Histoire comique/IV

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Calmann-Lévy (p. 55-84).


IV


Dans la salle obscure, de grands pans de toile couvraient le balcon et les loges. L’orchestre était revêtu d’une housse immense, qui, retroussée sur les bords, laissait place à quelques figures humaines pâlissant en cette ombre, comédiens, machinistes, costumiers, amis du directeur, mères et amants d’actrices. Des yeux s’allumaient çà et là dans le creux noir des baignoires.

On répétait pour la cinquante-sixième fois la Nuit du 23 octobre 1812, drame célèbre, vieux de vingt ans, et qui n’avait pas encore été représenté à ce théâtre. La pièce était sue et l’on avait fixé au lendemain cette dernière répétition particulière que, sur les scènes moins austères que l’Odéon, on nomme la « répétition des couturières ».

Nanteuil n’était pas de la pièce. Mais elle avait eu affaire ce jour-là au théâtre, et, comme on lui avait dit que Marie-Claire était exécrable dans le rôle de la générale Malet, elle était venue voir un peu, cachée au fond d’une baignoire.

La grande scène du « deux » commençait. Le décor représentait une mansarde de la maison de santé où le conspirateur était détenu en 1812. Durville, qui tenait le rôle du général Malet, venait de faire son entrée. Il répétait en costume : longue redingote bleue, avec le collet par-dessus les oreilles, culotte chamois à pont. Et déjà même il s’était fait une tête, la tête glabre et martiale des généraux de l’Empire, avec la patte de lièvre qui passa des vainqueurs d’Austerlitz à leurs fils les bourgeois de Juillet. Debout, le coude droit dans la main gauche et le front dans la main droite, il exhalait l’orgueil de sa voix profonde et de sa culotte collante.

» — Seul, sans argent, du fond d’une prison, s’attaquer à ce colosse qui commande un million de soldats et qui fait trembler tous les peuples et tous les rois de l’Europe… Eh bien ! ce colosse s’écroulera.

Du fond de la scène, le vieux Maury, qui faisait le conspirateur Jacquemont, donna la réplique :

» — Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute.

Soudain des cris à la fois plaintifs et furieux s’élevèrent de l’orchestre.

L’auteur éclatait. C’était un homme de soixante-dix ans, qui bouillait de jeunesse.

— Qu’est-ce que je vois là, au fond ? Ce n’est pas un acteur, c’est une cheminée. Il faudra faire venir les fumistes, les marbriers pour l’ôter de là… Maury, remuez-vous donc, sacrebleu !

Maury passa.

» — Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute… Je reconnais que ce ne sera pas de votre faute, général. Votre proclamation est excellente. Vous leur promettez une constitution, la liberté, l’égalité… C’est du machiavélisme !

Durville répliqua :

» — Et du meilleur. Race incorrigible, ils s’apprêtent à violer les serments qu’ils n’ont pas faits encore, et, parce qu’ils mentent, ils se croient des Machiavels… Le pouvoir absolu, qu’en ferez-vous donc, imbéciles ?…

La voix stridente de l’auteur grinça :

— Vous n’y êtes pas, Dauville.

— Moi ? demanda Durville étonné.

— Oui, vous, Dauville, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous dites.

Pour humilier les cabots, pour abattre leur superbe, cet homme qui, de sa vie, n’avait oublié le nom d’une crémière ou d’un portier, dédaignait de retenir les noms des plus illustres comédiens.

— Dauville, mon ami, reprenez-moi ça.

Il jouait tous les rôles. Joyeux, funèbre, violent, tendre, impétueux, caressant, il prenait une voix tour à tour grave et flûtée ; il soupirait, il rugissait, il riait, il pleurait. Il se transformait, ainsi que l’homme du conte populaire, en flamme, en fleuve, en femme, en tigre.

Dans les coulisses, les comédiens n’échangeaient entre eux que des propos insignifiants et brefs. Leur liberté de parole, leur facilité de mœurs, la familiarité de leurs habitudes ne les empêchaient pas de garder ce que, dans toute réunion d’hommes, il faut d’hypocrisie pour que les gens puissent se regarder les uns les autres sans horreur et sans dégoût. Même il régnait dans cet atelier d’art en pleine activité une belle apparence d’accord et d’union, un sentiment unanime créé par la pensée, haute ou médiocre, de l’auteur, un esprit d’ordre qui obligeait toutes les rivalités et tous les mauvais vouloirs à se changer en bonne volonté et en harmonieux concours.

Nanteuil, dans sa loge, se sentait mal à l’aise en pensant que Chevalier était là tout près. Depuis l’avant-veille, depuis la nuit où il avait proféré d’obscures menaces, elle ne l’avait pas revu et la peur qu’il lui avait faite restait en elle. « Félicie, pour éviter un malheur, je te conseille de ne plus revoir Ligny » : qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle réfléchissait sur lui sérieusement. Ce garçon qui, l’avant-veille encore, lui semblait insignifiant et banal, qu’elle avait bien trop vu, qu’elle savait par cœur, comme il lui apparaissait maintenant mystérieux et plein de secrets ! Comme elle s’apercevait tout à coup qu’elle ne le connaissait pas ! De quoi était-il capable ? Elle s’efforçait de le deviner. Qu’allait-il faire ? Rien, sans doute. Tous les hommes qu’on quitte menacent et ne font rien. Mais Chevalier était-il un homme tout à fait comme les autres ? On le disait fou. C’était une manière de parler. Mais elle ignorait elle-même s’il n’y avait pas en lui un peu de folie. À présent, elle l’étudiait avec un sincère intérêt. Très intelligente, elle ne lui avait jamais trouvé beaucoup d’intelligence ; mais il l’avait surprise plusieurs fois par l’obstination de sa volonté. Elle se rappelait de lui des actes d’énergie sauvage. Naturellement jaloux, il y avait des choses qu’il comprenait. Il savait à quoi une femme est obligée, pour se faire une place au théâtre, ou pour avoir des toilettes ; mais il ne voulait pas qu’on le trompât par amour. Était-ce un homme à commettre un crime, à faire un malheur ? Voilà ce qu’elle ne pouvait découvrir. Elle se rappelait la manie que ce garçon avait de manier des armes. Quand elle allait le voir, rue des Martyrs, elle le trouvait toujours dans sa chambre démontant et nettoyant un vieux fusil. Pourtant il ne chassait jamais. Il se vantait d’être un excellent tireur et portait un revolver sur lui. Mais qu’est-ce que cela prouvait ? Jamais encore elle n’avait tant pensé à lui.

Nanteuil s’inquiétait ainsi, dans sa baignoire, quand Jenny Fagette vint l’y rejoindre, Jenny Fagette, fine et frêle, la Muse d’Alfred de Musset, qui, la nuit, brûlait ses yeux de pervenche à rédiger des courriers mondains et des articles de modes. Comédienne médiocre, mais femme adroite, merveilleusement active, c’était la meilleure amie de Nanteuil. Elles se reconnaissaient l’une à l’autre de grandes qualités, et des qualités différentes de celles qu’elles se trouvaient à elles-mêmes, et elles agissaient de concert comme les deux grandes puissances de l’Odéon. Cependant Fagette faisait tout son possible pour prendre Ligny à son amie, non par goût, car elle était sèche comme un cotret et méprisait les hommes, mais dans l’idée qu’une liaison avec un diplomate lui procurerait certains avantages et surtout pour ne pas perdre l’occasion d’être rosse. Nanteuil le savait. Elle savait que toutes ses camarades, Ellen Midi, Duvernet, Herschell, Falempin, Stella, Marie-Claire, voulaient lui prendre Ligny. Elle avait vu Louise Dalle, habillée comme une maîtresse de piano, ayant toujours l’air d’escalader l’omnibus et gardant jusque dans ses provocations et ses frôlements les apparences d’une irrémédiable honnêteté, poursuivre Ligny de ses jambes trop longues et l’obséder de ses regards de Pasiphaé pauvre. Et elle avait surpris, dans un couloir, la doyenne, cette bonne mère Ravaud, découvrant à l’approche de Ligny ce qui lui restait encore, ses magnifiques bras, depuis quarante ans illustres.

Fagette montra à Nanteuil avec dégoût, d’un bout de doigt ganté, la scène sur laquelle s’agitaient Durville, le vieux Maury et Marie-Claire.

— Regarde-moi ces gens-là. Ils ont l’air de jouer à soixante mètres sous l’eau.

— C’est parce que les herses ne sont pas allumées, observa Nanteuil.

— Non, non. Ce théâtre a toujours l’air d’être au fond de l’eau. Et dire que moi aussi, tout à l’heure, je vais entrer dans l’aquarium… Nanteuil, il ne faut pas que tu restes plus d’une saison dans ce théâtre. On s’y noie. Mais regarde-les, regarde-les donc !

Durville devenait presque ventriloque, pour paraître plus grave et plus mâle :

» — La paix, l’abolition des droits réunis et de la conscription, une haute solde pour la troupe ; à défaut d’argent, quelques mandats sur la banque, quelques grades distribués à propos, ce sont là des moyens infaillibles.

Madame Doulce entra dans la loge. Ayant entr’ouvert son manteau tragiquement doublé d’antiques peaux de lapin, elle découvrit un petit livre écorné.

— Ce sont les lettres de madame de Sévigné, dit-elle. Vous savez que je fais, dimanche prochain, une lecture des plus belles lettres de madame de Sévigné.

— Où ça ? demanda Fagette.

— Salle Renard.

Ce devait être une salle ignorée et lointaine. Nanteuil et Fagette ne la connaissaient pas.

— Je donne cette lecture au bénéfice des trois pauvres orphelins qu’a laissés l’artiste Lacour, mort si tristement de phtisie, cet hiver. Mes mignonnes, je compte sur vous pour placer des billets.

— C’est vrai, tout de même, qu’elle est ridicule, Marie-Claire ! dit Nanteuil.

On gratta à la porte de la baignoire. C’était Constantin Marc, le jeune auteur d’une pièce que l’Odéon allait mettre tout de suite en répétition, la Grille, et Constantin Marc, bien que campagnard et vivant dans les bois, ne pouvait plus désormais respirer que dans le théâtre. Nanteuil devait jouer le grand rôle de la pièce : il la regardait avec émotion, comme l’amphore précieuse destinée à contenir sa pensée.

Cependant Durville s’enrouait :

» — Et si la France ne peut être sauvée qu’au prix de notre vie et de notre honneur, je dirai avec l’homme de 93 : « Périsse notre mémoire ! »

Fagette désigna du doigt un jeune homme bouffi qui se tenait, la canne sous le menton, à l’orchestre.

— Est-ce que ce n’est pas le baron Deutz ?

— Tu le demandes ! répondit Nanteuil. Ellen Midi est de la pièce. Elle joue dans le quatre. Le baron Deutz est venu se montrer.

— Attendez un peu, mes enfants, je vais dire un mot à ce malotru, qui m’a rencontrée hier sur la place de la Concorde et qui ne m’a pas saluée.

— Le baron Deutz ?… Il ne t’a pas vue !…

— Il m’a parfaitement vue. Mais il était en famille. Je vais le moucher ; vous allez voir, mes amis.

Elle l’appela tout doucement :

— Deutz ! Deutz !

Le baron s’approcha et vint s’accouder, souriant et satisfait, au rebord de la baignoire.

— Dites donc, monsieur Deutz, hier, quand vous m’avez rencontrée, vous étiez donc en bien mauvaise compagnie, que vous ne m’avez pas saluée ?

Il la regarda, surpris :

— Moi ? J’étais avec ma sœur.

— Ah !…

Et, sur la scène, Marie-Claire, suspendue au cou de Durville, s’écriait :

» — Va ! triomphe ou succombe ; dans la bonne ou la mauvaise fortune, ta gloire est égale. Et, quoi qu’il arrive, je saurai me montrer la femme d’un héros.

— Passez, madame Marie-Claire ! dit Pradel.

À ce moment, Chevalier fit son entrée, et tout aussitôt l’auteur, s’arrachant les cheveux, vomit des imprécations :

— Ce n’est pas une entrée, c’est un écroulement, c’est une catastrophe, c’est un cataclysme. Bonté divine ! un bolide, un aérolithe, un morceau de la lune tomberait sur la scène que ce ne serait pas un si effroyable désastre… Je retire ma pièce !… Chevalier, recommencez votre entrée, mon garçon.

Le peintre qui avait dessiné les costumes, Michel, jeune homme blond à la barbe mystique, était assis à la première travée, sur un bras de fauteuil. Il se pencha à l’oreille de Roger, le décorateur :

— Et dire que c’est la cinquante-sixième fois qu’il attrape Chevalier avec cette impétuosité, l’auteur !

— Tu sais : il est bigrement mauvais, Chevalier, répondit Roger sans hésitation.

— Ce n’est pas qu’il est mauvais, reprit Michel avec indulgence. Mais il a toujours l’air de rire, et il n’y a rien de pis pour un comique. Je l’ai connu tout petit à Montmartre. À la pension, ses maîtres lui demandaient : « Pourquoi riez-vous ? » Il ne riait pas, il n’avait pas envie de rire : il recevait des gifles toute la journée. Ses parents voulaient le mettre dans les produits chimiques. Mais il rêvait le théâtre et passait ses journées sur la butte, dans l’atelier du peintre Montalent. Montalent travaillait alors, nuit et jour, à sa Mort de saint Louis, une grande machine qui lui était commandée pour la cathédrale de Carthage. Un jour, Montalent lui dit…

— Un peu de silence ! cria Pradel.

— … lui dit : « Chevalier, puisque tu n’as rien à faire, pose-moi donc Philippe le Hardi. — Je veux bien », dit Chevalier. Montalent lui fit prendre l’attitude d’un homme accablé de douleur. De plus, il lui plaqua sur les joues deux larmes grandes comme des verres de lunettes. Il termine son tableau, l’expédie à Carthage et fait monter six bouteilles de Champagne. Trois mois après, il recevait du Père Cornemuse, chef des missions françaises en Tunisie, une lettre lui annonçant que le tableau de la Mort de saint Louis, ayant été mis sous les yeux du cardinal-archevêque, avait été refusé par Son Éminence à cause de l’expression indécente de Philippe le Hardi, qui regardait en riant le saint roi, son père, expirant sur la paille. Montalent n’y comprenait rien ; il était furieux et voulait faire un procès au cardinal-archevêque. Il reçoit son tableau, le déballe, le contemple dans un sombre silence, et s’écrie tout à coup : « C’est vrai que Philippe le Hardi a l’air de se gondoler. J’ai été stupide : je lui ai donné la tête de Chevalier, qui a toujours l’air de rire, l’animal ! »

— Taisez-vous donc ! hurla Pradel.

Et l’auteur s’écria :

— Pradel, mon bon ami, jetez-moi tout ce monde-là dehors.

Il mettait en scène infatigablement :

— Un peu plus en arrière, Trouville, là… Chevalier, vous vous approchez de la table, vous prenez les papiers les uns après les autres, et vous dites : « Sénatus-consulte… ordre du jour… dépêches pour les départements… proclamation… » Comprenez-vous ?

— Oui, maître… « Sénatus-consulte… ordre du jour… dépêches pour les départements… proclamation… »

— Allons, Marie-Claire, mon enfant, du mouvement, sacrebleu ! passez… C’est ça, très bien… Repassez ; très bien, très bien, hardi donc !… Ah ! la misérable ; elle f… tout par terre !…

Il appela le directeur de la scène :

— Romilly, donnez un peu de lumière. On n’y voit goutte. Dauville, mon bon ami, qu’est-ce que vous faites là devant le trou du souffleur ? Vous n’en bougez pas ! Mettez-vous donc une fois pour toutes dans la tête que vous n’êtes pas la statue du général Malet, que vous êtes le général Malet lui-même, et que ma pièce n’est pas un catalogue de figures de cire, mais une tragédie vivante, émouvante, qui vous arrache des larmes et…

Il ne put achever et sanglota longtemps dans son mouchoir. Puis il rugit :

— Sacré tonnerre ! Pradel !… Romilly !… Où est Romilly ? Ah ! le voilà, le gredin… Romilly, je vous avais dit de rapprocher le poêle de la lucarne. Vous ne l’avez pas fait. À quoi pensez-vous, mon ami ?

On se trouvait arrêté tout à coup par une difficulté grave. Chevalier, porteur de papiers d’où dépendait le sort de l’Empire, devait s’échapper de la maison d’arrêt par la lucarne. Le jeu de scène n’avait pas été réglé encore : il n’avait pu l’être avant la plantation du décor. Et l’on s’apercevait que les mesures avaient été mal prises et que la lucarne n’était pas praticable.

L’auteur sauta sur la scène.

— Romilly, mon ami, le poêle n’est pas au repère. Comment voulez-vous que Chevalier passe par la lucarne ? Poussez-moi tout de suite ce poêle à droite.

— Je veux bien, dit Romilly ; mais nous boucherons la porte.

— Comment, nous boucherons la porte ?

— Parfaitement.

Le directeur du théâtre, le directeur de la scène, les machinistes, examinaient le décor avec une morne attention et l’auteur se taisait.

— Ne vous inquiétez pas, maître, dit Chevalier. Il n’y a besoin de rien changer : je sauterai bien.

Monté sur le poêle, il parvint en effet à saisir le bord de la lucarne et à s’élever sur les coudes, ce qui n’avait pas semblé possible.

Un murmure d’admiration s’éleva de la scène, des coulisses et de la salle : Chevalier avait donné une idée étonnante de sa force et de son adresse.

— Très bien ! s’écria l’auteur. Chevalier, c’est parfait, mon ami… Cet animal-là est agile comme un singe. Pas un de vous ne serait fichu d’en faire autant. Si tous les rôles étaient tenus comme celui de Florentin, la pièce irait aux nues.

Nanteuil, dans sa loge, l’admirait presque. Pendant une seconde, il lui était apparu plus qu’homme, homme et gorille, et la peur qu’elle avait de lui s’était démesurément agrandie. Elle ne l’aimait pas, elle ne l’avait jamais aimé ; elle ne le désirait pas ; le temps était loin où elle avait bien voulu de lui, et, depuis quelques jours, elle n’imaginait pas le plaisir avec un autre que Ligny ; mais si elle s’était trouvée, en ce moment, seule avec Chevalier, elle se serait sentie sans force, et elle aurait tâché de l’apaiser par sa soumission comme on apaise une puissance surnaturelle.

Sur la scène, pendant qu’un salon Empire descendait des frises, l’auteur, dans le bruit de la manœuvre, sous la chute des portants, tenait à la fois dans sa main toute la troupe et tous les figurants et donnait en même temps à tous des conseils ou des exemples.

— Vous, la grosse, la marchande de gâteaux, madame Ravaud, vous n’avez donc jamais entendu crier dans les Champs-Élysées : « Régalez-vous ! V’là le plaisir, mesdames ! » Ça se chante. Apprenez-moi cet air-là pour demain… Et toi, le tapin, passe-moi ta caisse : je vais t’enseigner comment on fait un roulement, sacrebleu !… Fagette, mon enfant, qu’est-ce que tu viens fiche au bal du Ministre de la police, si tu n’as pas de bas à coins d’or ? Enfile-toi des bas de laine tricotée, tout de suite… C’est bien la dernière pièce que je donne à ce théâtre… Où est le colonel de la dixième cohorte ? C’est toi ?… Eh bien ! mon ami, tes soldats défilent comme des porcs… Madame Marie-Claire, approchez un peu, que je vous apprenne à faire la révérence.

Il avait cent yeux, cent bouches, et des bras, des mains partout.

Dans la salle, Romilly serrait la main à M. Gombaut, des Sciences morales, venu en voisin.

— Vous direz ce que vous voudrez, monsieur Gombaut, ce n’est peut-être pas exact au point de vue des faits, mais c’est théâtre.

— La conspiration de Malet, répondit M. Gombaut, reste, et restera sans doute longtemps encore, une énigme historique. L’auteur de ce drame a profité des points obscurs pour y introduire des éléments dramatiques. Mais ce qui, pour moi, est hors de doute c’est que le général Malet, bien qu’associé à des royalistes, était lui-même républicain et travaillait à rétablir le gouvernement populaire. Il prononça dans son interrogatoire une parole sublime et profonde. Quand le président du conseil de guerre lui demanda : « Quels étaient vos complices ? » Malet répondit : « Toute la France, et vous-même, si j’avais réussi. »

Appuyé à la loge de Nanteuil, un vieux sculpteur, vénérable et beau comme un satyre antique, contemplait, l’œil humide et la bouche riante, la scène en ce moment agitée et bouleversée.

— Êtes-vous content de la pièce, maître ? lui demanda Nanteuil.

Et le maître, qui ne connaissait au monde que des os, des tendons et des muscles, répondit :

— Oh ! oui, mademoiselle, oh ! oui. Il y a là une petite, la petite Midi, qui a une attache d’épaule, un joyau…

Il la dessina du pouce. Des larmes lui venaient aux yeux.

Chevalier demanda s’il pouvait entrer dans la baignoire. Il était content, moins encore de son prodigieux succès que de voir Félicie. Il s’imaginait, dans sa folie, qu’elle était venue pour lui, qu’elle l’aimait, qu’elle se redonnait.

Elle le craignait, et, comme elle était peureuse, elle le flatta :

— Mes compliments, Chevalier. Tu as été étourdissant. Ta sortie est étonnante. Tu peux me croire. Je ne suis pas seule à le dire. Fagette t’a trouvé prodigieux.

— Vrai ? demanda Chevalier.

Ce moment fut un des plus heureux de sa vie.

Une voix stridente, partie des hauteurs désertes des troisièmes galeries, traversa la salle comme un sifflet de locomotive.

— On ne vous entend pas du tout, mes enfants ; parlez plus haut et prononcez distinctement.

Et l’auteur apparut, infiniment petit, dans les ténèbres de la coupole.

Alors la voix des acteurs, groupés sur le devant de la scène, autour d’un flambeau de bouillotte, s’éleva plus distincte :

» — L’Empereur laissera reposer trois semaines les troupes à Moscou ; puis il s’élancera avec la rapidité de l’aigle à Saint-Pétersbourg.

» — Pique, trèfle, atout, je marque deux points.

» — Là, nous passerons l’hiver, et, au printemps prochain, nous pénétrerons dans l’Inde, en traversant la Perse, et c’en sera fait de la puissance britannique.

» — Trente-six en carreau.

» — Et moi, impériale d’as.

» — À propos, messieurs, que dites-vous du décret impérial sur les comédiens de Paris, daté du Kremlin ? Voilà les querelles de mademoiselle Mars et de mademoiselle Leverd terminées !

— Regardez donc, dit Nanteuil, elle est très gentille, Fagette, dans sa robe bleue Marie-Louise, garnie de chinchilla.

Madame Doulce tira de dessous ses fourrures une botte de billets fanés déjà pour s’être trop offerts.

— Maître, dit-elle à Constantin Marc, vous savez que je fais dimanche prochain une lecture des plus belles lettres de madame de Sévigné, avec commentaire, au bénéfice des trois pauvres orphelins qu’a laissés l’artiste Lacour, qui est mort cet hiver d’une manière si déplorable.

— Avait-il du talent ? demanda Constantin Marc.

— Pas du tout, dit Nanteuil.

— Eh bien, alors, en quoi sa mort est-elle déplorable ?

— Oh ! maître, soupira madame Doulce, n’affectez pas l’insensibilité.

— Je n’affecte pas l’insensibilité. Mais il y a une chose qui me surprend, c’est le prix que nous attachons à des existences qui ne nous intéressent en rien. Nous avons l’air de croire que la vie est en elle-même quelque chose de précieux. Pourtant la nature nous enseigne assez que rien n’est plus vil ni plus méprisable. Autrefois, on était moins barbouillé de sentimentalisme. Chacun tenait sa propre vie pour infiniment précieuse, mais ne professait aucun respect pour la vie d’autrui. On était alors plus près de la nature : nous sommes faits pour nous manger les uns les autres. Mais notre race faible, énervée, hypocrite, se plaît dans un cannibalisme sournois. Tout en nous entre-dévorant, nous proclamons que la vie est sacrée, et nous n’osons plus avouer que la vie c’est le meurtre.

— La vie, c’est le meurtre, répéta Chevalier songeur et sans comprendre.

Puis il jaillit en idées fumeuses.

— Le meurtre et le carnage, peut-être ! Mais le carnage amusant et le meurtre drôle. La vie, c’est la catastrophe burlesque, c’est le comique terrible, c’est le masque de carnaval sur des joues sanglantes. Voilà ce que c’est que la vie pour l’artiste ; l’artiste au théâtre et l’artiste en action !

Nanteuil inquiète cherchait un sens à ces paroles confuses.

L’acteur exalté poursuivit :

— La vie, c’est autre chose encore : c’est la fleur et le couteau, c’est de voir rouge un jour et bleu le lendemain, c’est la haine et l’amour, la haine délicieuse et ravissante, l’amour cruel.

— Monsieur Chevalier, demanda Constantin Marc, du ton le plus tranquille, ne trouvez-vous pas naturel d’être meurtrier et ne croyez-vous pas que c’est seulement la peur d’être tué qui nous empêche de tuer ?

Chevalier répondit d’une voix pensive et profonde :

— Certes, non ! ce n’est pas la peur d’être tué qui m’empêcherait de tuer. Je n’ai pas peur de la mort. Mais j’ai le respect de la vie d’autrui. Je suis humain, c’est plus fort que moi. J’ai sérieusement examiné depuis quelque temps la question que vous me posez, monsieur Constantin Marc. J’y ai réfléchi pendant des jours et des nuits, et je sais maintenant que je ne pourrais tuer personne.

Alors Nanteuil, joyeuse, versa sur lui un regard de mépris. Elle ne le craignait plus et elle ne lui pardonnait pas de lui avoir fait peur.

Elle se leva.

— Bonsoir, j’ai mal à la tête… À demain, monsieur Constantin Marc.

Et elle sortit lestement.


Chevalier la poursuivit dans le couloir, dévala derrière elle l’escalier de la scène, et la rejoignit devant la loge du concierge.

— Félicie, viens dîner ce soir avec moi au cabaret. Je serai si content ! Veux-tu ?

— Oh ! non, par exemple !

— Pourquoi ne veux-tu pas ?

— Laisse-moi tranquille, tu m’ennuies.

Elle voulut s’échapper. Il la retint.

— Je t’aime tant ! ne me fais pas trop souffrir.

Elle s’avança sur lui, et, les lèvres retroussées, serrant les dents, lui siffla aux oreilles :

— C’est fini ! fini ! fini ! tu entends. J’en ai soupé, de toi.

Alors, très doux, très grave :

— C’est la dernière fois que nous causons nous deux. Écoute, Félicie, avant qu’il y ait un malheur, je dois t’avertir. Je ne peux pas te forcer à m’aimer. Mais je ne veux pas que tu en aimes un autre. Pour la dernière fois, je te conseille de ne pas revoir monsieur de Ligny. Je t’empêcherai d’être à lui.

— Tu m’empêcheras, toi ? Pauvre ami !

Plus doucement, encore il répondit :

— Je le veux, je le ferai. On obtient ce qu’on veut ; seulement, il faut y mettre le prix.