Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 16

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LIVRE 4 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Progrès des Francs depuis la bataille de Vouglé jusques à l’année sept cens huit. Les Visigots proclament Roi Gésalic fils naturel d’Alaric second. Theodoric entre en guerre contre les Francs. Siége mis par les Francs & par les Bourguignons devant Arles en cinq cens huit. Ils levent ce Siége avec beaucoup de perte.


Clovis, dit Gregoire De Tours après qu’il a fini le recit de la journée de Vouglé, envoya son fils Thierri à la tête d’un corps de troupes, s’emparer de l’Albigeois, du Rouergue & de l’Auvergne. Ce jeune Prince exécuta ses ordres, & il soumit au pouvoir de son pere tout le pays qui étoit en-deçà des limites du territoire des Bourguignons. » Voilà tout ce qu’écrit notre historien concernant les exploits que Clovis fit le reste de la campagne de cinq cens sept ; car la premiere fois qu’il le nomme après avoir parlé de l’expédition de Thierri, c’est pour dire que Clovis passa le quartier d’hyver à Bordeaux. Nous rapportons plus bas cet endroit de notre historien. On conçoit bien néanmoins qu’un conquerant aussi actif que Clovis ne se tint pas à rien faire après le gain d’une bataille aussi décisive que celle de Vouglé. S’il sçavoit vaincre, il sçavoit aussi profiter de ses victoires, et la saison qui permettoit au fils de soumettre des provinces, permettoit bien aussi au pere de tenir la campagne. Mais Procope nous apprend ce que Gregoire De Tours ne nous dit point.

Cet historien ayant écrit que Clovis avoit assiegé Carcassone après la bataille de Vouglé, ajoute cette parenthese. » La marche de Theodoric qui s’avançoit à la tête de ses Ostrogots, intimida les Francs qui leverent leur siege, mais ils ne laissérent point malgré cette disgrace de se rendre maîtres d’une grande portion de la partie des Gaules qui est entre le Rhône & l’Ocean » ; C’est-à-dire, que Clovis après avoir levé le siege de Carcassone, se rendit maître de celles des cités des deux Aquitaines, qu’il avoit laissées derriére lui pour s’avancer jusqu’à Carcassone. Voyons à present ce qui se passa dans le pays tenu par les Visigots, et pour en donner une notion plus distincte, commençons par rapporter de suite les avantures de Gésalic le successeur immédiat d’Alaric II. Il est vrai que c’est anticiper sur les quatre années suivantes, mais la narration non interrompuë des avantures de ce Gésalic servira beaucoup à éclaircir l’histoire de sa nation, et celle de la guerre que les Francs lui faisoient.

» La dix-septiéme année de l’Empire d’Anastase, dit Isidore de Seville, c’est-à-dire, l’an de Jesus-Christ cinq cens sept, Gésalic, fils du Roi Alaric, mais né d’une Concubine, fut proclamé à Narbonne Souverain des Visigots, & ce Prince regna quatre ans en tout. Quant à son administration, elle fut aussi peu honorable que sa naissance. Enfin Gondebaud Roi des Bourguignons étant venu saccager le district de la Cité de Narbonne, Gésalic se sauva dans Barcelonne, & une retraite si honteuse & dans laquelle il perdit encore beaucoup de monde, acheva de le couvrir d’infamie. Cependant il le tint renfermé dans Barceloene, jusqu’à ce que Theodoric l’eût fait déposer comme un homme indigne de porter le sceptre. Gésalic se sauva ensuite comme il put de cette Ville-là pour se retirer en Afrique, où il tâcha d’engager les Vandales à le rétablir, mais ils lui refuserent de l’entreprendre. Ce Prince infortuné eut même sujet d’appréhender qu’ils ne le livrassent à Theodoric qui regnoit dès lors sur les Visigots. Il partit donc d’Afrique pour se réfugier dans l’Aquitaine, où il demeura caché pendant une année. Au bout de ce tems il rentra en Espagne à la tête de quelques gens ramassés, mais il fut défait & pris à quatre lieues de Barcelonne par Hibba qui commandoit alors les Troupes de Theodoric dans ces quartiers-là. On transfera le Prisonnier dans la partie des Gaules qui est entre la Durance & les Alpes, & là il mourut. Ce fut ainsi que Gésalic perdit d’abord son rang, & dans la suite la vie. »

J’ai donc cru qu’il falloit rapporter ce passage entier, quoiqu’il semble qu’une partie de ce qu’il contient dût être renvoyé à l’histoire des années suivantes. En effet, nous sommes encore en cinq cens sept, et le passage que nous rapportons fait mention de la déposition de Gésalic arrivée la quatriéme année de son regne, c’est-à-dire au plûtôt en cinq cens dix, et même il est parlé dans notre passage de la mort de ce prince infortuné arrivée plusieurs années après son détrônement. Mais, comme je l’ai déja insinué, j’ai une raison décisive d’en user ainsi : c’est que cet endroit d’Isidore fournit des époques, sans lesquelles on ne sçauroit arranger tous les évenemens de la guerre de Clovis contre la nation gothique, lesquels sont rapportés sans date, et souvent sans égard à l’ordre des tems par Cassiodore, par Procope, par Jornandés, et par Gregoire de Tours. Peut-être est-ce pour n’avoir pas fait ce que je fais ici, que les auteurs modernes qui ont voulu mettre dans leur ordre naturel, les événemens dont il s’agit, les ont mal arrangés. Mais en suivant la chronologie d’Isidore, né dans le siécle même où tous ces évenemens sont arrivés, on voit clairement dans quel ordre ils doivent être placés. En effet on apperçoit d’abord en quel tems Théodoric roi des Ostrogots a pû commencer à commander souverainement dans le royaume des Visigots. Theodoric n’ayant pû commencer son regne sur les Visigots, qu’après qu’il eut fait reconnoître et proclamer son petit-fils Amalaric pour souverain naturel des Visigots, et pour l’héritier légitime d’Alaric II : Theodoric n’a pû commencer son regne sur les Visigots, qu’après que Gésalic eut été deposé. Or comme Isidore nous apprend que Gésalic qui avoit été proclamé en cinq cens sept ne fut déposé qu’après un regne de quatre ans, c’est-à-dire en sept cens dix au plûtôt : Isidore nous apprend aussi par conséquent que la domination de Theodoric sur les Visigots, ne commença qu’en l’année cinq cens dix ; ce qui est confirmé par les dates de deux Conciles tenus en Espagne sous le regne de ce prince, et desquelles nous ferons usage dans le chapitre suivant.

En second lieu, comme il est constant, ainsi qu’on le verra dans la suite, que lorsque Theodoric fit la paix avec les Francs, il la fit au nom des Visigots, aussi-bien qu’au nom des Ostrogots, il s’ensuit que Theodoric ne la conclut que lorsqu’il regnoit déja sur les Visigots, et par conséquent que Theodoric n’a point pû faire cette paix avant l’année cinq cens dix que Gésalic fut déposé, quoique nos auteurs modernes la lui fassent faire beaucoup plutôt. Il s’ensuit encore de-là, que la venue de Clovis à Tours, et plusieurs autres évenemens de notre histoire qu’on a placés dans nos annales avant l’année cinq cens neuf, sont des faits posterieurs à cette année-là.

Pour revenir à l’année cinq cens sept, voici quelle étoit, lorsqu’elle finit, la situation des affaires de la Gaule. Clovis allié des Bourguignons faisoit conjointement avec eux la guerre aux Visigots et à Theodoric qui s’étoit déclaré pour eux, et qui même étoit alors en personne en deçà des Alpes. On a vû les motifs qui lui avoient fait prendre les armes en faveur des Visigots, peuple de même nation, de même religion que lui, et dont il vouloit mettre la couronne sur la tête d’Amalaric son petit-fils. Cependant les conjonctures obligeoient encore Theodoric à souffrir que Gésalic continuât de regner sur les Visigots, et même elles le réduisoient à la nécessité d’agir de concert avec lui contre leurs ennemis communs. Quelles contrées les Bourguignons avoient-ils conquises sur les Visigots à la fin de l’année cinq cens sept, je n’en sçai rien ? Mais du moins il est bien certain que les suites de la bataille de Vouglé les affranchirent de l’espece de dépendance à laquelle on a vû qu’Euric les avoit assujettis. Quant aux Francs, il paroît, et par tout ce qu’on a déja vû, et par l’histoire des tems postérieurs, qu’ils s’étoient rendus maîtres des deux Aquitaines, de la Novempopulanie, et même de quelque partie de la premiere Narbonnoise, dont les Visigots avoient cependant conservé la métropole, et quelques autres cités.

Ce ne fut apparemment qu’après avoir fait la plus grande partie de ces conquêtes, que les Francs assiegerent Carcassonne. Gregoire De Tours auroit bien pû dire quelque chose de ce siege, mais comme l’évenement n’avoit point été heureux pour Clovis, l’historien ecclésiastique des Francs a jugé à propos de n’en faire aucune mention. Il passe donc tout d’un coup de la mort d’Alaric à ce que fit Clovis quand la campagne de cinq cens sept fut finie. » Le Roi des Francs, dit Gregoire de Tours, passa l’hyver de cinq cens sept à cinq cens huit, dans Bordeaux, où il se fit apporter de Toulouse une partie des trésors d’Alaric qu’on gardoit dans cette Ville-là. Il se presenta ensuite devant Engoulême, & il fut si bien servi par la Providence, que dès qu’il se trouva en vûë de la place, un pan de ses murailles s’éboula. Cet accident contraignit les Visigots d’abandonner Engoulême, dont les habitans prêterent serment de fidelité à Clovis. » On voit bien que cet évenement qui arriva après le quartier d’hyver qui avoit terminé la campagne de cinq cens sept, appartient à l’année cinq cens huit.

De quelque maniere que soit tombé le pan de muraille qui ouvrit la place, il est certain qu’elle étoit d’une extrême importance à Clovis, puisque tant que les Visigots l’auroient conservée, les Francs n’auroient jamais été possesseurs assurés de la premiere Aquitaine, quoiqu’ils la tinssent en entier.

De tous les évenemens de cette guerre, celui dont nous sçavons le plus de particularités, est le siege mis devant Arles par les Francs et par les Bourguignons, qui furent enfin obligés à le lever avec beaucoup de perte. Cependant aucune de ces particularités ne nous apprend positivement en quelle année Arles fut assiegé. Quelques historiens modernes ont cru que Clovis avoit assiegé Arles dès cinq cens sept, mais il n’y a point d’apparence que ce prince au sortir de la levée du siege de Carcassone ait été attaquer Arles. Je crois donc avec le Pere Daniel que ce fut après s’être assuré des deux Aquitaines par la prise d’Engoulême, que Clovis fit ce siege mémorable, auquel il se sera préparé dès l’hyver de cinq cens sept à cinq cens huit. En effet, ce qu’on lit dans les Fastes de Cassiodore sur l’année cinq cens huit, semble indiquer que ce fut cette année-là que les ennemis de Theodoric assiegerent Arles, et qu’ils furent contraints à lever le siege avec beaucoup de perte. Il y est dit : » Sous le consulat de Venantius le jeune et de Celer, notre prince Theodoric fit passer dans les Gaules, que l’invasion des Francs avoit mises en confusion, une armée qui battit ses ennemis, les mir en fuite, & le rendit maître du Pays. » On verra que toutes ces circonstances conviennent à ce que nous sçavons concernant la levée du siege d’Arles, et ceux qui connoissent les exagérations de Cassiodore ne seront pas surpris qu’il ait parlé si magnifiquement des suites de cet évenement, qui aboutirent à faire prendre aux Ostrogots quelques villes sur les Bourguignons, à la faveur de la déroute de l’armée des assiegeans.

Rien n’étoit plus important pour les Francs et pour leurs alliés, que de se rendre maître d’Arles, afin de couper en la prenant, toute communication entre la province que les Ostrogots tenoient dans les Gaules, et la partie de la premiere Narbonnoise que les Visigots avoient conservée. Arles le dernier siege de la préfecture du prétoire des Gaules est bâti sur la gauche du Rhône, vis-à-vis la pointe de l’isle que forme ce fleuve partagé en deux bras, et laquelle se nomme la Camargue. Ainsi la ville dont je parle étoit maîtresse des ponts sur lesquels on passoit les deux bras du Rhône, parce qu’elle défendoit le premier de dessus ses murailles, et qu’elle s’étoit apparemment assurée du second par un fort dont il lui étoit facile de rafraîchir et d’augmenter la garnison. Les Francs et les Bourguignons avoient donc autant d’interêt à se rendre maîtres de la ville d’Arles, qu’en avoient les Visigots à la prendre lorsqu’ils firent sur elle les differentes entreprises dont nous avons parlé dans plusieurs endroits de cet ouvrage.

Quoique nous sçachions plusieurs particularités du siege que les Francs et les Bourguignons mirent en cinq cens huit devant cette place, cependant nous n’en avons point une relation suivie. L’idée generale qu’on s’en forme après avoir réfléchi sur les détails de cet évenement qui nous sont connus, et que nous allons rapporter, est que les Francs qui venoient des Aquitaines et qui arrivoient devant Arles par la droite du Rhône, tâcherent d’abord de s’emparer du pont qui leur auroit donné entrée dans la Camargue, mais qu’ayant été repoussés, ils passerent ce fleuve sur des bateaux, et que s’étant joints aux Bourguignons ils investirent la ville du côté de terre, qu’ils l’affamerent, et qu’ils l’avoient même réduite à l’extrêmité, lorsque l’approche de l’armée de Theodoric les obligea de lever le siege. Rapportons presentement les circonstances que nous en apprennent les auteurs contemporains, mais après avoir averti le lecteur que saint Césaire évêque d’Arles étoit déja suspect aux Gots.

Les auteurs de sa vie que nous avons citée ci-dessus, écrivent : » Après qu’Alaric eut été tué par Clovis dans une bataille, les Francs & les Bourguignons assiegerent Arles : Théodoric Roi d’Italie avoit pris parti dans cette querelle en faisant marcher ses Géneraux au secours des Visigots, & même la premiere année de la guerre il s’étoit rendu en personne dans la Province Viennoise. Le Monastére que Saint Césaire avoit fait bâtir pour être la retraite de sa sœur & de plusieurs autres Vierges, fut pendant ce siége, détruit en grande partie par les Barbares qui démolirent plusieurs édifices, afin d’en faire servir les matériaux à differens usages. On peut se figurer aisément quelle fut la douleur que ressentit ce pieux Evêque, en voyant ruiner des bâtimens à la construction desquels il avoit daigné mettre lui-même la main. Peu de jours après qu’il eût reçû cette mortification, un jeune Ecclésiastique de la Ville, qui étoit même de ses parens, fut troublé à un tel point par la crainte d’être fait captif, si la place venoit à être prise, qu’il résolut assez legerement, & peut-être à l’instigation du Diable attentif à nuire à notre Saint, de se faire descendre durant la nuit du haut en bas des murailles, & de s’aller rendre aux Assiegeans. Cer homme inconsideré exécuta sa résolution. Dès que la nouvelle de la désertion eût été sçûe dans la Ville, les Habitans & les Gots de la garnison accuserent l’Evêque d’en être l’Auteur, disant que c’étoit lui qui avoit envoyé ce transfuge son parent & son inférieur dans le camp des Francs, pour leur donner des avis. Les Juifs sur-tout se distinguerent par leur animosité contre Césaire, qui sans aucune forme de procès fut tiré par force de l’Evêché, & renfermé dans le Palais du Préfet du Prétoire. Il n’étoit plus question que de sçavoir si la nuit suivante on le noyeroit, ou si l’on l’enfermeroit dans quelque cour pour y être gardé prisonnier. » Nous reprendrons la suite de la persécution faite à saint Césaire, lorsque nous aurons parlé de quelques évenemens du siege d’Arles, arrivés tandis que cet évêque étoit en prison.

Nous avons dans Cassiodore une lettre écrite par Athalaric petit-fils et successeur de Theodoric, pour informer le senat de Rome des raisons qu’il avoit eues de conferer la dignité de Patrice à un Got nommé Tulum. Tous les services que cet officier avoit rendus à l’état dans les tems précedens y sont rapportés avec éloge. Entr’autres choses il y est dit : » Le moyen d’oublier combien il montra de prudence & de courage la premiere campagne qu’il fit dans les Gaules en qualité d’Officier Géneral. Les plus braves des ennemis l’eurent toujours en tête. Arles est bâti sur le lit du Rhône, & le Soleil levant découvre aussi-tôt qu’il s’est élevé plus haut que le sommet des tours de cette Ville, un pont de bois, sur lequel on passe les deux bras que forme là notre fleuve. Comme la premiere chose qu’il convenoit à l’ennemi d’exécuter, étoit de se rendre maître de ces ponts, le premier soin de nos troupes devoit être celui de les bien défendre. Aussi fut-ce dans les tentatives que firent les Francs pour se saisir des ponts, qu’ils combattirent avec le plus d’audace, & que les nôtres leur resisterent avec le plus de fermeté. Tulum fit voir dans les actions de guerre dont ce champ de bataille fut le théatre, & qui souvent paroissoient devoir tourner mal pour nous, toute la valeur d’un jeune guerrier qui n’a point encore d’emploi, & qui veut faire fortune. Il s’y mêla souvent avec les ennemis qui furent toujours repoussés, & les blessures honorables qu’il reçut dans ces combats, font encore ressouvenir aujourd’hui des faits d’armes qui le distinguerent alors. » Nous verrons dans la suite de notre histoire, ce Tulum loué encore de ce qu’il fit durant la guerre des enfans de Clovis contre la nation des Bourguignons.

Après que les Francs eurent renoncé au dessein de se rendre les maîtres des ponts d’Arles, ils prirent le parti de passer le Rhône sur des barques, et d’autres bâtimens de trajet. La famine à laquelle la ville se trouva réduite, montre qu’elle fut enveloppée par des lignes de circonvallation, et que les Francs après avoir traversé le Rhône, firent encore sur ce fleuve un pont de bateaux, pour communiquer avec les pays qu’ils avoient deja subjugués, et pour empêcher en même tems qu’il n’entrât des vivres et des troupes par eau dans la place. Dès que les assiégans furent venus à bout de leur travail, Arles se trouva dans un péril éminent. Aussi ce fut alors très-probablement que les ennemis de saint Césaire, qui commencerent à craindre d’avoir bientôt à répondre devant un roi catholique, du traitement qu’ils auroient fait à cet évêque, voulurent se reconcilier avec lui. Ils le ramenerent donc dans son palais épiscopal, mais comme leurs défiances n’étoient pas finies, ils l’y tinrent enfermé si étroitement, que personne ne sçavoit pas qu’il y fût rentré. » Les Gots, disent les Auteurs de la vie de ce Saint, n’ayant jamais pû venir à bout avec les machines de guerre qu’ils avoient placées sur les rives du Rhône d’enlever & de submerger ensuite les pontons, les barques & les autres bâtimens plats que l’Assiegeant y avoit jettés & rassemblés pour en construire son pont, ils ramenerent Saint Césaire à l’Evêché. »

Suivant les apparences les machines de guerre avec lesquelles les Gots vouloient enlever les ponts volans et les bateaux de l’ennemi pour les submerger ensuite, étoient pareilles à celles dont Archimede s’étoit servi durant le siege de Syracuse pour enlever et pour submerger les bâtimens des Romains qui s’approchoient par mer de cette place. Tite-Live après avoir parlé des secours que les Romains tiroient des bâtimens de leur flotte pendant le siege de Syracuse, ajoute qu’Archimede qui servoit d’ingenieur aux assiegés, plaça sur la partie des remparts de cette ville qui donnoit sur la mer, diverses machines qui défendoient en plusieurs manieres les approches. Notre historien décrit d’abord les effets de celles de ces machines qui lançoient des pierres, ou qui décochoient des flêches d’une grosseur énorme contre les vaisseaux Romains mouillés à la portée de ces traits, et puis il dit : » Quant aux petits bâtimens qui s’approchoient si près des remparts qu’ils y étoient à couvert des coups des Balistes & des Catapultes, qui ne pouvoient jamais plonger assez pour les atteindre, Archimede leur faisoit la guerre avec une machine d’une autre espece. Cette machine jettoit sur nos bâtimens un grapin qui tenoit à une bonne chaîne de fer attachée au bout d’une grosse poutre, à l’autre bout de laquelle étoit aussi attachée une masse de plomb, dont le poids étoit très-lourd. Dès que le grapin avoit bien mordu, on laissoit aller le contrepoids. Alors le levier enlevoit le bâtiment accroché, & lorsqu’il étoit comme suspendu en l’air, on le laissoit retomber tout d’un coup, & s’il ne couloit point à fond, du moins prenoit-il beaucoup d’eau. » Voila suivant l’apparence, quelles étoient les machines avec lesquelles les Romains et les Gots qui défendoient Arles, prétendoient submerger les bateaux, les ponts volans, et les autres bâtimens legers dont les Francs s’étoient servis pour passer le Rhône, et qu’ils avoient ensuite employés à la construction de leur pont. On peut bien croire que les officiers Romains n’avoient pas manqué après la prise de Syracuse, de bien examiner les machines qu’ils avoient vû faire des effets si prodigieux durant le siege. Ils les auront même dessinées, et l’art de les construire aura passé d’ingenieur en ingénieur, jusqu’à ceux qui servoient dans les armées de Théodoric roi d’Italie. Je trouve dans Tacite un fait très-propre à rendre encore plus probable la conjecture que je viens de hazarder, et il se rencontre dans un endroit de son histoire où cet écrivain raconte des évenemens arrivés de son tems. Notre auteur dit donc, que durant la guerre que Civilis et les Germains firent contre l’empereur Vitellius, ces barbares attaquerent un des camps fortifiés que les Romains avoient sur les bords du Rhin. Les troupes Romaines mirent en usage avec succès toutes leurs machines de guerre pour se défendre ; mais dit Tacite, celle qui faisoit le plus d’effet et qui épouvantoit davantage l’ennemi, étoit une espece de grue, laquelle jettoit sur lui des grapins qui acrochoient un homme et souvent plusieurs à la fois. On la retournoit ensuite de maniere qu’elle laissoit tomber dans le camp les hommes qu’elle avoit ainsi enlevés. Revenons devant Arles.

Après que les assiegeans eurent passé le Rhône, et tandis qu’ils campoient déja devant les murailles d’Arles, il arriva un incident qui tira son évêque d’affaire, et qui le fit mettre en pleine liberté. On découvrit que les juifs, ceux de ses ennemis qui crioient le plus haut contre lui, vouloient livrer la ville aux assiégeans. Voyons comment les auteurs de la vie de saint Césaire racontent le fait. » Un Juif qui étoit en faction sur l’endroit des murailles dont la garde pour ce jour-là étoit échûe par le sort à ceux de sa Nation, attacha une lettre à une pierre qu’il lança ensuite dans les approches des ennemis, comme s’il avoit le dessein de la jetter à quelqu’un. Cette lettre signée de lui, & dans laquelle il avoit même marqué de quelle Religion il étoit, exhortoit les Alliegeans à escalader sur l’heure la partie de la muraille que la Nation Juive avoit alors à garder ; & de plus elle assuroit nos Barbares, que rien ne les empêcheroit d’emporter la place d’emblée. Ce traître demandoit pour toute recompense du service qu’il rendoit aux ennemis, qu’aucun Juif ne fût fait captif lorsque la Ville auroit été prise, & qu’il ne fût rien ôté à ceux de la Nation. La lettre ne fut point vûe par les Assiégeans, & il arriva même que le lendemain ils abandonnerent les approches qu’ils avoient commencées à l’endroit où elle étoit tombée. Quelques-uns des Assiégés que la curiosité fit sortir d’un des ouvrages de la Ville pour examiner le terrein, trouverent donc cette lettre, la ramasserent, l’ouvrirent & la lurent. Ils ne manquereot pas de l’apporter aussi-tôt dans le Palais où elle fut vûë de tout le monde. Incontinent on fit venir le Juif qui l’avoit signée, on le convainquit de l’avoir écrice, & on l’envoya au supplice. » La trahison des Juifs qui avoient été les délateurs les plus échauffés de saint Césaire, fit pour l’heure sa justification.

On voit néanmoins par la vie de saint Césaire et par une lettre qu’Ennodius qui pour lors étoit sujet de Theodoric aussi-bien que l’évêque d’Arles, écrivit à notre prélat, que notre saint fut obligé quelque tems après la levée du siege d’aller trouver son souverain pour se justifier du crime qu’on lui avoit imputé. » Les ennemis que les démons suscitoient à saint Césaire, disent les Auteurs de sa Vie, répandirent tant de calomnies contre lui, que ceux qui commandoient dans Arles, l’envoyerent sous une bonne escorte & süre garde à la Cour de Theodoric qui faisoit son séjour à Ravenne. Ce Prince l’accueillit néanmoins avec bonté, & même il se découvrit la tête en lui rendant le salut. Enfin Theodoric dit devant toute sa Cour, après qu’il eut entretenu le Serviteur du Très-Haut sur ce qui s’étoit passé dans Arles : Dieu ne pardonnera jamais à ceux qui ont obligé une personne aussi sainte & aussi innocente, à faire un si long voyage pour venir ici se justifier. »

Ennodius écrit à S. Césaire. » Votre lettre m’apprend que tout ce que j’avois prévû est arrivé, quand elle m’informe de ce que Dieu, qui est aujourd’hui notre veritable Empereur, a obligé le Roi de faire à votre égard. Je connois trop bien vos talens, pour avoir douté un moment que soutenus comme ils le sont par la dignité Episcopale, ils ne fissent fléchir les Puissances du siécle, & que vous ne vinssiez à bout de comvaincre si bien le Roi de votre innocence, qu’il cesseroit de faire des menaces contre vous. »

Enfin l’approche de l’armée que Theodoric envoyoit au secours d’Arles obligea les Francs et les Bourguignons à lever le siege qu’ils avoient mis devant cette place. On voit par la vie de saint Césaire qu’ils perdirent beaucoup de monde dans la retraite, durant laquelle ils furent suivis par Ostrogots. » Au reste, disent les Auteurs de cette Vie, lorsque les Gots furent de retour à Arles amenant avec eux une multitude inombrable de prisonniers de guerre, ils les renfermerent dans les Eglises & dans la maison ou le cloître de la Cathédrale, qui se trouverent ainsi remplies d’Infideles. Saint Césaire employa l’argent qu’Eonius son prédécesseur avoit laissé dans la caisse de son Eglise & le prix des ornemens dont il vendit la plus grande partie, à fournir à ces Captifs des habits & des vivres dont ils avoient un extrême besoin. Il ne discontinua point ses charités jusqu’à ce qu’il les eût enfin rachetés tous. Aussi sommes-nous persuadés que ce fut par une volonté particuliere de la Providence qui vouloir mettre en un plus grand jour les vertus de ce saint Personnage de Dieu, que durant son Episcopat, Arles fur assiegé, & qu’il fut garanti d’être pris & saccagé. Voilà encore, afin de finir ce qui nous reste à dire, pourquoi cette Ville avoit passé des mains des Visigots à qui elle appartenoit auparavant dans celle des Ostrogots, pour venir dans la suite au pouvoir des Francs, où elle est encore aujourd’hui, reconnoissant pour son Roi Childebert fils de Clovis. Le Seigneur a voulu qu’on pût dire : Elle a passé de dessous le pouvoir d’une Nation sous le pouvoir d’une autre ; elle a successivement appartenu à differens Peuples, sans que Dieu ait permis qu’aucune Puissance humaine l’ait saccagée, tant qu’elle a été soumise à la conduite d’un Pasteur tel que Saint Césaire. »

Si Theodoric ne fut point trop satisfait de la conduite que saint Césaire avoit tenue durant le siege d’Arles, il fut du moins très-content de celle que tinrent dans cette occasion les autres citoyens de cette ville. Les deux lettres que nous allons rapporter en font foi. Nous avons déja observé que les sçavans étoient convaincus que les épîtres de Cassiodore, ainsi que celles de Sidonius et celles d’Avitus n’étoient point rangées suivant l’ordre des tems où elles avoient été écrites.

Celle de ces deux lettres que je crois avoir été écrite la premiere, bien qu’elle ne vienne qu’après l’autre dans l’ordre où les épîtres de Cassiodore sont rangées aujourd’hui, est la lettre de Theodoric aux habitans de la cité d’Arles. Il y est dit : » Comme le premier objet d’un Souverain doit être celui de remedier avant toutes choses, aux maux que les hommes souffrent, ceux d’entre vous qui se sont trouvés dans la misere ont été le premier objet de nos soins. Nous croyons donc aujourd’hui pouvoir partager notre attention. Ainsi dans le tems même que nous faisons sentir encore les effets de notre liberalité à vos Citoyens qui sont dans le besoin, nous envoyons les sommes necessaires pour la réparation des murailles de votre Ville. »

L’autre lettre de Theodoric est adressée à Gemellus préfet des Gaules par interim, et dont nous avons déja parlé plus d’une fois. » Nous remettons, y dit le Roi des Ostrogots, aux Habitans d’Arles qui par attachement à notre service ont souffert la famine durant un siege si glorieux pour eux, la somme qu’ils devroient porter dans nos caisses pour la quatrieme Indiction ou pour le quatriéme terme des impositions faites au profit du Fisc, mais à condition qu’ils acquitteront ponctuellement les termes suivans. »

Cette quatriéme indiction n’écheoit qu’en l’année de Jesus-Christ cinq cens onze. Ainsi l’on pourroit dire que Theodoric auroit attendu bien tard à soulager les habitans d’Arles si le siége de leur ville eût été fait dès l’année cinq cens huit. Il seroit aisé de répondre que la remise dont il s’agit n’est point apparemment la premiere que Theodoric leur eut faite, quoique nous n’ayons point aucun monument de ces remises précedentes, soit parce que les lettres écrites par Cassiodore au nom de ce prince à ce sujet-là, sont perdues, soit parce que ce même prince se sera peut-être servi d’un autre ministre que Cassiodore pour donner à Gemellus ses ordres concernant les remises antérieures. D’ailleurs la guerre entre les Francs et les Ostrogots ne finit, comme nous le verrons, qu’en l’année cinq cens dix, et il se peut bien faire que tant qu’elle aura duré, l’état des finances de Theodoric ne lui ait point permis de se priver d’une partie considerable du revenu qu’il avoit dans les Gaules où il tenoit beaucoup de troupes qu’il falloit faire subsister, et qu’il ait été obligé par ces raisons d’attendre la paix pour soulager les habitans d’Arles en general. Jusques-là il se sera contenté de faire quelques largesses aux plus malheureux.

Il est apparent que Théodoric a crû, à la faveur du désordre où la levée du siege d’Arles devoit avoir mis les affaires des Bourguignons, agrandir la province qu’il tenoit dans les Gaules. Ce fut donc alors qu’il se rendit maître d’Avignon que les Bourguignons avoient conservé dans la guerre précédente, et de quelques autres places dont nous trouverons dans la suite de notre histoire, les Ostrogots en possession. Ce prince, dans une lettre qui se trouve parmi les épîtres de Cassiodore, et dans le même livre que les deux qu’on vient de lire, mande à Uvendil un de ses officiers. » Nous vous enjoignons par ces présentes, d’empêcher que dans Avignon où vous faites votre séjour, il soit commis aucun désordre. Que nos troupes y vivent conformément aux Ordonnances, & que les Romains qu’elles sont chargées de défendre n’ayent point à souffrir d’elles aucune des violences contre lesquelles ces troupes doivent les proteger. »