation d’être dans votre souvenir : faites-le donc, je vous supplie, et, si vous ne daignez pas répondre à ma prose, du moins répondez aux vers que vous envoie le plus passionné et le plus sincère de tous les amants,

De Chevreuse.

Sonnet à mon adorable Guillemette.

eauté dont les attraits ont captivé mon âme,
Beaux yeux qui m’ont percé d’un des traits de l’amour,
Que je serai heureux si je puis voir le jour
Auquel vous donnerez de l’espoir à ma flamme !

Depuis que je vous vis je n’ai point de repos,
Jour et nuit je souffre martyre ;
Au lieu que ci-devant je ne faisois que rire,
J’ai peine à prononcer deux mots.
Soulagez mon tourment, allégez mes douleurs,
Faites par un aveu dessécher tous mes pleurs,
Et me rendez par là ma liberté nouvelle.
Donnez donc votre arrêt en juge de mon sort,
Et qu’un oui ou un non soit ma vie ou ma mort
Et prononcez en douce, et non pas en cruelle.

Il donna ceci ensuite à un autre valet, espérant qu’il s’acquitteroit mieux de sa commission que le précédent. Il arriva à leur château, et, après s’être acquitté de quelques légères commissions dont il étoit chargé, il épia le temps de trouver Guillemette seule, et il eut le bonheur de la rencontrer ainsi dans les parterres. Il s’en approcha, et, d’abord l’ayant saluée avec une apparence de profond respect, il lui dit qu’il avoit ordre d’attendre la réponse. Elle connoissoit ses livrées, et ce fut ce qui lui fit penser si elle recevroit la lettre ou non ; mais le porteur la sut si adroitement persuader qu’il l’obligea de la prendre. Toute la réponse néanmoins qu’il put tirer d’elle fut qu’il n’en auroit point. Ainsi, lassé d’attendre, il fut obligé de se retirer et de s’en retourner auprès de son maître, qui ne sut pas plus tôt le succès de sa seconde lettre qu’il mit au plus tôt ordre aux plus pressantes de ses affaires, et se prépara pour partir le lendemain de grand matin, comme en effet il partit, et arriva au logis de cette dame.

D’abord il lui fut rendre ses devoirs, et n’y resta pas longtemps, dans l’impatience où il étoit de parler à sa chère Guillemette, qui prenoit autant de peine à l’éviter qu’il en prenoit à la chercher. Elle réussit pour cette fois, car elle fit toujours en sorte d’être auprès de sa dame. Le marquis en étoit au désespoir et faisoit bien remarquer son impatience ; néanmoins, pour la cacher le plus qu’il lui étoit possible, il visita toutes les filles de madame ; entre autres, en passant devant la chambre de la vieille Agnès, il la salua, et, comme ils se connoissoient de longue main, elle le pria d’entrer ; d’abord elle le fit seoir, et débuta son discours ainsi : « Je ne sais, Monsieur, quelle mélancolie s’est depuis peu emparée de votre esprit. Je ne vous vois plus cette belle humeur toujours gaillarde que vous aviez accoutumé d’avoir ; au contraire, on ne vous voit que penser, soupirer, et toujours les yeux attachés sur terre. Hé ! de grâce, d’où procède ce changement ? Çà, Monsieur le marquis, point de déguisement : Guillemette vous en a donné. Ne cachez rien, et soyez persuadé que j’ai assez de compassion de votre état et assez d’amitié pour vous pour entreprendre quelque chose pour votre service ; dites-moi seulement les progrès que vous avez faits sur son cœur et en quel état vous êtes.—Puisqu’il te faut donc tout dire, ma chère Agnès, répondit-il, tu sauras qu’elle s’est jusqu’à présent moquée de moi, et qu’elle me fuit tout ainsi que si j’avois le mal pestilentieux. Je ne t’en puis dire davantage ; tâche à me faire contenter, et, outre une bonne récompense que je te donnerai, voici dix louis que je te prie d’accepter. » Elle fit un peu de cérémonie pour les prendre ; mais enfin elle se laissa vaincre et lui promit de s’y employer d’une manière dont il auroit sujet de se louer.

Guillemette, d’ailleurs, qui ne se méfioit de rien, après avoir lu sa lettre, chercha une occasion favorable pour la communiquer à sa confidente Agnès, suivant sa promesse. Elle la trouva qui venoit de conduire le marquis. D’abord elle lui montra la lettre, et lui demanda ce qu’elle en pensoit. « En vérité, mon enfant, dit-elle, j’ai du déplaisir de n’être pas jeune, et propre à plaire : un amant si sincère ne se tireroit pas de mes filets, et Dieu sait comme je ménagerois cette fortune. Je te donne en amie le même conseil ; fais ton profit de cette affaire, et ne le rebute point tant : car il pourroit s’attacher à quelque autre, qui prendroit d’abord l’occasion aux cheveux. » En un mot, elle lui allégua tant de raisons, et la sut si bien persuader, qu’elle promit à l’avenir de correspondre aux avances du marquis. Notre vieille ne fut jamais plus aise ; elle lui écrivit d’abord l’état où étoient les choses ; ce qu’il n’eut pas plus tôt appris qu’il se prépara à donner une visite à sa malade, à laquelle ayant rendu ses respects, il sortit pour se promener dans le jardin, où il rencontra d’abord notre vieille Agnès, qui lui fit un récit fort ample de ce qui s’étoit passé, et lui apprit en même temps qu’il pourroit voir Guillemette, d’autant qu’elle étoit seule dans sa chambre. Il y courut d’abord, et la trouva en effet occupée à travailler à son linge. « Enfin, Mademoiselle, je me puis compter le plus heureux des hommes, puisque j’ai, dit-il, un moment pour vous expliquer les véritables sentiments de mon cœur : ils sont sincères et purs, Mademoiselle ; je vous aime, je vous adore ; correspondez à mon amour. Hé quoi ! continuoit-il, vous ne me répondez rien ! Voulez-vous me réduire au désespoir ? » A tout cela elle ne répondit que par des soupirs, qui firent comprendre au marquis que les soins d’Agnès avoient beaucoup opéré. Il ne se contenta néanmoins pas de ce langage muet ; mais par toutes sortes de raisons il la conjura, il la pria de se déclarer, et fit tant enfin qu’il tira cet aveu de sa bouche, qu’il n’étoit point haï. Il en voulut être assuré par un baiser, mais elle ne voulut pas le lui permettre si tôt. En le lui refusant, elle ne lui ôtoit néanmoins pas l’espérance de l’obtenir à l’avenir ; mais lui, extrêmement passionné, ne pouvant avoir ce petit soulagement à son feu, pensa tomber en foiblesse, et il seroit sans doute tombé s’il n’y eût eu un fauteuil proche de lui qui le soutint. Il en fut quitte pour une petite pâmoison, de laquelle il ne fut pas plustôt revenu que, la regardant d’un œil languissant, il lui adressa ce sonnet :

a mon Dieu ! je me meurs ! il ne faut plus attendre
De remède à ma mort, si tout soudainement,
Guillemette, je n’ai un baiser seulement,
Un baiser, qui pourra de la mort me défendre.
Hélas ! je n’en puis plus, mon cœur ; je vais le prendre.
Mais non, car je crains trop ton courroux véhément.
Hé ! me faudra-t-il donc mourir cruellement,
Près de la guérison, qu’un baiser me peut rendre ?
Hélas ! je crains mon mal en pourchassant mon bien.

Le dois-je prendre ou non ? Hélas ! je n’en sai rien !
Mille débats confus agitent ma pensée.
Si je retarde plus, j’avance mon trépas.
Je le prendrai. Mais non, je ne le prendrai pas ;
Car j’aime mieux mourir que te voir courroucée.

Cette agitation et cette manière respectueuse du marquis achevèrent de faire brèche au cœur de la pauvre Guillemette ; elle ne lui en fit pourtant rien remarquer, et ne lui donna que l’aveu qu’elle lui avoit déjà fait savoir, qu’il ne lui étoit pas indifférent.

Notre marquis fut rendre compte à Agnès de l’issue de son voyage, et visitoit sa Guillemette le plus qu’il lui étoit possible. Il gagna tant qu’à la fin elle lui avoua qu’elle l’aimoit ; il ne s’en voulut pas tenir là, il la conjura de répondre à son amour. Agnès, d’autre côté, la poussoit à ne se point ménager envers le marquis et à avoir soin de sa fortune. Ils surent en un mot si bien la persuader l’un et l’autre, qu’elle lui donna rendez-vous à la nuit prochaine dans sa chambre, où ils parleroient de leurs affaires. Mais le malheur voulut qu’une dame de qualité du voisinage ayant perdu par la mort deux de ses filles de service, et sachant que dans la maison où étoit Guillemette il y en avoit plusieurs, elle envoya supplier la dame de lui en envoyer une. Cette dame, qui avoit soupçon de l’intelligence du marquis avec Guillemette, eut de la joie d’avoir trouvé cette occasion pour s’en défaire, et d’autant plus qu’elle savoit que, par une haine invétérée entre le marquis et cette maison, il n’oseroit y fréquenter. Elle ordonna donc à notre amante et à une autre de ses filles de se préparer pour partir le lendemain, et commanda à Guillemette de venir ce soir-là pour la dernière fois coucher dans sa chambre, et qu’elle avoit des avis d’importance à lui donner sur sa conduite à venir. Jamais un coup mortel ne causa plus d’étonnement ; ces paroles furent une foudre, ou comme la tête de Meduse, car elle en pensa être changée en pierre. Sa dame, qui s’aperçut du désordre où elle étoit, en voulut savoir la cause. Elle n’eut pas de peine à lui inventer une fourbe, la conjoncture présente lui en fournissoit le moyen ; et, pour mieux donner la couleur à son jeu, elle répandit quelques larmes, après quoi elle lui parla en ces termes : « Sans doute, Madame, que mon déplaisir vous est bien connu ; mais, puisque vous le voulez encore savoir de ma bouche, je n’ai rien à y contredire. Ainsi, Madame, je crois qu’il ne vous semblera pas étrange qu’après avoir tant reçu de grâces et de bienfaits de vos mains libérales, je n’aie un sensible regret de vous quitter, après la résolution que j’avois faite de vous servir toute ma vie et de correspondre par mes soins à toutes vos bontés. Le seul déplaisir de m’en voir frustrée occupe tellement mon esprit, qu’il m’est impossible de songer à autre chose, et, bien que vos commandements m’aient toujours servi de loi, cependant je n’obéirai à celui-ci que par une grande répugnance. Si mes prières et mes supplications vous pouvoient fléchir à le révoquer ! —Je vous éloigne de moi pour votre bien, lui répondit brusquement sa dame ; cela n’est pas pour toujours ; suivant la manière dont vous agirez, je saurai aussi agir. Allez seulement vous préparer à m’obéir. » Elle sortit et courut d’abord avertir Agnès de l’ordre fatal qu’elle avoit reçu, et lui enjoignit de dire au marquis qu’elle conserveroit toujours pour lui la même amitié, moyennant qu’il n’entreprît rien sur leur chemin : « car, disoit-elle, cela feroit grand bruit et découvriroit toute l’affaire, laquelle je veux tenir autant secrète qu’il m’est possible. » Agnès eut du regret de ce contre-coup, car elle ne fondoit pas une petite espérance sur le succès de ses intrigues. Néanmoins elle lui promit tout ce qu’elle voulut, et courut promptement pour en avertir le marquis, qui déjà goûtoit mille plaisirs en idée. Il tomba dans la plus grande consternation du monde. Cependant il n’y avoit point de remède, et il s’en falloit consoler. Comme la nuit approchoit, il ne jugea pas à propos de partir que le lendemain, afin de ne point donner de soupçon, et aussi pour trouver le moyen de lui parler avant son départ.

Guillemette, ayant fait son coffre, fut, suivant qu’elle en avoit reçu ordre, dans la chambre de sa dame. Cette bonne personne, qui, ayant passé près de soixante années dans le monde, avoit beaucoup d’expérience, prévoyant qu’un bon arbre se gâte facilement s’il n’est cultivé jeune, voulut, avant que de la faire partir, lui donner de bonnes et solides instructions. Elle commença donc ainsi son discours :

« Depuis qu’il a plu à Dieu de me retirer mon cher époux et mes enfants, j’ai laissé là toutes ces folles vanités et ne me suis attachée qu’aux choses qui peuvent rendre éternellement heureux ceux qui les suivent ; et, comme vous allez être séparée de moi pour un temps, j’ai lieu de craindre pour vous : dans l’âge où vous êtes on court bien des dangers, mais on acquiert beaucoup de gloire à les surmonter. Je veux bien vous faire part de l’expérience que j’en ai, et vous donner ici de petits avis pour votre conduite ; et je vous puis assurer que vous ne pouvez être qu’heureuse si vous les suivez.

« Premièrement, soyez dévote, sans affectation, et vous donnez bien garde de tomber dans l’hypocrisie, car par-là on s’attache directement à la Divinité.

« 2. N’ayez point tant à cœur les plaisirs de la chair, car celui qui préfère les plaisirs du corps au salut de son âme fait ainsi que ceux qui laissent noyer un homme pour courir après son vêtement.

« 3. Ne prenez point trop de plaisirs dans la mondanité ; abhorrez-la, et que vos accoutrements soient modestes ; ayez toujours plus de soin de parer votre âme que votre corps, sans quoi vous encensez à une idole et abandonnez Dieu.

« 4. Ne commencez jamais rien sans y bien penser, et que d’un jugement mûr ; car celui qui commence une affaire sans cela ne doit pas être surpris s’il ne réussit pas.

« 5. N’entreprenez rien au-dessus de vos forces, car tout ce qui s’entreprend ainsi ne sauroit produire des effets qu’au-dessous de l’espérance qu’on en a conçue.

« 6. Ne regardez jamais avec envie le bien d’autrui, car par-là vous vous rendrez indigne de posséder le vôtre.

« 7. Fuyez avec soin ce qu’on appelle amour dans le monde ; n’écoutez point les discours flatteurs de tout le monde : tel vous déifie dans ses discours, qui ne tend qu’à vous rendre la plus misérable des créatures. Bouchez donc, à l’imitation de l’aspic, vos oreilles à la voix de ces enchanteurs, et soyez fortement persuadée qu’il n’y a rien qui soit si dommageable à la réputation, et que, de tout ce qui est capable de gâter notre jugement, l’amour est le plus fort et celui dont on s’aperçoit le moins : car il n’allume son feu que pour nous aveugler, et nous troubler le cerveau et l’esprit. Et, pour nous en faire avoir de l’horreur, il nous est dépeint nu, non-seulement pour nous représenter son effronterie, mais encore pour nous apprendre qu’ordinairement il met en chemise ceux qui le suivent.

« 8. Si vous soumettez votre jugement à vos plaisirs, vous vous brûlerez d’un flambeau qui avoit été donné pour vous conduire.

« 9. Fuyez autant qu’il vous sera possible le jeu, car qui l’aime avec excès cherche à mourir dans la pauvreté.

« 10. Pensez plus d’un moment à ce que vous voulez dire, et plus de deux à ce que vous voulez promettre, crainte qu’il ne vous arrive d’avoir du déplaisir de ce que vous aurez promis avec précipitation.

« 11. Obéissez en toute révérence et avec joie à la personne à qui vous servirez, tâchant autant que vous pourrez à vous rendre utile ; ne point se laisser commander ce qu’on voit qui est nécessaire d’être fait, et considérer que le plus grand ressort qui fait agir la bonté des maîtres envers les serviteurs, c’est lorsqu’ils s’acquittent bien de leur devoir ; et, pour me servir du proverbe, bon valet fait bon maître.

« 12. Soyez contente de votre condition, car qui ne se contente pas d’une honnête fortune se donne souvent bien de la peine pour la rendre moindre en tâchant de l’agrandir.

« 13. Ne vous empressez pas à savoir le secret d’autrui ; soyez fort réservée à communiquer les vôtres : vous n’en êtes plus maîtresse dès lors que vous en avez fait confidence à quelqu’un, et votre exemple justifie l’infidélité qu’on pourroit vous faire en le communiquant à un autre.

« 14. Encore une fois, défiez-vous des cajoleurs et des flatteurs : les uns et les autres visent par le vent de leurs paroles à tirer l’argent de votre bourse et à vous ravir l’honneur. Enfin, l’infection de la peste n’est pas tant à craindre pour le corps que le poison des mauvaises compagnies, et qui se sert de discours trop étudiés pour nous persuader un crime emploie un poignard parfumé pour nous percer le cœur.

« Voilà, Guillemette, ce que j’avois à vous dire, et que je vous prie de bien retenir dans votre cœur ; et, crainte que vous ne l’oubliiez, je l’ai succinctement rédigé par écrit : le voilà, ayez-en soin, et le lisez souvent. »

Guillemette le lui promit, après quoi elles se reposèrent jusques au matin, que sa dame ne la voulut point quitter que pour se mettre dans le carrosse. Ainsi, nos amants ne purent se dire d’autres adieux que dans les termes généraux. Et notre marquis, ayant demeuré là quelque temps, prit congé, et se retira à une de ses maisons, située à deux lieues de distance du nouvel appartement que prenoit sa maîtresse, laquelle fut assez bien reçue à son arrivée ; mais la suite n’y répondit pas. Elle avoit affaire à une dame que nous nommerons Olympe, pour ne pas découvrir sa famille[21]. Elle étoit impérieuse, et traitoit mal ses gens, quelque diligence qu’ils apportassent à faire leur devoir. Cette manière parut fort rude à notre Guillemette : elle sortoit de chez une personne qui l’avoit toujours traitée comme son enfant ; au lieu que là elle se voyoit comme dans un esclavage ; ce qui la dégoûta beaucoup, et servit à établir d’autant plus le marquis dans son cœur. Il étoit au désespoir, et il ne se passoit point de jours qu’il ne passât par-là à cheval ; mais jamais il ne put être aperçu d’elle ; à la fin il se servit d’une ruse qui lui réussit. Il gagna un paysan du village qui pourvoyoit le château de poisson, et lui fit promettre de remettre une lettre à Guillemette : il lui désigna sa taille et sa figure, afin qu’il ne fît point de bévue. L’autre le lui promit : en effet, il réussit, et lui donna la lettre. Elle fut d’abord un peu surprise de la manière avec laquelle elle la recevoit ; mais le paysan sut lui mettre l’esprit en repos, en l’assurant qu’il étoit tout dévoué à son service. Elle lui promit que le lendemain elle lui donneroit réponse. D’abord il en fut porter la nouvelle au marquis, qui l’attendoit avec impatience. Dans ce temps Guillemette ouvrit sa lettre, et y lut : Mademoiselle,

Je suis persuadé que, si je ne vivois entièrement pour vous, je n’aurois pu vous voir enlever à mes yeux sans mourir. Encore si j’eusse pu avoir l’honneur de prendre congé de vous, et de savoir vos sentiments, je m’en serois consolé. Faites-moi donc la grâce que je vous puisse parler en quelque lieu. Ha ! qui l’auroit cru, si près de nous voir, être si cruellement separés ! Il n’importe, et j’espère que votre bonté réparera la perte que nous avons faite. Adieu, ma chère ; faites-moi savoir de vos nouvelles, et vous fiez entièrement au porteur, car il est de nos amis.

Elle ne balança point sur sa réponse. Il y avoit du temps qu’elle souffroit de cette nouvelle maîtresse, et elle en vouloit sortir absolument, à quelque prix que ce fût ; ainsi elle fit la réponse suivante, qu’elle glissa subtilement dans la poche du paysan :

Monsieur,

Quoique je ne vous aye pas vu depuis mon départ de…. je n’ai pourtant pas laissé éteindre dans mon cœur la passion que vous y aviez allumée ; et pour preuve de cela, trouvez-vous demain à quatre heures, déguisé en fille, au bord du bois qui joint au grand chemin : là j’aurai l’honneur de vous voir.

Jamais le marquis n’eut plus de joie que lorsqu’il apprit cette nouvelle ; il baisa cent fois cette lettre. Il se trouva au rendez-vous à l’heure assignée, où il lui dit mille douceurs. Elle, qui s’étoit apprivoisée avec lui, se plaignit de l’humeur hautaine de madame Olympe et de la manière indigne dont elle la traitoit. Le marquis s’offrit d’abord de la tirer de cet esclavage ; mais elle n’y vouloit point consentir dans le commencement, ne désirant, disoit-elle, faire autre chose que retourner chez son ancienne maîtresse ; mais il la sut si bien prendre, lui remontrant qu’elle seroit toujours dans un pareil état, au lieu qu’auprès de lui elle seroit maîtresse absolue de son bien, qu’elle donna son consentement pour le dimanche suivant, sur le soir, et s’abandonna entièrement à sa volonté. Il la remercia le plus éloquemment qu’il put, il l’embrassa et la baisa tendrement, à quoi elle ne fit pas tant la rigoureuse comme auparavant ; et il est à croire que, s’ils eussent été dans un autre endroit, elle n’en seroit pas sortie vierge. Quoi qu’il en soit, il la baisa aux yeux, à la bouche, au sein, et où il voulut. Il en étoit tant extasié, qu’il ne disoit rien. Quand elle se réveilla : « Il me semble, lui dit-elle, que vous voilà dans le même état que l’autre jour que vous fîtes cet impromptu de vers parce que je ne voulois pas vous donner un baiser. Si le chagrin vous en fit lors composer si promptement, il me semble que la joie que vous témoignez vous en devroit aussi dicter.—Vous avez raison, dit-il, Mademoiselle » ; et, après avoir un peu rêvé, il récita ceux qui suivent, en badinant avec elle :

Vers sur un Baiser.

ais que je vive, ô ma seule Déesse !
Fais que je vive, et change ma tristesse
En plaisirs gracieux.
Change ma mort en immortelle vie,
Et fais, cher cœur, que mon âme ravie
S’envole avec les Dieux.
Fais que je vive, et fais qu’en la même heure
Que je te baise, entre tes bras je meure,
Languissant doucement ;
Puis, qu’aussi-tôt doucement je revive,
Pour amortir la flamme ardente et vive
Qui me va consumant.
Fais que mon âme à la tienne s’assemble ;
Range nos cœurs et nos esprits ensemble
Sous une même loi.
Qu’à mon désir ton désir se rapporte ;
Vis dedans moi, comme en la même sorte
Je vivrai dedans toi.
Ne me défens ni le sein, ni la bouche :
Permets, mon cœur, qu’à mon gré je les touche
Et baise incessamment,
Et ces yeux, où l’amour se retire ;
Car tu n’as rien qui tien se puisse dire,
Ni moi pareillement.
Mes yeux sont tiens ; des tiens je suis le maître.
Mon cœur est tien, à moi le tien doit être,
Amour l’entend ainsi.
Tu es mon feu, je dois être ta flamme ;
Tu dois encor, puisque je suis ton âme,
Etre la mienne aussi.
Embrasse-moi d’une longue embrassée ;

Ma bouche soit de la tienne pressée,
Suçant également
De nos amours les faveurs plus mignardes ;
Et qu’en ces jeux nos langues frétillardes
S’étreignent mollement.
Au paradis de tes lèvres écloses
Je vais cueillir de mille et mille roses
Le miel délicieux.
Mon cœur s’y paît, sans qu’il s’y rassasie,
De la liqueur d’une douce ambroisie,
Passant celle des Dieux.
Je n’en puis plus, mon âme à demi fole
En te baisant par ma bouche s’envole,
Dedans toi s’assemblant.
Mon cœur hallette à petites secousses ;
Bref, je me fonds en ces liesses douces,
Soupirant et tremblant.
Quand je te baise, un gracieux zéphire,
Un petit vent moite et doux, qui soupire,
Va mon cœur éventant.
Mais tant s’en faut qu’il éteigne ma flamme,
Que la chaleur qui dévore mon âme
S’en augmente d’autant.
Ce ne sont point des baisers, ma mignonne,
Ce ne sont point des baisers que tu donne,
Ce sont de doux appas,
Faits de Nectar, de Sucre et de Canelle,
Afin de rendre une amour éternelle
Vive après le trépas ;
Ce sont des fruits de l’Arabie heureuse,
Ce sont parfums qui font l’âme amoureuse
S’éjouir dans ces feux ;
C’est un doux air, un baume, des fleurettes,
Où comme oiseaux volent les amourettes,

Les plaisirs et les jeux.
Parmi les fleurs de ta bouche vermeille,
On voit dessus voler comme une abeille
Amour plein de rigueur ;
Il est jaloux des douceurs de ta bouche :
Car aussi-tôt qu’à tes lèvres je touche,
Il me pique le cœur.

En finissant, il laissa aller un soupir, et dit : « Hé bien ! ma chère, que vous en semble ? y en a-t-il assez ? —Oui, certes, dit-elle, et je vous proteste que j’aime infiniment les vers ; et si je pouvois avoir pour vous plus d’amitié que je n’en ai, ce seroit le don que vous avez de faire les vers si galamment qui pourroit y contribuer plus qu’autre chose : car je vous avoue que j’ai une grande passion pour les poëtes, et tous les gens d’esprit, ce me semble, en doivent avoir aussi.—J’ai bien de la joie, ma chère, répondit-il, d’avoir quelque chose dans mes qualités intérieures qui vous plaise, et je vous assure que je m’y attacherai avec plus de plaisir, puisque vous y en prenez, et qu’il ne se passera rien de galant dont je ne vous fasse part en vers.—En vérité, je vous serai fort obligée », lui répliqua-t-elle.

Ils se dirent encore de tendres paroles, et se donnèrent quelques raisons, puis ils se séparèrent avec promesse de ne point manquer à l’assignation[22]. D’abord qu’elle fut de retour dans sa chambre, elle se mit à faire réflexion sur cette affaire. Et comme par hasard, en cherchant quelque chose dans son coffre, elle mit au même temps la main sur les instructions que lui avoit données son ancienne dame, elle les lut avec quelque espèce de chagrin, parce qu’elle y trouvoit son action blâmée ; mais qu’y faire ? La parole est donnée, et la chose est trop avancée pour s’en dédire. Mais d’autre côté les instructions ont raison, elle va entreprendre une affaire dont elle se pourra repentir ; que faire à cela ? Elle trouva une fin : c’est qu’elle sacrifia ces instructions au feu, pour n’avoir rien qui lui pût reprocher son procédé. Les voilà donc brûlées, et elle en repos.

Le dimanche cependant approchoit. Elle se hâta de plier ses meilleures nippes dans un petit paquet, et à l’heure assignée elle le prit sous son bras et sortit du château sans être aperçue de personne ; à deux cents pas de là elle trouva son amant, qui l’attendoit avec un carrosse à six chevaux, qui firent grande diligence lorsqu’ils furent dedans[23]. Ainsi, dans moins de deux heures ils furent rendus à sa maison, où il lui avoit fait préparer un appartement magnifique, et où il coucha cette nuit avec elle, et lui ravit ce qu’elle avoit de plus précieux au monde. On la trouva d’abord à dire au château, et on crut qu’elle s’en étoit retournée chez son ancienne dame ; on y envoya voir, mais elle n’y étoit pas. La vieille dame s’en mit beaucoup en peine, et Olympe aussi de son côté faisoit tous ses efforts pour savoir si elle n’auroit point été assassinée. Tout cela n’éclaircissoit rien, et je crois qu’on auroit été longtemps sans en savoir de nouvelles, si un des serviteurs de la vieille dame, qui alloit chez le marquis pour s’acquitter d’une commission, ne l’eût vue à la fenêtre. Il n’en fit pas paroître son étonnement, et elle, qui l’avoit aperçu, s’étoit incontinent retirée ; mais lorsqu’il fut de retour à son logis, il déclara le tout à la bonne femme, qui du commencement en eut du chagrin, mais qui pourtant s’en consola ; néanmoins elle bannit le marquis de sa maison, et ne l’a pas voulu voir depuis. Il ne laissoit pas pour cela de bien passer son temps auprès de sa maîtresse. Et comme il se souvint qu’elle aimoit fort les vers, et qu’il ne cherchoit qu’à la divertir, il lui fit les suivants sur la première nuit qu’il l’avoit possédée.

Or ça, je te tiens, mon cœur,
Guillemette mon bonheur,
Guillemette ma rebelle,
Ma charmante colombelle.
Mon cher cœur, voici le temps,
Qui nous doit rendre contens,
Nous donnant la jouissance
De notre longue espérance.
Donc, à l’honneur de Cypris,
Passons cette nuit en ris ;
Et dans ces douces malices,
Nous trouverons nos délices.
Quoi ! cruelle, qu’attens-tu ?
Las ! que ne me permets-tu,
Que ne permets-tu, farouche,
Que je te baise la bouche ?
Las ! Guillemette, dis-moi,

Dis à mon âme pourquoi,
Cruelle, tu me dénie
Ce que tu as tant d’envie ?
Tu ne demandes pas mieux,
Mais je vois bien que tu veux
D’un front masqué contrefaire
La pudique et la sévère.
Ha ! tu te veux déguiser,
Et tu feins de mépriser
Mes folâtres gaillardises,
Et mes douces mignardises !
Mais par tes yeux éclairans
Comme deux astres naissans
Dans la céleste voûture,
Par ton beau front je te jure,
Et par cette bouche encor,
Mon plus précieux trésor,
Par cette bouche rosine,
Par tes lèvres ambrosines ;
Par tes blonds cheveux épars,
Dont l’or fin de toutes parts
Au gré du vent par secousse
Baise mille fois ta bouche ;
Par tes deux gentils tetons,
Par ces deux gentils boutons
Plus rouges que l’écarlate
Dont une cerise éclate ;
Par ce beau sein potelé,
Dont je suis ensorcelé :
Ne permets pas, je te prie,
Qu’ici je perde la vie.
Hélas ! déjà je suis mort !
A moins que d’un prompt effort,
Ma chère âme, tu n’appaise

La chaude ardeur de ma braise.
Vénus, prens-moi à merci,
Et toi, Cupidon, aussi :
Car d’une nouvelle rage
Furieusement j’enrage,
Rage qui me vient domter,
Sans la pouvoir supporter.
La priant en cette sorte,
D’une façon demi morte,
Mes soupirs eurent pouvoir
A la fin de l’émouvoir :
Ainsi elle fut vaincue
Et sa colère abattue.
Une charmante pâleur
Lui fit changer de couleur.
Lors elle se prit à dire :
Tu as ce que tu désire,
Guillemette est toute à toi.
Et puis, s’approchant de moi,
Sans contrainte elle me baise,
Et coup sur coup me rebaise.
Enfin, se laissant aller,
Elle me vint accoler,
Et entre mes bras pâmée,
Elle demeura charmée.
Alors sur mon lit doré,
Mignardement préparé,
Dessus la folâtre couche
Nous dressons notre escarmouche.
Je me déchargeai soudain
De l’ardeur dont j’étois plein
Et de cette ardente flamme
Que je sentois dans mon âme.
Tout de mon long je me couche

Entre ses bras bouche à bouche.
Alors tout doucement j’entre
Là-bas, dans ce petit centre
Où Cypris fait son séjour,
Dedans les vergers d’amour,
Vergers qui toujours verdissent,
Vergers qui toujours fleurissent.
Mais pour cela je ne cesse
De la rebaiser sans cesse,
Et nos corps ensemble étraints
Sont sans contrainte contraints
D’une mignardise étrange
Faire un amoureux échange,
Et doucement haletans,
Nos âmes vont se mêlans ;
Nos languettes fretillardes
Se font des guerres mignardes,
Et sur le rempart des dents
S’entre-choquent au dedans.
Oh ! combien de friandises !
Oh ! combien de paillardises
Aperçurent, cette nuit,
Et le flambeau et le lit,
Seuls témoins de nos délices.
Seuls témoins de nos malices,
Lors qu’étroitement pressés,
Nous nous tenions embrassés,
Et qu’une chaleur fondue,
Par nos veines épandue,
Va d’une douce liqueur
Attiédissant sa langueur !
Alors je me pris à dire :
O Dieux ! gardez votre empire,

Et jouissez sûrement
De ce haut gouvernement :
Moyennant que je te tienne,
Moyennant que tu sois mienne,
Guillemette, n’aie peur
Que j’envie leur grandeur ;
N’aie peur que je désire,
Ni leur ciel, ni leur empire.
Ainsi je vais m’égayant,
Ainsi je vais m’égarant,
Souvent hazardant ma vie
Entre ses deux bras ravie.
Puis en ses yeux affectés
Je noie les miens enchantés.
Tantôt de sa chevelure
Je fais une entortillure ;
Puis je baise ses mamelles
Aussi charmantes et belles
Que celles de la Cypris ;
Puis, de grand amour épris,
Visant à place plus haute,
Dessus son beau col je saute ;
Puis après, d’un coup de dent
Je vais sa gorge mordant,
Et d’une main fretillarde
Par l’obscurité j’hasarde
De tâter les piliers nus
Dont ses flancs, sont soutenus ;
Flancs où, sous garde fidelle,
Amour fait sa sentinelle,
Portier de ce lieu sacré
A sa mère consacré.
Enfin de mille manières,
Dans ces amoureux mystères,

Folâtres, nous nous baisons,
Et jouant contrefaisons
Les amours des colombelles,
Et celles des tourterelles ;
Et à l’envi furieux,
Et à l’envi amoureux,
Par nos bouches haletantes
Nos deux âmes languissantes
D’un doux entrelacement
Se rassemblant doucement,
Et de leurs corps homicides
Tour à tour les laissent vuides.
Ainsi nous nous combattions,
Comme vaillans champions,
Non pas sans sueur et peine,
Ne même sans perdre haleine,
Quand enfin, les nerfs lassés,
Et les membres harassés,
Lorsque, l’humeur découlante,
Et ma vigueur défaillante,
Sans cœur, sans force et vertu,
Enfin je fus abattu.
A l’instant mon chef j’incline
Sur sa douillette poitrine,
Où un sommeil gracieux
Me ferma bien-tôt les yeux.
Lors, voyant que je repose
D’une un peu trop longue pause,
Elle me sait reveiller
Sans me laisser sommeiller.
Comment ! me dit-elle alors,
Comment donc, lâche, tu dors !
Comment donc, tu te reposes !
Lors, les paupières écloses,

A ces mots me relevant
Plus dispos qu’auparavant,
Je me saisis de mes armes,
Et d’abord donnai l’alarme,
Et d’une grande furie
Je perçai sa batterie.
Blessée d’un coup si doux,
Elle redouble ses coups.
Chacun de sa part s’efforce
De faire valoir sa force,
Et chacun, de son pouvoir,
S’acquitta de son devoir :
Par de petites secousses,
Par réciproques repousses,
Chacun mêle de sa part
Quelque petit tour paillard,
Et de cent façons jouée
Vénus est contr’imitée.
Cent mille fois je t’honore,
Nuit que je révère encore,
Nuit heureuse, dont les Dieux
Doivent être bien envieux,
Nuit que Cypris immortelle
Ne peut promettre plus belle !
O claires obscurités !
O ténébreuses clartés !
Qu’entre tant de friandises,
Qu’entre tant de faveurs prises,
Tant de faveurs, tant d’ébats,
Tant de glorieux combats,
Tant de soupirs, tant de crainte,
Tant de baisers sans contrainte,

Tant d’étroites liaisons,
Tant de douces pâmoisons,
Tant de baisers, tant d’injures,
Tant de friandes morsures,
Tant de plaisans déplaisirs,
Tant d’agréables plaisirs,
Tant de belles gayetés,
Tant de douces cruautés,
Tant de folâtres malices,
Tant de paillardes délices,
Tant de copieux combats,
Qu’entre tant de vifs trépas,
Et tant de douceur sucrée,
O nuit, nous t’avons passée !

Elle les trouva fort agréables, et eut de la joie de les lire ; elle l’en paya de la même monnoie qu’elle payoit tous les bienfaits qu’elle avoit reçus de lui ; et ainsi, selon toutes les apparences, ils passoient leur temps assez agréablement. Cela dura un petit espace de temps assez considérable, sans que ce cher couple songeât à autre chose. Le marquis fit un voyage en cour, après quoi il s’en revint plus amoureux qu’auparavant. Sur ces entrefaites, le juge d’un des principaux villages du marquis devint veuf. D’abord il songea à remplir cette place avec sa Guillemette. C’étoit un honnête homme, fort riche, et encore jeune ; mais la difficulté étoit de savoir si le juge voudroit bien prendre les restes de son seigneur. Il espéroit pourtant de le gagner. Il en communiqua pour cet effet avec Guillemette, et lui représenta que c’étoit un parti fort avantageux pour elle, que cela répareroit son honneur, et ne nuiroit en rien à leur commerce. « Car enfin, ma chère, lui disoit-il, ce n’est que pour votre bien. Et ne croyez pas que je vous abandonne : non, j’abandonnerois plutôt tout mon bien, et trop heureux encore de vous posséder pour l’unique qui me resteroit ; ce n’est donc que pour votre fortune, et pour tenir nos intrigues plus à couvert. Si vous le jugez ainsi pour votre bien, nous ferons nos efforts pour l’attirer. » Elle convint de la force de ses raisons, et le remercia de ses bons soins, lui promettant de bien jouer son personnage pour attirer ce pigeon à son pigeonnier ; mais à bon chat bon rat.

Le marquis invitoit monsieur le juge souvent chez lui, il plaignoit avec lui la perte de sa femme, il le faisoit manger à sa table, et lui donnoit tout autant de marques d’amitié qu’on peut, sans que notre pauvre juge en sût la véritable cause. Guillemette l’entretenoit aussi souvent en particulier, quand Monsieur étoit empressé à d’autres compagnies. Jamais vestale ne marqua plus de prudence et de piété qu’elle en faisoit éclater dans ses discours et dans son maintien ; et qui ne l’auroit connue, l’auroit prise pour une seconde Lucrèce. Cependant le marquis sondoit peu à peu l’intention du juge sur un second mariage, et lui touchoit toujours quelque petite chose en passant, à quoi l’autre ne répondoit que fort ambigüement ; mais un jour notre marquis voulut s’en éclaircir plus à fond, et pour cet effet, après être sorti de table un jour qu’il y avoit dîné, il le mena promener dans un des parterres de son jardin, et lui dit : « Vous savez, monsieur le juge, l’estime que j’ai toujours faite de votre personne ; je vous ai distingué de tous les justiciers de mes terres, pour vous placer comme vous êtes ; de plus, je trouve en vous une certaine humeur civile, honnête et complaisante, qui me fait avoir un grand penchant pour vous ; c’est pourquoi je voudrois bien vous voir placé avantageusement dans votre second mariage, et pour cela j’ai envie de vous marier de ma main. »

D’abord le juge le remercia des éloges qu’il lui donnoit, de la bonté qu’il avoit pour lui, et de l’honneur qu’il recevoit journellement. « Mais, monsieur le marquis, dit-il, vous me parlez d’une chose à laquelle je n’ai encore eu aucune pensée depuis la mort de ma femme. Je ne doute pas que, venant de votre main, ce ne soit une personne qui ait infiniment de l’honneur et du mérite ; mais, Monsieur, pourroit-on savoir qui est cette personne ? —C’est, lui répondit le marquis, cette demoiselle que vous avez souvent vue dans le château, qui m’a été donnée pour gouvernante, et pour la vertu de laquelle j’ai assurément beaucoup d’estime. Elle a beaucoup d’esprit, et outre cela quatre mille livres que je lui veux bien donner, outre la première place vacante au présidial de Poitiers, que je m’offre de vous faire avoir. »

Le juge n’étoit pas ignorant, et dès lors qu’il entendit nommer Guillemette, il s’aperçut de l’appât, et prit résolution qu’il n’en feroit rien. Mais comme il étoit de son intérêt de ménager monsieur le marquis, il ne voulut pas le rebuter d’abord par un refus, ne doutant pas que l’autre, qui épioit tous ses gestes, ne se fût douté qu’il avoit connoissance de leur dessein : c’est pourquoi il prit un milieu à cela, et dit à monsieur le marquis, après l’avoir humblement remercié de la bonté qu’il avoit pour lui, qu’une affaire de l’importance d’un mariage méritoit que l’on y songeât ; que dans la quinzaine il feroit sa réponse par écrit, ou du moins qu’il dépeindroit son sentiment au cas qu’il ne pût accepter ce parti. Le marquis le pressa de s’expliquer plus clairement sur cette affaire, mais inutilement : il ne fit que réitérer la promesse précédente, de quoi le marquis fut obligé de se contenter, et en fut incontinent porter la nouvelle à Guillemette, qui d’abord n’en prévit rien de bon ; néanmoins ils attendirent la réponse, qui ne manqua pas d’être apportée au bout du temps précis. Ils eurent de la curiosité pour savoir ce que le papier leur apprendroit, et, l’ayant ouvert, ils trouvèrent : « Monsieur, après avoir bien fait de la réflexion sur les malheurs et les incommodités qu’apporte le mariage, je me suis proposé de ne me point embarquer pour la seconde fois sur cette mer orageuse, mais de jouir des délices du port. Les plus fortes raisons qui m’ont porté à suivre cette résolution est une lettre d’un poëte de mes amis. Je vous l’envoie, afin que vous ayez aussi la satisfaction de voir les avis qu’il me donne, et comme il déclame contre le mariage. Cependant, Monsieur, je ne cesserai jamais de vous rester obligé des bontés qu’il vous a plu d’avoir pour moi, et j’ai un sincère déplaisir de ne pouvoir forcer mon inclination, pour offrir mes vœux à cette charmante personne. Il faut croire que je ne suis pas destiné à un si grand bonheur ; mais je me réserve celui de me dire toujours, Monsieur,

« Votre, etc. »


Avis touchant le Mariage.

a femme est une mer, et le mari nocher
Qui va mille périls sur les ondes chercher,
Et celui qui deux fois se plonge au mariage,
Endure par deux fois le péril du naufrage ;
Cent tempêtes il doit à toute heure endurer,
Dont n’y a que la mort qui l’en peut délivrer.
Sitôt qu’en mariage une femme on a prise,
On est si bien lié, qu’on perd toute franchise :
L’homme ne peut plus rien faire à sa volonté.
Le riche avec orgueil gêne sa liberté,
Et le pauvre par là se rend plus misérable,
Car pour un il lui faut en mettre deux à table.
Qui d’une laide femme augmente sa maison
N’a plaisir avec elle en aucune saison
Et seule à son mari la belle ne peut être :
Les voisins comme lui tâchent de la connoître.
Elle passe le jour à se peindre et farder ;
Son occupation n’est qu’à se regarder
Au cristal d’un miroir, conseiller de sa grâce.
Elle enrage qu’une autre en beauté la surpasse.
Semblable en leur beau teint à ces armes à feu
Qui, n’étant point fourbis, se rouillent peu à peu,
Si le pauvre mari leur manque de caresse,
On l’accuse d’abord d’avoir d’autre maîtresse :
La femme trouble un lit de cent mille débats,
Si son désir ardent ne tente les combats,
Et si l’homme souvent en son champ ne s’exerce,

Labourant et semant d’une peine diverse.
La mer, le feu, la femme avec nécessité,
Sont les trois plus grands maux de ce monde habité.
Le feu bientôt s’éteint ; mais le feu de la femme
La brûle incessamment, et n’éteint point sa flamme.
Ainsi, crois-moi dessus ce point,
Mon cher ami, n’y songe point.

Le marquis eut du chagrin que la chose n’avoit pas réussi ; cependant ils s’en consolèrent par la continuation de leurs amours.

Mais comme par résistance
On augmente le désir,
Ainsi dans la jouissance
On perd bientôt le plaisir.[24]


En effet, notre marquis perdit bientôt le souvenir

de ses promesses[25], car il commençoit à la négliger, et ne la voir qu’avec une espèce de chagrin. Elle fut encore assez heureuse de l’avoir possédé pendant près de dix ans ; après quoi, voyant qu’il ne l’estimoit pas comme il avoit fait, qu’au contraire il la négligeoit tout à fait, elle prit une résolution de se retirer. Elle lui demanda la permission. D’abord il l’en voulut retenir par manière de bienveillance ; mais il y consentit enfin sans grands efforts. Elle eut, tant de ses épargnes que de ce qu’il lui donna, une petite somme avec quoi elle s’achemina à Paris. D’abord elle fit assez bonne chère, ne pouvant se désaccoutumer aux bons morceaux qu’elle mangeoit avec le marquis ; mais comme à Paris tout est cher, elle fut obligée de retrancher sa dépense et de songer à se mettre en condition. Elle pria

pour cet effet une vieille entremetteuse de lui en procurer une ; mais cette femme, la voyant jeune et d’assez bonne mine, lui proposa un parti pour se retirer. Elle ne s’en éloigna pas beaucoup, et s’inquiéta de la personne et de sa vacation ; à quoi l’autre lui répondit que c’étoit monsieur Scarron, et qu’il étoit poëte[26]. Ce nom de poëte lui ravit d’abord l’âme, et elle demanda incontinent à le voir ; mais la vieille, jugeant qu’il étoit à propos de la préparer à voir cette figure et de lui en faire d’avance un petit portrait, afin que l’aspect ne lui en parût pas si horrible, lui dit : « Ecoutez, Mademoiselle, je suis bien aise de vous dépeindre la personne avant que vous la voyiez. Premièrement, c’est un jeune homme qui est d’une taille moyenne, mais incommodé ; ses jambes, sa tête et son corps font, de la manière dont ils sont situés, la forme d’un Z[27]. Il a les yeux fort gros et enfoncés, le nez aquilin, les dents couleur d’ébène et fort mal rangées, les membres extrêmement menus, j’entends les visibles (car pour le reste je n’en parle point). Il a infiniment de l’esprit au dessus du reste des hommes ; de plus, il a de quoi vivre, il a une pension de la Cour, et est fils d’un homme de robe. A présent, si vous voulez, nous l’irons voir. » Elle s’y accorda, et elles y furent. Scarron, qui avoit été averti de leur venue, s’étoit fait ajuster comme une poupée, et les attendoit dans sa chaise. A leur abord il les reçut avec toute la civilité possible ; à quoi Guillemette tâcha de correspondre, mais non pas sans rire de voir cette plaisante figure. Leur conversation ayant duré près d’une bonne heure, elles prirent enfin congé de lui, et la vieille l’engagea encore à y retourner avec elle. Elles eurent, à la seconde visite qu’elles lui rendirent, un petit régal de collation, et, la vieille s’étant employée pour aller chercher quelque chose qui leur manquoit, Scarron fit briller les charmes de son esprit et étala sa passion aux yeux de Guillemette. Il lui dit qu’il pouvoit bien conjecturer qu’une personne aussi bien faite comme elle l’étoit ne seroit pas bien aise de s’embarrasser d’un demi-monstre comme lui : « Mais pourtant, disoit-il, Mademoiselle, si j’osois me priser moi-même, je dirois que je n’ai que l’étui de mon âme mal composé, et possible y loge-t-il un esprit qui à peine se trouve dans ces personnes dont la taille est si avantageusement pourvue par la nature. D’ailleurs, une personne comme moi sera toujours obligée de rester dans un certain respect, au cas qu’on eût le bonheur de vous agréer. Je vous déclare peut-être trop nettement mon sentiment ; mais, Mademoiselle, la longueur n’est pas bonne dans de telles occasions. » Comme elle alloit répondre, il entra une des sœurs de Scarron[28], qui lui fit retenir ce qu’elle avoit à dire, tellement qu’elle ne s’en expliqua point pour cette fois ; mais à l’autre visite qu’elle lui rendit, la vieille la sçut si adroitement persuader qu’elle lui promit d’être sa femme. Il en eut toute la joie imaginable, et depuis cet heureux aveu il ne manquoit journellement de lui écrire des billets doux, qu’il dictoit agréablement[29] ; ce qui ne servit pas peu à la tenir toujours dans le même sentiment, où elle ne demeura pas longtemps, car il arriva entre eux une petite rupture. Sa vieille se remit aux champs pour raccommoder leur affaire ; mais Guillemette demeura ferme dans sa résolution, et jura de ne le voir ni l’entendre jamais. Lorsque le pauvre Scarron sut cela, il en fut au désespoir, et encore plus de ce qu’elle avoit rebuté toutes ses lettres. Il étoit presque à bout de son rôle, aussi bien que sa confidente ; mais comme il avoit infiniment de l’esprit, il se souvint

qu’elle avoit marqué d’aimer fort les vers, et qu’elle avoit pris un indicible plaisir à lui en entendre réciter : il voulut donc la tenter par là, il lui écrivit plusieurs billets de cette manière. D’abord elle les rebuta comme les autres ; après elle les lut, mais n’y vouloit point faire de réponse. Néanmoins notre amant ne se lassa jamais de lui envoyer ses billets doux : sa constance, ses soins respectueux, à quoi joint les assiduités de la confidente, le firent rentrer dans ses bonnes grâces ; et comme il avoit éprouvé l’inconstance du sexe, il ne crut pas à propos de prolonger plus longtemps cette affaire : il la pressa donc, et firent si bien que dans peu ils achevèrent leur mariage[30], de crainte de quelque autre désastre, car le sieur Scarron avoit tout sujet de se méfier de lui-même, connoissant son état et sa foiblesse[31]. Mais au lieu de trouver son bonheur et son repos dans le mariage, il y trouva tout le contraire ; et n’ayant pas rencontré dans sa nouvelle épouse la satisfaction et la pudeur qu’il s’attendoit, et qu’un mari souhaite en telle occasion, il eut recours aux plaintes et aux reproches. Mais la nouvelle mariée, qui n’étoit pas sotte, se prévalant de la mauvaise constitution de son époux[32], le traita d’abord du haut en bas, et, bien loin de dénier la chose, elle ne se mit pas beaucoup en peine de l’événement, car elle lui dit d’un ton impérieux que ce n’étoit pas à une posture[33] comme la sienne de posséder tout entière une femme comme elle, et qu’il devoit encore être trop heureux de ce qu’elle le souffroit. Ce discours, qu’il n’attendoit pas, le réduisit au dernier des chagrins ; et comme cela lui pesoit extrêmement sur le cœur, il s’en voulut décharger entre les mains d’une de ses sœurs, ne croyant pas qu’il pût être mieux confié et qu’elle voulût elle-même publier l’infamie de sa famille. Mais il se trompoit beaucoup de faire fonds du secret sur un sexe autant fragile et inconstant que celui-là. Il le lui découvrit donc enfin, après lui avoir fortement exagéré la conséquence de la chose, et combien il leur importoit que la chose demeurât secrète. Elle ne manqua pas de lui promettre tout ce qu’il voulut, dans la démangeaison où elle étoit de savoir l’affaire, qu’elle n’eut pas plutôt sue, qu’elle en avoit une plus grande de s’en décharger. Ainsi, tous les jours, dans une irrésolution féminine, elle se disoit la même chose. Un jour entre autres elle se disoit :

e ne l’ai dit qu’à moi, et si je me défie
Que moi-même envers moi je ne sois ennemie,
En disant un secret que j’ai pris sur ma foi,
Je ne le dirai point. Mais pourrai-je le taire ?
Non, non, je le dirai. Mais se pourroit-il faire
Que je pusse trahir ainsi mon frère et moi ?
Oui dà, je le dirai ; je m’imagine, et pense
Que, ne le disant point, je perdrai patience.
Si je le dis, j’en aurai grand regret ;
Si je ne le dis point, j’en serai bien en peine.
Mais quoi ! si je le dis, la chose est bien certaine
Que je ne pourrai plus rapporter mon secret.
Je ne le dis donc point, crainte de me dédire.
Mais si je le disois, à quoi pourroit-il nuire ?
Je ne le dirai point, j’ai peur de m’en fâcher.
Je le dirai pourtant : qu’est-ce que j’en dois craindre ?
Oui, oui, je le dirai. A quoi bon de tant feindre ?
S’il lui importoit tant, il le devoit cacher.

Après tant d’irrésolutions et d’agitations si différentes, elle arrêta d’en faire confidence à une amie, celle-là à une autre, et en peu tout le quartier en fut imbu et toute la conversation des compagnies ne rouloit que là-dessus. Cependant, comme chaque chose a son temps, une autre affaire fit évanouir celle-ci ; mais cela ne modéra néanmoins pas le chagrin du pauvre Scarron : il s’y laissa emporter, et d’autant plus que le tout venoit de lui et rejaillissoit sur lui. Il fut donc tellement accablé des remords de sa propre faute qu’il en mena une vie languissante et qui finalement l’ôta du monde[34]. Sa femme n’en parut affligée qu’autant que la bienséance le requéroit. Ce qu’elle hérita de ses biens la fit subsister pendant quelque temps ; mais comme cela ne pouvoit pas toujours durer, elle se résolut à poursuivre son premier dessein, et de chercher condition chez quelque dame de qualité, et qui ne fût pas, surtout, scrupuleuse sur la galanterie[35]. L’occasion ne s’en étoit jamais présentée plus belle, car elle avoit une de ses compagnes du Poitou qui avoit eu le bonheur de parvenir jusqu’ à avoir une place assez avantageuse chez madame de Montespan[36], et elle y réussit enfin, car elle lui en procura une de gouvernante dans une maison de qualité ; mais c’étoit en Portugal, et il falloit s’y transporter, à quoi elle consentit volontiers ; et pendant que tout se préparoit pour le voyage des personnes qui la devoient emmener, elle fut par diverses fois chez madame de Montespan pour remercier sa cousine et tâcher d’avoir une audience auprès de cette favorite, ce qu’elle obtint par sa faveur[37], et sut si bien prendre madame de Montespan qu’elle voulut la voir une seconde fois. Elle lui plut tellement que, croyant qu’elle pourroit lui être utile à quelque chose, elle la retint[38], et ayant fait rompre le voyage en Portugal, la garda auprès d’elle, où elle s’insinua si bien qu’en peu elle fut sa confidente[39]. Rien ne se faisoit pour lors auprès du Roi que par la faveur de la Montespan, et rien auprès d’elle que par la Scarron. Elle sut si bien ménager sa fortune que jamais elle n’en a souffert de revers ; au contraire, sa grande faveur lui attiroit journellement quantité de présents, et singulièrement un d’assez grande importance pour en rapporter ici la cause, et pour marquer son pouvoir dans ces commencements, lequel n’a fait qu’augmenter depuis.

Le premier médecin du Roi étant mort, Sa Majesté résolut de n’en prendre plus par faveur, mais d’en choisir un de sa main, et pour remplir cette place il avoit jeté les yeux sur M. Vallot[40], et il est à croire que, si la mort ne l’eût ravi, il l’auroit possédée. Sa mort fit réveiller grand nombre de prétendants, qui n’avoient osé paroître de son vivant, et un chacun employa les brigues et les prières de ses amis pour y parvenir ; mais toutes

les prières ne servirent pas de grand’chose, et la prière sans don étoit sans efficace, ce qui fit bien voir à plusieurs qui étoient mal en bourse qu’ils n’avoient rien à y prétendre. Celui qui trouva le plus d’accès fut M. d’Aquin[41], car il ne débuta pas par de foibles et simples oraisons, mais par une promesse à madame Scarron de lui compter vingt mille écus incontinent qu’elle lui en auroit fait avoir le brevet. L’offre étoit trop belle pour être refusée ; ainsi, elle s’y employa de tout son pouvoir auprès de la Montespan, avec toutes les voies dont elle se put imaginer, et ne lui déguisa même pas le gain qu’elle feroit si son affaire réussissoit. La Montespan, qui l’aimoit beaucoup, ne fut pas fâchée de trouver l’occasion de lui faire gagner cette somme, et elle employa pour cet effet toute sa faveur auprès du Roi, en quoi elle réussit, et donna ce beau gain à notre héroïne. Pour lui en faire paroître plus ses reconnoissances, elle redoubla tellement ses soins auprès d’elle qu’il lui étoit presque impossible d’en souffrir une autre, car c’étoit elle qui gardoit tous ses secrets, et entre les mains de laquelle la Montespan ne faisoit point de difficulté de laisser les lettres que le Roi lui écrivoit, et même souvent de se servir de sa main pour y répondre. Elle en dicta une, un jour, si charmante et si spirituelle, que le Roi, qui est fort éclairé, connut bien ne sortir point du génie de sa maîtresse ; il résolut de s’éclaircir de quelle main elle partoit, et commença même d’avoir quelques soupçons jaloux, dans la crainte de quelque chose de funeste à son amour ; et s’étant rendu chez madame de Montespan, il lui déclara qu’il vouloit savoir quelles personnes avoient dicté cette lettre : « Car pour vous, Madame, dit-il, il y a assez longtemps que je vous connois pour savoir quel est votre style ; point ici de déguisement, dites-moi qui c’est.—Quand je vous l’aurai dit, Sire, lui dit-elle, vous aurez peine à le croire ; mais pour ne vous point laisser l’esprit en suspens, c’est la Scarron qui me l’a dictée, et moi je l’ai transcrite ; et afin que Votre Majesté n’en fasse aucun doute, j’en vais rapporter l’original de sa main. »

En effet, elle l’apporta et le lui présenta. Le Roi fut satisfait de cela et demanda à voir mademoiselle Scarron[42], qui pour lors ne se trouva point. Mais un jour qu’elle étoit auprès de la Montespan, le Roi arriva. D’abord elle voulut se retirer, par respect ; mais il n’y voulut pas consentir, et lui dit mille louanges sur son beau génie à écrire des lettres. Elle répondit avec tant d’esprit à ce qu’il lui dit, qu’il l’en admira de plus en plus, et qu’il commença de la distinguer des autres domestiques ; et en sortant il la recommanda à madame de Montespan, à laquelle il écrivoit beaucoup plus souvent qu’à l’ordinaire, pour avoir le plaisir de voir les réponses que la Scarron dictoit ; et il les trouvoit si agréables qu’il en redoubloit ses visites, à toutes lesquelles il ne manquoit point d’entrer en conversation avec elle. Cela ne plaisoit pas beaucoup à sa maîtresse[43], qui commença de s’apercevoir qu’à l’exemple de Madame, elle avoit fait connoître au Roi une créature pour la supplanter. La Scarron, qui aussi s’apercevoit de l’altération que sa faveur causoit à la Montespan, fit tout son possible pour affermir son esprit et se rendoit toujours de plus en plus assidue auprès d’elle, ce qui la remit un peu[44].

Le Roi prenoit un tel plaisir dans sa conversation qu’il sembloit qu’il y avoit un peu d’amour ; en effet, il s’aperçut qu’il étoit touché de cette passion en sa faveur. Il ne se mit pas beaucoup en peine d’y résister, car il crut qu’elle s’évanouiroit aussitôt comme elle étoit venue ; mais il se trompa, car sa passion redoubla tellement qu’il résolut de lui parler de son amour. En effet, un jouir que la Montespan avoit la fièvre et qu’elle avoit besoin de repos, le Roi passa dans la chambre de la Scarron. D’abord toutes les filles sortirent, par respect, et le Roi se trouvant seul avec elle, il lui dit : « Il y a déjà quelques jours, Mademoiselle, que je me sens pour vous un je ne sais quoi plus fort que de la bienveillance. J’ai cherché diverses fois les moyens de vous le déclarer et en même temps de vous prier d’y apporter du remède ; mais le temps ne s’étant jamais trouvé si favorable qu’à présent, je vous conjure de m’accorder ma demande, et de recevoir l’offre que je vous fais d’être maîtresse absolue de mon cœur et de mon royaume[45]. » Ce discours donna à notre héroïne une étrange émotion, et, toute pénétrée de joie : « Hélas ! Sire, lui répondit-elle, que Votre Majesté est ingénieuse à se railler agréablement des gens ! Quoi ! n’est-ce pas assez de sujet que celui que vous aviez sur ma manière d’écrire, sans en trouver un nouveau ? Je me dois néanmoins estimer heureuse de pouvoir contribuer au plaisir du plus grand monarque du monde.

—Non, non, Mademoiselle, lui répliqua-t-il précipitamment, ce ne sont point des sujets de raillerie, et c’est la vérité toute pure que je vous dis ; je suis sincère, croyez-moi sur ma parole, et répondez à mon amour.—Seroit-il bien possible, Sire, poursuivit-elle, qu’un grand Roi voulût jeter les yeux si bas ? Je ne suis pas digne d’un tel honneur, Sire, et un nombre innombrable de beautés les plus rares du monde, dont votre Cour est remplie, sont plus propres à engager le cœur d’un si grand prince : on traiteroit Votre Majesté d’aveugle dans ce choix, et à moi on me donneroit un nom qui ne m’appartient pas. Enfin, Sire, outre mon âge avancé et mon peu d’attraits, Votre Majesté ne peut ignorer que je suis veuve ; ainsi, elle ne sauroit faire un choix marqué de tant d’imperfections sans s’attirer le mépris de tout le beau sexe.—Ah ! Mademoiselle, reprit le Roi, il ne faut pas tant chercher de détours pour faire un refus : je vois bien que c’en est un. Vous voulez donc que je mène une vie languissante ? Eh bien ! il faudra vous contenter et vous faire voir que, bien que je sois au-dessus du reste des hommes, j’ai pourtant un cœur susceptible pour les belles choses : j’appelle belles choses cet esprit brillant que l’on voit en vous, cette grandeur d’âme que vous faites paroître jusque dans les moindres choses, en un mot vos perfections, qui m’ont charmé. »

Il n’en dit pas davantage pour lors, et en sortant il lui fit une profonde révérence, et lui dit : « Songez, songez à ce que je vous ai dit, Mademoiselle. » Elle n’eut pas le temps d’y répondre, parce que le Roi entra chez la Montespan, où son chagrin ne lui permit pas de demeurer longtemps.

Lorsqu’il fut parti, mademoiselle Scarron repassa toute sa conversation dans son esprit : elle se représentoit la passion avec laquelle le Roi s’étoit exprimé, et ne douta plus qu’elle ne fût aimée. Elle prit néanmoins la résolution de dissimuler encore un peu, afin que son peu de résistance pût augmenter le désir du Roi ; en quoi elle réussit fort admirablement bien, car, ayant encore souffert deux de ses visites sans vouloir se déclarer, elle le mit dans une forte passion, et, résolu de la vaincre, il lui écrivit la lettre suivante :

Lettre du Roi a Mademoiselle Scarron.


Je dois avouer, Mademoiselle, que votre résistance a lieu de m’étonner, moi qui suis accoutumé qu’on me fasse des avances, et à n’être jamais refusé. J’ai toujours cru qu’étant roi, il n’y avoit qu’à donner une marque de désir, pour obtenir ; mais je vois dans vos rigueurs tout le contraire, et ce n’est que pour vous prier de les adoucir que je vous écris. Au nom de Dieu, aimez-moi, ma chère, ou du moins faites comme si vous m’aimiez. Je vous irai voir sur le soir ; mais si vous ne m’êtes pas plus favorable que dans mes précédentes visites, vous réduirez au dernier désespoir le plus passionné des amants.

Elle eut une joie incroyable de cette lettre, et résolut de se rendre dès ce même soir à ses volontés, afin de ne le point aigrir par une résistance affectée. Madame de Montespan, qui s’aperçut de cette intrigue, en fut, comme l’on peut croire, au désespoir ; mais comme elle a beaucoup de politique, elle dissimula son ressentiment et n’en fit rien paroître. Cependant, le Roi arrivant dans sa chambre, elle tâcha de le retenir auprès d’elle par ses caresses ; mais il avoit autre chose en tête, il vouloit savoir l’effet qu’avoit fait sa lettre. Il la quitta donc assez précipitamment et courut à l’appartement de sa nouvelle maîtresse. D’abord qu’elle l’aperçut, elle se mit en devoir de pleurer. Le Roi en voulut savoir la cause. « Hélas ! Sire, je pleure, dit-elle, ma foiblesse, qui laisse vaincre mon devoir et mon honneur ; car enfin il m’est à présent impossible de plus résister à votre volonté : vous êtes mon Roi, je vous dois tout…—Mais non, Mademoiselle, lui dit-il, je ne veux pas que vous fassiez rien par un devoir forcé. Je me dépouille auprès de vous de ma qualité de souverain ; dépouillez-vous de celle de cruelle, et agissez par un amour réciproque en aimant celui qui vous aime. »

Il lui dit ensuite quantité de choses fort tendres, auxquelles elle se laissa gagner, et ainsi le Roi vint dans ce moment à bout de son dessein[46] ; après diverses caresses réitérées, ils se séparèrent. A quelques jours de là, le Roi lui fit meubler un magnifique appartement, qu’il la pria d’accepter ; et ne voulant pas qu’elle fût en rien moindre que ses autres précédentes maîtresses, il lui chercha un titre, et enfin il lui donna celui de marquise de Maintenon[47] ; mais comme ce n’étoit qu’un titre honoraire[48], le Roi lui acheta cette terre du marquis de Maintenon[49], lequel la vendit volontiers, et eut, tant de Sa Majesté que d’elle, de grandes gratifications ; car il a eu pendant quatre ou cinq ans une frégate dans l’Amérique, défrayée par le Roi à son profit, et encore la permission de pirater sur les Espagnols ; et s’il avoit eu du cœur et eût su ménager sa fortune, lorsque les flibustiers le prirent pour aller avec eux, sans contredit il seroit l’homme de la France le plus puissant en argent ; mais, bien loin d’entreprendre rien, il a toujours eu assez de lâcheté pour se dérober de la flotte lorsqu’il a fallu en venir aux coups. Cependant, lors du partage, il n’en faisoit pas de même, car il aimoit bien d’avoir son lot ; mais on le chargeoit de confusion, et à présent il est tellement haï de ces gens-là qu’un parti d’entre eux l’ayant saisi dans l’année 1685, qu’il venoit d’Europe à la Martinique, le voulut tuer, lui et sa femme, après les avoir pillés ; néanmoins la compassion l’emporta et ils lui laissèrent la vie, et, lui ayant ôté son navire, ne lui laissèrent qu’une petite chaloupe pour se rendre à terre. Mais si jamais il est rencontré une seconde fois, il ne le sera jamais à la troisième. Le Roi, ayant donc fait cet achat, n’épargna rien pour le rendre un lieu agréable[50].

Madame Scarron, que nous nommerons à présent madame de Maintenon, n’oublioit rien pour en marquer au Roi ses reconnoissances : elle étoit assidûment deux heures le jour seule avec lui, et le Roi souvent lui communiquoit des affaires d’importance et suivoit aussi quelquefois ses avis, qu’il avoit trouvés bons en diverses occasions.

Cependant elle ne s’enorgueillissoit point auprès de madame de Montespan, et agissoit toujours avec elle avec respect et modération, ce qui les a tenues assez longtemps de bonne intelligence ensemble[51].

Les révérends pères jésuites[52] n’eurent pas plutôt aperçu cette élévation de la Maintenon qu’ils résolurent de la gagner aussi de leur côté. Ils lui rendirent toutes sortes de devoirs et de soumissions, de quoi ils sont assez larges quand il s’agit de leur profit. Ils ordonnèrent aux révérends pères La Chaise[53] et Bourdaloue[54] d’en louer Sa Majesté, et de lui insinuer qu’il ne pouvoit faire un choix plus digne d’entretenir l’esprit d’un grand prince que celui qu’il avoit fait en elle. Ils s’insinuèrent donc tellement dans son esprit, qu’elle avoit de la joie de les voir chez elle. Et pour témoigner la confiance qu’elle avoit en leur ordre, elle en choisit un pour le directeur[55] de sa conscience,

se fit du tiers ordre de la Société[56], et voulut même porter le nom de Fille de la Société[57].

Mais comme le changement que le Roi faisoit souvent de maîtresse donnoit de la peine à la Société, parce qu’il falloit à chaque fois faire de nouvelles intrigues pour s’acquérir les bonnes grâces de la dame aimée[58] ; [et cette dernière, qui craignoit aussi, de son côté, de tomber du pinacle où elle se voyoit élevée, crut que pour pouvoir s’y maintenir elle devoit s’acquérir les bonnes grâces des révérends pères Jésuites, et en particulier l’amitié du confesseur du Roi, ce qui ne fut pas fort difficile, parce que les révérends pères avoient un même désir. Il y eut pour ce sujet plusieurs assemblées des plus notables du corps au collége de Montaigu ; mais enfin], ils ne trouvèrent pas de meilleur moyen pour fixer le Roi à madame de Maintenon et l’attacher entièrement à la Société que de faire trouver bon à ce grand monarque de faire avec elle un mariage de conscience, et de l’épouser secrètement de la main gauche[59], puisque c’étoit la seule maîtresse qui lui étoit restée et qui apparemment lui plaisoit le plus. Cet avis ne fut pas rejeté ; au contraire, il fut généralement approuvé ; et comme il n’y avoit que le père La Chaise, son confesseur, qui pût disposer les affaires pour l’accomplissement de ce mariage, l’on trouva bon, avant toutes choses, de le charger d’en dire quelques mots à cette dame et de lui faire espérer cet honneur, pourvu qu’elle voulût bien se dévouer entièrement à la Société. Le père Bourdaloue (qui avoit l’avantage de lui plaire par ses prédications) fut aussi député de son côté pour faire les mêmes propositions, et il est facile de se persuader qu’elle les reçut avec une grande joie et des témoignages de reconnoissance, et avec une entière soumission ; non pas, dit-elle, pour les honneurs, mais pour mettre ma conscience en repos. C’est, lui dirent les révérends Pères, le seul motif qui nous a poussés à travailler à cette grande affaire. Cette bonne dame, pénétrée de joie, baisa plusieurs fois la main du révérend Père La Chaise, qui portoit la parole, et lui dit : « Mon révérend Père, je remets entre vos mains mon corps et mon âme, aussi bien que le bonheur de ma vie. Après que leurs Révérences lui eurent donné la bénédiction et quelques instructions sur ce qu’elle devoit faire et comme elle se devoit comporter auprès du Roi, ils lui recommandèrent deux personnes et la prièrent de les recevoir à son service, ce qu’elle accepta avec empressement. Il étoit nécessaire à la Société d’avoir chez elle des personnes affidées, afin de pouvoir être informée de tout se qui se passeroit pendant qu’ils travailleroient à disposer le Roi.

Madame de Maintenon, tout occupée de ses grandes espérances, ne manquoit pas de caresser le Roi autant qu’il étoit possible[60]. Elle ne lui refusoit aucun plaisir, suppléoit en tout à sa foiblesse, et tâchoit même de se rendre utile dans les incommodités dont ce prince est atteint ; enfin elle sut si bien gagner le cœur de ce monarque par ses services et ses soumissions, qu’il avoit de la peine à se passer d’elle, et ne pouvoit être un jour sans la voir pour la consulter sur quelque affaire. D’autre côté, le Père La Chaise avoit déjà donné son consentement au choix que ce monarque avoit fait de madame de Maintenon, et approuvé le congé donné à la Montespan[61], tâchant de persuader Sa Majesté de se tenir à ce dernier choix, parce que la pluralité étoit un beaucoup plus grand péché que non pas un attachement particulier à une seule personne ; que le mariage étoit pourtant l’état le plus parfait pour une personne qui ne pouvoit demeurer dans le célibat ; mais que ne le pouvant pas, pour des raisons d’État, il étoit nécessaire pour sa conscience de ne s’attacher qu’à une seule, ce que le Roi lui promit pour l’avenir. Le Père La Chaise, qui étoit tout à fait content de l’acquisition que la Société venoit de faire de cette dévote, ne faisoit plus de difficulté de lui communiquer tout ce qui se passoit dans cette affaire, afin qu’elle prît là-dessus ses mesures dans les conversations qu’elle avoit journellement avec le Roi.

Mais il arriva un petit contretemps dans leur commerce galant : c’est que le Roi, qui est d’une complexion amoureuse, a de la peine à voir une belle sans concevoir d’abord de l’amour pour elle. Madame de Soubize[62], qui a beaucoup de charmes et d’agréments, eut l’honneur de plaire à Sa Majesté ; mais comme cette dame est d’une vertu exemplaire, et avoit reconnu depuis quelque temps, au langage muet des yeux de ce monarque, qu’il avoit pour elle plus que de l’estime, et que le Roi cherchoit des moments de lui parler en particulier, elle fit son possible pour l’éviter, jusqu’à ce que, finalement, après quelque déclaration que le Roi lui avoit faite, elle pria son époux de la mener à une de ses terres, pour y passer le reste de la belle saison et tâcher de rompre par son absence tous les desseins du Roi. Cependant ce petit commerce avec madame de Soubize avoit en quelque façon altéré la liaison qu’il avoit avec madame de Maintenon. Elle s’en aperçut d’abord, et ne manqua pas d’en avertir le Père La Chaise. Elle ne voyoit plus au Roi cette assiduité qu’elle lui avoit remarquée auparavant. Néanmoins elle n’osoit en parler au Roi, de crainte de le chagriner, ou même de le perdre entièrement, car ce prince ne veut pas être contredit dans ses volontés impérieuses.

Madame de Maintenon, qui ne manque pas d’adresse, et qui savoit qu’autrefois elle avoit su lui plaire par le doux style de ses billets amoureux, jugea que peut-être elle pourroit encore réussir par cet endroit. Elle prit donc la résolution de lui écrire. Le Roi, qui vouloit prendre conseil d’elle sur quelque affaire, l’alla trouver dans son appartement, car il ne faisoit pas souvent de façon d’aller secrètement chez elle comme pour la surprendre. Ce monarque la trouva la plume à la main, et elle n’eut que le temps d’enfermer son papier dans sa cassette. Le Roi, qui est naturellement curieux et soupçonneux, voulut voir ce qu’elle écrivoit. Elle s’en défendit le plus qu’il lui fut possible, mais elle lui avoua enfin qu’elle écrivoit une lettre. Le Roi, la voyant ainsi embarrassée : « Est ce à quelque amant ? » poursuivit-il. A ces paroles, elle rougit un peu, et sa contenance obligea le Roi à la presser davantage ; et enfin, ne pouvant plus résister, elle dit qu’il étoit vrai qu’elle écrivoit à un galant, et que si Sa Majesté vouloit voir la lettre, qu’elle la lui feroit voir. « Voyons-la, dit le Roi, puisque vous me voulez bien faire confidence de vos secrets. » Madame de Maintenon, sans hésiter plus longtemps, ouvrit la cassette et donna au Roi sa lettre ; mais il fut un peu surpris, d’abord qu’il eut jeté la vue sur le papier, de voir à la tête de la lettre le mot de SIRE en gros caractère. « Hélas ! dit le Roi en embrassant sa belle, pourquoi faire tant de façon pour me faire voir une lettre qui m’appartient ? » Elle crut que le Roi se contenteroit d’avoir vu ce mot : elle avança la main pour reprendre son papier ; mais il retira la sienne, et voulut avoir le plaisir de lire le reste, dont voici le contenu :

Sire,


Un jour d’absence de Votre Majesté m’est un siècle. Je suis persuadée que, lorsque l’on aime, on ne peut vivre tranquillement sans voir la personne aimée. Pour moi, Sire, qui fais consister tout mon bonheur et les plaisirs de ma vie à voir Votre Majesté, qu’elle juge dans quelle inquiétude et dans quelle peine je suis dès que je la perds de vue. Je puis vous assurer que votre absence me coûtera la vie ; car, après les honneurs que j’ai reçus de Votre Majesté, je ne sais encore quelle sera ma destinée ; mais je tremble et suis dans de continuelles émotions en écrivant ce billet à Votre Majesté, et Dieu veuille que ce ne soit pas de pressentimens de ce que j’appréhende le plus au monde ! La mort me seroit mille fois plus douce et plus agréable que la nouvelle de….

Elle en étoit là lorsque le Roi entra dans la chambre. « Je ne m’étonne pas, dit le Roi, de vous trouver dans l’embarras où je vous trouve, car il y avoit sujet de l’être. Je crois, poursuivit le Roi, que qui vous auroit tâté le pouls dans le moment que je suis entré l’auroit trouvé en grand désordre.—Je l’avoue, Sire, répondit madame de Maintenon ; mais votre présence a remis le calme dans mon cœur agité. »

Le Roi, qui est savant dans le commerce d’amour, et qui comprend d’abord le moindre mouvement que l’on y fait, connut fort bien ce que sa dame appréhendoit. Il voulut aussi avoir la bonté de la rassurer, et, en l’embrassant tendrement, jura qu’il ne l’abandonneroit jamais, et qu’il espéroit même qu’elle pourroit lui être plus utile à l’avenir qu’elle n’avoit été jusques alors ; et en effet, l’on a vu qu’elle a toujours préférablement à tous autres assisté Sa Majesté dans toutes ses incommodités, et qu’elle fut choisie, à l’exclusion de ceux de la famille royale, pour être présente à la grande opération qu’on fit à ce monarque, et elle s’offrit de prendre soin d’essuyer et bander une petite fistule qui lui est restée[63]. Le Roi, pénétré de reconnoissance et d’amour de toutes les soumissions de sa Vénus, prit, dans la Semaine Sainte, la résolution de satisfaire au conseil pieux du Père La Chaise, et d’en faire sa Junon, espérant par là de mettre en quelque manière sa conscience en repos. Mais comme Jupiter ne laissa pas d’avoir des concubines, ce grand héros Dieu-Donné ne prétendoit pas aussi se priver du doux plaisir de l’amour ; c’est pourquoi, lorsqu’il en fit la déclaration à la dame, il lui dit en même temps qu’il souhaitoit deux choses d’elle : la première, qu’elle renonçât pour toujours aux honneurs du diadême, et qu’elle seroit épousée de la main gauche ; mais ensuite le Roi lui dit, soit en se divertissant ou autrement, qu’il prétendoit qu’elle ne deviendroit jamais jalouse, comme ordinairement les femmes peu commodes le sont. Il ne faut pas douter qu’elle ne donnât fort agréablement les mains, et de bon cœur, à tout ce que Sa Majesté demanda d’elle : c’est pour ce sujet que, dans la crainte qu’étant devenue vieille, le Roi, qui a une longue jeunesse, ne se dégoûtât d’elle comme de plusieurs autres, elle fut assez fine et industrieuse pour ériger la congrégation des jeunes demoiselles de Saint-Cyr[64], afin de pouvoir en tout temps divertir le Roi et lui fournir de nouveaux objets qui pussent lui plaire. L’on peut dire à la louange de madame de Maintenon qu’elle n’a jamais été de ces maîtresses importunes, ni de ces femmes fâcheuses et goulues qui n’en veulent que pour elles. Je sais bien que les critiques traitent cette maison de sérail[65], mais ils ont tort, car plusieurs demoiselles en sortent aussi pucelles qu’elles y sont entrées. Cependant madame de Maintenon a cru par là de se rendre la maîtresse des petits plaisirs du Roi, et d’avoir trouvé un moyen de se maintenir en tout âge dans les bonnes grâces de Sa Majesté, qui, en matière d’amourettes, a toujours aimé les plus commodes. Je ne m’étudierai pas ici à rapporter tout ce qui se passe en particulier dans cette belle maison, où tout le monde n’a pas permission d’entrer ; mais je sais très bien, sur de très bons rapports, que dès aussitôt que le Roi a jeté les yeux sur quelque Nymphe, que madame de Maintenon prend un grand soin de la catéchiser et de l’instruire de la manière qu’elle doit recevoir l’honneur que le Roi lui fait. Ce qu’il y a de bon dans cette illustre école, c’est que le secret y règne, car chacun est bien aise de sauver les apparences pour se pouvoir marier à quelque officier. Et si un domestique, qui ne juge souvent des choses que par l’écorce, avoit divulgué ce qui se passe dans la maison, il seroit mis entre quatre murailles pour tout le reste de sa vie. L’on dit, à l’honneur de la fondatrice, qu’elle prend soin de couvrir promptement et adroitement les petits accidents qui arrivent dans cette société, par des mariages qu’elle faisoit réussir. C’est sur ces mariages qu’on a fait cette chanson, que l’on chantoit dans les rues de Paris.

En France il n’y a pas de mari,
Quoique bien fait et bien joli,
Qui n’ait pour sa devise,
Hé bien,
Les armes de Moïse[66],
Vous m’entendez bien.

Ces esprits médisants sont la cause que plusieurs de ces jolies demoiselles n’ont pas encore goûté les douceurs de l’hymen ; mais elles ne doivent pas en savoir mauvais gré à madame de Maintenon, car elle n’épargne ni ses soins ni son crédit auprès du Roi pour les faire réussir, puisque nous avons vu qu’elle a fait donner des compagnies et des majorités[67] d’infanterie à quelques-uns des galants de ces demoiselles, pour faire avancer leur mariage. Quoi qu’il en soit, c’est une commodité pour le Roi, qui peut se satisfaire et se divertir sans grand’peine, et à petits frais, dans ce temps de guerre, où l’argent est si nécessaire pour l’entretien des armées de notre héros[68].

Mais laissons Jupiter préparer des foudres contre ses ennemis, pour nous attacher à une matière plus conforme à notre sujet que la guerre, qui est ennemie déclarée de la galanterie et la meurtrière de l’amour.

  1. Var. II. La première édition a fait précéder ce début du passage qui suit :

    « On a dit depuis longtemps, et l’expérience de tous les jours le confirme, qu’en matière d’amour les apprentis en savent plus que les maîtres. C’est pour cela peut-être que les poëtes le représentent toujours comme un enfant et jamais comme un vieillard. On peut dire que ses coups d’essai sont toujours des coups de maître, et des coups même qui surpassent tous les autres qu’il peut faire dans la suite. J’en prends à témoin tous ceux qui sont entrés la première fois dans la cité d’amour, et même tous nos jeunes mariés. C’est ordinairement la première nuit des noces qu’ils se montrent de vaillants champions, après quoi ils vont toujours en empirant. Enfin, il en est de l’amour tout le contraire des autres choses : le forgeron, dit-on, se fait en forgeant ; un avocat doit avoir plaidé plusieurs fois ayant que de se rendre habile dans sa profession ; un médecin ne devient expert qu’après avoir fait l’essai de ses remèdes sur le corps d’un grand nombre de malades qu’il a envoyés en l’autre monde ; et le métier pénible de la guerre ne se peut apprendre qu’après une longue suite de campagnes. Il en est de même de toutes les autres choses, à la réserve des mystères d’amour : ceux qui y sont initiés savent qu’on préfère toujours un novice à un vieux routier. Mais il faut excepter Louis-le-Grand de cette règle générale. Ce prince, qui depuis l’âge de quinze ans a fait de l’amour ses plus chères délices, y trouve tous les jours de nouveaux raffinements, et fait goûter à ses dernières maîtresses des douceurs qui avoient été inconnues à toutes les autres. Madame de Maintenon, qui est celle qui va faire le sujet de cette histoire, et qui occupe aujourd’hui la place que les La Vallière, les Montespan et les Fontange avoient si dignement remplie, pourroit nous en dire des nouvelles. Aussi l’on dit que la première fois que le Roi la vit pour lui offrir son cœur, il s’y prit d’une manière qui surprit agréablement cette dame, et qui confirme la vérité de ce que je viens d’annoncer à la gloire de ce monarque. Comme il savoit que la Maintenon avoit elle seule autant d’esprit que toutes les femmes ensemble, et un goût exquis sur toutes choses qui la met au-dessus des esprits du premier ordre, il crut qu’il devoit rappeler tous ses feux et tout ce qu’une longue expérience lui avoit appris en amour, pour en faire un sacrifice à sa nouvelle maîtresse, et lui fit la déclaration suivante :

    Iris, je vous présente un cœur
    Qui connoît de l’amour et le fin et le tendre,
    Et qui s’est souvent laissé prendre,
    Dans l’unique dessein d’apprendre
    Et de vous faire plus d’honneur.
    Pour savoir de l’amour les tours et les souplesses,
    Les raffinements, les tendresses,
    Il en a senti tous les coups.
    Il a fait dans cet art un long apprentissage,
    Pour être plus savant, plus discret et plus sage,
    En un mot, plus digne de vous.
    Il veut, à présent qu’il est maître,
    Aimer le seul objet qui mérite de l’être.
    Iris, ne le refusez pas :
    Vous pouvez l’accepter sans honte,
    Puisqu’en amour il n’a point fait de pas
    Que vous ne puissiez bien mettre sur votre compte.

    Mais avant que de venir à l’histoire de leurs amours, il faut prendre les choses dans leur source et parler premièrement de la naissance de madame de Maintenon, de son éducation et de ses premières aventures, qui l’ont conduite, comme par degrés, à ce rang éminent qu’elle tient aujourd’hui à la Cour de France.

  2. Var. III : Madame de Maintenon s’appelle Françoise d’Aubigné ; elle est demoiselle, et M. d’Aubigné, son grand-père, étoit homme de mérite et de considération. Il étoit de la religion protestante, et son corps est enterré dans l’église de Saint-Pierre à Genève. Le père de notre héroïne étoit fils de cet illustre d’Aubigné. Dans sa jeunesse il eut le malheur de tomber entre les mains de la justice, et il en auroit éprouvé les rigueurs si la fille du concierge, touchée de son mérite et de son malheur, ne se fût déterminée à lui procurer la liberté. Cette fille étoit fort aimable et fort généreuse. M. d’Aubigné, qui connoissoit son bon cœur et le besoin qu’il avoit de la ménager, prenoit grand soin de lui plaire ; et quand il crut pouvoir compter sur sa tendresse, il lui offrit une vie qu’il ne pouvoit conserver que par son moyen, et lui jura que c’étoit l’espérance de la passer avec elle qui la lui faisoit souhaiter. La belle, attendrie par un discours si obligeant, s’assura par des serments de la parole qu’il venoit de lui donner, et lui promit de le faire sortir de prison, d’en sortir avec lui et de le suivre partout, pourvu qu’à la première occasion il l’épousât en bonne forme. Etant ainsi convenus de leurs faits, ils ne songèrent plus qu’à leur liberté. M. d’Aubigné s’en remit aux soins de sa maîtresse, qui prit des mesures si justes que peu de jours après elle l’avertit de se tenir prêt pour la nuit suivante. Elle en avoit choisi un fort obscur pour favoriser son dessein ; et, après avoir fait passer son amant à tâtons par des lieux ou l’amour lui servit de guide, enfin elle le mena dans une rue où ils trouvèrent des chevaux et un homme de confiance qui les conduisit, avec toute la diligence possible, en un lieu de sûreté. Là M. d’Aubigné, qui avoit les sentiments d’un homme de bien, s’acquitta de la promesse qu’il avoit faite à sa maîtresse et l’épousa publiquement.

    Leur fuite fit grand bruit. On courut après eux ; mais voyant qu’il n’y avoit pas moyen de les rattraper, il n’en fut plus parlé, et M. d’Aubigné et sa nouvelle épouse jouissoient dans leur asile des douceurs de la liberté. Elle avoit plié la toilette de sa mère et pris ce qu’elle avoit pu chez elle. Ils firent argent de tout ; tant qu’il dura, nos nouveaux mariés se trouvèrent les plus heureux du monde. Mais ces fonds n’étant pas fort considérables, ils furent aussi bientôt épuisés ; et comme on ne vit pas de tendresse, M. d’Aubigné se trouva à la veille de mourir de faim. Toute sa douleur étoit de voir que sa chère femme y étoit exposée, avec une petite créature qui étoit le fruit de leurs amours et qui sembloit destinée à perdre le jour avant de l’avoir vu. Dans cette dure extrémité M. d’Aubigné forma un dessein bien dangereux ; mais il n’y avoit de risque que pour lui seul ; il l’exécuta sans consulter sa femme, et revint en France pour tâcher de ramasser quelques effets et de trouver les moyens de la faire subsister, comptant, dès qu’il auroit pu faire une petite somme, de la venir retrouver. Il croyoit même, comme on ne pensoit plus à lui dans le pays, qu’il pourroit, par le moyen de quelques amis, y demeurer incognito. Mais tout cela lui réussit très mal, puisqu’il tomba entre les mains de gens qui le trahirent et le livrèrent de nouveau à la justice. M. d’Aubigné n’ayant point pris congé de sa femme, elle n’avoit su son dessein que par une lettre qu’il lui écrivit de la première couchée.

    Cette nouvelle la fit trembler pour la vie d’un époux qui lui étoit fort cher, et elle fut dans des inquiétudes terribles quand elle apprit que son mari avoit été remis en prison. Mais elle s’arma de constance ; et ne pouvant se flatter de le tirer une seconde fois du péril où il étoit, elle résolut du moins de le partager avec lui.

    Quelque risque qu’il y eût à se mettre en chemin dans une grossesse avancée, elle ne voulut rien ménager, et partit en diligence pour se rendre auprès de son mari, et se remit volontairement prisonnière avec lui. Ce fut là qu’elle accoucha de cette fameuse fille dont la fortune fait l’étonnement du siècle.

    Les parents de M. d’Aubigné, mécontents de sa conduite et de son mariage, l’avoient abandonné, et madame de Villette sa sœur fut la seule qui le vint visiter. Elle fut touchée de l’état où elle le trouva, manquant des choses les plus nécessaires ; mais ce qu’il y avoit de plus triste, c’étoit de voir cette pauvre petite enfant, couverte de méchants haillons, exposée aux horreurs de la faim, et qui par ses cris languissants, auroit attendri les âmes les plus dures. La misère et les chagrins avoient entièrement ôté le lait à madame d’Aubigné, qui, n’ayant pas le moyen de donner autre chose à sa fille, s’attendoit à tous moments à la voir expirer de faim entre ses bras. Madame de Villette avoit une petite fille, qui a été ensuite madame de Saint-Hermine, et comme sa nourrice avoit beaucoup de lait, elle emporta la petite d’Aubigné chez elle, et la nourrice de sa fille les nourrit toutes deux. Madame de Villette envoya aussi à son frère du linge pour lui et pour sa femme ; et quelque temps après M. d’Aubigné trouva le moyen de sortir de prison, en abjurant sa religion, et il en fut quitte pour sortir du royaume. Comme il ne comptoit pas y revenir de ses jours, il tâcha de ramasser de quoi faire un long voyage et s’embarqua avec sa famille pour l’Amérique, où il a vécu en repos avec sa femme, donnant tous leurs soins à l’éducation de leurs enfants. Ils ont beaucoup mieux réussi dans ceux qu’ils ont pris pour la fille, qui est assurément un prodige d’esprit. Le fils, qu’on appelle à présent le comte d’Aubigné, n’en manque pas ; mais on peut dire avec vérité que le mérite est tombé en quenouille dans cette famille. M. et madame d’Aubigné moururent dans leur exil, et laissèrent leurs enfants assez jeunes. La fille, qui étoit l’aînée, pressée du désir commun à tous les hommes de revoir leur patrie, chercha les moyens de revenir en France, et trouvant un vaisseau prêt à prendre cette route, elle s’y mit et vint débarquer à La Rochelle. De là elle prit le chemin du Poitou et fut trouver sa marraine, chez qui elle demeura sans revers de fortune.

  3.   Madame de Maintenon est née dans la prison de Niort, le 27 novembre 1635, selon les uns ; selon le P. Laguille, qui invoque, sans le citer textuellement, un extrait baptistaire, le 20 mars 1636. (Variétés histor. et litt. de la Bibl. elzev., t. 8, p. 59).
  4.   Constant d’Aubigné, baron de Surineau, étoit le fils indigne du célèbre Agrippa d’Aubigné, l’auteur des Tragiques, et de Suzanne de Lezay. Son père le fait ainsi connoître dans ses Mémoires (édit. Lud. Lalanne, p. 151) : « Constant, fils esné et unique d’Aubigné, fut nourry par son père avec tout le soin et despence qu’on eust pu employer au fils d’un prince. Ce miserable, premierement debauché à Cedam (à l’Université protestante de Sedan) par les yvrogneries et les jeux, et puis s’estant destraqué des lettres, s’acheva de perdre dans les jeux dans la Hollande. Peu après, en l’absence de son père, se maria à La Rochelle à une malheureuse femme (Anne Marchand, veuve du baron de Chatelaillon), que despuis il a tuée (l’ayant surprise avec un amant). » Devenu veuf comme on vient de le voir, perdu de débauches, emprisonné à Paris le 7 juin 1611 pour dettes, et retenu pour rébellion envers le sergent chargé de l’arrêter, il épousa ensuite, en 1627, Jeanne de Cadillac (et non Cardillac), fille de Pierre de Cadillac, seigneur de Lalanne, lieutenant du duc d’Epernon, gouverneur de Château-Trompette, et propriétaire du château de Cadillac, qui existe encore. Pierre de Cadillac avoit pour femme Louise de Montalembert.
  5. Les vrais motifs de la nouvelle incarcération de Constant d’Aubigné sont fort controversés. Les uns attribuent son emprisonnement à ses dettes, d’autres à ses opinions religieuses, d’autres enfin à des satires contre le duc d’Epernon.—Ses dettes l’ont fait emprisonner, comme on l’a vu plus haut, en 1611 ; mais dès le lendemain il avoit satisfait, et son créancier, Samuel de Bechilon, sieur d’Erlaut, et le sergent Mathieu Goujon, et il étoit relaxé (8 juin). Quant à ses opinions religieuses, écoutons son père : « Rien ne pouvant satisfaire à l’insolence d’un esprit perdu, il se jeta à la cour, où il perdit au jeu vingt fois ce qu’il avoit vaillant, et à cela ne trouve remède que de renoncer sa religion. Le père, adverty de sa grand frequentation avec les jesuistes, luy deffendist par lettres telle compaignie. Il respondit qu’à la verité il entretenoit le père Arnou et Dumets. Le vieillard répliqua que ces deux noms lui faisoient peur… Constant se trouva en peu de temps en exsecration à tous les siens, et en horreur et mespris à ceux qui le servoient… Il fit parler à son pere de reconciliation. Il vint à Genesve, se presenta au ministre, fit là, en Poictou et à Paris, toutes les reconnoissances qui lui furent enjointes, obtint une pension et de l’argent… »—Enfin, quant à ses satires, on voit aussi par les mémoires de son père que du vivant de celui-ci il « escrivit en prose et en vers furieusement contre la papauté ». (Mémoires, éd. Lud. Lalanne, p. 152 et suiv.) De plus, le P. Laguille (Variétés histor. et littér., t. 8, initio) affirme que Constant d’Aubigné, « se melant de poësie, composa une satire contre le duc d’Epernon », gouverneur de Bordeaux, qui avoit refusé de l’employer. « La pièce ou la nouvelle en ayant été portée au duc, celui-ci fit enlever d’Aubigné et ordonna qu’on le conduisît dans son château de Cadillac. »
  6. Ce fait est confirmé par le P. Laguille. La note 62, p. 70, montre que le prétendu geôlier de Constant d’Aubigné n’étoit autre qu’un gentilhomme d’une bonne noblesse, et noblement allié, lieutenant du gouverneur de la province.—Le mariage auroit été célébré en 1627. Cette date est assez peu probable, puisque Agrippa d’Aubigné, dans son testament, qui est du 24 avril 1630, ne parle pas de cette seconde femme de son fils et ne fait aucune allusion à son mariage.
  7. Le P. Laguille rapporte le motif de la fuite de Constant d’Aubigné, fuite qui fut précédée d’une dernière incarcération, pour vol et fausse monnoie. C’est dans la prison de Niort, où madame d’Aubigné suivit son mari, que naquit Françoise d’Aubigné. Sorti de prison en 1639, Constant d’Aubigné partit d’abord pour la Martinique. Il mourut sans doute dans l’île de la Grenade en 1646, et alors sa veuve revint à la Martinique, d’où elle passa à la Guadeloupe, puis à Saint-Christophe, où elle s’embarqua pour la France, selon les uns, où elle mourut, au dire du P. Laguille. Selon ce dernier, ce seroit une demoiselle Rossignol qui auroit fait passer en France les deux enfants orphelins de Constant d’Aubigné. Une troisième version, c’est que madame d’Aubigné auroit fait elle-même un voyage en France avec ses enfants, les y auroit laissés, et seroit retournée en Amérique, où elle seroit morte. (Voy. Variétés histor. et littér., t. 8, p. 60.)
  8. D’Aubigné étoit marié avant son départ pour l’Amérique.
  9. Françoise d’Aubigné avoit été tenue sur les fonts de baptême par le duc de La Rochefoucauld, gouverneur de Poitou, et par Françoise Tiraqueau, comtesse de Neuillant, dont le mari étoit gouverneur de Niort. Elle fut baptisée par un prêtre catholique.
  10. Sa marraine eut une fille que plusieurs poëtes du temps, Bois-Robert et Scarron entre autres, ont connue et ont fait connoître par leurs vers.
  11. On s’accorde à reconnoître la dureté de madame de Neuillant pour sa pupille.
  12. Voy. plus haut la note 65, p. 72.
  13. Saint-Simon dit aussi que la première « abordée » de madame de Maintenon fut à La Rochelle.—« Etant arrivés à La Rochelle, dit le P. Laguille (loco citato), ils y demeurèrent pendant quelques mois logés par charité, obligés de vivre d’aumônes, jusque-là qu’ils obtinrent par grâce que de deux jours l’un on voulût bien leur donner, au collége des jésuites de cette ville, du potage et de la viande, que tantôt le frère, tantôt la sœur, venoient chercher à la porte. C’est ainsi que l’a raconté le P. Duverger, jésuite, doyen à Xaintes, mort en 1703, ce père ayant été non-seulement témoin de ce fait, mais leur ayant lui-même donné leur petite pitance, étant régent de troisième. » (Voy. aussi Madame de Maintenon peinte par elle-même, 1 vol. in-8, 1810, p. 136.) Madame Suard, l’auteur anonyme, rapporte qu’un prêtre se présenta à madame de Maintenon au temps de sa plus grande puissance et lui remit en mémoire ces détails qui rappellent le P. Duverger.
  14. Elle auroit été recueillie d’abord par M. de Montabert, dit le P. Laguille, mais nous croyons plutôt qu’il faut lire Montalembert, l’aïeule maternelle de Françoise d’Aubigné étant une Montalembert ; de là elle auroit été reçue tour à tour chez M. de Miossens et M. d’Alens, et enfin chez madame de Villette-Murçay, sœur de son père et femme d’un petit chef d’escadre de la flotte du Poitou. Il est difficile de croire à toutes ces pérégrinations de madame de Maintenon quand on songe aux tantes, sœurs de son père, qu’elle avoit, et aux nombreux amis que le nom seul d’Agrippa d’Aubigné devoit lui assurer.
  15. Les deux textes redeviennent identiques.
  16. Le premier adorateur de la jeune Françoise d’Aubigné semble avoir été le chevalier de Méré, bien connu dans la littérature. On a conservé quelques lettres qu’il lui écrivit. (Voy. Madame de Maintenon peinte par elle-même, p. 8 et 10-11 ; Mémoires sur madame de Sévigné, par Walckenaër, t. 1, p. 74.) Le chevalier de Méré lui avoit même proposé de l’épouser (Œuvres, Amst., 1692, lettre 43) : « Je ne sache point, lui disoit-il, de galant homme aussi digne de vous que moi. » Nous n’avons pas à dire que le chevalier de Méré ne peut guère être pris pour ce villageois mal bâti dont il est question ici, et qui ne semble guère avoir existé que dans l’imagination des romanciers.
  17. L’édition qui a précédé celle que nous suivons nomme en toutes lettres madame de Villette ; mais celle-ci, tante de madame de Maintenon, n’étoit pas sa marraine. V. note 67, p. 72.
  18. Pourquoi ce nom de Guillemette ? Nous n’avons pas d’explication à donner de ce caprice de l’auteur.
  19. Mot particulier à l’Anjou et au Poitou.—La jambette est, en Anjou, un petit couteau dont le bout est arrondi.
  20. Nous ne voyons aucun fondement à ce conte ridicule, et il est difficile de dire à laquelle des familles de ce nom appartenoit ce marquis de Chevreuse.
  21. Autre erreur de l’auteur. Cette nouvelle position de sa Guillemette est encore une calomnie.
  22. Rendez-vous.
  23. Nouvelle calomnie, si contraire à toutes les traditions que nous n’avons pas même à la discuter.
  24. Var. : Ici la 1re édition intercale un long passage mêlé de prose et de vers. Le voici :

    « Ce fut environ vers ce temps-là qu’un jeune homme, venu depuis peu des Universités, et qui ne savoit pas l’intrigue du marquis avec Guillemette, en devint effectivement amoureux, et l’auroit infailliblement épousée sans un accident qui arriva et qui ne lui permit pas de douter de la bonne intelligence qui étoit entre sa maîtresse et le marquis de Chevreuse. Cet accident fut une certaine enflure de ventre causée à la pauvre Guillemette par un commerce trop fréquent avec son marquis. Elle ne s’en fut pas plus tôt aperçue qu’elle l’avoua d’abord à celui qui en étoit l’auteur. Et cependant, pour tromper le jeune bachelier, dont elle espéroit de faire un mari, elle feignit d’être malade d’une hydropisie. Son amant le crut quelque temps, mais enfin on lui dessilla les yeux. Certaines manières libres qu’il avoit remarquées entre Guillemette et le marquis le firent entrer dans de grands soupçons, et une confidente affidée qui étoit dans la maison du marquis lui découvrit le pot aux roses et la véritable cause de cette hydropisie prétendue. Elle en guérit au bout de neuf mois ; et quoique la chose fût assez secrète et que le jeune homme qui la recherchoit se soit contenté de la laisser, sans la diffamer, il ne put s’empêcher pourtant, avant de la quitter, de lui faire connoître la cause de sa froideur ; et, comme il étoit poëte et qu’il aimoit sa patrie, il fit des vers sur cette aventure, qu’il lui envoya tout cachetés en forme de lettre. Comme elle en avoit reçu grand nombre de sa façon où il lui parloit de son amour, elle crut que c’étoient des vers du même style ; mais elle fut bien surprise quand elle lut ces paroles, qui étoient une raillerie sanglante du malheur qui lui étoit arrivé :

    Stances.
    Vous faisiez à l’amour un trop pénible outrage
    De déguiser un mal dont lui-même est l’auteur.
    Iris, ne cachez plus un si parfait ouvrage,
    Qui fait de deux amants le souverain bonheur.
    En vain pour nous tromper vous usiez d’artifice,
    Couvrant de son mal feint un chef-d’œuvre si beau,
    Puisque l’illustre enfant de la déesse Erice
    A daigné l’éclairer de son divin flambeau.
    Qu’aucun regret pourtant ne saisisse votre âme,
    Et ne rougissez pas du fruit de votre amour ;
    Ce sont les doux effets d’une féconde flamme,
    Qui s’alloient amortir s’ils n’eussent vu le jour.
    Peut-être que ces jeux, ces ébats, ces caresses,
    Dont vous payez les feux de votre cher amant,
    Et que ces doux baisers, ces aimables tendresses,
    N’étoient, à votre avis, qu’un simple jeu d’enfant.
    Sachez pourtant, Iris, que l’Amour, ce fier maître,
    A qui l’on donne à tort un éloge si bas,
    N’est pas toujours enfant, puisqu’il en fait tant naître,
    Et que même il se plaît dans les sanglants combats.
    S’il revêt quelquefois une forme si tendre,
    C’est pour nous abuser, c’est pour tromper un cœur ;
    Mais après qu’à ses traits on s’est laissé surprendre,
    Il prend d’un homme fait la force et la vigueur.
    Que le triste regret de vous être déçue
    N’apporte aucun obstacle à des plaisirs si doux ;
    S’il ne vous eût frappée, Iris, que dans la vue,
    Vous ne sauriez pas bien ce que peuvent ses coups.
    Savante à vos dépens, vous avez cette gloire
    Qu’il a, pour vous soumettre, employé tous ses traits,
    Et, pour être plus sûr de gagner la victoire,
    Sans doute qu’il voulut vous frapper de plus près.
    Cessez donc de pleurer un sort digne d’envie,
    Et ne regrettez pas la plus belle des fleurs ;
    Si ne la garder pas c’est faire une folie,
    On goûte en la perdant mille et mille douceurs.

    Ces vers piquèrent un peu celle pour qui ils avoient été faits ; mais comme elle étoit au-dessus de ces petits reproches et qu’elle s’étoit familiarisée avec son marquis, elle ne s’en mit pas fort en peine, et, résolue désormais de laisser parler le monde, elle ne songea qu’à goûter les douceurs de la vie et à y chercher de nouveaux raffinements, à quoi elle réussit mieux que femme du monde, comme nous l’allons apprendre dans la suite de cette histoire. »

  25. Ici les deux textes recommencent à se confondre.
  26. D’après le P. Laguille, mademoiselle d’Aubigné auroit demeuré, quand elle accompagna à Paris, soit madame de Neuillan, comme l’assure Tallemant (in-8, t. 9, p. 126), soit madame de Villette, soit madame de Navailles, fille de madame de Neuillan, « dans le même quartier où logeoit le fameux Scarron. » Segrais, cité par M. Ed. Fournier dans une note sur ce passage (Var. hist. et littér., VIII, 65), dit aussi que l’intimité s’établit par le voisinage. Scarron demeuroit rue des Saints-Pères, à l’Hôtel de Troie. D’après le P. Laguille, ce seroit madame de Navailles qui auroit proposé à Scarron son mariage.
  27. Scarron nous a laissé de lui un portrait qui est la meilleure preuve de la fidélité de celui-ci.
  28. Le poëte avoit deux sœurs, dont l’une épousa, dit-on, secrètement, le duc de Tresmes, père du marquis de Gesvres, ou plutôt fut sa maîtresse. « Scarron disoit de ses deux sœurs que l’une aimoit le vin et l’autre aimoit les hommes. On savoit qu’il n’avoit que ces deux sœurs et qu’elles n’étoient point mariées. » (Segraisiana, p. 58.)
  29. On a deux lettres de Scarron à mademoiselle d’Aubigné : dans l’une elle est nommée ; dans l’autre, adressée à ***, on la reconnoît facilement ; enfin, dans une troisième, adressée à M. de Villette, Scarron parle de mademoiselle d’Aubigné devenue sa femme, et donne quelques détails précieux qui ne semblent pas avoir été relevés. La première est connue : « Mademoiselle, lui dit le pauvre estropié, je m’étois toujours bien douté que cette petite fille que je vis entrer il y a six mois dans ma chambre avec une robe trop courte, et qui se mit à pleurer, je ne sçay pas bien pourquoy, estoit aussi spirituelle qu’elle en avoit la mine. La lettre que vous avez écrite à madame de Saint-Hermine est si pleine d’esprit que je suis mal content du mien de ne m’avoir pas fait connoître assez tout le mérite du vôtre. Pour vous dire vray, je n’eusse jamais cru que dans les îles de l’Amérique ou chez les religieuses de Niort on apprît à faire de belles lettres. » (Dernières œuvres de M. Scarron, t. I, p 11.) Dans la seconde, nous remarquons les passages suivants : « Vous êtes devenue malade de la fièvre tierce ; si elle se tourne en quarte, nous en aurons pour tout notre hiver, car vous ne devez point douter qu’elle ne me fasse autant de mal qu’à vous… Je me fie bien à mes forces, accablé de maux comme je suis, de prendre tant de part dans les vôtres. Je ne sçay si je n’aurois point mieux fait de me défier de vous la première fois que je vous vis. Je le devois, à en juger par l’événement. Mais aussi, quelle apparence y avoit-il qu’une jeune fille dût troubler l’esprit d’un vieil garçon ?…
    Tandis que, la cuisse étendue,
    Dans un lit toute nue
    Vous reposez votre corps blanc et gras
    Entre deux sales draps,
    Moy, malheureux pauvre homme,
    Sans pouvoir faire un somme
    Entre mes draps, qui sont sales aussy,
    Je veille en grand soucy.

    Tout cela pour vous aimer plus que je ne pensois. La male peste ! que je vous aime ! et que c’est une sottise que d’aimer tant ! Comment, vertu de ma vie ! à tout moment il me prend envie d’aller en Poitou, et par le froid qu’il fait ! N’est-ce pas une forcenerie ! » (Dernières œuvres, t. 1, p. 23.) La troisième est datée du 12 novembre 1659. Scarron écrit à M. de Villette : « Madame Scarron est bien malheureuse de n’avoir pas assez de bien et d’équipage pour aller où elle voudroit, quand un si grand bonheur lui est offert que celuy d’estre souhaitée à Brouage par une mademoiselle de Mancini… J’espère qu’elle se r’acquittera d’une si grande perte quand la cour sera retournée à Paris… Paris est désert autant que votre Brouage est remply. Je ne m’en apperçois point dans nostre petite maison. On fait dire tous les jours aux princes, ducs et officiers de la couronne qu’on ne voit personne, et l’ambition d’être admis dans notre petite société commence à être grande et à s’échauffer furieusement dans la cour et dans la ville… »

  30. La date du mariage de Scarron s’est trouvée, pour des écrivains superficiels, dans ce passage de Segrais : « Scarron se maria en 1650, et cette année plusieurs personnes d’esprit se marièrent aussi comme lui… Cela fit dire à madame de Rambouillet qu’elle craignoit que l’envie ne lui prît aussi de se marier. » (Segraisiana, p. 100.) Or, premièrement madame de Rambouillet n’étoit pas encore veuve à ce moment, et la plaisanterie ne s’expliqueroit pas de sa part étant mariée ; ensuite Segrais dit, en parlant du projet qu’avoit formé Scarron d’aller en Amérique, que, cette année, il demanda la main de mademoiselle d’Aubigné et que le mariage se fit deux ans après. Ce sont là de purs commérages. Loret est bien mieux renseigné. Dans sa Gazette du 31 décembre 1651, il dit :
    Monsieur Scarron, dit-on, se pique
    De transporter en Amérique
    Son corps meigret, foible et menu.

    Il ajoute que sa sœur, Céleste Scarron, doit l’accompagner, et ne dit mot de sa femme, dont il n’eût pu manquer de parler si Scarron eût été marié.—Dans sa lettre du 14 juin il écrit que Scarron vient de perdre un procès important contre la seconde femme de son père,

    Dont il se plaint mal à propos,
    Car enfin, ledit personnage
    Ayant contracté mariage
    Avec une epouze ou moitié
    Qu’il a prise par amitié,

    il doit plutôt se féliciter de voir finir, avec son procès, ses embarras. Scarron, qui n’étoit pas marié le 31 décembre 1651, est donc marié le 14 juin 1652. Mais depuis quand ? La Lettre du 9 novembre suivant nous l’apprend à peu près. Loret rappelle ce qu’il a dit dans ses lettres du 14 juin et du 5 octobre, et il ajoute :

    Or j’ay maintenant à vous dire
    Que cet autheur à faire rire,
    Nonobstant son corps maladif,
    Est devenu generatif ;
    Car un sien amy tient sans feinte
    Que sadite espouse est enceinte
    De trois ou quatre mois et plus ;
    Et puis, dites qu’il est perclus !

    Le fait rapporté par Loret étoit une grossière plaisanterie. Mais une grossesse de trois ou quatre mois supposoit bien alors que le mariage s’étoit fait vers le mois de juin, au temps même où Loret en a parlé pour la première fois.—Le P. Laguille s’est également trompé en donnant pour date 1649 ou 1650.

  31. Malgré le bruit qui courut et que nous avons rappelé dans la note précédente, madame Scarron ne fut jamais mariée que de nom. C’est ce qu’elle dit elle-même dans une lettre à son frère : « Vous savez bien que je n’ai jamais été mariée. »—« Elle est vefve sans avoir été femme », dit Somaize. (Dict. des Précieuses, t. 1, p. 221.)
  32. Var. : Après ces mots : « ils achevèrent leur mariage », et avant ceux-ci : « le traita d’abord du haut en bas », on trouve cette variante dans l’autre édition :

    « Mais il se trouva déçu, car ce qu’il avoit cru être son bonheur ne fut que le contraire : il trouva la brèche toute faite, et qu’un autre ou plusieurs avoient monté à l’assaut. Il s’en plaignit à elle, qui le traita d’abord du haut en bas… »

  33. On a, dans certaines éditions, remplacé par le mot figure le mot posture qui se trouve ici. Appliqué à Scarron, posture étoit bien le mot propre, dans le sens qu’il avoit alors. On connoît le ballet des Postures. On disoit : les postures de l’Arétin, etc.
  34. Madame Scarron eut toujours pour son mari les soins les plus dévoués, et, si Scarron ne parloit d’elle qu’avec reconnoissance et respect, elle-même, dit Segrais, plus croyable quand il rapporte des faits que quand il donne des dates, témoigna toujours à lui et à tous ses amis les plus grands égards ; elle conserva toujours pour lui ce sentiment de pitié qui lui avoit fait verser des larmes quand elle le vit la première fois. Scarron en parle sans cesse dans ses lettres à Pellisson.
  35. A la mort de Scarron, sa veuve hérita, sans nul doute, de son mobilier, qui étoit assez élégant, dit Segrais, et valoit bien cinq à six mille livres. Elle le vendit, et Segrais rapporte même qu’il vit emporter cette chaise particulière sur laquelle les portraits de Scarron le représentent huché, avec son cou tordu et sa tête forcément baissée. Madame Fouquet lui obtint ensuite, dit M. Walckenaër (Mém. sur madame de Sévigné), une pension de 1,600 livres. Enfin, la reine Anne d’Autriche lui continua une pension de 2,000 livres que touchoit son mari, à la demande, selon le P. Laguille, du marquis de Puiguilhem (Lauzun), qui dit à la reine « qu’il avoit vu exécuter les meubles d’une jeune dame qui lui avoit fait pitié » ; et, selon madame de Caylus, à la prière de M. de La Garde.
  36. Réduite à la misère par la mort de son mari, parce que la pension que lui faisoit la Reine cessa bientôt de lui être payée, madame Scarron se retira dans un couvent, « à la Charité des femmes, dit Tallemant, vers la place Royale, par le crédit de la maréchale d’Aumont, qui y a une chambre meublée, qu’elle lui prêta. » M. de Monmerqué rectifie Tallemant, et nomme la maréchale d’Albret au lieu de la maréchale d’Aumont. (Voy., pour plus de détails, Ed. Fournier, notes sur le Mémoire du P. Laguille, dans les Variétés histor. et littér., t. 8, p. 30.)
  37. C’est par madame de Thianges, sa sœur, que madame de Montespan connut madame Scarron. Elle lui obtint d’abord du Roi le rétablissement de sa pension, que Louis XIV lui rendit, avec ces paroles : « Madame, je vous ai fait attendre bien longtemps. J’ai été jaloux de vos amis, et j’ai voulu avoir ce mérite auprès de vous. » (Voy. Walckenaër, Mémoires sur madame de Sévigné, t. 3. p. 95-97, et t. 5, ch. 11 et les notes. Cf. Somaize, Dict. des Précieuses, t. 1, p. 221.)
  38. Madame Scarron devoit accompagner la princesse de Nemours, qui alloit faire en Portugal ce mariage qui fut cassé pour fait d’impuissance de la part de son mari, et madame Scarron auroit été sous les ordres de la dame d’honneur de la princesse. (Voy. les Mém. de madem. de Montpensier.)
  39. On sait que madame de Montespan s’attacha madame Scarron pour faire la première éducation des enfants qu’elle avoit eus du Roi. (Cf. Mém. du P. Laguille et les notes de M. Ed. Fournier.)
  40. Le fait rapporté ici semble inexact. En effet, déjà en 1669 nous trouvons sur l’État de la France M. Vallot, premier médecin, aux gages de 3,000 livres. Des huit médecins servant par quartier qui l’assistoient, aux gages de 1,200 livres, le premier nommé est « le sieur Daquin, et son fils en survivance ». M. Daquin sembloit donc être naturellement désigné pour remplacer M. Vallot, et celui-ci, qui, au dire du pamphlétaire, seroit mort avant d’avoir obtenu la place, l’exerça réellement.
  41. Voy. la note précédente.
  42. Mademoiselle Scarron. Il faudroit dire : madame Scarron, puisque son mari étoit noble et qu’elle-même étoit noble aussi. Le titre de mademoiselle se donnoit aux filles nobles ou aux femmes qui n’étoient pas nobles.
  43. Pendant deux ans il y eut entre madame Scarron et madame de Montespan une lutte cachée qu’elles tenoient l’une et l’autre à laisser ignorer sinon du Roi, qui intervint souvent, mais du monde. Le secret ne commença guère à percer parmi les courtisans que lors du voyage de madame de Maintenon et du duc du Maine à Baréges. Madame de Sévigné ne manqua pas, dès qu’elle le connut, d’en instruire sa fille. (Voy. Mémoires sur mad. de Sévigné, t. 5, ch. XI.)
  44. Var. : Ici l’édition 1754 intercale le passage suivant :

    « Le Roi ne se contenta pas de recommander à madame de Montespan de la distinguer, il la distingua si bien lui-même qu’il donna ordre à un généalogiste de la faire descendre de Jeanne d’Albret, reine de Navarre, qui, après la mort du Roi son époux, se maria en secret avec un de ses gentilshommes, qui fut, à ce qu’on prétend, le père de M. d’Aubigné, grand-père de madame de Maintenon. Après cela, le Roi prenoit un tel plaisir… »

  45. Il est fort peu probable que Louis XIV ait offert ainsi son royaume à une femme qu’il pouvoit à peine souffrir dans les premiers temps des rapports de madame de Montespan avec elle. Tout le monde sait quelle antipathie madame Scarron inspiroit d’abord au Roi.
  46. Rien ne le prouve, au contraire, et ce passage d’une lettre souvent citée de madame de Maintenon est assez clair : « Je le renvoie souvent triste, mais jamais désespéré. »
  47. « Il est vrai que le Roi m’a appelée madame de Maintenon, et que je ferois bien autre chose pour lui que de changer de nom. » A en croire Saint-Simon, ce titre ne fut obtenu du Roi qu’à la suite de négociations où le Roi auroit parlé de madame Scarron en des termes fort opposés à l’estime qu’il avoit pour elle.
  48. On lit dans Madame de Maintenon peinte par elle-même : « C’étoit à une réponse bien naturelle du duc du Maine que madame de Maintenon avoit dû le premier bienfait de Louis XIV. Le Roi, dit madame de Maintenon, causant et jouant avec cet enfant, lui dit qu’il le trouvoit bien raisonnable.—Comment ne le serois-je pas ? dit ce jeune prince, je suis élevé par la raison même.—Allez, lui dit le Roi, allez lui dire que je lui donne cent mille francs pour vos dragées. Sa pension de gouvernante n’étoit alors que de deux mille francs ; le Roi la porta à deux mille écus. »
  49. Le marquis de Maintenon étoit de la famille d’Angennes, d’où sont sortis les Rambouillet, les Montlouet, les du Fargis, etc. Charles-François d’Angennes, marquis de Maintenon, qui vendit son marquisat à la veuve de Scarron, étoit fils de Louis d’Angennes de Rochefort de Salvert, marquis de Maintenon, baron de Meslay, etc., qui avoit épousé en 1640 Marie Leclerc du Tremblay, nièce du fameux P. Joseph et fille du gouverneur de la Bastille. Louis de Maintenon étoit mort en 1658. Charles son fils fut nommé gouverneur de Marie-Galande en 1679 et conserva son emploi jusqu’au 1er janvier 1685. Il épousa Catherine Giraud, fille d’un capitaine de la milice de l’île Saint-Christophe, et c’est par son fils que se continua, au 18e siècle, cette dernière branche, qui survécut à toutes les autres de la famille d’Angennes.
  50. Var. : L’édition de 1754 intercale encore ici quelques lignes. Après avoir dit : Le roi… n’épargna rien pour le rendre agréable à sa vieille », le romancier ajoute :

    « Il y fit des dépenses innombrables et prodigieuses ; il y fit aller des eaux, que, pour y faire rendre, il a fallu faire monter les montagnes et les traverser ; il joignit, pour cet effet, les montagnes ensemble, par des travaux si pénibles à son pauvre peuple, qu’il en coûta la vie à plus de soixante mille âmes, et tout cela pour assouvir l’insatiable passion qui l’a toujours possédé. »

  51. Voy. note 101 ci-dessus, p. 130.
  52. Le parti religieux eut, à n’en pas douter, une très grande part dans l’élévation, assez peu rapide d’ailleurs, de madame de Maintenon. Ce parti étoit très contraire à madame de Montespan, mais ménageoit encore la favorite en la combattant. C’est seulement lorsque le crédit de madame de Maintenon fut établi d’une manière inébranlable que le refus d’absolution opposé à Louis XIV par son confesseur (carême de 1675, du 27 février au 14 avril) amena une séparation entre les deux amants. Madame de Maintenon étoit alors à Baréges. Le dissentiment qui existoit entre elle et madame de Montespan éclata alors, et alors aussi furent écrites par madame de Sévigné à sa fille les lettres que nous avons rappelées (note 101 ci-dessus, p. 130).
  53. Le P. de La Chaise ne succéda au P. Ferrier dans l’emploi de confesseur du Roi qu’en 1675. C’est assez dire qu’il n’arriva à l’oreille du Roi que quand madame de Maintenon étoit déjà en grande faveur. Les lettres de madame de Maintenon montrent de sa part fort peu de goût pour le révérend Père.
  54. Le P. Bourdaloue paroît avoir eu peu d’influence sur l’élévation de madame de Maintenon, si ce n’est par les sermons qu’il prêcha à la cour pendant plusieurs carêmes de suite à partir de 1669.
  55. Il est faux que madame de Maintenon ait pris pour directeur un jésuite. Son directeur est bien connu : c’est l’abbé Gobelin, après la mort duquel elle prit les conseils de Godet-Desmarets, évêque de Chartres. « Elle avoit bien choisi, comme le remarque M. Walckenaer ; ni l’un ni l’autre n’ambitionnoient ni la gloire de l’éloquence, ni les hautes dignités de l’Église ; ni l’un ni l’autre n’appartenoient à l’ordre trop puissant des Jésuites. » (Mém. sur mad. de Sévigné, 5, p. 430, notes.)
  56. Nous ne savons trop ce que veut dire l’auteur quand il parle du tiers-ordre des jésuites, où se seroit fait admettre madame de Maintenon. Il y a en effet trois ordres de jésuites, et le troisième comprend ceux qu’on appelle les écoliers ; ils conservent la jouissance et l’administration de leurs biens, et peuvent même, en France, réclamer le partage des héritages de leur famille. Mais nous ne sachons pas qu’on y ait admis des femmes.
  57. Var. : Nous reproduisons encore ici tous les développements donnés à cette ridicule calomnie par l’édition de 1754 :

    « Cela n’étoit encore pas assez au goût des Jésuites, qui, ayant su de son confesseur (car dans de telles occasions ces gens-là ne gardent jamais le secret, parce qu’il y va de l’utilité de l’Ordre) qu’elle étoit fort attachée aux plaisirs de la chair et qu’elle entretenoit un commerce amoureux avec un de ses domestiques, ils le prièrent unanimement, dans une assemblée qu’ils eurent au collége de Montaigu, de travailler à faire pour lui-même cette conquête, afin de l’avoir plus fermement dans leurs rets. Il leur promit de faire tout son possible pour l’avancement de la sainte société, et en effet il ne s’y épargna pas. Pour mieux y parvenir, il s’attacha à mieux découvrir les replis de sa conscience ; et, bien loin de la blâmer de son péché favori, il l’assura qu’il n’étoit point punissable, d’autant qu’elle étoit obligée de s’entretenir dans les leçons amoureuses afin de pouvoir se rendre plus utile au fils aîné de l’Église. Les pécheurs aiment ordinairement à être flattés dans leurs crimes et à trouver moyen de se damner avec plaisir. C’est là le chemin que tous les nouveaux casuistes font suivre à leurs pénitents, et ils ne se servent de ce sacré tribunal, qui doit être un instrument à sauver les hommes, que pour les damner. Il ne faut donc pas s’étonner si la Maintenon s’abandonnoit à eux, puisqu’ils ont un si rare secret. Mais elle n’eut pas plus tôt goûté les douceurs et les bontés du père La Chaise dans la confession, qu’elle n’en voulut plus d’autre ; en effet, elle s’en est toujours depuis servie. Cependant il avoit promis de se faire pour lui-même une conquête d’amour ; et, pour en venir à bout, il s’étoit défait, pour des raisons de conscience, de tous les domestiques qu’il avoit vus dans sa maison n’être pas attachés à la Société ; et, comme un sage directeur, il employa de ses créatures, et, entre autres, deux sœurs dolentes de la Société, qui avoient l’esprit insinuant, et qui, en peu de temps, eurent gagné les bonnes grâces et les confidences de la Maintenon, qui se servoit aussi, en revanche, d’elles, pour ses affaires amoureuses. Par leur moyen, le père La Chaise étoit éclairé de tout et prenoit ses mesures là-dessus. Un jour le domestique dont elle se servoit dans son exercice amoureux fut pour deux jours à la campagne, avec sa permission ; mais soit qu’il y rencontrât quelqu’un de connoissance ou qu’il voulût gagner de nouvelles forces, il y demeura beaucoup plus ; et il y avoit déjà six jours qu’il étoit absent quand madame de Maintenon, qui n’étoit pas accoutumée à un si long jeûne, lui écrivit un billet et le donna à sa fille confidente pour le lui faire tenir.

    « D’abord cette fille le porta au révérend père La Chaise ; ils se renfermèrent tous deux dans sa chambre, et, après l’avoir ouvert, ils y lurent :

    « En vérité, mon cœur, tu n’as guère d’amour pour moi, et si tu mesurois ton impatience à la mienne, tu serois retourné dès le premier jour. Pour moi, je t’avoue que je suis au désespoir de t’avoir donné congé, et encore plus de ce que tu ne viens point. Il faut ou que tu ne m’aimes pas, ou que tu sois mort, de rester si longtemps. Reviens donc, mon cher, et ne me laisse pas seule auprès du Roi, que je n’aime pas la dixième partie tant que toi ; et si tu ne veux pas me trouver bien mal, ou morte, viens à minuit, droit dans ma chambre ; je donnerai ordre que la porte soit ouverte pour te laisser entrer. Adieu, ma vie.

    « Eh bien ! dit le Père, que vous en semble ? —Moi, lui dit-elle, je ne sais, sinon que vous me la rendiez pour la lui faire tenir.—Non, dit-il, pas cela, mais il s’agit ici de me rendre un service. » Elle n’eut pas de peine à le lui promettre. « C’est, continua-t-il, que je m’en vais lui en écrire une sous un nom supposé, afin qu’il ne vienne pas de sitôt, et je me rendrai moi-même dans votre antichambre à l’heure qu’elle marque, d’où vous m’introduirez dans son lit. Je suis de sa taille et je mets sur moi les événements de l’affaire. »

    « La chose ainsi résolue, il se hâta d’écrire la lettre, qu’il donna pour faire tenir en place de l’autre. Elle étoit conçue en ces termes :

    « Monsieur, j’ai un regret sensible de vous apprendre une méchante nouvelle. Votre père est à l’article de la mort. Je l’ai aujourd’hui confessé et lui ai donné le saint viatique. Il m’a prié par trois ou quatre fois de vous écrire qu’il a quelque chose à vous communiquer avant sa mort ; partez donc pour vous rendre ici incontinent la présente reçue, parce qu’il est encore en son bon sens, et si vous ne perdez point de temps, selon que nous pouvons juger par les apparences, vous en aurez encore pour lui parler. Je suis, etc.

    « Cochonnet, curé de Lasine.

    « Il (le valet) n’eut pas plutôt reçu cette lettre qu’il crut effectivement que la chose étoit ainsi. Il avoit infiniment d’amitié pour son père, et monta incontinent à cheval pour s’y rendre ; mais il le trouva en bonne santé, ce qui le réjouit. Cependant ils ne purent trouver le secret de cette lettre ; il ne se douta jamais de la vérité, ce qui fit qu’il resta quelques jours auprès de ses parents.

    « L’heure approchant, le révérend Père se rendit dans l’antichambre, où il trouva la fille qui l’attendoit. Il s’y déshabilla et prit la robe de chambre et le bonnet qui servoient à l’autre dans ses expéditions ; après quoi il fut introduit jusqu’au lit, où il entra doucement et sans parler. Il commença de monter à l’assaut. Quoiqu’elle fût endormie, elle le sentit bien, nonobstant l’avis de certaines femelles ; et croyant que ce fust son taureau de coutume, elle l’embrassa avec des étreintes si amoureuses que le pauvre Père pensa expirer dans ce charmant exercice. Le jeu leur étoit trop doux pour y préférer la conversation ; aussi ils recommencèrent à diverses fois sans se parler, et auroient peut-être passé la nuit ainsi si le père La Chaise n’eut rompu le silence par un rhume incommode et qui le fit tousser hors de saison. Madame de Maintenon fit un cri et voulut se jeter hors du lit ; mais il la retint, il lui fit ses excuses, et, après qu’il eut calmé son esprit, il lui représenta que la chose étoit sans remède et qu’elle devoit considérer que c’étoit la force de sa passion qui l’avoit obligé à le faire, et ne lui découvrit pas néanmoins le véritable sujet. Quoi qu’il en soit, mes Mémoires portent qu’ils se raccommodèrent et poursuivirent le reste de la nuit, et ont toujours poursuivi depuis, et poursuivront encore tant qu’ils auront des forces, si nous en croyons les apparences ; car s’il est vrai qu’elle est la mule du Roi, elle est tout autant la cavale de La Chaise et la haquenée de son valet, qui ne fut pas plus tôt de retour qu’il s’excusa de sa longue absence sur la lettre supposée. Mais elle, qui avoit su toute l’affaire du père La Chaise, ne voulut pas approfondir les choses et le reprit en grâce ; depuis, elle s’en sert toujours avec beaucoup de satisfaction. Tout cela ne l’empêchoit pas de recevoir l’ordinaire du Roi tant qu’il fut en santé ; mais il lui arriva une maladie qui ne provenoit que de l’excès du déduit. Madame de Maintenon en fit beaucoup l’affligée et le fit paroître en public le plus qu’elle pouvoit ; enfin, le mal venant à augmenter, on résolut d’y mettre des emplâtres. Cette sainte fille de la Société, sachant bien dans sa conscience qu’elle avoit causé une partie du mal, voulut aussi assister au remède, et, par une espèce d’œuvre de charité dont elle a été fort louée, elle voulut mettre le premier emplâtre sur ce fils de Priape. Elle le mit en effet, et a diverses fois continué, jusqu’à l’entière guérison du Roi. Quand elle le vit en santé, elle voulut le divertir ; et comme elle n’a point de cet amour délicat qui ne souffre point de partage, elle lui chercha une des plus belles filles de France. Ce fut la F… qu’elle lui présenta. Le Roi l’estima au double de ce qu’elle faisoit comme un sacrifice d’elle et chérit aussi beaucoup la F… Madame de Maintenon cependant a toujours occupé son esprit ; et, quelque autre attache qu’il ait eue, elle n’a jamais été si forte que la sienne. Depuis la F… il a eu encore un présent d’elle ; mais cette nouvelle maîtresse mourut en couches, tellement que, bien que depuis elle ait voulu lui en donner d’autres, il ne les a point voulu accepter, et il se tint toujours attaché à elle, qui, de son côté, n’en est pas beaucoup tourmentée, puisque depuis un assez long espace de temps il n’est pas capable de connoître une femme charnellement ; mais aussi elle ne s’en soucie pas, et sa faveur lui est plus chère que son amour, puisqu’elle en a d’autres pour assouvir ses infâmes passions, et surtout le révérend Père La Chaise.

    « Cependant, lorsque le Roi se porta mieux, elle ne manqua pas de profiter d’un si long temps et de mettre la santé du monarque à de nouvelles épreuves. Et il faut avouer que jamais femme n’a mieux su qu’elle tirer parti de l’amour et ménager les occasions. Elle disoit un jour, en plaisantant, à une de ses amies : « Que les amants vulgaires cherchent tant qu’il leur plaira ce qu’on appelle l’heure du berger ; pour moi, je cherche l’heure du Roi. Quand elle se présente, je vous assure que je ne la laisse pas échapper. » Elle avoit raison de parler ainsi : elle a su profiter du fort et du foible de Louis-le-Grand. Aussi ce monarque, qui aime naturellement la gloire et les plaisirs, a été charmé de trouver une maîtresse qui a su si bien flatter son ambition et son amour, qui l’instruit en le divertissant, et qui, dans ses conversations les plus amoureuses, sait mêler les maximes de la fine et de la plus haute politique.

    « Un jour qu’elle étoit seule avec le Roi et qu’elle avoit reçu de nouvelles preuves de son amour, elle dit, pour flatter agréablement ce monarque, qu’un prince comme lui ne devoit pas aimer comme les autres hommes ; que, comme il étoit né pour régner, il falloit qu’il pratiquât comme il faisoit cet art glorieux au métier même des plaisirs. « Votre Majesté, ajouta-t-elle, brille partout, vous ne la sauriez cacher ; amant, ami, en guerre, en paix, à l’armée, au lit, à la table, vous faites tout en roi, et l’on ne peut jamais vous méconnoître ; plus grand en cela que le Jupiter des païens, qui quittoit sa grandeur et sa majesté et prenoit les formes les plus chétives pour assouvir son amour ; au lieu que Louis-le-Grand ne diminue rien de sa grandeur, quoiqu’il s’abaisse jusqu’à nous. »

    « Voilà de quelle manière elle entretient le Roi ; et comme la passion de ce prince pour madame de Maintenon est fondée sur l’esprit plutôt que sur la beauté de cette nouvelle marquise, il y a de l’apparence que cette passion durera autant que sa vie. »

  58. Le passage compris entre ces deux crochets a été intercalé plus haut dans la première édition, et on l’a déjà vu en note.
  59. « Le Roi l’épousa, dit Saint-Simon, au milieu de l’hiver qui suivit la mort de la Reine (morte en 1683). »—« La satiété des noces, toujours si fatale, continue le même écrivain, et des noces de cette espèce, ne fit que confirmer la faveur de madame de Maintenon. Bientôt après, elle éclata par l’appartement qui lui fut donné à Versailles, au haut du grand escalier, vis-à-vis de celui du Roi, et de plain-pied. » Notons que madame de Maintenon, de trois ans plus âgée que le Roi, avoit alors de quarante-huit à quarante-neuf ans. Nous retrouvons ici le P. de La Chaise. Ce fut lui qui offrit, de la part du Roi, un mariage dont madame de Maintenon garda le secret plus fidèlement que le Roi lui-même.
  60. M. Walckenaer s’explique en termes naïvement chastes sur les relations de Louis XIV et de madame de Maintenon. Nous donnons son texte, en renvoyant aux notes où il cite ses autorités : « Elle étoit du nombre de celles qui, très sensibles aux caresses que les femmes aiment à se prodiguer entre elles (je comprends peu) en témoignage de leur mutuelle tendresse, et qu’avec plus de réserve elles échangent avec l’autre sexe, ont une répugnance instinctive à se soumettre à ce qu’exige d’elles l’amour conjugal pour devenir mères, moins par la persistance d’une primitive pudeur que par l’effet d’une nature qui leur a refusé ce qu’elle a accordé à tant d’autres avec trop de libéralité. Françoise d’Aubigné eut souvent besoin d’être rassurée par son confesseur sur les scrupules que lui firent naître ses complaisances aux contrariantes importunités de son royal époux, à un âge où elle ne pouvoit plus espérer d’engendrer de postérité. » Sur ce point délicat, nous aimons à nous abriter derrière M. Walckenaer. Nous n’aurions osé espérer de dire les choses avec une plus respectable réserve. Voyez surtout les passages auxquels il renvoie. Un de ceux-ci, extrait d’une lettre de l’évêque de Chartres, citée par La Baumelle, prouve clairement le mariage, s’il pouvoit y avoir quelque doute à ce sujet : « C’est une grande pureté, lui dit-il, de préserver celui qui vous est confié des impuretés et des scandales où il pourroit tomber. C’est en même temps un acte de soumission, de patience et de charité… Malgré votre inclination, il faut rentrer dans la sujétion que votre vocation vous a prescrite… Il faut servir d’asile à une âme qui se perdroit sans cela. Quelle grâce que d’être l’instrument des conseils de Dieu, et de faire par pure vertu ce que tant d’autres font sans mérite ou par passion ! » Ailleurs il lui écrit : « Après ma mort, vous choisirez un directeur auquel vous donnerez vos redditions. Vous lui montrerez les écrits qu’on vous a donnés pour votre conduite. Vous lui direz vos liens. » (Walckenaer, Mémoires sur madame de Sévigné, 5, p. 216 et 436.)
  61. Le dernier enfant de madame de Montespan et de Louis XIV fut le comte de Toulouse, né le 6 juin 1678. Depuis, madame de Montespan fut supplantée par mademoiselle de Fontanges, à la mort de laquelle, dirent les pamphlets, elle n’auroit pas été étrangère. Le Roi continua à recevoir madame de Montespan, même après son mariage avec madame de Maintenon ; il ne lui donna donc pas ce congé absolu dont il est ici parlé.
  62. Madame de Soubise étoit Anne de Rohan Chabot, fille de ce Henri Chabot qui devint duc de Rohan, et dont le mariage avec Marguerite de Rohan avoit fait si grand bruit. Née en 1648, elle épousa François de Rohan, qui fit la branche des princes de Soubise, second fils d’Hercule, duc de Montbazon, et de Marie de Bretagne. Elle mourut le 4 février 1709, âgée de soixante et un ans.

    On lit dans les notes de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau :

    « La beauté de madame de Soubise, dont le roi fut touché, fit la fortune de sa famille. M. de Soubise avoit eu une première femme qui n’avoit jamais prétendu au tabouret. La beauté de sa deuxième femme le lui valut, et, par degrés, le rang de princesse à la maison de Rohan… » (Journal de Dangeau, avril 1684, t. 1, p. 5.—Cf. ibid., p. 112.)

  63. Louis XIV eut en effet à souffrir l’opération de la fistule. Madame de Maintenon y assista. Seule avec M. de Louvois, le P. de La Chaise et les médecins Fagon et Félix, elle avoit été informée de la résolution prise par le Roi. Pour les détails, nous renvoyons au Journal de Dangeau et aux ouvrages que citent en note les éditeurs (Année 1686, 18 novembre, t. 1, p. 417). Voyez notamment l’extrait d’un manuscrit intitulé : Remarques générales sur le tempérament et la santé du roi Louis XIV, par les médecins Fagon, etc., à la suite des Mémoires de Choisy, coll. Michaud et Poujoulat, édit. Didier, p. 675-677.
  64. Voy. l’histoire de cette maison par M. Théophile Lavallée.
  65. Nous n’avons pas à réfuter cette infamie autrement qu’en la faisant remarquer.
  66. On connoît les deux rayons symboliques que la peinture et la sculpture placent sur le front de Moïse.
  67. Des charges de capitaines et de majors. Le mot majorité se trouve dans Furetière avec le sens qu’il a ici.
  68. M. Walckenaer (Mém. sur mad. de Sévigné) a rappelé deux lettres de Louis XIV où le Roi, honteux des exigences de madame de Montespan, dissimule avec Colbert, son ministre, mais n’accorde pas moins à la favorite ce qu’elle demande. Les guerres terribles qu’on eut à soutenir sur la fin du règne rendirent les économies de plus en plus nécessaires ; mais qui pourroit croire que le Roi les faisoit porter sur ses amours ?