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Histoire comique/XII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 238-244).



XII


Le lendemain, il la mena dans une chambre meublée, qu’il avait choisie banale, mais gaie, au premier étage d’un hôtel donnant sur un square, près de la Bibliothèque. Au milieu du square s’élevait, soutenue par des nymphes robustes, la vasque d’une fontaine. Les allées bordées de lauriers et de fusains étaient désertes et, de la place peu fréquentée, on entendait le murmure énorme et rassurant de la ville. La répétition avait fini très tard. Quand ils entrèrent dans la chambre, la nuit, déjà plus lente à venir en cette saison de neiges fondues, commençait d’assombrir les tentures. Les grandes glaces de l’armoire et de la cheminée s’emplissaient de lueurs vagues et d’ombres.

Elle ôta sa veste de fourrure, alla regarder à la fenêtre, entre les rideaux, et dit :

— Robert, les marches du perron sont mouillées.

Il lui répondit qu’il n’y avait pas de perron, mais le trottoir et la chaussée, puis un autre trottoir et la grille du square.

— Tu es une Parisienne, tu connais bien cette place. Il y a au milieu, dans les arbres, une fontaine monumentale, avec des femmes énormes qui n’ont pas des seins aussi jolis que les tiens.

Dans son impatience, il l’aida à défaire sa robe de drap. Mais il ne trouvait pas les agrafes et s’égratignait aux épingles.

Il dit :

— Je suis maladroit.

Elle répondit en riant :

— Bien sûr que tu n’es pas aussi habile que madame Michon !… Ce n’est pas tant la maladresse ; mais tu as peur de te piquer. Les hommes, c’est lâche. Tandis que les femmes, il faut bien qu’elles s’habituent à souffrir… C’est vrai ! une femme, ça a mal presque tout le temps.

Il ne remarqua pas qu’elle était pâle, avec un cercle d’ombre autour des yeux. Il la désirait trop et ne la voyait plus.

Il lui dit :

— Elles sont très sensibles à la douleur, elles sont aussi très sensibles au plaisir… Connais-tu Claude Bernard ?

— Non !

— C’était un grand savant. Il a dit qu’il n’hésitait pas à reconnaître à la femme la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique et morale.

Nanteuil en dégrafant son corset :

— S’il a voulu dire par là que toutes les femmes sont sensibles, c’est un rude cornichon. Il aurait fallu lui envoyer Fagette, et il aurait vu s’il est facile d’en obtenir quoi que ce soit, dans le domaine… Comment dit-il ça ?… De la sensibilité physique et morale.

Et elle ajouta, avec un orgueil très doux :

— Ne t’y trompe pas, mon Robert, des femmes comme moi, il n’y en a pas des tas.

Comme il l’attirait dans ses bras, elle se dégagea :

— Tu me retardes.

Puis, assise et repliée sur elle-même pour défaire ses bottines.

— Tu ne sais pas ? Le docteur Socrate m’a raconté, l’autre jour, qu’il avait eu une apparition. Il a vu un ânier qui avait assassiné une petite fille. J’ai rêvé cette nuit, de cette histoire-là, seulement dans mon rêve, je ne savais jamais si l’ânier était un homme ou une femme. Ce qu’il était embrouillé, mon rêve !… A propos du docteur Socrate, devine de qui il est l’amant… De la dame qui tient le cabinet de lecture de la rue Mazarine. Elle n’est plus très jeune, mais elle est très intelligente. Est-ce que tu crois qu’il la trompe ?… J’ôte mes bas, c’est plus convenable. Et elle lui conta une histoire de théâtre :

— Je crois que, décidément, je ne resterai pas longtemps à l’Odéon.

— Pourquoi ?

— Tu vas voir. Pradel m’a dit aujourd’hui, avant la répétition : « Ma petite Nanteuil, il n’y a jamais rien eu entre nous. C’est ridicule… » Il a été très convenable, mais il m’a fait comprendre que nous étions, l’un vis-à-vis de l’autre, dans une situation irrégulière qui ne pouvait se prolonger indéfiniment… Parce que tu sais que Pradel a établi une règle. Autrefois il choisissait parmi ses pensionnaires. Il avait des favorites, on criait. Maintenant, pour la bonne administration du théâtre, il les prend toutes, même celles qui ne lui plaisent pas, même celles qui lui déplaisent. Il n’y a plus de favorites. Tout va bien. Ah ! c’est un vrai directeur, cet homme-là.

Comme Robert, dans le lit, écoutait sans rien dire, elle alla le secouer :

— Alors, ça te serait égal que je me mette avec Pradel ?

— Non, ma chérie, non ça ne me serait pas égal. Mais ce n’est pas ce que je dirais qui l’empêcherait.

Penchée sur lui, elle lui donnait des caresses ardentes, en forme de menaces et de châtiment, et elle lui criait :

— Tu ne m’aimes donc pas, que tu n’es pas jaloux ? Je veux que tu sois jaloux.

Puis, brusquement, elle s’éloigna de lui, et, retenant sur son épaule gauche la chemise qui avait glissé sous le sein droit, elle s’attarda devant la table de toilette et demanda avec inquiétude :

— Robert, tu n’as rien apporté ici de l’autre chambre ?

— Rien.

Alors, doucement, timidement, elle se coula dans le lit. Mais, à peine y était-elle étendue, qu’elle s’accouda à l’oreiller, et, le cou tendu, la bouche entr’ouverte, écouta. Il lui semblait entendre ce bruit léger de pas dans le sable qu’elle avait entendu dans la maison du boulevard de Villiers. Elle courut à la fenêtre, vit l’arbre de Judée, la pelouse, la grille. Sachant ce qu’elle allait voir encore, elle voulut se cacher la tête dans les mains. Mais elle ne put soulever les bras, et le visage de Chevalier se dressa devant elle.