Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 5/Chapitre 3

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LIVRE 5 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

Conquête du Royaume des Turingiens par les Rois des Francs.


Ma premiere intention étoit d’observer toujours l’ordre des tems, comme je l’ai suivi jusqu’ici, et de rapporter tous les évenemens dont je dois parler en écrivant l’histoire des acquisitions faites par les successeurs de Clovis jusqu’en cinq cens quarante, sur l’année où les évenemens sont arrivés. J’ai déja dit que ces acquisitions consistoient dans la conquête du royaume des Turingiens, dans celle du royaume des Bourguignons, et dans l’occupation de toutes les contrées que les Ostrogots tenoient dans la Germanie et dans les Gaules, faite en vertu de la cession de ces barbares, confirmée par Justinien. Mais deux réflexions m’ont fait changer d’avis, et m’ont déterminé à faire de chacune de ces trois acquisitions une histoire particuliere, et qui ne fût point interrompue par le recit d’aucun évenement qui appartienne à l’histoire d’une des deux autres conquêtes.

La premiere a été, que le lecteur se feroit une idée plus claire et plus distincte de ces acquisitions, lorsqu’il en liroit une histoire suivie et écrite sans aucune interruption. La seconde, c’est que la date de la plûpart des évenemens qui entrent dans l’histoire de ces acquisitions, est incertaine, et qu’il auroit fallu, si j’avois voulu suivre l’ordre des tems, entrer, pour tâcher à fixer cette date, dans plusieurs discussions ennuyeuses et assez inutiles par rapport à mon objet principal. Il est de rechercher comment les Francs se sont introduits dans les Gaules, et comment ils y ont gouverné les provinces où ils se sont rendus les maîtres ; mais non de discuter, comme le feroit un auteur qui auroit la chronologie pour son objet principal, en quelle année précisément ils ont occupé une telle ou une telle cité. J’ai donc toujours crû que mon projet me dispensoit de cette discussion, à moins que la date d’un évenement ne dût donner des lumieres sur quelqu’une de ses circonstances, qui dans les vûes que nous avons, deviendroit par sa date même, digne d’une attention particuliere. Ainsi je vais faire une histoire suivie de chacune des trois acquisitions dont il s’agit, et je ne l’interromprai point en la coupant par le récit des évenemens qui lui sont étrangers, et qui peuvent être arrivés entre le tems où elle a été entreprise, et le tems où elle a été consommée. Commençons par l’histoire de la conquête du royaume des Turingiens.

Nous avons vû[1] que les Turingiens de la Germanie, étoient une nation qui avoit eu anciennement sa demeure au de-là de l’Elbe. Dans le cinquiéme siecle, et lorsque les peuples qui habitoient sur la frontiere de l’empire Romain, eurent franchi ses barrieres et deserté leurs propres pays pour occuper son territoire, les nations dont la partie étoit au de-là du pays habité precédemment par les peuples conquérans, s’avancerent dans ce pays abandonné, ou reduit du moins à un petit nombre d’habitans. Elles s’en mirent en possession. Si ce pays abandonné étoit moins cultivé, s’il étoit moins riche en bâtimens, et moins abondant en toute sorte de commodités, que le territoire de l’empire, du moins étoit-il un peu mieux en valeur, et plus rempli de logemens commodes, que les anciennes patries des nations qui s’y transplantoient, parce que ses habitans avoient été long-tems en commerce avec les Romains établis dans le voisinage. Ce fut donc sans doute à la faveur de la transmigration arrivée quand la plûpart des Francs quitterent la Germanie pour venir s’établir dans les Gaules, que nos Turingiens passerent l’Elbe, et qu’ils vinrent de leur côté s’établir sur la gauche de ce fleuve. Suivant les apparences, ce fut aussi pour lors qu’ils s’associerent avec les Varnes et avec les Herules. Nous avons vû que dès les premieres années du sixiéme siecle, ces trois nations étoient déja unies, et qu’elles ne faisoient qu’une même societé.

Le peuple composé de ces trois nations s’empara donc d’une partie de l’ancienne France, que ses habitans réduits à un petit nombre d’hommes par le départ de leurs compatriotes qui étoient allés s’établir dans les Gaules, n’étoient plus en état de bien défendre. ç’aura été dans cette occasion que le peuple mêlé, dont nous parlons, aura commis contre les Francs tous les excès de cruauté et de barbarie que lui reproche le roi Thierri dans un discours que nous rapporterons en sa place. Les Turingiens occuperent encore plusieurs pays de la Germanie intérieure, qui d’un côté étoient contigus à l’ancienne France, et de l’autre s’étendoient au de-là de l’Unstrut. Quelles que fussent les bornes de leur monarchie, elle s’étoit accrue aussi promtement dans la Germanie, que la monarchie Françoise s’étoit accrue dans les Gaules ; enfin elle étoit devenue si considerable, que Theodoric, qui en Occident tenoit alors le premier rang dans la societé des nations, avoit donné une de ses nieces à Hermanfroy l’un des rois des Turingiens, et frere des deux autres, qui se nommoient l’un Badéric, et l’autre Berthier. La lettre de Theodoric à ces rois, que nous avons rapportée, et la connoissance que nous avons des interêts des princes qui regnoient au commencement du sixiéme siecle, suffisent pour persuader que les Turingiens devoient avoir beaucoup de jalousie de la puissance des Francs, et que les Francs de leur côté devoient regarder les Turingiens comme le premier obstacle qu’ils trouveroient dès qu’ils feroient une démarche pour s’aggrandir davantage. Il n’est donc pas étonnant que les fils de Clovis ayent fait leur premiere expedition contre une puissance qui ne pouvoit pas manquer d’être bientôt un ennemi déclaré. Voici, suivant Gregoire de Tours, ce qui arriva vers l’année cinq cens seize entre les Turingiens et Thierri, qui avoit dans son partage les Etats de Sigebert roi de Cologne, dont une partie étoit au-delà du Rhin.

» Le Royaume des Turingiens avoir d’abord été partagé entre trois freres, Badéric, Hermanfroy & Berthier. Mais quelque tems après Hermanfroy se défit de Berthier, qui laissa des fils & une fille nommée Radegonde. Nous raconterons dans la suite les avantures de ces Orphelins. Amalberge niece de Theodoric Roi des Ostrogots, & femme d’Hermanfroy, étoit injuste & cruelle. Après avoir engagé son mari à se défaire de Berthier, elle vint encore à bout de le porter à faire le même traitement à Badéric. Un jour elle ne fit couvrir que la moitié de la table d’Hermanfroy, & lorsqu’il demanda la raison de cette bizarerie, elle lui répondit que la table d’un Roi qui n’avoir que la moitié d’un Royaume, ne devoit point être autrement servie. Ce trait & plusieurs autres semblables firent prendre enfin à Hermanfroy la résolution de se défaire du frere qui lui restoit. Pour l’exécuter plus sûrement, il fit proposer à Thierry une ligue offensive contre Badéric. Les conditions qu’Hermanfroy faisoit offrir, étoient, qu’après qu’on se seroit défait de Badéric, on partageroit par égales portions les Etats de ce prince. Le Roi des Francs agréa le Traité proposé, & s’écant mis à la tête de son armée, il joignit Hermanfroy. Les deux Alliés, après avoir juré l’observation du Traité conclu en leur nom, marcherent aussi-tôt contre Baderic, qui fut défait & tué dans une Action de guerre. Thierri revint aussi-tôt dans ses Etats, comptant qu’Hermanfroy, dès qu’il seroit tranquille possesseur du Royaume des Turingiens, lui en livreroit la moitié. Mais Hermanfroy aussi méchant allié que mauvais frere, ne vit pas plûtôt les Francs éloignés, qu’il ne voulut plus entendre parler de l’accomplissement de les promesses. Cette perfidie alluma une haine violente entre nos deux Princes. »

Nous insererons ici à ce sujet, une réflexion dont il est à propos de rappeller de tems en tems le souvenir en lisant l’histoire du sixiéme siecle, et celle des siecles suivans. C’est que la guerre ne se faisoit point alors entre les barbares avec des troupes réglées, comme elle se fait aujourd’hui entre nos princes. Si cela eut été, les choses ne se seroient point passées comme on vient de voir qu’elles se passerent. Thierri seroit resté dans le pays conquis jusques à ce que la portion qu’il en devoit avoir, eût été reglée, supposé qu’elle ne le fût point déja par le traité ; et il s’en seroit mis incontinent en possession. Mais comme nos rois n’avoient alors qu’un petit nombre de troupes soudoyées, et que le gros de leurs armées étoit composé de cette espece de troupes, que nous appellons des milices, le camp de Thierry qu’Hermanfroy amusoit de belles paroles, se sera séparé, dès qu’il aura vû la guerre terminée. à quelque tems de-là Hermanfroy qui avoit pris ses mesures avec les sujets de son frere, aura déclaré que les Turingiens, dont il n’étoit pas le maître, ne vouloient point absolument que leur royaume fût démembré, et qu’il lui étoit impossible, quelqu’envie qu’il eût d’accomplir ses traités, d’en remettre aucune province au roi des Francs. Thierri qui avoit été assez fort pour battre étant joint avec la moitié des Turingiens, l’autre moitié de cette nation, n’aura pas trouvé que seul il le fût assez pour attaquer toute la nation réunie désormais sous un seul et même chef. Ainsi quelque vif que pût être son ressentiment, il lui aura fallu, pour le satisfaire, attendre d’autres tems. Voilà pourquoi ce prince aura été plusieurs années sans tirer raison du manquement de parole d’Hermanfroy. Il n’aura pû s’en faire raison, qu’après avoir engagé quelqu’un des rois ses freres dans sa querelle. Que Thierri ait fait avec ses seules forces sa premiere expédition dans le pays des Turingiens, on n’en sçauroit douter. Grégoire de Tours ne dit point que dans cette expédition-là Thierri ait été secouru par aucun de ses freres ; et ce qui le prouve encore davantage, c’est que ce prince, ainsi que nous le verrons, ne parla du manquement de parole d’Hermanfroy, que comme d’un outrage particulier, et fait à lui seul, lorsqu’il voulut engager Clotaire et les Francs du partage de ce prince, à joindre leurs armes aux siennes pour tirer raison de la perfidie du roi des Turingiens. Quant à Childebert, il prit si peu de part, même à la seconde expédition de Thierri dans le pays des Turingiens, qu’on voit bien qu’il n’en avoit pas eu dans tout ce qui s’étoit passé à l’occasion de la premiere.

Procope, dont nous rapportons ci-dessous le passage, dit positivement que les Francs n’entreprirent leur seconde expédition contre les Turingiens, celle qui finit par la conquête de leur pays, et la même dont nous avons désormais à parler, qu’après la mort de Theodoric roi des Ostrogots, arrivée en cinq cens vingt-six. Suivant ce qui paroît, en lisant avec réflexion la narration de Gregoire De Tours, et suivant le sentiment de nos annalistes modernes les plus exacts[2], ce ne fut même qu’en cinq cens vingt-neuf que Thierri fit sa seconde guerre contre les Turingiens. Je crois encore qu’on pourroit ne placer cet évenement que dans l’année cinq cens trente. En effet, cette guerre qu’on voit bien par la nature des évenemens qui la terminerent, n’avoit pas été bien longue, duroit encore quand Childebert fit dans l’Auvergne, qui appartenoit au roi Thierri son frere, l’invasion dont nous parlerons dans la suite. Or Childebert qui ne resta que quelques jours en Auvergne, fut au sortir de cette contrée faire la guerre à Amalaric roi des Visigots, qui survêcut peu de tems à la rupture, et qui neanmoins, comme on le rapportera, ne mourut qu’en cinq cens trente et un. Voici le récit que fait l’Historien ecclesiastique des Francs de leur seconde expédition dans le pays des Turingiens. Il suit dans cet auteur la narration de la premiere entreprise des fils de Clovis contre les Bourguignons, faite en cinq cens vingt-trois.

» Thierri ayant toujours conservé un vif ressentiment du manquement de parole de Hermanfroy, il engagea Clotaire son frere dans le dessein qu’il avoit formé d’en tirer raison, en promettant à ce frere la moitié de tout ce qu’on prendroit sur les Turingiens. Quand les Francs Sujets des deux freres furent assemblés, Thierri leur dit : Mes amis, allons venger à la fois l’affront que j’ai reçû d’Hermanfroy, & le traitement inhumain que les Turingiens ont fait à nos Peres. » J’interromprai pour un moment Gregoire De Tours, afin de faire observer que, suivant le discours de Thierri, les cruautés exercées sur la nation des Francs par les Turingiens, avoient été commises sur les peres des Francs ausquels il adressoit la parole, c’est-à-dire, sur la genération qui les avoit précedés. Ainsi je n’ai point eu tort, lorsque j’ai supposé que c’étoit sous le regne de Childéric, ou durant les premieres années de celui de Clovis, que les Turingiens avoient envahi une grande partie de l’ancienne France. Gregoire de Tours, ou plûtôt le roi Thierri, reprend la parole :

» Auriez-vous oublié que le Turingien les ayant attaqués quand ils ne s’y attendoient pas, il exerça contr’eux toutes les cruautés imaginables. Ce fut inutilement qu’ils demanderent la paix, & qu’ils envoyerent des ôtages. Le Turingien fit mourir les ôtages mêmes par divers genres de tourmens effroyables. Ensuite il entra dans notre patrie où il mit tout à feu & à sang, poussant la barbarie jusqu’à fendre les jambes des enfans pour les acrocher aux branches des arbres. Ce cruel ennemi n’attacha-t’il pas encore plus de deux cens jeunes filles sur des Chevaux, sous le flanc desquels il avoit lié des éperons qui les piquoient sans cesse, de maniere que ces animaux devenus furieux, s’emportoient à travers les bois les plus fourés, qui bientôt avoient mis en piece nos malheureuses victimes. Plusieurs Francs furent liés aux jantes des roues de leurs propres chariots que notre ennemi surchargeoit encore, & qu’il faisoit ensuite rouler par des chemins où il avoit mis auparavant des solives en travers. Après que ces infortunés avoient eu les os rompus, on les exposoit tout vivans aux chiens & aux vautours, afin qu’ils devinssene la proye de ces animaux, contre qui leurs bras ne pouvoient plus les défendre. D’ailleurs vous n’ignorez pas qu’Hermanfroy a manqué à ce qu’il m’avoit solemnellement promis, & qu’il n’a point voulu accomplir ce qu’il étoit obligé d’effectuer. Marchons sous les auspices du Dieu des Armées, du Dieu de la Justice, pour tirer raison de tant d’outrages & de tant d’iniquités. » Les Francs échauffés par ce qu’ils venoient d’entendre, répondirent tous d’une voix, qu’ils étoient prêts à suivre Thierri, s’il vouloit les mener dans la Turinge. Il se mit donc en campagne, ayant avec lui Theodebert son fils, et Clotaire son frere. Quand les Turingiens eurent appris que les Francs venoient les attaquer, ils eurent recours, pour se défendre, à tous les stratagêmes de la guerre. Voici une des ruses qu’ils mirent en œuvre. Ils creuserent d’espace en espace, dans le terrain qui étoit à la tête de leur camp, des fosses assez profondes, dont ils recouvrirent si bien les ouvertures avec du gazon et des branchages, qu’il étoit difficile de s’appercevoir qu’on eût remué la terre dans ces endroits-là. En effet, lorsque les Francs marcherent pour charger leur ennemi, il y en eut plusieurs dont les chevaux mirent les pieds dans ces trous, et s’abbatirent ; ce qui d’abord causa quelque désordre. Mais les Francs apprirent bientôt à reconnoître les endroits où l’on avoit tendu des pieges de cette espece, et l’attention qu’ils apporterent à les éviter, ne les empêcha point de charger l’ennemi avec tant d’impétuosité, que bientôt ils l’eurent mis en fuite. Hermanfroy abandonna le champ de bataille des premiers, et suivi de quelques-uns des siens, il se retira, marchant toujours sans s’arrêter, jusques à ce qu’il fût arrivé sur la rive gauche de l’Unstrut. C’est une riviere qui traverse le canton de l’Allemagne, qui s’apelle encore aujourd’hui le Land-Graviat de Turinge ; et laquelle se jette dans la Sale, dont l’Elbe reçoit les eaux. Les Turingiens se rallierent bien sur les bords de l’Unstrut, mais ils y furent défaits une seconde fois par les Francs qui les avoient suivis. Il arriva même qu’il se noya un si grand nombre des vaincus dans l’Unstrut qu’ils vouloient traverser pour se sauver, que leurs corps servirent de pont aux Francs pour la passer. Après une victoire si complette, ils soumirent tout le royaume des Turingiens.

Clotaire ramena avec lui Radegonde fille de Berthier, et même il épousa cette princesse. Mais Clotaire ayant fait tuer à quelque tems de-là le frere de cette reine, elle se sépara d’avec lui, et se consacra au service de Dieu en prenant l’habit de religieuse dans le monastere de Sainte Croix de Poitiers qu’elle avoit fait bâtir, et où elle mourut en odeur de sainteté.

Tandis que les deux rois Francs étoient encore dans le pays des Turingiens, continue Gregoire de Tours, Thierri voulut se défaire de son frere. Les embuches qu’il lui dressa furent découvertes, et ne réussirent point. Mais Hermanfroy tomba dans le piege que le roi Thierri lui avoit tendu. Le roi des Turingiens s’étoit sauvé de la déroute de l’Unstrut, et Thierri qui craignoit toujours ce prince, lui fit proposer une entrevûë, pour laquelle il lui envoya même un sauf-conduit en bonne forme. Hermanfroy qui se flatoit d’obtenir quelque chose de Thierri, vint le trouver, et il en fut reçû avec bonté. On lui fit même de riches presens. » Il arriva cependant, un jour que ces deux Princes s’entretenoient ensemble, en se promenant sur les remparts de la Ville de Tolbiac, qu’un inconnu poussa si rudement Hermanfroy, qu’il le fit tomber du haut en bas, & que ce Prince mourut de sa chute dans l’instant. Je ne sçais point, ajoute à ce récit Gregoire de Tours, le nom de celui qui le poussa, mais bien des gens accuserent Thierri d’avoir fait faire le coup. »

Je le croirois d’autant plus volontiers, qu’il semble en lisant notre histoire, que Clovis eût transmis à chacun de ses fils l’envie d’être le seul maître des Gaules, et sa jalousie contre les autres princes ses plus proches parens. Nous venons de voir Thierri attenter sur la personne de son frere Clotaire, et nous allons voir bientôt une autre marque du peu d’intelligence qui étoit entre les fils de Clovis. Ce qu’il y eut de plus funeste pour les Gaules, ce fut que ces princes transmirent à leurs descendans les sentimens qu’ils avoient hérités de leur pere. Voilà ce qui fut la cause de tant de guerres civiles qui affligerent cette contrée dans le sixiéme, le septiéme et le huitiéme siécles, et qui la mirent en un état pire que celui où les invasions des barbares, et les autres fleaux du cinquiéme siecle l’avoient réduite. En effet, en lisant avec attention nos annales, on est bientôt persuadé que Charlemagne trouva les Gaules plus dévastées, et leurs habitans bien plus grossiers et bien plus féroces que Clovis ne les avoit trouvés.

Avant que de raconter l’entreprise que Childebert fit sur les états de Thierri, durant que le dernier se rendoit maître de la Turinge, il est bon de rapporter ce que Procope dit concernant cette conquête. » Theodoric Roi des Ostrogots étant mort en l’année cinq cens vingt-six, les Francs persuadés que désormais personne ne pourroit plus traverser leurs entreprises, attaquerent les Turingiens, & après s’être défaits d’Hermanfroy le Roi de ce Peuple, ils se l’assujettirent. La Reine Amalberge femme de ce Prince infortuné, se sauva avec ses enfans, & se retira avec eux auprès de son frere Theodat qui étoit déja l’un des principaux Chefs de la Nation des Ostrogots. »

Venons presentement à ce que dit Gregoire de Tours immédiatement après avoir parlé de la mort d’Hermanfroy. » Tandis que Thierri étoit encore dans la Turinge, le bruit qu’il y avoit été tué se répandit en Auvergne. Aussi-tôt Arcadius l’un des Sénateurs de cette Ciré, invita Childebert à venir s’en rendre maître. Childebert entra donc dans le pays ; mais le jour qu’il descendit dans la Basse Auvergne, il fit un brouillard si épais, qu’un homme ne voyoit pas cinquante pas devant lui. Cela fut pris à mauvais augure, parce que ce Prince s’étoit d’avance fait un plaisir du beau coup d’æil qu’offre la Limagne à ceux qui descendent de la Montagne, & qu’il paroistoit que la Providence voulât lui refuser la satisfaction qu’il s’étoit promise. » Arcadius trouva néanmoins le moyen d’introduire Childebert dans Clermont, en rompant la serrure d’une des portes de la ville qu’on avoit fermées. Mais ce prince n’y resta point long-tems, car à peine y étoit-il entré, qu’on apprit que Thierri se portoit bien, et même qu’il revenoit victorieux. Aussitôt Childebert évacua l’Auvergne, et il s’en alla en Espagne pour tirer leur sœur Clotilde de l’état malheureux où elle gémissoit. Cette princesse qui avoit épousé Amalaric, fils d’Alaric Second roi des Visigots, étoit cruellement persécutée par son mari en haine de la religion catholique qu’elle professoit. Il n’y avoit point de mauvais traitemens qu’elle n’essuïât. Quand Clotilde alloit à l’église, Amalaric faisoit jetter sur elle du fumier, et toute sorte d’ordure. Enfin il la battit un jour si cruellement, qu’il la fit saigner, et qu’elle envoya à Childebert un linge teint du sang que firent sortir les coups qu’elle avoit reçus. Voilà ce qui acheva de le déterminer à faire la premiere des deux expéditions qu’il fit en Espagne. Il marcha donc à la tête de la même armée qui l’avoit suivi dans son entreprise sur l’Auvergne. Amalaric fuit toujours devant ses ennemis ; cependant il ne laissa pas d’être tué. Il se sauvoit de Barcelonne à l’approche des Francs, qui le suivoient toujours ; et déja il étoit prêt de monter sur un vaisseau, lorsqu’il se souvint qu’il avoit laissé dans le palais où il avoit logé une partie de ses pierreries. Aussitôt il y retourna pour les prendre ; mais quand il voulut regagner le port, ses propres troupes soulevées lui barrerent le chemin. Cette funeste avanture lui fit prendre le parti de se refugier dans une église ; et il étoit prêt d’y entrer, quand il fut tué d’un coup de javelot lancé par un des mutins. Ce fut ainsi que périt le roi Amalaric environ cinq ans après qu’il eut commencé à regner sur les Visigots, ce qui n’arriva qu’après la mort du grand Theodoric son ayeul, qui comme nous avons eu déja l’occasion de le dire, décéda l’année de Jesus-Christ cinq cens vingt-six. Nous rapporterons ci-dessous un passage d’Isidore De Séville, où ces dates sont constatées.

Childebert après avoir fait un riche butin, et délivré sa sœur, se mit en chemin avec elle pour la ramener dans leur patrie ; mais cette princesse mourut durant le voyage, je ne sçais par quel accident. Son corps fut apporté à Paris, où il fut inhumé auprès de celui de Clovis son pere. Parmi les thrésors que Childebert rapportoit de son expédition, il y avoit plusieurs piéces d’orfévrerie à l’usage des églises, et entr’autres vingt boëtes à mettre les livres des évangiles, quinze paténes et soixante calices. Toutes ces pieces étoient d’or massif et enrichies de pierreries. Il eut une grande attention à les faire bien tenir et bien garder, et dans la suite il en fit present aux églises de son royaume. Nous observerons ici que Gregoire de Tours obmet de dire qu’Amalaric, avant que de s’enfuir à Barcelonne, avoit, comme on le va voir, perdu une bataille, et que cette bataille s’étoit donnée auprès de Narbonne.

Voici comment Procope raconte le détail de la guerre dont nous parlons. » Amalaric fut la victime du ressentiment de ses beaux-freres. Il étoit Arien, & il maltraitoit la Reine sa femme qui faisoit profession de la Religion Catholique, & qui ne vouloit point apostasier, non-seulement en l’empêchant d’exercer le culte de la Religion, mais encore en lui faisant bien d’autres outrages. Enfin cette Princesse poussée à bout, en porta ses plaintes à Theodebert son frere. Voilà donc la guerre allumée entre les Francs & les Visigots. Il se donna entr’eux une bataille très-opiniâtrée, qui coûta la vie à un grand nombre de Visigots & à leur Roi Amalaric. Les Francs se rendirent maîtres dans la suite de la plus gran » de partie de la portion des Gaules que les Visigois avoient recouvrée. Ceux d’entre ces derniers qui échaperent à l’épée des Vainqueurs, se retirerent en Espagne auprès de Theudis, qui avoit déja levé l’étendart de la révolte, & ils y emmenerent avec eux leurs femmes & leurs enfans. Voilà comment les Gaules vinrent au pouvoir des Francs & des Gots.

Il y a deux ou trois observations à faire sur cet endroit de Procope. La premiere est, que ses copistes, déja tant de fois repris, ont fait encore ici une lourde faute, en écrivant Theodebert au lieu de Childebert. Procope qui pouvoit être encore en Italie lorsque Theodebert y fit l’expédition dont nous parlerons dans la suite, a sçu certainement que ce prince n’étoit pas fils de Clovis, mais son petit-fils, et par consequent qu’il étoit neveu de Clotilde fille de Clovis, et non pas frere de cette Clotilde. Notre historien ne pouvoit pas ignorer non plus que ce n’étoit pas Theodebert, qui sept ou huit années avant que de venir en Italie, avoit fait dans l’Espagne citérieure la guerre où Amalaric avoit été tué ; mais que c’étoit Childebert oncle de Theodebert et frere de Clotilde. Ainsi l’on ne sçauroit sans injustice mettre cette faute sur le compte de notre historien, et l’on doit l’attribuer à ses copistes, avec d’autant plus de confiance, qu’il ne faut pas changer beaucoup de lettres pour faire Theodebert de Childebert.

Ma seconde observation roulera, sur ce que Procope n’a point eu l’intention de dire que ce fut l’année même de la mort d’Amalaric, que les Francs recouvrerent ce que les Visigots avoient repris sur eux après la mort de Clovis ; mais seulement que ce fut durant le cours de la guerre commencée pour venger les outrages faits à la reine Clotilde, qu’arriva cet évenement. En effet, ce fut dès l’année cinq cens trente et un, que Childebert fit sa premiere campagne contre les Visigots, et qu’Amalaric fut tué, comme on le voit par un passage d’Isidore que voici : » L’année de Jesus-Christ cinq cens vingt-six, & la neuvième année de l’Empereur Justin premier, qui étoit monté sur le throne de Constantinople en cinq cens dix-huit, Theodoric Roi d’Italie y mourut. Après la mort de ce Prince, Amalaric son petit-fils regna sur ses Visigots durant cinq ans. Amalaric ayant au bout de ce tems-là perdu une bataille auprès de Narbonne contre les Francs commandés par leur Roi Childebert, il se sauva honteusement à Barcelonne, où il fut regardé par ses Sujets comme leur opprobre, & tué par un soldat de ses propres Troupes qui s’étoient revoltées. » Dès qu’Amalaric a été tué la cinquiéme année de son regne, il est clair que ce fut en l’année cinq cens trente-un, ou en cinq cens trente-deux qu’il mourut. Or nous verrons par la suite de l’histoire, que les rois Francs faisoient encore la guerre aux Visigots en cinq cens quarante-deux, et que ce ne fut qu’alors, suivant les apparences, qu’ils reprirent, ou qu’ils acheverent de reprendre ce que cette nation avoit recouvré après la mort de Clovis, et qu’ils la réduisirent à n’avoir plus dans les Gaules que les huit cités qu’elle désignoit, comme on l’a vû déjà par le nom d’Espagne citérieure. Ce n’aura donc été qu’en cinq cens quarante-deux que les Visigots, qui avoient été chassés pour la seconde fois du Rouergue et de quelques autres cités, se seront, comme dit Procope, retirés auprès de Theudis, qui regnoit sur l’Espagne citérieure, aussi-bien que sur l’Espagne ultérieure. En effet, ce prince qui étoit monté sur le thrône en cinq cens trente et un ou l’année suivante, regna jusques à l’année cinq cens quarante-huit ou cinq cens quarante-neuf. D’ailleurs nous voyons par Isidore de Séville, que Theudis eut à soutenir la guerre contre les rois des Francs, depuis qu’il fut monté sur le trône. » L’an de Jesus-Christ cinq cens trente & un ou trente-deux, » dit cet Auteur, & la sixiéme année du regne de Justinien, qui avoir été fait Empereur d’Orient en cinq cens vingt-sept, Theudis fut proclamé Roi en Espagne à la place d’Amalaric. Theudis regna dix-sept ans ; & quoiqu’il fut Arien, il traita bien les Catholiques, laissant aux Evêques de notre Communion la liberté de tenir un Concile à Toléde, & d’y faire concernant la discipline Ecclésiastique, les Canons qu’ils jugeroient à propos. Sous son regne les Rois des Francs passerent les Pyrenées à la tête d’une puissante armée, qui fit beaucoup de désordre dans l’Espagne Tarragonoise. Les Visigots sous la conduite de Theudisclus, prirent les derrieres de cette armée, ils se saisirent des cols par lesquels elle avoit passé, & ils porterent ensuite sur elle de grands avantages. Mais le Général s’étant laissé gagner par argent & par priéres, il retira pour vingt-quatre heures les troupes qui gardoient les cols, & il donna ce tems-là aux ennemis pour le sauver. Cependant il y eut plusieurs d’entr’eux qui ne purent point profiter de la complaisance de Theudisclus, & qui furent passés au fil de l’épée par les Visigots. »

Ainsi l’on voit bien que le seul reproche qu’on puisse faire ici à Procope, c’est de s’être énoncé de maniere que son lecteur pût penser que tout ce qu’il dit du succès des Francs contre les Visigots, et de la retraite de ces derniers auprès de Theudis, fut arrivé en une seule année, c’est-à-dire, en cinq cens trente et un. Je ne ferai point d’excuse de cette digression, bien qu’elle paroisse un peu étrangere à l’histoire de la conquête de la Turinge, et qu’elle roule sur une matiere à laquelle je semblois avoir promis de ne plus toucher, je veux dire, sur la question : quels étoient les pays que les Visigots reprirent sur les Francs immédiatement après la mort de Clovis, et dans quel tems les Francs reconquirent ce pays-là. Mais Gregoire de Tours en racontant l’expedition de Childebert dans les Espagnes comme un évenement auquel la seconde guerre de Turinge avoit en quelque façon donné lieu, m’engageoit si naturellement à faire ma digression, que je ne pouvois m’en dispenser, d’autant plus encore qu’elle concilie la narration de Procope avec differens endroits de l’histoire de Gregoire de Tours. En effet, il résulte de tout ce que j’ai ramassé dans l’historien grec, que quelques années après la mort de Théodoric roi des Ostrogots arrivée en cinq cens vingt-six, Thierri se ligua avec Clotaire, pour venger l’injure qu’Hermanfroy avoit faite à l’aîné de ces deux freres : que vers l’année cinq cens trente ils conquirent la Turinge, et que Childebert ayant crû mal-à-propos que Thierri étoit mort dans son expédition, il voulut se rendre maître de l’Auvergne ; mais qu’ayant sçû que ce prince étoit vivant, il évacua l’Auvergne pour marcher contre Amalaric, qui fut tué en cinq cens trente et un, et qu’après sa mort, la guerre qui s’étoit allumée, ou la derniere, ou la pénultiéme année de son regne, entre les Francs et les Visigots, donna lieu aux Francs de conquerir pour la seconde fois ce que les Visigots avoient repris sur les Francs immédiatement après la mort de Clovis. Or il n’y a rien dans notre exposé, très-conforme au récit de Procope, qui ne s’allie très-bien avec ce que Gregoire de Tours dit dans le troisiéme livre de son histoire, et dans les livres suivans, concernant les guerres que les Francs eurent contre les Visigots depuis la mort de Clovis jusques au milieu du sixiéme siécle. Nous dirons ailleurs que Thierri flatté par le courage que Childebert avoit montré en vengeant leur sœur Clotilde, s’adoucit ; et que quelque tems aprés la conquête de la Turinge germanique les deux freres se reconcilierent.

  1. Voyez ci-dessus, liv. 2. Ch. 7.
  2. Annales Fran. Ruinartis.