Histoire comique/III

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Calmann-Lévy (p. 34-54).


III


Madame Nanteuil habitait avec sa fille, au cinquième étage d’une maison du boulevard Saint-Michel, un petit appartement dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin du Luxembourg. Elle reçut Chevalier avec bienveillance, lui sachant gré d’aimer Félicie et de n’être pas aimé d’elle, et ignorant, par principe, qu’il eût été l’amant de sa fille. Elle le fit asseoir près d’elle, dans la salle à manger où brûlait dans le poêle un feu de coke. À la clarté de la lampe, des revolvers d’ordonnance, des sabres avec la dragonne à glands d’or, luisaient sur le mur, autour d’une cuirasse de femme, armée de rondelles de fer-blanc à l’endroit des seins, pièce d’armure que, l’hiver précédent, Félicie, encore élève du Conservatoire, avait portée pour représenter Jeanne d’Arc chez une duchesse spirite. Veuve d’officier et mère d’actrice, madame Nanteuil, de son vrai nom madame Nanteau, conservait ces trophées.

— Félicie n’est pas encore rentrée, monsieur Chevalier. Je ne l’attends pas avant minuit. Elle est en scène jusqu’à la fin du spectacle.

— Je le sais : j’étais de la première pièce. J’ai quitté le théâtre après le « un » de la Mère confidente.

— Oh ! monsieur Chevalier, pourquoi n’êtes-vous pas resté jusqu’à la fin ? Ma fille aurait été bien contente si vous étiez resté. Quand on joue, on aime à avoir des amis dans la salle.

Chevalier répondit d’une façon ambiguë :

— Oh ! les amis, ce n’est pas ce qui manque.

— Vous vous trompez, monsieur Chevalier : les bons amis sont rares. Madame Doulce était là, sans doute ? A-t-elle été contente de Félicie ?

Et elle ajouta très humblement :

— Je serais vraiment heureuse qu’elle eût du succès. Il est si difficile de percer dans son état, quand on est seule, sans appui, sans protections ! Et elle a bien besoin de réussir, la pauvre petite !

Chevalier n’avait pas le cœur à s’apitoyer sur Félicie. Il dit brusquement, en haussant les épaules :

— Ah ! ne vous inquiétez donc pas. Elle réussira. Elle est comédienne dans l’âme. Elle a le théâtre dans le corps. Elle l’a dans les jambes.

Madame Nanteuil sourit paisiblement :

— La pauvre enfant ! Elles ne sont pas bien grosses, ses jambes. Félicie n’a pas une mauvaise santé. Mais il ne faut pas qu’elle se fatigue. Elle a souvent des vertiges, des migraines.

La bonne vint mettre sur la table un plat de charcuterie, une bouteille et des assiettes.

Cependant Chevalier cherchait dans son esprit le moyen d’amener à propos une question qu’il avait sur les lèvres depuis le bas de l’escalier. Il voulait savoir si Félicie fréquentait encore Girmandel, dont il n’entendait plus parler. Nous formons des souhaits proportionnés à notre état. Maintenant, dans la misère de son existence, dans la détresse de son cœur, il désirait ardemment que Félicie, qui ne l’aimait plus, aimât Girmandel qu’elle aimait peu, et toute son espérance était que Girmandel la gardât pour lui, la prît toute et ne laissât rien d’elle à Robert de Ligny. L’idée que la jeune fille était avec Girmandel soulageait sa jalousie, et il tremblait d’apprendre qu’elle avait quitté l’huissier.

Certes, il ne se serait jamais permis d’interroger une mère sur les amants de sa fille. Mais on pouvait parler de Girmandel à madame Nanteuil, qui ne voyait rien que d’honorable dans ses relations de famille avec l’officier ministériel, homme riche, marié et père de deux filles charmantes. Il fallait seulement, pour amener le nom de l’huissier dans la conversation, user d’un artifice. Chevalier en trouva un qui lui parut ingénieux.

— À propos, dit-il, j’ai rencontré Girmandel en voiture.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

— Il passait en fiacre sur le boulevard Saint-Michel. J’ai bien cru le reconnaître. Je serais surpris si ce n’était pas lui.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

— Sa barbe blonde, son visage rouge… Il est très reconnaissable, Girmandel.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

— Vous étiez très liées avec lui, dans le temps, vous et Félicie. Est-ce que vous le voyez toujours ?

Madame Nanteuil répondit mollement :

— Monsieur Girmandel ? mais oui, nous le voyons toujours…

À cette parole, Chevalier ressentit presque de la joie. Mais elle l’avait trompé ; elle n’avait pas dit la vérité. Elle avait menti par amour-propre et pour ne pas révéler un secret domestique, qu’elle ne jugeait point à l’honneur de sa maison. Ce qui était vrai, c’est que, dans l’emportement de son amour pour Ligny, Félicie avait plaqué Girmandel, et l’huissier, qui pourtant était homme du monde, avait cessé net d’éclairer. Madame Nanteuil, à son âge, avait repris un amant par amour maternel et pour que sa fille ne fût pas dans le besoin. Elle avait renoué sa vieille liaison avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy. Tony Meyer ne remplaçait pas avantageusement Girmandel : il donnait peu d’argent. Madame Nanteuil, qui était sage et savait le prix des choses, n’en murmurait pas, et elle était récompensée de son dévouement, car, depuis six semaines qu’elle était aimée à nouveau, elle rajeunissait.

Chevalier, qui suivait son idée, demanda :

— Girmandel, il n’est plus jeune ?

— Il n’est pas vieux, dit madame Nanteuil. Un homme n’est pas vieux à quarante ans.

— Est-ce qu’il n’est pas ramolli ?

— Mais non, répondit madame Nanteuil avec tranquillité.

Chevalier, songeur, se tut. Madame Nanteuil s’assoupit. Puis, tirée de sa somnolence par la bonne qui apportait la salière et la carafe, elle demanda :

— Et vous, monsieur Chevalier, êtes-vous content ?

Non, il n’était pas content. Les critiques s’entendaient pour lui casser les reins. Et la preuve qu’ils étaient coalisés contre lui, c’est qu’ils disaient tous la même chose : ils disaient qu’il avait le masque ingrat.

— Un masque ingrat ! s’écriait-il indigné, ils devraient dire : un masque prédestiné… Je vais vous expliquer, madame Nanteuil. Je vois grand : c’est ce qui me fait du tort. Ainsi, dans la Nuit du 23 octobre, qu’on répète en ce moment, je fais Florentin : six répliques, une panne… Mais j’ai grandi le personnage démesurément. Durville est furieux. Il me coupe tous mes effets.

Madame Nanteuil, placide et bienveillante, trouva de bonnes paroles. Il y avait des obstacles, mais on finissait par les surmonter. Sa fille aussi s’était heurtée au mauvais vouloir de certains critiques.

— Minuit et demi ! dit Chevalier assombri. Félicie est en retard.

Madame Nanteuil supposait qu’elle avait été retenue par madame Doulce.

— Madame Doulce se charge ordinairement de la ramener, et vous savez qu’elle n’est jamais pressée.

Chevalier se leva et fit mine de s’en aller, pour montrer qu’il avait de l’usage. Madame Nanteuil le retint.

— Restez donc : Félicie ne va pas tarder à rentrer. Elle sera bien contente de vous trouver ici. Vous souperez avec elle.

Madame Nanteuil s’assoupit de nouveau sur sa chaise. Chevalier, silencieux, attachait son regard au cartel pendu contre la muraille et, à mesure que l’aiguille s’avançait sur le cadran, il sentait une plaie brûlante s’agrandir dans sa poitrine, et chaque menu coup du balancier le touchait au vif, aiguillonnait sa jalousie, en marquant les moments que Nanteuil passait avec Ligny. Car il était sûr, maintenant, qu’ils étaient ensemble. Le silence de la nuit, interrompu seulement par le bruit sourd des fiacres qui roulaient sur le boulevard, favorisait les images et les réflexions qui le torturaient. Il les voyait.

Réveillée en sursaut par des chants montés du trottoir, madame Nanteuil confirma la pensée sur laquelle elle s’était endormie.

— C’est ce que je dis toujours à Félicie : on ne doit pas se décourager. Il y a dans la vie de mauvais jours…

Chevalier fit signe qu’il y en avait.

— Mais ceux qui souffrent, dit-il, n’ont que ce qu’ils méritent. Il ne faut qu’un moment pour s’ôter tous les ennuis, pas vrai ?

Elle approuva : certainement il y avait des chances subites, surtout au théâtre.

Il reprit d’une voix profonde, intérieure :

— Si l’on croit que c’est pour le théâtre que je me fais du mauvais sang… Le théâtre, je suis bien sûr de m’y faire une place, un jour, et belle !… Mais à quoi sert d’être un grand artiste, si l’on n’est pas heureux ? Il y a des ennuis bêtes qui sont terribles. Des douleurs qui vous battent les tempes par petits coups égaux et réguliers comme le tic tac de cette pendule et qui rendent fou.

Il s’arrêta ; le regard sombre de ses yeux creux contemplait la panoplie suspendue au mur. Puis il reprit :

— Ces ennuis bêtes, ces douleurs ridicules, si on les supporte trop longtemps, c’est qu’on est un lâche.

Et il tâta l’étui du revolver qu’il portait constamment dans sa poche.

Madame Nanteuil l’écoutait, sereine, avec cette douce volonté de ne rien savoir, qui était tout son génie dans la vie.

— Une chose terrible aussi, dit-elle, c’est la cuisine. Félicie est dégoûtée de tout. On ne sait que lui faire.

À partir de ce moment, la conversation languissante se traîna en paroles détachées, qui n’avaient que peu de sens. Madame Nanteuil, la bonne, le feu de coke, la lampe, l’assiette de charcuterie, dans une tristesse morne, attendaient Félicie. Une heure sonna. La souffrance de Chevalier était maintenant abondante et tranquille. Il possédait la certitude. Les voitures, plus rares, roulaient plus sonores sur la chaussée. Le bruit d’une de ces voitures s’arrêta devant la maison. Quelques instants après, il entendit le petit grillotis de la clé dans la serrure, le choc d’une porte, des pas légers dans l’antichambre.

La pendule marquait une heure vingt-trois minutes. Il fut tout à coup agité de trouble et d’espérance. C’était elle ! Qui sait ce qu’elle dirait ? Peut-être qu’elle expliquerait ce retard de la façon la plus naturelle.

Félicie entra dans la salle à manger, les cheveux en désordre, l’œil brillant, les joues blanches, les lèvres avivées et froissées, lasse, indifférente, muette, heureuse, jolie, ayant l’air de garder sous son manteau, qu’elle tenait des deux mains fermé sur elle, un reste de chaleur et de volupté.

Sa mère lui dit :

— Je commençais à être inquiète… Tu ne te défais pas ? Elle répondit :

— J’ai faim.

Elle se laissa tomber sur une chaise, devant la petite table ronde. Rejetant son manteau sur le dossier, elle découvrit son buste fin dans sa petite robe noire de pensionnaire, et, le coude gauche sur la toile cirée de la table, elle se mit à piquer de sa fourchette les tranches de saucisson.

— Est-ce que ça a bien marché ce soir ? demanda madame Nanteuil.

— Très bien.

— Tu vois : Chevalier est venu te tenir compagnie. C’est gentil à lui, n’est-ce pas ?

— Ah ! Chevalier… Eh bien ! qu’il se mette à table.

Et, sans plus répondre aux questions de sa mère, elle mangeait, avide et charmante, comme Cérès chez la vieille femme. Puis elle repoussa son assiette et, renversée sur sa chaise, les paupières mi-closes, la bouche entr’ouverte, elle sourit d’un sourire qui ressemblait à un baiser.

Madame Nanteuil, ayant pris son vin chaud, se leva.

— Vous m’excuserez, monsieur Chevalier : j’ai mes comptes à mettre à jour.

Tels étaient les termes par lesquels elle annonçait ordinairement qu’elle allait se coucher.

Resté seul avec Félicie, Chevalier lui dit violemment :

— C’est bête ! c’est lâche ! mais je t’aime à en devenir fou… Tu entends, Félicie ?

— Pour sûr, que j’entends ! Tu n’as pas besoin de parler si haut.

— C’est ridicule, n’est-ce pas ?

— Non, ce n’est pas ridicule, c’est…

Elle n’acheva pas.

Il s’approcha d’elle, tirant sa chaise sous lui.

— Tu es rentrée à une heure vingt-cinq. C’est Ligny qui t’a reconduite, j’en suis sûr. Il t’a reconduite en fiacre. J’ai entendu la voiture s’arrêter devant ta maison.

Comme elle ne répondait pas, il reprit :

— Dis le contraire !

Elle se tut. Et il répéta d’une voix pressante et comme suppliante :

— Dis que non !…

Si elle avait voulu, d’une parole, d’un seul mot, d’un petit mouvement de la tête et des épaules, elle l’aurait rendu très doux et presque heureux. Mais elle garda un silence méchant. Les lèvres serrées, le regard lointain, elle semblait perdue dans un rêve.

Il poussa un soupir rauque :

— Imbécile que j’étais, je ne pensais pas à cela ! Je me disais que tu reviendrais chez toi, comme les autres jours, avec madame Doulce, ou toute seule… Ah ! si j’avais su que tu te ferais reconduire par cet individu !…

— Eh bien ! qu’est-ce que tu aurais fait si tu avais su ?

— Je vous aurais suivis, pardi !

Elle arrêta durement sur lui ses prunelles trop claires :

— Ça, je te le défends, tu m’entends ! Si j’apprends que tu m’as suivie une seule fois, je ne te revois plus. D’abord, tu n’as pas le droit de me suivre. Je suis libre de faire ce que je veux, peut-être !

Suffoqué de surprise et de colère, il balbutia :

— Pas le droit ? Pas le droit ?… Tu dis que je n’ai pas le droit ?…

— Non, tu n’as pas le droit… Et puis, je ne veux pas.

Son visage prit une expression de dégoût :

— C’est ignoble d’espionner une femme. Si tu essayes seulement une fois de savoir où je vais, je te fiche à la porte, et ce ne sera pas long.

— Alors, murmura-t-il, plein de stupeur, nous ne sommes rien l’un pour l’autre, je ne suis rien pour toi… Nous n’avons pas été ensemble… Voyons, Félicie, rappelle-toi…

Mais elle, impatientée :

— Ah ! qu’est-ce que tu veux que je me rappelle ?…

— Félicie, pense que tu t’es donnée à moi !

— Tu ne veux pas pourtant, mon cher, que j’y pense toute la journée. Ce serait abusif.

Il la regarda quelque temps avec plus de curiosité que de colère et lui dit, moitié amer et moitié doux :

— On peut dire que tu es rosse !… Sois-le, Félicie ! Sois-le, tant que tu voudras ! Qu’est-ce que ça fait, puisque je t’aime ? Tu es à moi, je te reprends ; je te reprends et je te garde. Voyons ! je ne peux pas souffrir toujours comme une pauvre bête. Écoute : Je passerai l’éponge. Nous recommencerons notre amour. Et, cette fois, ce sera très bien. Et tu seras à moi pour toujours, à moi seul. Je suis un honnête homme, tu sais. Tu peux compter sur moi. Je t’épouserai quand j’aurai une position.

Elle le regarda avec une surprise dédaigneuse. Il crut qu’elle avait des doutes sur son avenir dramatique, et, pour les dissiper, il dit, dressé sur ses longues jambes :

— Tu ne crois pas à mon étoile, Félicie ? Tu as tort. Je me sens capable de grandes créations. Qu’on me donne un rôle, et on verra. Et je n’ai pas seulement la comédie en moi, j’ai le drame, j’ai la tragédie… Oui, la tragédie. Je sais dire les vers. Et c’est un talent qui se fait rare aujourd’hui… Aussi ne crois pas, Félicie, que je te fasse un affront en t’offrant de t’épouser. Loin de là !… Nous nous marierons plus tard, quand ce sera possible et convenable. Rien ne presse, bien sûr. En attendant, nous reprendrons nos bonnes habitudes de la rue des Martyrs… Tu te souviens, Félicie : nous y avons été si heureux ! Le lit n’était pas large, mais nous disions : « Ça ne fait rien… » J’ai maintenant deux belles chambres dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière Saint-Étienne-du-Mont. Il y a ton portrait sur tous les murs… Tu y retrouveras le petit lit de la rue des Martyrs… Mais écoute-moi bien, j’ai trop souffert ; je ne veux plus souffrir. J’exige que tu sois à moi, à moi seul.

Tandis qu’il parlait, Félicie était allée prendre sur la cheminée les cartes avec lesquelles sa mère jouait tous les soirs et elle les étalait sur la table.

— À moi seul… Tu m’entends, Félicie.

— Laisse-moi tranquille, je fais une réussite.

— Écoute-moi, Félicie. J’exige que tu ne reçoives plus dans ta loge cet imbécile…

Examinant ses cartes, elle murmura :

— Toutes les noires sont en bas.

— Cet imbécile, parfaitement. C’est un diplomate, et le ministère des Affaires étrangères, aujourd’hui, c’est le refuge des incapables.

Il haussa la voix :

— Félicie, dans ton intérêt comme dans le mien, écoute-moi.

— Ne crie donc pas : maman dort.

Il reprit d’une voix sourde :

— Sache bien que je ne veux pas que Ligny devienne ton amant.

Elle releva sa petite tête méchante :

— Et s’il l’est ?

Il fit un pas vers elle, sa chaise levée, la regarda d’un œil fou en riant d’un rire fêlé :

— S’il l’est, il ne le sera pas longtemps.

Et il laissa retomber sa chaise.

Maintenant elle avait peur. Elle s’efforça de sourire.

— Tu vois bien que je plaisante.

Elle réussit, sans trop de peine, à lui faire croire qu’elle lui avait parlé de cette manière seulement pour le punir, parce qu’il devenait insupportable. Il se calma. Elle lui dit alors qu’elle était lasse, qu’elle tombait de sommeil. Il se décida enfin à s’en aller. Sur le palier, il se retourna et dit :

— Félicie, je te conseille, pour éviter un malheur, de ne plus revoir Ligny.

Elle lui cria par la porte entre-bâillée :

— Tape au carreau de la loge pour qu’on t’ouvre !