Histoire chronologique de la Nouvelle France ou Canada/00a

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PRÉFACE
DE CETTE PREMIÈRE ÉDITION D’UN OUVRAGE
DÉJÀ VIEUX DE DEUX SIÈCLES



n a dit : l’Histoire est une résurrection. C’est vrai ; mais n’a pas qui veut, comme un Augustin Thierry ou un Michelet, le secret de faire revivre les siècles, les sociétés, les hommes des âges évanouis. Le meilleur moyen de reconstituer par la pensée les générations disparues, avec leurs idées, leurs passions, leurs préjugés, leurs traits distinctifs, c’est encore de lire les annales ou les mémoires que nous ont légués les contemporains de ces générations d’autrefois. Mais le nombre est relativement restreint, du moins pour certains siècles et pour certains pays, de ceux qui nous ont laissé des documents écrits sur les choses de leur temps, et on ne peut ici faire parler que ceux qui ont bien voulu prendre la parole.

Imaginez cependant un homme du XVIIe siècle, un de ceux qui ont vu grandir et se développer sous l’impulsion de Colbert, — non pas autant qu’elle l’eût pu faire cependant, — cette « Nouvelle France » d’Amérique dont les destinées, contraires aux vœux des Français, n’ont pourtant pas entièrement trompé nos patriotiques espérances ; — imaginez cet homme mêlé au vif des querelles qui divisèrent alors maintes fois le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique et mirent aux prises les deux grandes congrégations missionnaires du temps, les Jésuites et les Récollets ; imaginez cet homme, lui-même portant la robe de bure du moine mendiant, jaloux des prérogatives de son ordre, étouffant mal la colère qui remplit son cœur contre les audacieuses menées de l’ordre rival, de l’ordre qu’a flétri Pascal, et se promettant de parler, de déchirer les voiles, de dénoncer les intrigues et les complicités… Il parle en effet, il entreprend de conter, depuis ses origines, — devançant en cela le Père jésuite Charlevoix, — l’histoire du pays qu’il habite, où son ordre a planté la croix des premières missions, où il a tenu école, prêché, évangélisé, porté le viatique aux mourants. Il écrit son livre tout chaud du feu intérieur qui couve en son cœur, et parfois, — quand il touche au sujet scabreux des Jésuites et de leurs trames secrètes pour supplanter les Récollets, — tout bouillant de lave, tout frémissant des grondements d’une colère mal contenue. Il dira à son supérieur général à qui son livre est d’abord soumis, il dira à ses frères les Récollets de France, il fera savoir au grand public, à la postérité, les services que les Récollets voulaient rendre au Canada et comment ils en ont été empêchés par les mines que les Jésuites ont creusées et fait éclater sous leurs pas. Il dira… Mais il en a déjà trop dit. Il a parlé trop haut et trop clair ; son livre ferait scandale ; et quoique le brave P. Sixte Le Tac, — c’est le nom de notre historien, que l’écriture de son manuscrit, rapprochée d’autres documents, nous a permis de retrouver, — se fût couvert du voile de l’anonyme, quoiqu’il se fût prêté à la petite supercherie de mettre son récit sur le compte de quelque officier « faisant profession des affaires de guerre » et parlant en témoin désintéressé de ces querelles de moines, — il dut, le pauvre historien du Canada, digérer « le bœuf », comme disaient les Grecs, que son supérieur « mit sur sa langue ». En d’autres termes il dut ronger son frein et prendre son parti de voir son manuscrit, rapporté en Europe, s’engouffrer, sans espoir de revoir jamais le jour, dans les archives du couvent de Saint-Germain-en-Laye, avec les autres papiers des Récollets de la province de Saint-Denys en France… Mais c’est bien le cas de dire : Habent sua fata libelli. À la Révolution, les papiers des couvents que les Récollets avaient à Saint-Germain et à Versailles sont saisis et transportés aux archives du département de Seine-et-Oise, où ils sont classés, numérotés, puis déposés dans un carton qui les protège de la poussière[1]. M. P. Margry remue pour la première fois ces papiers, il y a une vingtaine d’années, et en tire quelques documents originaux sur Cavelier de la Salle, mais il passe à côté de l’Histoire chronologique de la Nouvelle France sans s’aviser de la publier. Il était réservé au signataire de ces lignes, au modeste auteur de l’Histoire du Canada et des Canadiens Français, de remettre au jour cet écrit d’un ancien confrère en historiographie et de le présenter au public de cette fin du XIXe siècle.

Imaginez maintenant notre P. Le Tac sortant de son tombeau deux fois séculaire, et, par quelque procédé semblable à celui que décrit Edmond About dans son amusante nouvelle de L’Homme à l’Oreille cassée, apparaissant, avec sa robe de bure grise, au bras d’un de ces « hérétiques », d’un de ces « huguenots » qu’il n’a guère plus ménagés que les Jésuites en son livre. Ou bien imaginez, ce qui n’est guère moins merveilleux, son manuscrit jauni se couvrant de lettres d’imprimerie et prenant la forme d’un beau volume, imprimé en caractères antiques sur papier de Hollande, pour se présenter sous cette forme et sous sa couverture de parchemin à tous les amis des lettres en France et en Amérique, à tous ceux qui recherchent la vérité historique et aiment les ouvrages originaux qui permettent de la reconstituer. Je ne sais quel sera auprès d’eux l’effet de cette résurrection du vieil historien ; mais j’ai idée que le P. Le Tac, du haut du ciel où j’espère pour lui qu’il est enfin entré, après les années de son purgatoire, a dû tressaillir d’aise en voyant remuées, copiées et reproduites par la presse les pages qu’il a écrites avec tant d’amour, et je suis convaincu qu’il sait le meilleur gré du monde à l’hérétique qui l’a exhumé et qui l’introduit aujourd’hui devant cette postérité à qui il a voulu apporter le témoignage de ce qu’il a vu, su et ressenti.

Un appendice fort riche, comme on le verra, et dont j’ai emprunté les documents tous inédits aux papiers des Récollets, — reproduisant de ce dossier, déposé aux archives de la préfecture de Versailles, tout ce qui me paraissait avoir quelque intérêt pour l’histoire, — complète l’œuvre du P. Sixte Le Tac, et conduit le lecteur jusqu’au delà de l’année 1689, époque où le P. Sixte (qui repassa cette même année en France par Terre-Neuve) s’appliqua à l’œuvre, malheureusement inachevée, de son Histoire.

Je ne réclame en toute cette publication d’autre honneur que celui d’un éditeur, mais j’ai tâché d’être un éditeur aussi scrupuleux et aussi consciencieux que possible, et j’espère, avec le concours de l’habile imprimeur de Strasbourg à qui j’ai confié le soin de cette impression, avoir mis au jour un ouvrage qui mérite de prendre place dans la bibliothèque des érudits, des hommes de goût et des esprits curieux des choses de l’histoire et particulièrement de l’histoire du Canada.

Eug. RÉVEILLAUD.

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  1. Je saisis cette occasion pour remercier M. Bertrandy-Lacabane, archiviste de Seine-et-Oise, et les employés de son service, notamment leur doyen, M. Dupaisay, de la bienveillante obligeance que j’ai toujours rencontrée auprès d’eux et qui a singulièrement facilité mes recherches.