Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 12

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LIVRE 3 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

Mort d’Anthemius. Olybrius qui lui succede, ne regne que sept mois. Mort de Gundéric, Roi des Bourguignons, & celle de Ricimer. Proclamation de Glycerius, qui ne regne que quatorze mois. Les grandes dignités de l’Empire étoient compatibles avec la Couronne des Rois Barbares. Euric continuë à s’agrandir.


Tous les évenemens dont il a été parlé dans les deux chapitres précedens étoient-ils arrivés lorsqu’Anthemius mourut ? L’histoire ne l’enseigne plus. Peut-être que la défaite des Saxons dans l’Anjou, et la dévastation de leurs Isles par les Francs, sont des évenemens qui appartiennent au regne des successeurs de ce prince ? C’est ce que nous n’avons aucun moyen d’éclaircir.

Ricimer le gendre et presque le tuteur d’Anthemius, se de lui voir occuper le thrône si long-tems. Il souleva l’armée contre son beaupere, qui succombant à ses disgraces, mourut enfin le troisiéme juillet de l’année quatre cens soixante et douze. Son successeur ou plûtôt le nouveau lieutenant de Ricimer, fut Olybrius, dont nous avons parlé déja, et qui avoit épousé une des filles de Valentinien Iii. Peut-être que Genseric, qui s’interessoit pour lui par le motif expliqué ci-dessus, avoit promis de faire cesser pour toujours la guerre piratique qu’il faisoit à l’Italie, moyennant que les romains prissent pour empereur, le beaufrere de son fils Honorich.

Ricimer, ce nouvel Attila travesti en Romain, ne survécut que quarante jours à sa derniere victime. Olybrius suivit de près celui qui l’avoit élevé à l’empire, et il mourut au mois d’octobre de la même année quatre cens soixante et douze. La mort d’Olybrius fut suivie d’un interregne de cinq ou six mois. Ricimer qui étoit en possession de nommer les empereurs d’Occident n’étoit plus au monde, et leur thrône seroit demeuré vacant peut-être encore plus long-tems, si Gondébaud roi des Bourguignons et qu’Olybrius avoit fait patrice des Romains, n’eût engagé Glycerius à se laisser proclamer empereur.

Gunderic roi des Bourguignons établis dans les Gaules, le même que le pape Hilaire appelle maître de la milice dans une lettre dont nous avons parlé ci-dessus, venoit de mourir ; il avoit laissé quatre garçons, sçavoir, Gondébaud, Godégisile, Chilpéric et Gondemar. Les Etats, ou pour parler avec plus d’exactitude, les soldats, les richesses et le pouvoir de leur pere avoient été partagés entr’eux ; et Gondébaud l’aîné avoit été fait encore patrice de l’empire d’Occident. Ce fut donc lui qui, comme on vient de le dire, persuada Glycerius de monter sur le trône, ce qu’il fit le cinquiéme mars de l’année quatre cens soixante et treize. Glycerius abdiqua involontairement l’année suivante, et il se réfugia en Dalmatie, où il fut fait évêque de Salone le vingt-quatriéme juin de l’année quatre cens soixante et quatorze. Julius Nepos fils d’une sœur du patrice Marcellinus ou Marcellianus, dont nous avons tant parlé, fut proclamé Auguste. La même année Leon I empereur de Constantinople mourut. Son successeur Leon II ne regna que peu de mois, et Zenon qui remplit la place de Leon II fut reconnu dès la même année quatre cens soixante et quatorze empereur des Romains d’Orient.

Euric continua de profiter des facilités que lui donnoient pour s’agrandir, la confusion où ces fréquentes mutations de souverain, devoient jetter l’empire d’Occident. Voici l’idée génerale qu’Isidore de Seville nous donne des progrès du roi des Visigots. » Euric après avoir ravagé la Lusitanie, se rendit maître de Pampelune, comme de Saragosse, & s’étant fait prêter serment de fidélité par les troupes Romaines, qui gardoient le païs ; il réduisit sous sa puissance l’Espagne supérieure. Il extermina même à main armée les personnes distinguées de la partie de l’Espagne qu’on appelle la Tarragonoise, qui avoient voulu lui résister. Ensuite il repassa dans les Gaules, & il y fit la guerre avec tant d’avantage, qu’il s’empara d’Arles & de Marseille. »

Ce fut donc en ces conjonctures qu’Euric se rendit maître d’une partie des pays que l’empire tenoit encore en Espagne, et dont la plus grande portion avoit été remise sous son pouvoir par les armes des Visigots. Mais ce qui se passa pour lors en Espagne ne nous interesse point assez pour en parler ici davantage. C’est ce qui se passa en ce tems-là dans les Gaules, et dont nous avons donné déja une idée génerale dans le septiéme chapitre de ce livre, qui doit être l’objet de nos recherches.

On peut bien sçavoir quels sont les cités qu’Euric y occupa depuis sa rupture avec les Romains jusqu’à sa mort ; je me flatte de pouvoir l’exposer à la satisfaction du lecteur ; mais il me paroît impossible de débroüiller nettement l’année précise qu’il occupa chacune des differentes cités dont il se rendit maître successivement. Ainsi tout ce qu’il nous est possible de dire, concernant le tems où Euric s’appropria chaque cité des Gaules du nombre de celles dont il s’empara depuis quatre cens soixante et dix jusqu’à quatre cens soixante et quinze ; c’est que les premieres de ces cités-là furent celle d’Arles et celle de Marseille, et la derniere celle de l’Auvergne. Je ne sçaurois tirer des monumens historiques qui nous restent, rien de plus précis concernant la date des acquisitions qu’Euric fit dans les Gaules depuis l’année quatre cens soixante et dix jusqu’en quatre cens soixante et quinze.

C’est d’une note ancienne ajoutée à la cronique de Victor Tununensis, qui est une de celles que Joseph Scaliger nous a données, qu’on apprend qu’Arles et Marseille furent occupées par les Visigots sous le consulat de Jordanus et de Severus, c’est-à-dire, dès l’année quatre cens soixante et dix.

Voici ce que dit à ce sujet Jornandès. » Euric Roi des Visigots voyant que le gouvernement étoit devenu vacillant dans l’Empire Romain, s’empara d’Arles & de Marseille. Il étoit encouragé par les représentations & par les subsides de Genseric, à profiter du désordre où se trouvoient les affaires de cette Monarchie, car le Roi des Vandales voulant empêcher que l’Empereur Leon & dans la suite que l’Empereur Zenon, n’executassent les projets qu’ils formoient sans cesse contre lui, il crut que le meilleur moyen de leur donner des affaires, étoit de déchaîner les Visigots contre l’Empire d’Occident, & les Ostrogots contre l’Empire d’Orient. Il assuroit par-là le repos de l’Afrique où il regnoit. » Ainsi Genseric eut dans la guerre qu’Euric fit alors aux Romains des Gaules, la même part qu’il avoit déja euë dans celle que leur avoit faite Attila vingt ans auparavant. Il est vrai que Jornandès n’a placé le passage qu’on vient de lire, que dans le quarante-septiéme chapitre de son histoire, et que dès le quarante-cinquiéme chapitre il raconte l’occupation de l’Auvergne par les Visigots, qui ne fut faite, comme on le verra, que vers l’année quatre cens soixante et quinze, et qui fut même la derniere conquête d’Euric ; mais cela n’empêche point que le passage de Jornandès que nous venons de rapporter ne soit applicable aux tems qui ont précedé l’occupation de l’Auvergne. La date de la prise d’Arles et de Marseille que nous sçavons positivement, et celle de l’occupation de l’Auvergne que nous sçavons à quelque mois près, le prouvent suffisamment. On connoît d’ailleurs la capacité de Jornandès. Je retourne aux années anterieures à l’année quatre cens soixante et quatorze.

Suivant l’apparence ce fut dans ce tems-là que les bourguignons s’emparerent de toute la premiere Lyonoise, d’une partie de la Séquanoise qu’ils ne tenoient pas encore, et peut-être de quelque canton dans les provinces voisines, et principalement dans la premiere Aquitaine. Ce n’étoit point l’intention de l’empereur que ces alliés étendissent leurs quartiers ; mais les conjonctures où l’on se trouvoit, l’auront obligé à dissimuler la peine que lui donnoient ces nouveautés, comme à dissimuler les entreprises que les Francs auront faites de leur côté sur le territoire Romain. L’empire si respectable aux nations lorsqu’il avoit en campagne des armées entierement composées de ses sujets naturels, et dans ses coffres de quoi donner une solde exacte aux étrangers qui le servoient, avoit bien perdu de sa considération depuis qu’il n’avoit plus gueres d’autres troupes que des corps de conféderés, dont la solde étoit souvent mal payée, parce que ses finances se trouvoient épuisées. Il étoit donc réduit à souffrir pour éviter, ou plûtôt pour reculer de quelques années, sa ruine totale, que ces auxiliaires se saisissent des pays à leur bienséance, afin qu’ils leur tinssent lieu de nantissement. L’empire étoit réduit au point d’être obligé d’avoir pour ses alliés, toutes les complaisances qu’il exigeoit d’eux dans le tems qu’il étoit florissant. Enfin les progrès des Visigots réduisoient ses officiers à differer de montrer leur ressentiment, et même à faire leurs plaintes. Ce fut donc sous le regne des trois premiers successeurs d’Anthemius, qu’il est probable que les tribus des Francs se saisirent de plusieurs contrées, dont on ne sçait point quand elles prirent possession, et dont nous les verrons bientôt les maîtres, et ç’aura été dans le même-tems que les Bourguignons auront étendu leurs quartiers dans la premiere Lyonoise, dans la Séquanoise, dans la Viennoise, et même dans la premiere Aquitaine. Rien de ce qu’ils firent alors ne donna lieu à une rupture, parce que Rome n’étoit point en état de leur faire la guerre. On vient de le dire ; ce n’étoit qu’avec le secours de ces amis dangereux, qu’elle pouvoit se défendre contre les ennemis déclarez qu’elle avoit déja. Ne rappellez-vous pas trop souvent, me dira-t-on, l’idée de l’état où les Romains étoient réduits sous les derniers empereurs d’Occident ? Je tombe d’accord de ma faute, mais si ces répetitions fatiguent les lecteurs attentifs, elles seront utiles aux lecteurs un peu distraits, et j’ai lieu de croire, que ces derniers ne soyent en plus grand nombre que les autres.

Si je ne fais que conjecturer dans ce que j’ai dit des Francs, je suis fondé sur des faits, dans ce que je viens de dire des Bourguignons. Nous avons vû que cette derniere nation étoit amie des Romains dans le tems que se donna le combat du Bourgdieu, et nous allons voir que bien qu’elle portât toujours les armes pour eux sous les trois premiers successeurs d’Anthemius, elle ne laissa point d’étendre sous leur regne, ses quartiers, et même de s’y mettre en possession du gouvernement civil.

En premier lieu nous trouvons dans une lettre de Sidonius Apollinaris écrite à un de ses parens, qui portoit le nom d’Apollinaris comme lui, que sous le regne des successeurs d’Anthemius, Chilpéric un des fils de Gundéric, et l’un des rois des Bourguignons, étoit actuellement maître de la milice. Ce Chilpéric apparemment est le même dont il est fait mention dans Jornandès. Notre historien dit en parlant d’une campagne que Theodoric II roi des Visigots fit en Espagne pour le service de l’empire, et contre les Sueves, que ce roi y avoit avec lui, Gunderic et Chilperic rois des Bourguignons. Lorsque Jornandès donne à Chilperic le nom de roi du vivant de Gunderic pere de ce prince ; Jornandès ne fait rien que l’usage de son tems n’autorisât. Nous justifions ailleurs cette observation. Voici l’extrait de la lettre de Sidonius laquelle nous venons de citer : » J’ai vû à Vienne votre frere Thaumastus. Il est inquiet sur les suites des mauvais rapports qu’on a faits de vous à Chilperic, Maître de la Milice & Capitaine si heureux. Des scélerats lui ont insiriué que c’étoit par vos menées que la Ville de Vaisons se déclaroit pour le nouvel Empereur. Mandez-moi si vous ou si les vôtres, vous trempez dans cette intrigue, afin que je puisse tandis que je suis encore sur les lieux, vous rendre service. Si vous avez quelque chose à vous reprocher, j’obtiendrai votre grace, du moins j’éclaircirai l’affaire de maniere que vous sçaurez précisément à quoi vous en tenir. »

Suivant toutes les apparences, Julius Népos est le nouvel empereur dont il est parlé dans cette lettre. Ce fut en l’année quatre cens soixante et quatorze qu’il fut proclamé après que Glycerius eût été déposé, et nous avons vû que c’étoit à la sollicitation de Gondebaud, un des rois des Bourguignons, que Glycerius étoit monté sur le trône. Ainsi nous pouvons croire que cette nation avec laquelle Glycerius avoit des liaisons particulieres, trouva mauvais qu’il eût été déposé, et qu’on lui eût donné un successeur. Il étoit donc naturel que les Bourguignons fissent de leur mieux, pour empêcher que Nepos qui étoit ce successeur, ne fût reconnu par les Romains des Gaules, et qu’ils ne trouvassent mauvais que l’Apollinaris, à qui Sidonius écrit, se fût intrigué pour faire proclamer Nepos dans Vaisons. Si notre auteur qualifie simplement ce Chilpéric de maître de la milice, c’est parce qu’il croyoit qu’il fût encore plus glorieux de porter le titre d’une des grandes dignités de l’empire, que le titre de roi, si commun alors ; car ce prince étoit certainement en quatre cens soixante et quatorze roi et de nom et d’effet. Sidonius lui-même donne dans une autre lettre, dont nous parlerons bien-tôt, le titre de tétrarque à Chilpéric, et Grégoire de Tours dit dans la vie de Lupicinus, abbé, et qui comme nous l’avons vû, étoit contemporain d’Egidius ; que ce saint fut trouver le roy Chilpéric qui regnoit pour lors sur les Bourguignons, et qui faisoit sa résidence à Geneve. On voit même dans la vie de notre saint publiée par les Bollandistes, et dont nous avons déja fait usage, que Chilpéric étoit roi, quoique ce fût seulement en qualité de patrice, qu’il avoit l’administration des affaires civiles dans la partie du territoire de l’empire qui composoit son royaume. Quel étoit ce royaume ? La portion des pays occupés par les Bourguignons, laquelle étoit échuë à Chilpéric, lorsqu’après la mort de Gunderic son pere, il avoit partagé ces pays avec Gondebaud, Godegisile et Gondemar, qui comme lui étoient fils du roi Gunderic. En effet ce fut à cause de la dignité de patrice dont Chilpéric avoit été revêtu, ou qu’il s’étoit arrogée, que Lupicinus s’adressa à lui, pour l’engager à rendre justice, comme ce prince la rendit en effet, à des personnes d’une condition libre, qu’un seigneur puissant vouloit réduire à la condition d’esclaves. Au reste je crois avoir raison de traduire Ditionis regiae jus publicum, comme je le traduis ici, quand mon auteur lui-même a entendu certainement par Ditio publica la monarchie Romaine, en écrivant le passage dont j’ai fait usage dans le septiéme chapitre du livre où j’en suis. Que Chilpéric ait été fait patrice après avoir été fait maître de la milice, ç’aura été un avancement suivant les regles. Nous avons déja vû à l’occasion d’Aëtius et de plusieurs autres, que le grade de maître de la milice étoit inférieur au patriciat, et qu’il servoit de degré pour y monter. Quand Chilpéric qui avoit déja le commandement des troupes, aura demandé le patriciat, pouvoit-on le lui refuser, dès qu’il étoit maître de s’en arroger toute l’autorité.

Il n’est pas besoin d’expliquer bien au long, par quelles raisons les rois des peuplades de barbares établies à titre d’hôtes sur le territoire de la monarchie Romaine, recherchoient les dignités de l’empire, et se faisoient un honneur d’en être revêtus. Ces dignités ajoutoient au pouvoir qu’ils avoient comme chefs d’un corps de milice, capable de se faire obéir par la violence dans le pays où ils étoient cantonnés, un pouvoir autorisé par les loix et respecté de longue main. Les anciens habitans des contrées où les Francs et les Bourguignons étoient cantonnés, ne devoient obéir que par force aux ordres d’un roi des Francs, et d’un roi des Bourguignons. Ces Romains ne devoient rien executer de ce que leur enjoignoit un roi barbare, dès qu’ils n’apprehendoient point une execution militaire. Mais ces mêmes Romains obéissoient volontiers à un roi patrice, ou maître de la milice, qui par sa dignité étoit revêtu d’une autorité respectée depuis long-tems, et qui faisoit porter et executer ses ordres par les officiers ordinaires de l’empire. Un roi barbare ordonnoit-il en son nom une contribution de quelque nature qu’elle fût, il falloit qu’il employât le fer et le feu pour la faire payer. Mais il étoit obéi par tout ; et même dans les grandes villes, lorsqu’il ordonnoit cette contribution comme revêtu du pouvoir imperial, et que pour la lever, il employoit les officiers du prince regnant. Aussi la plûpart des rois Bourguignons ont-ils voulu être revêtus d’une des grandes charges de l’empire. Nous avons vû que Gunderic étoit maître de la milice, et que son fils aîné Gondebaud étoit patrice. Nous voyons que Chilpéric frere de Gondebaud avoit été maître de la milice, et qu’il fut même patrice dans la suite. Sigismond fils de Gondebaud et roi des Bourguignons après lui, fut aussi patrice ; voici même ce que dit à ce sujet notre Sigismond dans une lettre adressée à l’empereur des romains d’orient, Anastase. » Mes peres & moi, nous avons toujours été si devoüés à la Monarchie Romaine, que nous sommes tenus plus honorés par les dignités que les Ėmpercurs nous ont conferées, que par les titres que nous tenions de notre naissance. La couronne à laquelle le sang nous fait parvenir, ne nous a jamais paru qu’un degré propre à nous faire monter aux dignités que vous conferez. »

Nous avons parlé dès le premier livre de cet ouvrage de plusieurs rois Francs revêtus des dignités de la monarchie Romaine, et nous dirons dans la suite, qu’il est très probable que notre roi Childéric soit mort maître de la milice, et que son fils Clovis ait été revêtu peu de tems après de l’emploi de son pere. Il est certain du moins, que Clovis fut nommé consul par l’empereur, et qu’il prit solemnellement possession de cette dignité.

Quoique ces princes devinssent en quelque façon dépendans de l’empire, dès qu’ils devenoient ses officiers, ils ne laissoient pas néanmoins d’accepter ses dignités, et même de les briguer. Nous venons de parler de l’autorité qu’elles leur procuroient actuellement, et d’un autre côté on avoit encore dans l’Occident durant le cinquiéme et le sixiéme siecles un extrême respect pour l’empire Romain dont on avoit vû long-tems les principaux officiers traiter d’égal à égal, et même de superieur à inferieur avec les rois les plus puissans. Plusieurs de ces rois n’avoient même été que des chefs donnés par les empereurs aux nations barbares voisines du territoire de la monarchie Romaine. Ainsi les princes dont nous parlons, ne croyoient point qu’ils se dégradassent, en remplissant des emplois qu’avoient exercés Aëtius, Egidius, et d’autres Romains dont la mémoire étoit encore en vénération. D’ailleurs les rois barbares qui acceptoient les grandes dignités de l’empire, ne laissoient pas de demeurer de veritables souverains. En qualité de chefs suprêmes d’une nation qui étoit alliée de l’empire, et non pas sujette de l’empire, ils étoient toujours des potentats, qui ne relevoient que de Dieu et de leur épée, et par conséquent des rois indépendans.

Qu’un prince indépendant puisse sans déroger à son rang et à son état, accepter un emploi qui le met dans la nécessité de recevoir une instruction et même des ordres d’une autre puissance, et qui le rend à certains égards comptable de sa gestion à un autre souverain, on n’en sçauroit douter. Dans les questions du droit des gens, et celle-ci en est une, le sentiment des potentats doit avoir autant de force qu’en a le sentiment des juges d’un district dans toutes les questions qui viennent à se mouvoir concernant le veritable sens d’un article de la coutume de ce district. Or les exemples font foi que les souverains ne croyent pas que ceux d’entr’eux qui acceptent des emplois qui les subordonnent à certains égards, à un autre prince, se dégradent en aucune maniere. Sans sortir de notre âge, ne vîmes-nous pas durant la guerre terminée par la paix de Riswick, Guillaume III roi d’Angleterre, exercer l’emploi de capitaine géneral, et d’amiral géneral des Provinces Unies, et agir en cette qualité suivant les ordres que les états généraux lui donnoient ? Nous vîmes encore le roi de Sardaigne commander durant cette guerre-là l’armée d’Espagne et ensuite celle de France. Ce même prince n’a-t-il point encore commandé durant la guerre terminée par la paix d’Utrecht, l’armée des couronnes de France et d’Espagne, et dans la suite celle de l’empereur. On a vû encore pendant cette guerre l’Electeur de Baviere commander les armées de France et d’Espagne, lui qui n’étoit vassal d’aucune de ces couronnes, à l’égard desquelles, il étoit un souverain étranger et pleinement indépendant.

Je reviens au prince qui a donné lieu à la digression que nous venons de faire, à Chilpéric roi des Bourguignons, et maître de la milice dans le département des Gaules en quatre cens soixante et treize. Nous avons fait lire ce que Sidonius écrivit à son parent Apollinaris, concernant les rapports qu’on avoit faits contre lui à Chilpéric ; mais nous ne sçaurions faire lire la réponse que cet Apollinaris fit à notre lettre. Le recuëil des épîtres de l’évêque de Clermont ne contient que celles qu’il a écrites lui-même. Malheureusement pour nous, on n’y trouve point les lettres écrites à l’auteur, comme on les trouve dans quelques-uns des recueils que les modernes ont faits des lettres des ministres, ou des sçavans des deux derniers siecles. Tout ce que je puis donc faire ici, c’est de donner le fragment d’une autre lettre de Sidonius dans laquelle il parle encore de l’incident dont il est question, et où il nous apprend aussi que les Bourguignons étoient déja maîtres dès lors de la premiere des Lyonoises. Elle est écrite à Thaumastus frere d’Apollinaris, et voici ce qu’elle contient : » Je suis bien trompé, si je n’ai enfin découvert les délateurs qui ont dénoncé votre frere à notre Tétrarque & qui l’accusent d’être fauteur du parti du nouvel Empereur. Ce sont ces mêmes Romains qui font encore plus de mal aux Gaules que tous les Barbares qui s’y sont cantonnés. Ce sont ces hommes qui ont trouvé l’art de se rendre redoutables aux principaux Citoyens, & qui ne cessent de calomnier, de menacer, & de piller. » Sidonius reproche ensuite à ces mauvais citoyens tout ce que l’histoire du haut empire reproche aux Narcisses, aux Pallas, aux Icelus, et aux hommes les plus odieux dont elle fasse mention. » Des personnes de ce caractere, notre Auteur reprend la parole, en imposent facilement à un Prince, dont la bonté est aussi grande, que sa dignité est élevée. Comment se pourroit-il faire, qu’assiegé comme il l’est de délateurs, il ne fut point quelquefois prévenu par des calomnies. Il a beaucoup de probité, mais il est toujours obsedé par des scélerats. La plus grande ressource des infortunés, c’est que la Tanaquil de notre Lucumon, a sur son mari assez de crédit pour le désabuser. C’est elle, & il faut que vous en soyez informé, qui a empêché que la calomnie semée contre les deux freres par un homme comparable à ceux dont Verrès se servit autrefois pour piller la Sicile, ait fait une impression durable sur l’esprit de celui de qui nous dépendons tous aujourd’hui. Cette calomnie n’aura point d’autres suites, pourvû qu’Agrippine reste auprès de son Germanicus, qui est bien aussi le nôtre & qui le sera aussi long-tems, que la Province Lyonoise continuera de faire une portion du pays tenu par les Germains. »

On voit bien que Sidonius donne à Chilpéric le nom de Tétrarque, parce que ce prince partageoit avec ses trois freres les établissemens que les Bourguignons avoient dans les Gaules. Le roi Chilpéric en possedoit une quatriéme partie. Tout le monde a entendu parler du crédit que Tanaquil avoit sur l’esprit de son mari Lucumon, si connu dans l’histoire romaine sous le nom du vieux Tarquin, et de la confiance que Germanicus avoit en sa femme Agrippine. Mais nous ignorons le nom de la femme de Chilpéric que Sidonius compare avec Tanaquil et avec Agrippine la mere. Nous voyons seulement que cette reine étoit bien intentionnée pour les Romains, et par consequent pour les catholiques, et qu’elle avoit des liaisons d’amitié avec l’évêque d’Auvergne. Nous dirons cy-dessous que notre Chilpéric étoit pere de sainte Clotilde, et qu’on doit croire que lui-même il étoit catholique, quoique ses trois freres fussent ariens. Comme les Bourguignons étoient Germains d’origine, on ne sera point surpris de voir que Sidonius appelle la premiere Lyonoise, dont ils étoient déja maîtres, lorsqu’il écrivit cette lettre, une portion de la Germanie.

Les mauvais citoyens dont il est fait mention dans notre lettre, étoient la principale cause des malheurs qu’essuyoient alors les Gaules leur patrie. Comme on a vû qu’Arvandus l’apratiqué, ils excitoient les barbares à s’emparer des cités voisines des quartiers que ces barbares avoient déja, et ils donnoient continuellement à ces hôtes, des avis qui leur enseignoient à lever des contributions exorbitantes. Tel étoit un Seronatus dont Sidonius parle en plusieurs de ses lettres comme d’un factieux, qui sous prétexte de s’entremettre pour appaiser les contestations qui naissoient souvent entre les Romains et les barbares, excitoit les derniers à envahir les provinces qui n’étoient encore gouvernées que par des officiers Romains. On n’osoit même, et c’étoit le plus grand des malheurs, punir ces traîtres comme ils le méritoient. Sidonius dit concernant un voyage que Séronatus avoit fait à la cour d’Euric, sous le prétexte d’obtenir une diminution des contributions que l’Auvergne payoit à ce prince, ou quelqu’autre grace. » Quand on publie une superindiction, tout le monde craint » pour ses biens, & moi je crains tout ce que Séronatus » nous apporte. Les bienfaits des brigands me font suspects. » Dans une autre lettre que cet auteur écrivit après que Nepos eût cedé l’Auvergne aux Visigots, il dit pour montrer quel avoit été l’attachement des habitans de cette contrée pour l’empire. Ils n’ont point craint d’instruire le procès de Séroatus, qui faisoit profession de livrer les Provinces de l’Empire aux Barbares, mais quoiqu’ils l’eussent convaincu du crime de leze-Majesté, le Prince n’osa fairc mourir ce Catilina de notre siecle, qu’après qu’il eut commis de nouveaux crimes. »

L’amour de la patrie est une vertu, qui diminue de jour en jour dans les états qui tombent en décadence. Ainsi l’empire se trouvant sur son déclin, plusieurs des Romains des Gaules oublioient les devoirs de leur naissance, et ils épousoient les interêts des rois barbares, qui suivant le cours ordinaire des choses, y devoient être bientôt les maîtres. Ces mauvais sujets se tournoient, comme on le dit, du côté du soleil levant.

Non seulement les Auvergnats parmi lesquels il y avoit de bons et de mauvais citoyens, avoient le malheur de ne pouvoir point par cette raison, être bien d’accord les uns avec les autres, mais cette division empêchoit encore que les Bourguignons, qui devoient les défendre contre Euric, ne prissent confiance en eux. » Gozolas, Juif de Nation, dit Sidonius dans une de ses Epîtres, & pour qui j’aurois une veritable amitié, sans le mépris que j’ai pour sa Secte, vous rendra cette Lettre. Je ne suis rien moins que tranquille, quand je vous l’écris. Les deux Nations Barbares qui nous entourent, sont en armes aux portes de notre Cité, que chacune d’elles regarde comme la barriere qui l’empêche de s’agrandir. Notre Patrie se trouve ainsi comme entre deux rivaux, & paroît destinée à être la proye de l’un des deux. D’un côté, nous sommes à la bienséance des Visigots que notre resistance irrite contre nous. D’un autre côté, les Bourguignons qui nous défendent, n’ont point de confiance en nous. Ainsi les Visigots nous allarment, & les Bourguignons ne nous rassurent gueres. » Sidonius en particulier étoit si fatigué des complaisances qu’il falloit avoir pour l’yvrognerie et pour la malpropreté des Bourguignons, ausquels il aime à reprocher leur taille de six pieds, qu’il mande à une personne de ses amis ; que tant qu’il sera réduit à vivre au milieu de ces barbares, il ne pourra point avoir le courage de composer un seul vers.

On voit par une autre lettre de Sidonius que les Visigots avant que de se mettre en possession de l’Auvergne en vertu de la cession que Nepos leur en fit vers l’année quatre cens soixante et quinze, avoient déja tâché de se rendre maîtres de ce païs-là, les armes à la main vers l’année quatre cens soixante et quatorze. Mais l’Auvergne fut défenduë alors par Ecdicius, fils de l’empereur Avitus, et beaufrere de Sidonius. C’est ce qui paroît en lisant une lettre de Sidonius à notre Ecdicius, écrite depuis cette invasion de l’Auvergne tentée sans fruit par les Visigots, et avant le tems où ils se mirent en possession de cette cité, en consequence de la cession que leur en fit Julius Nepos. Sidonius l’écrit donc à son beaufrere pour l’exhorter à revenir dans leur patrie, et il lui mande que sa présence en Auvergne est plus nécessaire qu’elle ne l’avoit jamais été. Notre auteur le fait souvenir en même-tems de la belle action qu’on lui avoit vû faire, lorsque suivi d’un gros de cavalerie peu nombreux, il avoit passé à travers l’armée des Visigots qui bloquoit Clermont, pour se jetter dans la place. Il rappelle ensuite la mémoire d’un combat qu’Ecdictius avoit gagné bien-tôt après contre les Visigots, et dont la perte les avoit obligés à lever leur blocus. Ensuite il ajoûte que les ennemis perdirent tant de monde dans cette action, que pour cacher leur disgrace, ils avoient coupé la tête à leurs morts, afin qu’on ne pût point connoître si les troncs dont le champ de bataille restoit jonché, étoient les cadavres des Romains ou des barbares. Nous l’avons déja dit, la difference la plus frappante qui fût alors entre les Romains et les barbares, venoit de ce que les premiers portoient les cheveux si courts qu’ils ne couvroient point entierement les oreilles, au lieu que les autres portoient une chevelure si longue qu’elle descendoit jusqu’aux épaules. On verra même dans la suite que nos premiers rois, lorsqu’ils vouloient dans leurs ordonnances désigner en général, et par opposition aux Romains, tous les barbares sujets de la couronne de quelque nation qu’ils fussent, les nommoient les Chevelus. Enfin Sidonius exhorte Ecdicius à revenir au plûtôt dans leur patrie, et à ne point faire un plus long séjour à la cour du roi, où il étoit alors, et qui probablement étoit celle d’un des rois des Bourguignons. Il ne faut, ajoûte-t-il, s’approcher des princes, que comme on s’approche du feu.

Je crois que ce fut dans ce tems-là, que Sidonius écrivit celles de ses lettres qui sont adressées à Principius évêque de Soissons et frere de saint Remy évêque de Reims, qui fait un personnage si important dans l’histoire de Clovis. Il étoit naturel que Sidonius entretînt des liaisons avec tous les Romains de la Gaule qui obéissoit encore à l’empire, et dont l’Auvergne pouvoit esperer quelque secours par voye de diversion ou autrement. La premiere ne contient rien que nous devions rapporter, si ce n’est une plainte contre les difficultés qu’on avoit à surmonter pour communiquer avec ses amis absens. On trouve quelque chose de plus remarquable dans la seconde. Sidonius y louë la fidélité de la personne qui avoit été le porteur des lettres de Principius, et il dit qu’on peut bien s’y fier. Il ajoute qu’il espere dumoins être joint à son ami dans la patrie celeste, puisque dans ce monde ils habitent des païs qui sont éloignés les uns des autres, quoiqu’ils se trouvent réunis à certains égards. Le Soissonnois étoit alors ainsi que l’Auvergne, compris dans les provinces obéissantes. A ce prix, dit Sidonius, je consens que nous vivions esclaves des Gabaonites, c’est-à-dire, des Visigots qui avoient peut-être envoyé offrir leur alliance au sénat de Soissons, dans le dessein de le tromper.

Un long récit de ce qui se passa en Auvergne sous le regne des trois premiers successeurs d’Anthemius, pourroit bien paroître inutile dans une histoire de l’établissement de la monarchie Françoise dans les Gaules, puisque les Francs n’étoient point pour m’expliquer ainsi, du nombre des acteurs. Mais je supplie ceux qui feroient cette réflexion de vouloir bien aussi en faire une autre. C’est que l’histoire ne nous apprend pas les détails de la réduction de plusieurs cités de la seconde Belgique, et de la Senonoise, à l’obéissance de Clovis, et qui se fit, quelques années après le tems dont nous parlons. Or rien n’est plus propre à suppléer à ce silence, et à nous donner quelqu’idée de la maniere dont les Romains de nos provinces passerent sous l’obéissance du roi des Francs, que la connoissance des ressorts qu’Euric fit joüer pour s’emparer des provinces des Gaules dont il se rendit maître. On voit par ce qui s’est passé dans la premiere Aquitaine, à peu près ce qui a dû se passer ensuite dans les contrées des Gaules que Clovis soûmit à son pouvoir. Ainsi non content d’avoir rapporté tout ce qu’on vient de lire, concernant les mouvemens qui précederent la soumission de l’Auvergne aux Visigots ; nous allons encore raconter aussi en détail qu’il nous le sera possible, de quelle maniere cette cité tomba enfin entre les mains de leur roi.