Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 15

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LIVRE 4 CHAPITRE 15

CHAPITRE XV.

Clovis entre dans le pays tenu par les Visigots. Bataille de Vouglé.


Clovis informé que les Visigots se mettoient en mouvement, et qu’ils marchoient vers celles de leurs provinces qui étoient frontieres de son territoire, prit le parti le plus usité dans ce tems-là, celui d’aller droit au lieu où l’armée ennemie devoit s’assembler, afin de la combattre avant qu’elle eût encore reçû toutes les troupes qui la devoient joindre. On sçavoit que c’étoit dans le Poitou qu’Alaric avoit donné le rendez-vous à ses troupes, ainsi Clovis y marcha. Comme il étoit le maître d’Orleans, on ne doit pas être en peine du lieu où il passa la Loire. Il prit ensuite sa route par la Touraine qui étoit alors sous la domination des Visigots, et par consequent un pays ennemi. Clovis ne laissa pas néanmoins de faire publier en y entrant[1], un ban par lequel il étoit défendu sous peine de la vie, d’y prendre aucune autre chose que de l’herbe et de l’eau. Il crut devoir cette marque de respect à la mémoire de saint Martin évêque de Tours, et l’apôtre des Gaules. Il arriva cependant qu’un soldat eut la hardiesse d’enlever quelques bottes de foin appartenantes à une pauvre femme. » Le Roi, dit-il, comme pour s'excuser, nous a du moins permis de prendre ici de l'herbe. Qu'est-ce que du foin ? une herbe coupée, fanée & mise en bottes. Sa plaisanterie ne lui réussit point: Clovis informé du fait, condamna à mort le Soldat qui avoit enfreint le ban , & il le fit exécuter. Quel succès pouvons nous attendre de notre entreprise, dit alors ce Prince, si nous manquons au respect dû à saint Martin ? » Cet exemple contint les Troupes, Durant la marche, Clovis qui passoit à une petite distance de la ville de Tours, eut la curiosité de consulter le Dieu des Armées, dans l’église bâtie sur le tombeau de saint Martin, pour apprendre, s’il étoit possible, quel seroit l’évenement de l’expédition que les Francs avoient entreprise. Dans ce dessein, il envoya secretement des hommes de confiance porter ses offrandes au tombeau de l’apôtre des Gaules, et il leur enjoignit de lui rendre à leur retour un compte exact, de tout ce qu’ils auroient vû ou entendu de plus propre à servir de présage, et à pronostiquer le succès de la campagne. Il s’adressa ensuite à Dieu, et il lui dit : » Seigneur, s’il est vrai que vous daigniez me proteger, & si vous avez résolu de vous servir d’un bras aussi foible que le mien pour renverser le Trône élevé par une Nation hérétique, & toujours opposée aux interêts de la Religion que vous-même vous avez enseignée, daignez manifester votre volonté à mes Serviteurs, & qu’ils en puissent appercevoir quelque signe sensible, lorsqu’ils entreront dans l’Eglise de Saint Martin. »

Les personnes chargées de la commission de Clovis, s’en acquittérent sans se découvrir, et en mettant le pied dans l’église de saint Martin, qui n’étoit point encore renfermée dans l’enceinte de Tours, elles entendirent le chantre entonner le quarantiéme verset du pseaume dix-septiéme : Seigneur, vous m’avez armé de courage dans les combats, & vous avez fait tomber fous mes coups ceux qui s’étoient levés sur leurs pieds pour me frapper. Vous avez contraint mes ennemis à tourner le dos devant moi, de vous avez confondu ceux qui me haïssoient. Cette consultation faite par Clovis, étoit-elle une action religieuse, ou bien un effet blâmable de la curiosité effrenée de pénétrer dans l’avenir, que les hommes ont toujours eue, et qui fit souvent chercher aux premiers Chrétiens dans les livres sacrés, et sur les tombeaux des saints, des présages pareils à ceux que leurs peres avoient cherchés, quand ils étoient encore payens, dans les ouvrages de Virgile, et dans les antres d’Apollon ? Que ceux ausquels il appartient de prononcer sur cette question, la décident.

Il est vrai que le concile qui s’étoit tenu dans Agde une année avant que Clovis consultât le ciel dans l’église de S. Martin, défend sous peine d’excommunication, aux clercs et aux laïques de chercher, soit dans l’écriture sainte, soit en faisant de leur autorité privée des cérémonies mystérieuses sur les tombeaux des saints, aucun augure de l’avenir. Il est encore vrai que le concile, qui quatre années après le tems dont nous écrivons ici l’histoire, s’assembla dans Orleans par les soins de Clovis, fait sous les mêmes peines, prohibition tant aux ecclésiastiques qu’aux laïques, de recourir à aucune sorte de divination, tant à celles qui avoient été en usage parmi les payens, qu’à celles qui se faisoient en abusant des livres saints et du culte pratiqué dans l’église chrétienne. Un des capitulaires de Charlemagne défend aussi aux fideles de chercher des prédictions de l’avenir, soit dans le psautier, soit dans les évangiles, et d’exercer aucune sorte de divination. Mais la maniere dont s’y prit Clovis, pour sçavoir ce qui étoit déterminé par la providence sur la guerre qu’il avoit entreprise, est-elle bien une des manieres de découvrir l’avenir, qui sont condamnées dans les loix que je viens de rapporter ? Voilà ce que je n’oserois décider. Reprenons le fil de la narration de Gregoire de Tours.

Les hommes de confiance que Clovis avoit envoyés porter ses offrandes au tombeau de saint Martin, revinrent après avoir remercié le ciel d’un augure si heureux, rendre compte à leur maître du présage qu’ils avoient eu. Il se mit en marche aussi-tôt, mais lorsqu’il fut arrivé sur le bord de la Vienne dont le lit couvroit le camp des ennemis, qui s’assembloient entre Poitiers et cette riviere, il la trouva si grossie par des pluyes abondantes, qu’il ne lui étoit pas possible de la guayer, comme il se l’étoit promis. Ainsi l’armée des Francs qui avoit été obligée à passer la Loire au-dessus de la Touraine, que les Visigots tenoient, et par consequent fort au dessus de l’embouchure de la Vienne dans ce fleuve, se trouvoit arrêtée par la riviere dont nous parlons. Il étoit même impossible à Clovis d’y jetter des ponts, ou de la faire traverser à ses troupes dans des barques, parce qu’Alaric dont il paroît que le principal quartier étoit alors sous Poitiers, éloigné seulement de trois ou quatre lieues de la rive de la Vienne, y avoit des postes. Alaric n’auroit donc pas manqué de s’opposer à ce passage, et de profiter d’une telle occasion pour combattre les Francs avec tant d’avantage, qu’il les eut battu sans rien risquer. Il falloit ou surprendre le passage de la Vienne, ou s’exposer, en tentant de la passer malgré l’opposition des Visigots, à une défaite presque certaine. Avant que de parler de l’évenement miraculeux qui tira Clovis de l’embarras où nous le voyons, il est bon de fermer un moment Gregoire de Tours, pour ouvrir Procope, et pour apprendre de cet historien, quel étoit le projet de campagne qu’Alaric avoit fait de son côté. On en concevra mieux et l’importance dont il étoit aux Francs de passer la Vienne au plûtôt, et comment le passage de cette riviere, fut cause de la bataille de Vouglé.

Procope après avoir parlé de la guerre que Clovis et Theodoric firent conjointement aux Bourguignons en cinq cens, ajoute : » Les Francs ayant augmenté considerablement leurs forces, ils cesserent d’avoir des égards pour Theodoric, & libres de la crainte qui les avoit retenus jusqu’alors, ils se mirent en campagne pour attaquer Alaric Roi des Visigots. Aussitôt que ce Prince eur connoissance de ce qui s’entreprenoit contre lui, il eut recours à Theodoric qui se mit incontinent à la tête d’une armée pour aller secourir son gendre. Cependant les Visigots apprenant que l’ennemi campoit dans le Poitou, ils vinrent se poster sous la ville de Poitiers, & durant quelques jours, ils demeurerent derriere les retranchemens de leur camp. » Notre historien raconte ensuite comment les Visigots livrerent bataille aux Francs.

Je ne puis sans prévarication omettre d’avertir ici le lecteur, que j’ai pris la liberté de faire une correction importante dans le texte de Procope, en mettant le nom de Poitiers au lieu de celui de Carcassonne, qui se lit dans l’édition du Louvre. Voici les raisons que j’ai eues de faire un tel changement. En premier lieu, il est impossible que Procope qui doit avoir vû en Italie plusieurs Francs et plusieurs Visigots, qui s’étoient trouvés à la bataille de Vouglé, n’ait pas sçû que c’étoit sous Poitiers et non pas sous Carcassonne qu’Alaric étoit campé la veille du jour où il perdit cette bataille mémorable, dans laquelle il fut tué. Ainsi, quand bien même les manuscrits de cet historien ne fourniroient rien qui autorisât notre correction, il ne faudroit point laisser de la faire, par la raison qu’il est impossible que Procope se soit trompé au point d’avoir écrit Carcassonne pour Poitiers, et qu’ainsi une telle faute devroit toujours être traitée de vice de clerc, et mise sur le compte des copistes. En second lieu, nous trouvons dans le texte d’un manuscrit de Procope de quoi autoriser la restitution que nous osons faire. Voici le fait. Dans le douziéme chapitre du premier livre de l’histoire de la guerre des Gots par Procope, Carcassonne se trouve nommée trois fois. La premiere fois qu’il en est fait mention, c’est dans le passage qui vient d’être rapporté ; et c’est pour dire qu’Alaric campa quelque tems sous cette place, et qu’il ne décampa de-là que pour donner la bataille où il perdit la vie. Les deux autres fois qu’il est fait mention de Carcassonne dans ce chapitre, c’est à l’occasion du siege que Clovis mit devant cette ville-là, quelque tems après la bataille de Vouglé, et qu’il fut obligé de lever[2]. Or le manuscrit de la bibliothéque de Joseph Scaliger, dont Hoëschelius s’est servi pour nous donner son édition du texte grec de Procope, appelle Carcassonne, Carcassiané dans les deux endroits où il s’agit du siége de cette place, et où réellement Procope a voulu parler de Carcassonne. En cela il est semblable aux autres manuscrits. Au contraire, dans l’endroit de ce manuscrit grec de Scaliger où il est parlé de Carcassonne pour la premiere fois, et à l’occasion du campement d’Alaric sous cette place avant la bataille de Vouglé, Carcassonne s’y trouve appellée Ou Carcassona. Quelle apparence que Procope ait nommé au commencement d’une page Ou Carcassona, la même ville qu’il appelle deux fois Carcassiané dans la suite de la même page. Je crois donc que Procope avoit écrit dans l’endroit que nous rétablissons, Augoustoritona, en traduisant en grec le nom latin de la ville de Poitiers qui est Augustoritum, et que la leçon Ou Carcassona n’est autre chose que le mot Augoustoritona alteré et défiguré par quelques copistes grecs qui sçavoient mal la carte des Gaules. Il est aisé de deviner comment se sera faite par degré la restitution téméraire qu’il a mis à la place du nom corrompu Ou Carcassona, le nom de Carcassiané qui se trouvoit deux fois dans la suite de la même page.

Sans redire ici pour autoriser notre hardiesse, ce que l’on a déja lû concernant l’altération des noms propres des lieux et des fleuves de la Gaule, que l’ignorance des copistes de Procope, leur a fait faire en transcrivant le texte de cet historien, nous nous contenterons d’observer que dans l’endroit même que nous restituons, ces copistes ont commis une faute bien plus considerable que celle que nous corrigeons. Ils y font dire à Procope qu’Amalaric roi des Visigots, étoit fils d’une fille d’Alaric Second, au lieu que Procope avoit certainement écrit conformément à la verité, et à ce que lui-même il dit ailleurs, qu’Amalaric étoit fils d’Alaric Second, et d’une fille de Theodoric roi des Ostrogots. Je reprends le fil de l’histoire.

Alaric dont le projet de ne point combattre, qu’il n’eût été joint par le renfort que Theodoric lui envoyoit, ne pouvoit pas se poster mieux qu’il l’avoit fait, en prenant un camp où il avoit la Vienne devant lui, et Poitiers dans ses derrieres. Il étoit difficile qu’il fût forcé dans un campement si bien assis, d’où il ne laissoit pas d’empêcher que les Francs s’avançassent dans son pays, puisqu’ils ne pouvoient pas y entrer sans s’exposer à perdre aussi-tôt toute la communication avec le leur. Ainsi l’embarras de Clovis qui se voyoit arrêté dès le commencement de sa carriere, ne devoit point être médiocre. Il perdoit un tems précieux pour lui, et dont les Visigots alloient profiter, soit pour se fortifier par les secours qui leur venoient, soit pour achever de découvrir le parti qu’il avoit dans leurs provinces, et pour le dissiper.

» Clovis, dit Gregoire de Tours (a), fur toute la nuit en prieres, demandant au Dieu des Armées qu’il daignât donner connoissance aux Francs d’un gué où ils pûssent passer la riviere qui les empêchoit de combattre leurs ennemis. Le lendemain l’armée des Francs vit distinctement une biche d’une grandeur extraordinaire entrer dans le lit de la Vienne, & la traverser sans perdre pied, comme si elle eût été envoyée du Ciel, pour enseigner l’endroit où cette riviére étoit guayable nonobstant la crue de ses eaux. L’armée des Francs passa donc la Vienne au gué que la biche lui avoit indiqué, & vint camper sur un terrain qui étoit en vûë de Poitiers. Ce fut de-là que Clovis apperçut une lumiere miraculeuse, qui s’élevant de dessus l’Eglise de Saint Hilaire bâtie dans cette Ville, paroissoit darder des rayons du côté de son camp, comme si ce grand Serviteur de Dieu eût voulu par-là exhorter les Francs à faire sentir le poids de leurs armes aux Ariens sur lesquels il avoit lui-même remporté tant de victoires avec le glaive de la parole. A l’aspect de cette nouvelle colomne de feu, Clovis remit son armée en marche après avoir défendu qu’on fît la moindre violence à ceux qui ne seroient point trouvés portant actuellement les armes pour le service de l’ennemi. » Le Ciel même se déclara le vengeur des infractions de ce ban. Un maraudeur qui avoit levé la main sur saint Maixant abbé d’un monastere du diocèse de Poitiers, devint paralytique du bras dont il avoit voulu frapper le serviteur de Dieu.

On pourroit soupçonner que la colomne de feu que Clovis apperçut sur l’église de saint Hilaire, n’étoit qu’un signal convenu entre ce prince et quelque Poitevin de ses partisans qui avoit promis de lui faire connoître par des fanaux les mouvemens des ennemis, et qui l’avertissoit par les flambeaux qu’il avoit allumés sur le haut de cette église, et que de tems en tems l’on pouvoit bien changer de place, que les Visigots avoient décampé pour se retirer, aussi-tôt qu’ils avoient sçû que l’armée des Francs étoit en-deçà de la Vienne. En effet, on rendoit un grand service à Clovis en l’informant que ses ennemis faisoient actuellement un mouvement durant lequel il étoit facile de les défaire et qui d’un autre côté les alloit mettre en sûreté si l’on leur permettoit de l’achever sans trouble. D’ailleurs on sçait que les Anciens se servoient souvent de flambeaux allumés, pour donner les signaux de guerre. Mais les auteurs du tems disent positivement que l’apparition de cette lumiere fut un évenement miraculeux. On a vû comment Gregoire de Tours s’en explique, et voici ce qu’en dit Venantius Fortunatus auteur du sixiéme siécle, et l’un des successeurs de saint Hilaire sur le siege épiscopal de Poitiers. » Lorsque le roi Clovis étoit armé contre un Peuple heretique, il mérita qu’il lui apparut sur la Basilique de Saint Hilaire, une colomne de feu laquelle en s’avançant vers ce Prince, l’avertissoit quil n’y avoit pas de tems à perdre, & qu’il lui falloit mettre la principale confiance dans l’intercession de ce Saint. Ce fut dans ces sentimens que Clovis marcha avec tant de diligence aux ennemis qui se retiroient, qu’il les atteignit sur les neuf heures du matin, & qu’il remporta sur eux par la bencdiction du Dieu des Armées, une victoire plus entiere qu’il ne l’eût osé esperer, une victoire si complette que la colline qui servit de champ de bataille fut jonchée de morts en si grand nombre, que son terrain en parut haussé. » C’étoit ainsi que la colomne de feu avoit autrefois servi de guide aux enfans d’Israël.

Ce fut, comme nous l’apprend encore Fortunat dans l’abrégé de la vie de saint Remy, à dix mille de Poitiers, et dans la campagne qui est auprès de Vouglé ou Vouillé, non loin des bords du Clain, que Clovis défit Alaric. Je comprens donc sur ce qui a déja été emprunté, sur ce qui va l’être encore de la narration de Gregoire de Tours, comme sur ce qu’en dit Fortunat qui devoit connoître les lieux ; que Clovis après avoir guayé la Vienne à l’endroit qui s’est appellé depuis cet évenement le Pas de la biche, avoit dessein de passer la nuit dans le camp qu’il avoit pris en vûe de Poitiers, lorsqu’il fut averti par les signaux qu’il vit sur l’église de saint Hilaire, qu’Alaric se retiroit, et que les Visigots après avoir passé le Clain à Poitiers, marchoient sur la gauche de cette riviere. Clovis aura décampé sur le champ, quoiqu’il fut encore nuit, et passant aussi le Clain qui n’est pas une grosse riviere, aux gués que les gens du pays lui auront enseignés, il aura atteint après une marche forcée de neuf ou dix heures, les Visigots qui faisoient diligence pour prendre le nouveau poste qu’ils avoient dessein d’occuper. Cependant Procope semble dire qu’Alaric pouvoit bien encore gagner pays, mais que les Visigots indignés de la manœuvre qu’il leur faisoit faire, l’obligerent à tourner tête, et à livrer bataille à Clovis qu’ils se vantoient de défaire eux seuls, et sans le secours des Ostrogots.

Le récit que Gregoire de Tours nous fait de la journée de Vouglé contient plus de détails que celui de Fortunat. L’évêque de Tours après avoir fini le récit du miracle arrivé à l’occasion de l’abbé Maixant, dit : » Cependant l’armée d’Alaric & celle de Clovis en vinrent aux mains dans les champs de Vouglé & à la distance d’environ dix milles de la Ville de Poitiers. Les Visigots auroient bien voulu ne point engager une action décisive, mais l’ennemi les joignit & il les chargea si vivement, que suivant leur coutume, ils ne tinrent pas. Clovis protege visiblement par le Ciel, demeura donc maître du champ de bataille. Cloderic eut part à la gloire de cette journée. Il étoit fils du Roi Sigebert surnommé le Boiteux, parce qu’il étoit demeuré estropié de la blessure qu’il avoit reçuë à un genouil en combattant contre les Allemands à la journée de Tolbiac. » Clovis après avoir mis les Visigots en fuite, et après avoir tué leur roi Alaric, tous les auteurs semblent dire qu’il ait tué de sa propre main ce prince, ne laissa point de courir encore un très-grand danger. Il fut assailli dans le même tems par deux Visigots qui lui porterent chacun un coup d’espieu d’armes au milieu du corps. Heureusement la trempe de sa cuirasse étoit si bonne qu’elle résista, et l’agilité de son cheval le tira d’entre ces assaillans.

Comme Gregoire de Tours et Fortunat ont vêcu dans le siécle même où cette bataille mémorable s’est donnée, et comme Fortunat étoit lui-même évêque de Poitiers, et l’autre évêque d’un diocèse limitrophe de celui de Poitiers, ce qu’ils disent soit concernant la distance où les campagnes de Voglade étoient du Clain, soit sur la marche des deux armées ennemies, et l’heure du combat, a fait penser à nos meilleurs écrivains, que les champs du lieu qui s’appelle aujourd’hui Vouglé ou Vouillé, avoient été le theatre du grand évenement dont il est ici question. En effet, Vouglé est à trois lieuës de Poitiers. Il n’est qu’à trois lieues du lit du Clain. D’ailleurs le nom françois de Vouglé ou Vouillé, c’est ainsi que plusieurs auteurs l’écrivent, paroît dérivé du nom latin Voglade, ou Vogladum, ou Vlloiacum. Le lieu dont il s’agit a porté ces trois noms-là.

Un critique éclairé vient neanmoins d’attaquer ce sentiment, et il se fonde principalement sur deux raisons. La premiere est, que dans les anciennes chartres, Vouglé est nommé Villiacum, et non pas Vogladum, et que par consequent, Campus Vogladensis, ou les Champs vogladiens, ne sçauroient être les campagnes des environs de Vouglé. La seconde est, que Vogladum étoit assis sur le Clain, au rapport de Gregoire De Tours, et que Vouglé est à trois lieuës du Clain qui n’en approche qu’à cette distance.

Je réponds à la premiere de ces deux raisons : que rien n’étoit plus commun dans le sixiéme siécle que d’ortographier differemment le même nom propre. C’est de quoi nous rapportons plusieurs exemples dans cet ouvrage. Nous y avons fait voir qu’on écrivoit de cinq ou six manieres differentes, le nom de Clovis et le nom de Clotilde.

Le critique nous fournit lui-même un exemple en nous aprenant que Vouglé est appellé dans les anciennes chartres, Villiacum et Volliacum. Gregoire de Tours a bien pû en ortographiant le même nom, écrire Voglade ou Vogladum  ; en moüillant la prononciation du g, Vogladum sonne assez comme Volliacum, dont on peut supposer que les deux l étoient aussi mouillées. Il n’y aura pas eu entre ces deux noms latins une difference plus grande que celle qui est en françois entre Vouglé et Vouillé.

Quant à la seconde des raisons que je réfute, je dirai que Gregoire De Tours n’a point écrit que la bataille dont il s’agit, ait été donnée sous les murs de Vouglé, mais bien dans les champs de Vouglé, in campo Vogladensi. Qui empêche de croire que ces champs ne s’étendissent pas jusques au bord du Clain qui n’est éloigné que de dix mille de Vouglé. ç’aura été sur le terrein qui est entre Vouglé et le Clain que les deux armées se seront mises en bataille. Combien y a-t-il de batailles, qui portent le nom d’une ville ou d’un bourg à deux lieuës duquel elles se sont données ? Sans sortir du Poitou, n’appelle-t-on point la bataille donnée à Maupertuis l’an mil trois cens cinquante-six entre le roi Jean et le prince de Galles, la journée de Poitiers, quoique Maupertuis soit à deux lieues de Poitiers ? Dans la supposition que l’armée de Clovis eut une lieue de front, la pointe de sa droite n’aura été qu’à une lieue du Clain, et la pointe de sa gauche à une lieue de Vouglé. N’est-ce point assez pour dire que la bataille se sera donnée dans les champs de Vouglé et sur les bords du Clain, quand même les champs de Vouglé ne se seroient pas étendus jusques sur le bord de cette riviere ?

Les détails de la bataille de Vouglé qu’on lit dans Gregoire de Tours ne vont point jusqu’à nous apprendre le nombre des morts et des blessés. Il se contente de nous dire à ce sujet : que les citoyens de l’Auvergne qu’Apollinaris avoit amenés au secours d’Alaric, demeurerent la plûpart sur le champ de bataille, et qu’il y eut parmi les morts un grand nombre de sénateurs. Quoique Gregoire de Tours ne semble faire ici mention, que des Auvergnats ses compatriotes, on peut croire cependant qu’il y avoit bien d’autres Romains qu’eux dans l’armée des Visigots. Un article de la loi nationale de ce peuple ordonnoit à tous les ducs, comtes et autres officiers obligés par leurs emplois d’aller à la guerre, soit qu’ils fussent Visigots, soit qu’ils fussent Romains, de se trouver le jour marqué au lieu du rendez-vous donné aux milices qui devoient composer l’armée, à la tête de laquelle le roi alloit se mettre. Cette loi enjoignoit même à toutes les personnes désignées ci-dessus, d’amener avec elles la dixiéme partie de leurs esclaves, et de les armer convenablement. D’ailleurs les Gaulois n’ont jamais été de ces peuples pacifiques qui ont la patience de voir cinq ou six ans durant, des armées étrangeres s’entrebattre dans le pays qu’ils habitent, sans se mêler de la querelle.

Quant à l’Apollinaris qui commandoit les Auvergnats à la journée de Vouglé, il étoit fils du celébre Sidonius Apollinaris, dont nous avons parlé tant de fois, et de Papianilla fille de l’empereur Avitus. Apollinaris n’avoit point pour les Visigots la même aversion que son pere Sidonius avoit eûe, et nous voyons que dès le regne d’Euric, il s’étoit lié d’amitié avec Victorius ; que ce roi, comme nous l’avons dit en son lieu, avoit fait président de la premiere Aquitaine. Il avoit même été avec ce Victorius à Rome, et quand Victorius y eut été assommé, Apollinaris y fut retenu comme captif, mis à une grosse rançon, et envoyé à Milan pour y être gardé jusqu’à ce qu’il l’eût payée. Mais, et c’est ce qui peut servir à donner une idée plus complette de la maniere dont les hommes pensoient sur les augures, dans les tems dont nous écrivons l’histoire : Apollinaris ayant entendu dire par hazard à un mendiant la veille de la fête de saint Victor martyr, Tous les captifs qui se sauvent cette nuit ne sont jamais ratrapez, il réputa ce discours un présage heureux, et partant sur le soir avec un valet de confiance, il prit hardiment le chemin de l’Auvergne, où il arriva sain et sauf. Il paroît cependant que les facilités qu’il avoit trouvées à s’évader, l’eussent rendu suspect à Alaric, mais on voit par deux lettres d’Avitus[3] qu’Apollinaris avoit regagné la confiance de ce prince.

Gregoire de Tours ne dit point que notre Apollinaris ait été du nombre des Auvergnats morts à Vouglé. Aussi n’y fut-il point tué. Il fut même quelques années après élû évêque de l’Auvergne, mais il ne vêcut que trois mois après son exaltation, ainsi que nous l’avons déja dit dans le chapitre précedent en parlant de saint Quintianus.

Le peu que Procope dit concernant la bataille de Vouglé, sert à rendre encore plus vraisemblable l’idée que nous avons donnée de cette action de guerre. Après avoir rapporté qu’Alaric s’étoit posté sous Poitiers pour n’être point obligé à combattre avant que d’avoir été joint par les Ostrogots, il ajoûte que cette manœuvre déplaisoit fort aux Visigots qui se croyoient capables de battre seuls les Francs, et que ce fut par complaisance pour sa nation que ce prince donna la bataille de Vouglé. » Alaric, écrit notre Historien, fut donc forcé à livrer bataille aux ennemis, avant qu’il eût été joint par les Ostrogots. Tout l’avantage de l’action fut pour les Francs. Les Visigots furent défaits, un grand nombre des vaincus resta sur la place ; leur Roi fut du nombre des morts, & les Francs après s’être emparés d’une partie des Gaules, firent le siege de Carcassone qu’ils presserent avec beaucoup d’ardeur. »

  1. Greg. Tur. Hist. lib. 2. cap. 37.
  2. Procopius Hoesch. pag. 185.
  3. Avit. Vien. Ep. 44. 45. & 46.