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Histoire comique/XI

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Calmann-Lévy (p. 225-237).



XI


Après avoir fait sa prière, Nanteuil, sans écouter le discours de Pradel, sauta dans une voiture pour rejoindre Robert de Ligny, qui l’attendait devant la gare Montparnasse. Au milieu des passants, ils se donnèrent la main et se regardèrent sans se rien dire. Mieux que jamais ils se sentirent liés l’un à l’autre. Robert l’aimait.

Il l’aimait sans le savoir. Elle n’était pour lui, à ce qu’il croyait, qu’un plaisir dans la série infinie des plaisirs possibles. Mais le plaisir avait pris pour lui la forme de Félicie, et, s’il avait mieux réfléchi aux innombrables femmes qu’il se promettait dans la vaste suite de sa vie nouvellement commencée, il aurait reconnu que, maintenant, c’était toutes des Félicies. Il aurait pu du moins s’apercevoir que, sans intention de lui être fidèle, il ne songeait pas à la tromper, et que, depuis qu’elle s’était donnée, il n’en avait pas désiré une autre. Il ne s’en apercevait pas.

Cette fois pourtant, sur cette place agitée et banale, en la voyant, non plus dans l’ombre voluptueuse de la nuit, ni sous ces lueurs caressantes de l’alcôve, qui donnaient à sa forme nue le vague délicieux d’une voie lactée, mais sous la dure lumière d’un jour diffus, aux clartés minutieuses d’un soleil sans gloire et sans ombres qui accusait sous la voilette les paupières brûlées de larmes, les joues nacrées et les lèvres froissées, il sentit qu’il éprouvait pour cette chair un goût mystérieux et profond.

Il ne l’interrogea pas. Ils se dirent des mots tendres. Et, comme elle avait très faim, il la mena déjeuner dans un cabaret connu, dont le nom brillait en lettres d’or sur une des vieilles maisons de la place. Ils se firent servir dans un jardin d’hiver, dont les rochers, le bassin et l’arbre étaient multipliés par des glaces encadrées de treillis vert. Devant la nappe, en consultant le menu, ils causèrent avec plus d’abandon qu’ils n’avaient fait jusque-là. Il lui disait que les émotions et les tracas de ces trois derniers jours l’avaient énervé, mais qu’il n’y pensait plus et que ce serait absurde de s’occuper encore de cette affaire. Elle lui parlait de sa santé, se plaignait de ne pouvoir dormir que d’un mauvais sommeil et d’avoir des rêves. Mais elle ne lui disait pas ce qu’elle voyait dans ses rêves, et elle évitait de parler du mort. Il lui demanda si elle n’avait pas eu une matinée fatigante et pourquoi elle était allée jusqu’au cimetière, ce qui ne servait à rien.

Incapable de lui expliquer les profondeurs de son âme soumise aux rites, aux cérémonies propitiatoires et aux incantations, elle secoua la tête comme pour dire : « Fallait » .

Tandis qu’aux tables voisines des déjeuneurs achevaient leur repas, ils causèrent longtemps, tous deux à voix basse, en attendant d’être servis.

Robert s’était promis, il s’était juré de ne jamais reprocher à Félicie d’avoir eu Chevalier pour amant, ou même de lui faire une seule question à ce sujet. Et pourtant, par une sourde rancune, par une mauvaise humeur remontée, par une naturelle curiosité, et aussi parce qu’il l’aimait trop pour se contenir, il lui dit d’une voix amère :

— Tu as été avec lui, autrefois.

Elle se tut et ne nia pas. Non qu’elle sentît qu’il était désormais inutile de mentir. Au contraire, elle avait l’habitude de nier l’évidence, et, certes, elle avait trop le sens des hommes pour ignorer qu’en amour il n’y a pas de mensonge si grossier qu’ils ne puissent croire s’ils en ont envie. Mais cette fois, contre sa nature et son habitude, elle ne mentit pas. Elle avait peur d’offenser le mort. Elle pensait que le renier ce serait lui faire tort, lui retrancher sa part, l’irriter. Elle se tut, craignant de le voir venir s’accouder à la table avec son rire fixe et sa tête trouée, et de l’entendre dire de sa voix plaintive : « Félicie, tu n’as pas oublié, pourtant, notre petite chambre de la rue des Martyrs !… »

Ce que, depuis sa mort, il était devenu pour elle, elle n’aurait pu le dire, tant c’était hors de ses croyances et contraire à sa raison et tant les mots qui l’eussent exprimé lui semblaient vieux, ridicules et hors d’usage. Mais, d’une hérédité lointaine ou plutôt de quelques récits entendus dans son enfance, elle tirait le sentiment confus qu’il était au nombre de ces morts qui tourmentaient autrefois les vivants et qu’exorcisaient les prêtres : car, en pensant à lui, elle commençait instinctivement le signe de la croix et ne s’arrêtait que pour ne pas paraître ridicule.

Ligny, la voyant triste et troublée, se reprocha ses paroles dures et inutiles, et, dans le moment même où il se les reprochait, il en ajoutait d’aussi dures et d’aussi inutiles :

— Tu m’avais pourtant dit que ce n’était pas vrai !

Elle répondit avec ferveur :

— C’est que je voulais, vois-tu, que ce ne fût pas vrai.

Elle ajouta :

— Ah ! mon chéri, depuis que je suis à toi, je t’assure bien que je n’ai pas été à un autre. Je n’y ai pas de mérite : ça me serait impossible.

Comme les jeunes animaux, elle avait besoin de gaieté. Le vin, qui brillait dans son verre ainsi que de l’ambre liquide, fut une joie pour ses yeux et elle en mouilla sa langue avec volupté. Elle s’intéressa aux plats qu’on lui servait, et surtout aux pommes soufflées, semblables à des ampoules d’or. Puis elle observa les déjeuneurs attablés dans la salle et s’amusa d’eux, leur prêtant, sur leur mine, des sentiments ridicules ou des passions grotesques. Elle remarquait les regards malveillants que lui jetaient les femmes, et les efforts que faisaient les hommes pour lui paraître beaux et considérables. Et elle fit une réflexion générale :

— Robert, as-tu remarqué que les gens ne sont jamais naturels ? Ils ne disent pas une chose parce qu’ils la pensent. Ils la disent parce qu’ils croient que c’est celle-là qu’il fallait dire. Cette habitude les rend très ennuyeux. Et il est extrêmement rare de trouver quelqu’un de naturel. Toi, tu es naturel.

— En effet, je ne crois pas être poseur.

— Tu poses comme les autres. Mais tu poses dans ta nature. Je vois bien quand tu veux m’épater…

Elle lui parla de lui-même, et, ramenée par le cours involontaire de ses idées au drame de Neuilly, elle demanda :

— Ta mère ne t’a rien dit ?

— Non.

— Elle a su, pourtant…

— C’est probable.

— Est-ce que tu t’entends bien avec elle ?

— Mais oui !

— On dit qu’elle est encore très belle, ta mère. Est-ce vrai ?

Il ne répondit pas et essaya de changer la conversation. Il n’aimait pas que Félicie lui parlât de sa mère ni s’occupât de sa famille. Monsieur et madame de Ligny jouissaient de la plus haute considération dans la société parisienne. M. de Ligny, diplomate d’origine et de carrière, était en soi très honorable. Il l’était même avant que de naître par les services diplomatiques que ses ancêtres avaient rendus à la France. Son bisaïeul avait signé l’abandon de Pondichéry à l’Angleterre. Madame de Ligny vivait très correctement avec son mari. Mais, sans aucune fortune, elle menait grand train et ses toilettes étaient une des dernières gloires de la France. Elle recevait dans son intimité un ancien ambassadeur. Le vieillard, son âge, sa situation, ses opinions, ses titres, sa grande fortune rendaient cette liaison respectable. Madame de Ligny tenait à distance les dames de la République, et leur donnait, quand il lui plaisait, des leçons de convenances. Elle n’avait rien à redouter de l’opinion élégante. Robert savait qu’elle était respectable aux gens du monde. Mais il craignait toujours qu’en parlant d’elle, Félicie ne le fît pas avec toute la réserve nécessaire. Il avait peur que, n’étant pas du monde, elle ne dît ce qu’il ne fallait pas dire. Il avait tort : Félicie ne connaissait pas la vie intime de madame de Ligny ; et, si elle l’avait connue, elle ne l’aurait pas blâmée. Cette dame lui inspirait une curiosité naïve et une admiration mêlée de crainte. Son amant ne voulant pas lui parler de sa mère, elle voyait dans cette réserve une morgue aristocratique et même une marque de mésestime qui révoltaient son orgueil de fille libre et de plébéienne. Elle lui disait avec aigreur : « Je peux bien te parler de ta mère. » La première fois, elle avait ajouté : « La mienne la vaut bien. » Mais elle s’était aperçue que c’était commun, et elle ne le disait plus.

Maintenant la salle était vide.

Elle regarda sa montre, et, voyant qu’il était trois heures :

— Il faut que je file. On répète la Grille, cet après-midi. Constantin Marc doit être déjà au théâtre… En voilà encore un drôle de garçon ! Il raconte que, dans le Vivarais, il culbute toutes les femmes. Et il est si timide qu’il n’ose seulement pas causer avec Fagette et Falempin. Je lui fais peur. Ça m’amuse.

Elle était si lasse qu’elle n’avait pas le courage de se lever.

— C’est bizarre ! on dit partout que je suis engagée aux Français. Ce n’est pas vrai. Il n’en est même pas question… Bien sûr que je ne pourrai pas rester indéfiniment où je suis. A la longue, on s’abrutirait là dedans. Mais rien ne presse. J’ai un grand rôle à créer dans la Grille. On verra après. Ce que je demande, moi, c’est à jouer la comédie. Je n’ai pas envie d’entrer aux Français pour n’y rien faire.

Tout à coup, regardant devant elle avec des yeux pleins d’épouvante, elle se rejeta en arrière, pâlit et poussa un cri aigu. Puis ses paupières battirent, et elle murmura qu’elle étouffait.

Robert lui ouvrit son corsage et lui mouilla les tempes d’un peu d’eau.

Elle dit :

— Un prêtre ! j’ai vu un prêtre… Il était en surplis… Ses lèvres remuaient et ne faisaient pas de bruit… Il m’a regardée.

Il tâcha de la rassurer :

— Voyons, ma chérie, comment veux-tu qu’un prêtre, un prêtre en surplis, passe dans le restaurant ?

Elle écoutait, docile, et se laissait persuader :

— Tu as raison, tu as raison, je sais bien.

Très vite, dans sa petite tête, les illusions se dissipaient. Elle était née deux cent trente ans après la mort de Descartes, dont elle n’avait jamais entendu parler, et qui lui avait pourtant enseigné l’usage de la raison, comme aurait dit le docteur Socrate.

A six heures, Robert la prit, au sortir de la répétition, sous les arcades et l’emmena en voiture.

Elle demanda :

— Où allons-nous ?

Il hésita un peu.

— Tu ne veux pas retourner là-bas, dans notre maison ?

Elle se récria :

— Ah ! non, par exemple ! Jamais !

Il lui répondit qu’il l’avait pensé, qu’il chercherait autre chose : un petit rez-de-chaussée à Paris ; qu’en attendant, pour aujourd’hui, ils se contenteraient d’un logis de hasard.

Elle le regarda, les yeux fixes et lourds, l’attira violemment à elle, et lui brûla l’oreille et le cou du souffle de son désir. Puis ses bras se détachèrent, elle retomba molle et triste à son côté.

Quand le fiacre s’arrêta :

— Tu ne m’en voudras pas, n’est-ce pas ? mon Robert, de ce que je vais te dire : Pas aujourd’hui… Demain…

Elle avait jugé nécessaire de faire ce sacrifice au mort jaloux.