Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 11

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LIVRE 3 CHAPITRE 11

CHAPITRE XI.

Explication de l’endroit du dix-huitiéme chapitre du second livre de l’histoire de Gregoire de Tours. Veniente vero Adouacrio Andegavis, (Childericus Rex sequenti di advenit) interemptoque Paulo Comite civitatem obtinuit. Idée de la capacité de l’Abbreviateur de Gregoire de Tours.


En expliquant ce passage comme tout le monde l’a jusqu’à present expliqué, c’est-à-dire, en supposant qu’il y soit dit : que ce fut Childéric qui prit Angers sur les Romains après avoir tué Paulus, on tombe dans des difficultés dont on ne sçauroit sortir. En premier lieu, les évenemens qu’on fait raconter à Gregoire de Tours sont tels qu’il est impossible de les croire. Suivant ce que dit cet historien immédiatement avant notre passage, Childéric et Paulus faisoient conjointement la guerre aux Visigots, et suivant ce passage entendu comme on l’entend communément, Childéric auroit changé brusquement de parti, et il se seroit joint à Audoagrius pour attaquer le comte Paulus et pour prendre Angers. Childéric peu de tems après auroit encore changé d’écharpe une seconde fois, et redevenu l’allié des Romains, il les auroit servis contre les Saxons. A quelque tems de-là Childéric se seroit raccommodé avec Audoagrius qu’il venoit de trahir, et comme nous le dirons bien-tôt plus au long, Audoagrius auroit eu néanmoins assez de confiance en un prince aussi leger que Childéric, pour entreprendre avec lui une expédition dans laquelle on ne pouvoit point avoir un ami trop assuré. Supposé qu’en si peu de tems Childéric eût changé trois fois de parti, Gregoire de Tours tout succinct qu’il est sur l’histoire de ce roi des Francs, auroit inseré quelque mot dans sa narration, soit pour blâmer, soit pour justifier la conduite du pere de Clovis.

En second lieu, l’interprétation ordinaire du texte de Gregoire de Tours est démentie par la suite de notre histoire, qui fait foi que Clovis à son avénement à la couronne n’étoit maître que de la cité de Tournay et de quelques contrées adjacentes. Nous verrons par le témoignage de Procope, de Grégoire de Tours et d’autres écrivains, que ce fut partant de là et successivement que Clovis agrandit son royaume, en l’étendant d’abord jusqu’à la Seine et dans la suite jusqu’à la Loire. Cette derniere extension de ses états ne se fit même qu’après son batême. Cependant, si Childéric eût pris Angers, il s’ensuivroit qu’il auroit laissé l’Anjou et par conséquent plusieurs cités qui sont entre Angers et Tournay au roi son fils. Aucun écrivain ancien ne dit que les Romains ayent jamais repris Angers sur Childéric. Aussi voyons-nous que plusieurs de nos historiens modernes sont obligés après avoir entendu le passage dont il est question dans le sens ordinaire, de dire ; que l’Etat sur lequel regnoit Childéric lorsqu’il mourut, s’étendoit jusqu’à la Loire. Cette seconde erreur est une suite nécessaire de la premiere.

Au contraire en expliquant le passage de Gregoire de Tours ainsi que nous l’avons expliqué, c’est-à-dire, en supposant que Gregoire de Tours ait écrit que ce fut Audoagrius qui prit Angers après avoir tué le comte Paulus, et que cet auteur n’y fasse mention de Childéric que pour dire en parenthese que ce prince n’arriva que le lendemain de l’action, et qu’il ne put ainsi rien empêcher ; tout ce qui se trouve dans le passage en question est entierement vraisemblable et s’accorde facilement avec la suite de l’histoire. Childéric aura été l’allié fidele des Romains durant toute la guerre qu’ils eurent à soûtenir alors contre les Saxons et contre les Visigots. Après la cessation des hostilités entre les Romains et les Visigots alliés des Saxons, il se sera joint avec Audoagrius pour faire l’expédition dont nous avons déja promis de parler, et le roi des Saxons aura été content d’avoir pour son compagnon d’armes, un prince fidele à ses engagemens et dont il avoit éprouvé la valeur lorsqu’il avoit été en guerre contre lui. Enfin, comme Childéric n’aura plus conquis l’Anjou, il ne sera plus nécessaire qu’il ait laissé à Clovis son fils et son successeur aucun Etat au midi de la Somme. Il n’y a donc point de doute qu’il ne convienne d’entendre le passage de Gregoire de Tours, dans le sens que nous l’entendons.

Pourquoi donc tant d’habiles écrivains qui ont senti la difficulté qui est dans ce passage et qui se sont donné la torture pour l’expliquer, ne l’ont-ils pas entendu d’abord comme vous ? Je réponds que cela est arrivé par deux raisons. En premier lieu, le texte de Gregoire de Tours semble à la premiere lecture, refuser de se prêter à notre explication. En second lieu, nos plus anciens annalistes, ceux qui depuis Gregoire de Tours ont écrit les premiers sur notre histoire, ont entendu le passage dont il est ici question, dans le sens où il est entendu communément. Ces annalistes ont compris que Gregoire de Tours y avoit voulu dire que ç’avoit été Childéric qui avoit tué Paulus et qui avoit pris Angers. Discutons d’abord la premiere de ces deux raisons.

Dans la phrase de laquelle il s’agit : Veniente verò Audonacrio Andegavis (Childericus Rex sequenti die advenit) interemproque Paulo Comite civitatem obtinuit. Childéric paroît ce qu’on appelle le nominatif du verbe, et par tant c’est Childéric qui semble régir le verbe prendre. Par consequent a-t-on toujours dit, il faut que ce soit Childéric qui ait pris Angers après que le comte Paulus eût été tué.

Voici ma réponse à cette raison dont je sens tout le poids. Si cette phrase étoit dans Ciceron ou dans quelqu’autre écrivain qui auroit parlé latin purement et comme on parloit cette langue à Rome du tems d’Auguste, l’objection que je viens de rapporter seroit presque sans réplique : mais la phrase en question se trouve dans un auteur de la basse latinité. Elle se trouve dans un auteur celtique, qui se permet des constructions que la syntaxe latine n’autorise pas. Telle aura été celle de faire servir de nominatif du verbe dans la suite d’une phrase, le même nom qui avoit été employé dans les membres précédens à l’ablatif, en sous-entendant ce nom-là comme s’il étoit répeté au nominatif devant le verbe. Ainsi dans notre phrase, Gregoire de Tours après avoir employé en la commençant le nom d’Audoagrius dans un cas oblique, c’est-à-dire ici à l’ablatif, il sous-entend dans la suite de la phrase, ce même nom dans le cas direct, c’est-à-dire, au nominatif, et il lui fait régir le verbe. Il faut donc lire en supléant Audoacrius à l’endroit où ce nom est sous-entendu au nominatif, Veniente verò Audouacrio Andegavis(Childericus Rex sequenti die advenit) Adoacrius, interempto Paulo Comite, civitatem obtinuit. Il ne sera plus alors fait mention de Childéric dans cette phrase que par forme de parenthese. S’il y est dit que Childericus sequenti die advenit, Childéric n’arriva que le jour suivant, c’est pour donner à entendre que probablement les choses se seroient passées tout autrement si Childéric fût arrivé un jour plûtôt ; mais Childericus ne régira plus civitatem obtinuit. Il ne s’agit plus que de sçavoir si le style de Gregoire de Tours autorise ma conjecture par des phrases ainsi construites. En ce cas j’aurai raison.

Prouvons donc solidement que Gregoire de Tours a sous-entendu souvent dans une phrase au cas direct, le même nom qu’il venoit d’y employer dans un cas oblique, et qu’il fait servir le nom ainsi sousentendu, de nominatif du verbe. L’importance de la matiere me fera pardonner toutes ces discussions grammaticales. Elles doivent ennuyer, j’en tombe d’accord, mais l’intelligence de notre histoire en dépend en quelque façon.

On trouve dans le cinquiéme chapitre du livre cinquiéme de l’histoire de Gregoire de Tours, Consenescente beato Tetrico Ecclesie Lingonum Sacerdote, cum Lampridium Diaconum ejecisset & frater meus consensisset. Ne faut-il pas sous-entendre dans cette phrase Tetricus et lire comme s’il y avoit Consenefcente beato Tetrico Ecclesia Lingonum Sacerdote, cum beatus Tetricus Lampridium Diaconum ejecisset.

Voici encore une autre phrase de notre historien où il faut sous-entendre le nom qui d’abord a été employé à l’ablatif, repété au nominatif, ou du moins sous-entendre en son lieu le pronom ille, ce qui revient ici au même. Il est dit de Gondovaldus dans le trente-quatriéme chapitre du livre septiéme de Gregoire de Tours : Igitur commorante eo apud Convenas, locutus est incolis dicens. Le sens de cette phrase ne demande-t-il point qu’on y sous-entende Gondovaldus ou ille, et qu’on lise comme s’il y avoit ille locutus est incolis dicens  ? Il y a plus. Cette maniere de construire une phrase en sous-entendant le nom employé d’abord dans un cas, repété dans un autre cas, étoit si familiere à Gregoire de Tours, qu’on trouve encore dans son histoire des phrases où c’est à l’accusatif qu’il sous-entend le nom qu’il a d’abord employé à l’ablatif. En voici quatre exemples.

On lit dans le quatorziéme chapitre du cinquiéme livre de l’histoire de cet auteur. Sed ille usus consilio Guntramni & se ulcisci desiderans, redeunte Marileiso a praesentia Regis, comprehendi jussit casumque gravissimè, &c. Ne faut-il pas Marileisum comprehendi jussit, ou bien illum comprehendi, &c.

Dans le vingt-neuviéme chapitre du même livre, on voit Arreptis quoque libris descriptionum, incendio multitudo congregata concremavit. Certainement l’Auteur a entendu, Arreptis quoque libris descriptionum, libros descriptionum incendio multitudo. congregata concremavit.

Dans le trente-troisiéme chapitre du livre de la gloire des confesseurs, on lit ce recit d’un miracle arrivé au tombeau de saint Amable. Vam ad hujus tumulum cum Dux Victorius despexisset orare, adfixo è regione equo, nequaquam poterat amovere. Quem cum flagris stimulisque urgeret, & ille quasi aneus staret immobilis. Ne faut il pas entendre, Adfixo è regione equo, equum nequaquam poterat amovere.

Je finis par un passage du quarante-uniéme chapitre du huitiéme livre de l’Histoire Ecclesiastique des Francs, écrit au sujet d’un esclave mis à la question. Il y est dit : Qui cum eum im supplicio posuisset, omnem rem evidenter aperuit dixitque, ne faut-il pas Qui cùm eum in supplicio posuisset, hic omnem rem evidenter aperuit ; dixitque, à Regina centum solidos accepi ut hoc facerem.

Gregoire de Tours n’est pas le seul des auteurs qui ont écrit en latin celtique, dans les phrases de qui l’on trouve le nom employé d’abord à l’ablatif, sous-entendu ensuite au cas direct pour tenir lieu de nominatif du verbe. Il est dit dans le chapitre douziéme de l’abregé de l’histoire de Gregoire de Tours, abregé fait dès le septiéme siécle… etc. N’y faut-il pas lire Mortuo Ægidio filium reliquit Syagrium nomine. N’y faut-il pas lire Mortuo Ægidio, Ægidius reliquit filium, ou bien, ille reliquit filium.

Nous rapporterons encore un exemple tiré des annales de Metz pour montrer que cette sorte de construction celtique s’est long-tems conservée dans les Gaules[1]. Post non multos verò annos patre ejus odone Duce defunito, reliquit Henrico filio suo Ducatum totius Saxonia. C’est-à-dire, Odone Duce defuncto, odo reliquit filio suo, &c. Il faut même que cette construction vicieuse se fût glissée dans le stile de ceux des auteurs du cinquiéme siécle, qui ont écrit en latin avec plus de pureté que leurs contemporains. On lit dans l’endroit des ouvrages de Sevére Sulpice, où il est parlé des troubles ausquels les écrits d’Origene avoient donné lieu en Egypte[2]. Istiusmodi ergo turbatione, cum veni Alexandriam, fluctuabat. Ne faut-il pas suppléer le nominatif du verbe, & lire : Cum veni Alexandriam, Alexandria fluctuabat.

Je reviens à Gregoire de Tours. Il est vrai que Dom Ruinart n’a point observé dans le style de cet historien la construction irréguliere qui lui fait sous-entendre au nominatif ou bien à l’accusatif le nom qu’il vient d’employer à l’ablatif ; mais ce sçavant religieux a fait sur le style de Gregoire de Tours d’autres observations qui nous mettroient en droit de prétendre, que notre historien a entendu dire Veniens verò Audonacrius Andegavis, interemptoque Paulo Comite, Audonacrius civitatem obtinuit, quand bien même nous n’aurions pas les preuves que nous venons de rapporter. Voici donc ce que dit au sujet du style de Gregoire de Tours, son sçavant éditeur.

» Si du tems de Gregoire de Tours quelqu’un eût voulu écrire l’Histoire en bon latin, son ouvrage auroit été de peu d’usage à cause du petit nombre de ceux qui auroient été, capables de l’entendre. Gregoire de Tours le dit lui-même en plus d’un endroit. Ainsi notre Auteur pour se conformer au style de son tems, met quelquefois un accusatif où il sçavoit bien qu’il falloit mettre un ablatif absolu. Ce n’est donc point à Gregoire de Tours, c’est à ses Contemporains qu’il s’en faut prendre de ces fautes-là. » Comme la remarque de Dom Ruinart favorise beaucoup mes sentimens, je l’appuyerai ce qu’il a négligé de faire, en rapportant au bas de cette page, trois passages de Gregoire de Tours, dans lesquels il employe un accusatif où il falloit un ablatif absolu.

Je doute beaucoup néanmoins que Gregoire de Tours ait fait par choix et par complaisance pour ses contemporains les fautes de syntaxe où il est tombé. Voici ce qu’il nous dit lui-même concernant sa capacité en grammaire. » J’ai bien sujet de craindre, comme je ne sçai ni la Rhetorique ni la Grammaire, qu’on ne me dise : Pourquoi mettez-vous la main à la plume ? Croyez-vous mériter un rang entre les Auteurs par des ouvrages grossiers & que les Sçavans ne liront point, tant ils les trouveront mal écrits. Vous ne sçavez pas le genre des mots. Vous faites souvent masculin le nom qui est feminin, & masculin celui qui est neutre. Vous employez les prépositions contre toutes les regles reçúës. Enfin vous mettez des ablatifs où il faut des accusatifs, & des accusatifs où il faut des ablatifs. »

Dans la préface de son Livre de la vie des Peres, Gregoire de Tours dit encore : Qu’il n’a gueres étudié la grammaire, ni songé à se former un stile par la lecture des bons auteurs profanes, mais que suivant les conseils du bienheureux Avitus évêque d’Auvergne, il s’est appliqué principalement à l’étude des écrivains ecclésiastiques. Enfin notre historien dit dans le préambule du premier livre de l’Histoire ecclesiastique des Francs : qu’il commencera par demander pardon à ses lecteurs, si dans l’ortographe et si dans la diction, il viole quelquefois les regles de la grammaire qu’il n’a jamais apprises parfaitement. Or de quoi s’agit-il ici, n’est-ce pas de sçavoir si Gregoire de Tours n’a point sous-entendu au nominatif un nom qu’il venoit de mettre à l’ablatif, ou ce qui revient au même, s’il n’a point employé un ablatif absolu pour un nominatif ? En un mot, si au fond il n’a point dit : Veniente verò Audonacrio Andegavis pour veniens verò Audonacrius Andegavis. Ne pourrions-nous pas dire après avoir rapporté les trois passages de Gregoire de Tours qu’on vient de lire : ne cherchons plus d’autre preuve. L’accusé avouë ce dont il est chargé.

Je tomberai d’accord après cela que les vices dont le style de cet historien est rempli, ne doivent point être imputés à lui en particulier, il étoit Celte, et nous avons vû dès le premier chapitre du premier livre de cet ouvrage que généralement les Celtes parloient mal latin, au lieu que les Aquitains le parloient bien. Dire que Gregoire de Tours n’étoit pas Celte mais Aquitain, parce que l’Auvergne sa patrie étoit une des cités de la province qui portoit le nom de la premiere Aquitaine, ce seroit faire une objection de mauvaise foi. Qui ne sçait pas que dans la division originaire des Gaules, dans celle qui se faisoit par rapport au païs des trois anciens peuples qui l’habitoient, comme par rapport aux mœurs, aux usages et à la langue de ces trois peuples, l’Auvergne a toujours été de la Gaule celtique. L’édit de l’empereur qui rendit l’Auvergne une portion de la premiere Aquitaine n’avoit point changé dans cette cité-là, ni la langue ni les mœurs, ni les usages anciens. L’union de Lisle et celle de Tournai au comté de Flandres, avoient-elles empêché que ces deux villes ne fussent toujours des villes de langue françoise. La cession de Strasbourg que l’empire a faite au roi très-chrétien et par laquelle cette ville est devenuë une portion du royaume de France, empêche-t-elle que Strasbourg par rapport aux mœurs, aux usages nationnaux et à la langue ne soit toujours une ville allemande. L’ordre politique, s’il est permis de parler ainsi, ne change point l’ordre physique, et les divisions arbitraires que les princes font d’un pays, n’anéantissent point, elles ne font pas même oublier les divisions fondées sur les differences sensibles qui sont entre les peuples. Nous avons sous les yeux cent autres preuves de cette vérité. Ainsi les Auvergnats auront toujours été comptés, et ils se seront comptés eux-mêmes au nombre des Celtes, bien que leur cité fût devenuë une portion de la premiere Aquitaine. Sidonius Apollinaris né en Auvergne, ne dit-il pas en écrivant à son compatriote Ecdicius ; notre patrie commune vous a plusieurs obligations, dont l’une est que la jeune noblesse ait voulu à votre imitation se défaire des impolitesses du langage celtique, et qu’elle se soit encore adonnée à l’art oratoire comme à l’art poëtique. Enfin l’auteur ancien de la vie de Gregoire de Tours, qu’on croit être Odon l’abbé de Cluni, qui vivoit dans le neuviéme siecle, dit positivement que cet évêque étoit de la Gaule celtique et qu’il nâquit en Auvergne .

Nous avons dit que deux raisons avoient été cause que les sçavans du seiziéme siécle et du dix-septiéme qui ont employé le passage de Gregoire de Tours dont il s’agit, ne l’avoient point entendu comme nous l’expliquons. L’une de ces raisons a été que le texte paroissoit s’opposer à l’interprétation que nous lui donnons, et l’autre que les auteurs les plus voisins du siecle de Gregoire de Tours avoient donné au texte de ce passage le même sens qu’on lui a donné jusqu’aujourd’hui. Après avoir réfuté la premiere de ces raisons, il convient de répondre à la seconde.

Il est vrai que l’abbreviateur de Gregoire de Tours qui a composé son épitome dès le septiéme siecle, s’énonce très-distinctement concernant le fait que la phrase de son original laisse dans l’obscurité. Cet abbreviateur dit donc en faisant à sa maniere l’extrait de son auteur. « Childéric donna une bataille auprès d’Orleans contre Audouagrius Roi des Saxons, & après l’avoir gagnée il marcha vers Angers. Egidius mourut & il laissa un fils qui s’appelloit Syagrius. Dans le même tems les Bretons Insulaires furent chassés du Berry par les Visigots, & un grand nombre de ces Bretons fut tué au Bourgdieu. Le Comte Paulus à la tête des Romains & des Francs porta la guerre dans le pays tenu par les Visigots, & il y fit un grand butin. Childéric après avoir battu Audouagrius tua le Comte Paulus, & il se rendit le maître d’Angers. »

L’auteur des Gestes, qui peut avoir écrit environ cent ans après l’abbreviateur, s’explique aussi clairement que lui concernant la prise d’Angers. C’est à Childéric qu’il fait prendre la place. » Alors Childéric ayant mis en campagne une grande armée, il s’avança jusqu’à Orleans dont il ravagea le plat pays. Audouagrius General de Saxons débarqua son monde auprès d’Angers. Il y commit beaucoup de désordres, & les Angevins aussi-bien que leurs voisins furent obligés à donner des otages à ce Barbare. Dans le tems qu’il se rembarquoit, Childéric arriva suivi des Francs, & après avoir tué le Comte Paulus qui commandoit dans la Cité il s’en rendit maître. » On conçoit bien que le passage de Grégoire de Tours, Veniente vero, etc. étant obscur et ceux que nous venons de rapporter étant clairs, tous les écrivains modernes ont entendu la phrase obscure de Gregoire de Tours, suivant l’interprétation que l’abbreviateur et l’auteur des Gestes avoient faite de cette phrase. Nos écrivains modernes ne méritent donc aucune censure pour avoir pris le parti auquel ils s’en sont tenus. Aussi mon intention n’est-elle point de les blâmer. Je veux seulement détruire la conséquence qu’on pourroit tirer de l’espece de jugement qu’ils ont rendu en prenant ce parti-là. Pour en venir à bout je vais prouver deux choses. La premiere est, que l’abbreviateur entend ordinairement si mal le texte de Gregoire de Tours, que les interprétations qu’il fait d’un passage obscur de cet historien ne doivent être d’aucun poids, et par conséquent qu’on ne sçauroit prétendre qu’il nous faille déferer à l’autorité de l’abbreviateur dans les occasions où nous avons de bonnes raisons pour entendre quelques endroits du livre dont il fait l’épitome, autrement qu’il ne lui a plû de les entendre. La seconde est, que l’auteur des Gestes et tous les écrivains qui sont venus depuis lui n’ayant fait que se conformer à l’interprétation de l’abbreviateur, leur témoignage n’ajoute rien à l’autorité de son interprétation. Il s’ensuivra seulement qu’ils se seront trompés en s’en rapportant à lui.

Nous sommes pleinement en état de juger de la capacité de notre faiseur d’épitome, puisque nous avons et son ouvrage et le livre qu’il a voulu abreger. Comme il intitule cet ouvrage : Gregorii Episcopi, Turonensis Historia Francorum Epitomata. On ne sçauroit refuser de croire que son dessein n’ait été de donner un extrait fidele de l’Histoire de Gregoire de Tours, et il est sensible par plusieurs exemples, que son extrait est souvent infidele et dit le contraire de ce que dit son original. Entrons en preuve.

Gregoire de Tours rapporte un passage de Sulpitius Alexander, dans lequel on lit[3] : que Nannenus et Quintinus qui commandoient l’armée romaine dans les Gaules, ayant battu les francs en-deçà du Rhin, Quintinus s’obstina à les poursuivre jusques dans leur propre pays. Quintinus passa donc le Rhin à Nuitz sans Nannenus, et il entra hostilement dans le pays des Francs qui le reçurent si bien, qu’il perdit presque tous les officiers de son armée, entr’autres Heraclius tribun des Joviniens, et qu’il eut enfin beaucoup de peine à faire sa retraite. On voit par la notice de l’empire, qu’il y avoit dans son service plusieurs corps de troupes qui portoient le nom de Joviniens[4], et l’on apprend dans Zosime, qu’ils portoient ce nom, parce qu’ils avoient été levés par l’empereur Dioclétien, qui vouloit qu’on l’appellât Jovien comme étant protegé spécialement par Jupiter. Ces corps étoient distingués les uns des autres par des surnoms.

Voici comment l’abbreviateur rend cette narration. » Nanninus & Quintinus Maîtres de la Milice rassemblerent l’armée & ils obligerent les Francs qu’ils défirent dans les Ardennes, à évacuer les Provinces Ġermaniques. Ensuite Heraclius & Jovianus passerent le Rhin avec leurs troupes dans le dessein d’exterminer les Francs, qui firent cependant une si grande boucherie des Romains que Heraclius & Jovianus eurent beaucoup de peine à se sauver. »

Les fautes de l’abregé sont trop sensibles pour les faire observer. Chacun les remarquera de lui-même.

Voyons un autre exemple de l’exactitude et du jugement de notre faiseur d’épitome. Gregoire de Tours dit, qu’Euric roi des Visigots donna la quatorziéme année de son regne, c’est-à-dire en quatre cens quatre-vingt-un, le gouvernement des sept cités au duc Victorius. Nous avons déja vû que par les sept cités il falloit entendre ici les sept cités de la premiere des Aquitaines, tenuës alors par les Visigots, qui n’avoient pû se rendre maîtres de Bourges, qui étoit une des huit cités et même la cité metropole de cette province-là. Aussi notre historien comme je l’ai déja observé, n’ose-t-il appeller ce commandement, celui de la premiere Aquitaine. Gregoire de Tours ajoûte que ce Victorius peu de tems après avoir été pourvû du commandement dont nous venons de parler, se rendit en Auvergne qui étoit une des sept cités de la premiere Aquitaine soumises alors aux Visigots, et qu’il y fit construire plusieurs édifices, entr’autres les chapelles souterraines de l’église de saint Julien le martyr. Voici comment l’abbreviateur travestit la narration de Gregoire de Tours, lorsqu’il en est venu à cet endroit de l’histoire ecclesiastique des francs. » Euric roi des Visigots bâtit à Brioude la quatorziéme année de son regne, l’église de saint Julien qu’il orna de colomnes merveilleuses. »

on observera en premier lieu, que ce ne fut point Euric qui fit construire les bâtimens dont il est parlé dans Gregoire de Tours, ce fut Victorius. La méprise marque même dans celui qui l’a faite, une ignorance grossiere de l’histoire du cinquiéme siecle. En effet, supposer qu’Euric eût bâti à Brioude, l’église de saint Julien martyr c’est ne pas sçavoir que ce prince, comme nous le dirons, étoit un arien zelé et un persécuteur cruel des catholiques. En second lieu, et c’est une remarque de Dom Thierri Ruinart : l’abbreviateur place mal à propos à Brioude l’église dont il fait mention. Celles des églises de saint Julien dont Gregoire de Tours entend parler, étoit dans Clermont même, comme l’ont prouvé les auteurs cités par Dom Ruinart. En troisiéme lieu, Gregoire de Tours ne dit point que l’église de saint Julien dont il s’agit, ait été construite la quatorziéme année du regne d’Euric. Il dit seulement, ce qui est conforme à la verité, que cette église qui étoit l’une des plus anciennes des Gaules, fut alors embellie par Victorius.

Il me seroit facile d’alleguer encore plusieurs autres exemples de l’inattention et de l’incapacité de l’abbreviateur ; mais comme les sçavans connoissent la portée de cet écrivain, je n’en rapporterai point davantage. En effet quoique les éditeurs soient enclins à louer ou du moins à excuser les auteurs dont ils publient les ouvrages, Dom Ruinart, qui dans son édition des œuvres de Gregoire de Tours a placé immédiatement après l’Histoire ecclesiastique des Francs l’abregé dont il est ici question, ne sçauroit s’empêcher de reprocher à son auteur les fautes les plus grossieres, et entr’autres celle d’avoir confondu les deux expeditions du roi Childebert contre les Visigots et de n’en avoir fait qu’une, bien qu’il y eût eu un intervalle d’onze années entre la premiere de ces expéditions et la seconde. Comme les deux expéditions de Childebert avoient été faites en des tems bien plus voisins de ceux où l’abbreviateur écrivoit que celle d’Audoagrius, il a été plus difficile qu’il se trompât sur les principales circonstances des deux expéditions d’Espagne, que sur celles de l’expédition d’Audoagrius.

Ainsi l’abbreviateur a été très-capable d’appliquer au roi Childéric ce que Gregoire de Tours avoit dit d’Audoagrius dans le passage Veniente verò Adonacrio Andegavis. Il peut bien y être tombé dans cette erreur, puisque certainement il y est tombé dans d’autres concernant ce même évenement. Telle est celle de dire que ce fut contre Audoagrius que Childéric combattit auprès d’Orleans, quoiqu’Audoacrius ne soit point nommé dans l’original en cet endroit-là, et quoiqu’il soit sensible par toutes les circonstances de la narration de Gregoire de Tours, que ce roi des Saxons ne remonta point au-dessus du pont de Cé en quatre cens soixante et quatre. Telle est encore la faute d’avoir dit expressément que la mort d’Egidius et la défaite des Bretons au Bourgdieu étoient deux évenemens arrivés dans le même-tems. Nous avons montré que la mort d’Egidius appartient à l’année quatre cens soixante et quatre et que les Bretons Insulaires levés par Anthemius ne sçauroient à toute rigueur, avoir été battus dans le Berri par les Visigots avant l’année quatre cens soixante et huit, puisque ce prince qui les avoit levés ne fut proclamé empereur qu’au mois d’août de l’année quatre cens soixante et sept. Nous avons vû même qu’il est très-probable que les quartiers de ces Bretons ne furent enlevés par les Visigots que vers la fin de l’année quatre cens soixante et neuf. On ne sçauroit disculper l’abbreviateur en rejettant cette faute sur Gregoire de Tours. Il parle de la mort d’Egidius avant que de parler de la défaite de nos Bretons, et il ne dit point que ces deux évenemens fussent arrivés dans le même-tems. Il est vrai que les récits de ces évenemens sont contigus dans Gregoire de Tours ; mais cet auteur ne dit rien dans sa narration qui induise à croire, qu’ils appartiennent l’un et l’autre à une même année.

Est-il possible, répliquera-t-on, qu’une faute de la nature de celle que vous imputez à l’abbreviateur de Gregoire de Tours, n’ait point été relevée dans le tems même qu’elle fut faite et qu’elle ait pû conséquemment être adoptée par les écrivains posterieurs ?

Je crois bien que la faute de cet auteur aura été remarquée par quelqu’un de ses contemporains. La tradition conservoit encore dans le septiéme siecle la mémoire des évenemens considérables arrivés dans le cinquiéme ; mais ou personne n’aura mis son observation par écrit, ou l’ouvrage qui la contenoit sera demeuré inconnu. Il aura péri comme plusieurs autres. Ainsi l’abregé au bout de quelques années se sera trouvé sans contradicteur, et les hommes sont si sujets à se tromper qu’ils auront réformé la tradition pour la rendre conforme à la teneur de cet ouvrage. Tout le monde aura cru à la fin qu’il falloit éclaircir le texte de Gregoire de Tours, qui, s’il est permis de parler ainsi, ne se défend point par lui-même, en l’expliquant comme l’auteur qui en avoit fait l’épitome l’avoit expliqué.

Je sçai bien que tout cela paroît impossible à croire, quand on veut en juger par ce qui arriveroit aujourd’hui en pareil cas. On tireroit quinze cens exemplaires d’un ouvrage de même nature que l’abregé de Gregoire de Tours. Une infinité de personnes remarqueroient une faute aussi sensible que celle dont il est ici question, et les journaux litteraires qui tous en feroient mention, seroient cause qu’on la corrigeroit dans les éditions suivantes. Du moins ils préserveroient les écrivains des âges posterieurs d’adopter cette faute-là. Mais dans le septiéme siécle, on ne faisoit que des copies à la main d’un ouvrage nouveau. On ne l’imprimoit pas. Il se faisoit donc une trentaine de copies du livre dont on imprime présentement en six ans quatre mille exemplaires. Au lieu que dix mille personnes ont d’abord connoissance d’un livre nouveau depuis que les livres se multiplient par l’impression, il n’y avoit pas cent personnes qui eussent d’abord connoissance d’un livre nouveau dans les tems où les livres ne se multiplioient que par le moyen des copies manuscrites. Il n’y avoit dans le septiéme siécle ni dictionnaires critiques, ni journaux litteraires ni d’autres répertoires des fautes des auteurs. Ainsi les observations que quelques personnes éclairées auront faites sur l’ouvrage de l’abbreviateur n’auront pas été connuës de l’auteur des Gestes. Enfin comme ces observations n’avoient pas, pour ainsi dire, été enregistrées dans aucun dépôt public, elles n’auront point eu une durée plus longue que celle de nos traditions historiques. Les désordres et l’ignorance du dixiéme siecle auront fait perdre la mémoire de ces observations.

Qu’est-il encore arrivé dans la suite. Aimoin et les écrivains qui ont travaillé sur l’histoire de France au commencement du regne de la troisiéme race, auront pris leurs premieres idées dans l’abregé et non pas dans Gregoire de Tours. Cet abregé étant dix fois plus court que l’original, il devoit être, surtout dans un tems où l’on n’imprimoit pas encore, bien plus commun que l’original. Nous sommes même trop heureux qu’il ne soit point arrivé aux dix livres de l’histoire de Gregoire de Tours la même avanture qui est arrivée à l’histoire de Trogue-Pompée et à l’ancienne vie de S. Remi archevêque de Reims. Hincmar un de ses successeurs nous apprend dans la vie de notre saint, laquelle il composa durant le neuviéme siécle, qu’aussi-tôt après la mort de saint Remi arrivée en cinq cens trente-trois, on avoit écrit son histoire fort au long. Mais, ajoute Hincmar, Fortunat évêque de Poitiers ayant fait à la fin du sixiéme siecle un abregé de cet ouvrage ; l’abregé a été cause qu’on a négligé l’original, de maniere qu’il ne nous en est demeuré que quelques cahiers. C’est un fait dont nous parlerons encore plus au long ci-dessous. Ainsi Aimoin et ses successeurs qui avoient pris la premiere teinture de l’histoire de notre monarchie dans l’abbreviateur auront entendu le passage obscur de Gregoire de Tours dans le sens que cet abbreviateur et l’auteur des Gestes lui avoient donné, et nos derniers historiens s’en seront tenus à l’interprétation qu’Aimoin et nos premiers chroniqueurs avoient faite de ce passage. Il est bon de faire voir aux lecteurs de quelle maniere Aimoin rapporte les évenemens dont parle Gregoire de Tours dans le passage qui nous retient si long-tems. Ils connoîtront par les fautes dont la narration de cet historien fourmille, si j’ai tort de l’accuser d’avoir manqué quelquefois de pénétration et de jugement. » Childéric, qui étoit à la fois brave & prudent, gagna une bataille auprès d’Orleans contre Audoagrius. Ce Barbare s’étant sauvé, Childéric le poursuivit jusqu’aux portes d’Angers ; mais n’ayant pû le joindre, il prit du moins la ville. Childéric tua ensuite Paulus qui exerçoit l’emploi de Comte dans le parti des Romains. Ce fut ainsi que ce Prince étendit les bornes de son Royaume jusqu’à Orleans, & enfin jusqu’à la Cité d’Angers. » Comme on vient de lire la narration de Gregoire de Tours, on est en état de juger des fautes qui sont dans celle d’Aimoin. On verra donc que ce dernier, en voulant éclaircir ce qu’avoit dit Gregoire de Tours, altere tout ce que le pere de notre histoire rapporte, et qu’il confond ensemble des évenemens arrivés en des tems differens. Néanmoins c’est ce passage-là d’Aimoin, qui a le plus contribué à obscurcir l’histoire de France. En premier lieu, il nous dépeint Childéric comme un ennemi des Romains, et qui fait des conquêtes sur eux. En second lieu, l’étenduë que le passage d’Aimoin donne au royaume dont Clovis hérita, rend presqu’inintelligible, ce que disent des auteurs du cinquiéme et du sixiéme siécles, concernant les progrès successifs de ce prince. On ne pouvoit pas couvrir la verité de nuages plus épais, que ceux dont Aimoin l’enveloppe.

  1. Du Chesne, tom. 3. pag. 331.
  2. Dial. pr. p. 361.
  3. Vers l’année 380.
  4. Not. Imp. part. 2, pages 124 & 226.