Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 5/Chapitre 4

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LIVRE 5 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Sigismond succede à son pere Gondebaud Roi des Bourguignons. Lettres de Sigismond à l’Empereur d’Orient. Premiere guerre des Rois des Francs contre les Bourguignons, dont le Roi est fait prisonnier. Mort de ce Prince. Clodomire est tué à la bataille de Véséronce, & Godemar frere de Sigismond demeure Roi des Bourguignons.


Ce fut dans l’intervalle de tems qui s’écoula entre l’expédition que Thierri fit dans le pays des Turingiens vers cinq cens seize, et l’expédition dans laquelle il subjugua cette nation en l’année cinq cens trente, que les rois des Francs, enfans de Clovis firent leur premiere guerre contre les Bourguignons. Avant que de parler de cette guerre-là, qui comme nous l’exposerons, commença en cinq cens vingt-trois, il est à propos de dire quelque chose concernant l’état où étoient les Bourguignons quand les rois successeurs de Clovis les attaquerent pour la premiere fois.

Le roi Gondebaud nonobstant toutes les esperances de conversion qu’il avoit données à Ecdicius Avitus évêque de Vienne, mourut arien en cinq cens seize. Son fils Sigismond lui succeda. Depuis long-tems Sigismond faisoit profession de la religion catholique, et même il avoit fondé un an avant la mort de son pere, le célébre monastere d’Agaune ou de saint Maurice, situé sur les confins du Valais et du Chablais. Il faut, comme nous l’avons promis, rapporter encore ici quelques fragmens des lettres que Sigismond après son avénement au thrône, écrivit à l’empereur Anastase, qui survêcut de deux ans le roi Gondebaud. Rien n’est plus propre à faire voir que les rois barbares, qui regnoient dans les Gaules, reconnoissoient que les provinces qu’ils avoient occupées, ne laissoient pas d’être toujours une portion du territoire de la monarchie Romaine. Voici donc ce que dit Sigismond dans une des lettres dont nous parlons, et que les lecteurs sçavent déja avoir été composées sous le nom de ce prince, par Avitus évêque de Vienne.

» Il est à la connoissance de tout le monde, que Votre Hautesse qui connoît les sentimens de ses serviteurs ne leur impute point les contre-tems dont ils ne sont pas la cause. Dans cette confiance qui fait notre consolation, nous nous presentons bien qu’éloignés, aux pieds du thrône de notre très-glorieux Prince ; & quoique le respect pour sa personne soit dans la Maison dont nous sortons, un sentiment héréditaire, qu’elle a toujours tâché de vous témoigner par un sincere attachement, nous confessons neanmoins de nouveau, que nous sommes vos redevables, tant pour les bienfaits qu’elle a reçus de vous, que pour ceux que nous-mêmes nous en avons reçûs en notre particulier. Ma Nation fait une partie du Peuple qui vous reconnoît pour son Souverain, & je me tiens plus honoré de servir sous vos ordres, de regner sur elle. C’est un sentiment que j’ai hérité de mes ancêtres, qui ont toujours eu un cœur véritablement Romain, & qui toujours ont été attachés si sincerement à vous & à vos predecesseurs, qu’ils ont crû que l’illustration provenante des grades & des emplois où Vos Hautesses les élevoient, faisoit leur plus grande gloire. Qui, mes ayeux ont toujours fait moins de cas des Dignités qu’ils devoient au sang dont ils sortoient, que de celles qu’ils ont tenues de la collation des Empereurs. Quand les Princes de ma Maison deviennent Rois de leur Nation, ce qu’ils s’imaginent de plus flateur, c’est que par-là ils deviennent vos Officiers. Comme tels nous goûtons aujourd’hui les fruits de vos prospérités, à dont le bruit rend notre administration plus aisée. En effet, nos mains ne font que tenir le timon par lequel vous gouvernez les Contrées où nous habitons, toutes éloignées qu’elles sont de votre Capitale : A quelque distance qu’elles soientde votre thrône, elles n’en font pas moins une partie du monde soumis à cet auguste thrône…… La lumiere de l’Orient éclaire les Gaules. Elles profitent des rayons de l’astre qui paroît se lever pour lui : vous gouvernez par vous-même l’Empire d’Orient, & l’Empire d’Occident est gouverné sous vos auspices. J’offre donc par cette lettre mes services au plus grand des Princes ; d’un autre côté je me flatte qu’il daignera faire quelques vœux pour moi, & j’attends avec soumission ses ordres augustes. Toute la lettre dont ces deux fragmens sont tirés, est écrite dans le même esprit. »

Voici encore quelques fragmens d’une autre épitre du roi Sigismond à l’empereur Anastase ; elle est en réponse à une lettre qu’Anastase avoit écrite avant qu’il eût encore reçû la dépêche précedente, et avant qu’il eût été informé que Sigismond demandoit le patriciat dont Gondebaud étoit mort revêtu. Mais l’empereur avoit adressé déja au nouveau roi cette lettre pour le feliciter sur son avenement à la couronne, et pour lui conferer la dignité de l’empire dont il souhaitoit d’être pourvû. La seconde épitre de Sigismond rend aussi compte des obstacles qui avoient empêché celui qu’il avoit chargé de porter à Constantinople sa premiere dépêche, d’y arriver avant que l’empereur lui eût écrit et l’eût ainsi prévenu.

» Votre Serénité ne pouvoit pas mieux donner à connoître qu’elle rendoit justice aux sentimens de ses serviteurs, & qu’elle ne leur imputoit pas les contre-tems, qu’elle vient de le faire voir en nous prévenant par une lettre dont les caracteres sacrés satisfont des veux qui ne lui étoient pas encore connus, quand sa main a tracé ces caracteres. Quoique vous m’ayez prévenu en m’écrivant quand vous n’aviez pas encore reçû la lettre où je vous rends les hommages qui vous sont dûs. Je ne suis point coupable pour cela, ni de manque d’attachement, ni de négligence. Si les obstacles qui sont sur la route d’ici à Constantinople, n’eussent point traversé mon dessein, ces caracteres respectables au monde entier, auroient été employés à écrire une réponse à ma lettre, & non point à écrire un oracle dicté par votre seule bonté, & qui satisfait à tout ce que vous avez deviné que je souhaitois. La jalousie de mon rival ne m’a point fait autant de mal qu’elle se promettoit de m’en faire. Si je n’ai point eu le plaisir d’obtenir une demande, j’ai eu le bonheur d’être prévenu aussi agreablement que je l’ai été, quand de votre propre mouvement vous m’avez conferé la Dignité qui faisoit l’objet de mon ambition. Qu’importe que l’Empereur prévienne nos demandes, ou qu’il nous les accorde : Est-il plus glorieux d’avoir obtenu une grace de lui, que d’avoir attiré son attention ? Pour en venir à ce qui s’est passé, dès que mon pere, l’un de vos principaux Oficiers, & dont vous avez connu le dévouement & la fidelité, fur expiré, avec la consolation d’avoir vû avant que de mourir l’accomplissement de ses désirs les plus ardens, je veux dire la République heureuse sous le regne d’Anastase, & cet Empereur reconnu & obéi par les Nations Confederées, mon premier soin sur alors de vous donner part de cette mort & de ses circonstances. Je voulus aussi faire valoir auprès de vous mes services dans les emplois que vous m’aviez confiés du vivant de mon pere, & vous porter à m’en donner, comme vous l’avez fait, de plus importans. Dans ce dessein je jettai les yeux sur un de mes Conseillers, qui est une personne fort intelligente, du moins à ce qu’on croit dans les Gaules, & je l’adressai à vos Ministres. Comme celui qui gouverne aujourd’hui l’Italie se vantoit d’avoir fait sa paix avec vous, & qu’il affectoit de publier que l’Orient lui avoit rendu ses bonnes graces, je crus que la personne que je vous envoyois n’avoit pas besoin d’autre passeport que de la mission même, pour traverser avec sureté cette Province du monde Romain. Néanmoins celui qui vous portoit ma lettre, & qui devoit me rapporter votre réponse, n’a pû achever son voyage, parce que Theodoric lui a fermé les passages. Jugez, grand Prince, de ce procedé. Il me semble, que c’est avoir bien peu d’égards pour un Souverain, que de ne vouloir pas que les autres lui rendent les mêmes devoirs que nous lui rendons. Ces sentimens sont bien éloignés des nôtres & de ceux de tout bon Serviteur. » Le reste de la réponse de Sigismond, qui est assez longue, ne fait que repéter en phrases differentes les assurances d’un dévouëment parfait. Je ne crois pas que les prefets du prétoire des Gaules, et les maîtres de la milice dans ce département, ayent jamais écrit aux successeurs de Constantin Le Grand en des termes plus soumis, et qui fissent mieux sentir que les lettres de ceux qui s’en servoient, étoient des lettres d’un sujet à son souverain. Au reste il est facile de deviner les motifs qui avoient engagé Theodoric, dès qu’il eut pénétré le sujet du voyage de l’envoyé de Sigismond, à fermer à ce ministre les passages de Constantinople. Théodoric croyoit qu’il étoit contre ses droits que l’empereur d’Orient conferât de son propre mouvement les dignités de l’empire d’Occident, et comme la guerre pouvoit se ralumer d’un jour à l’autre entre les Bourguignons et les Ostrogots, il ne voyoit qu’avec peine tout ce qui contribuoit à former une liaison étroite entre les Bourguignons et les Romains d’Orient.

La protection qu’Anastase pouvoit donner à Sigismond auroit peut-être empêché les Francs de lui faire la guerre ; mais cet empereur qui ne survécut Gondebaud que de deux ans, mourut en cinq cens dix-huit, et Justin son successeur, ou se soucia peu des Bourguignons, ou bien il n’eut pas dans les Gaules le même crédit que son prédecesseur, dont l’autorité avoit été reconnue par Clovis lui-même. D’ailleurs saint Avitus évêque de Vienne, dont Sigismond étoit le prosélyte, et qui l’année cinq cens avoit rendu de si grands services aux Bourguignons, étoit mort dès l’année cinq cens vingt-deux. Ce qui me le fait présumer ainsi, c’est que nos meilleurs critiques, après avoir discuté en quelle année mourut ce grand homme, disent, que ce qu’il est possible d’établir de plus précis sur l’année de sa mort ; c’est qu’elle doit être arrivée au plutôt en cinq cens vingt-deux, et au plûtard en cinq cens vingt-huit. Or j’ai deux raisons de convenance pour croire qu’elle soit arrivée dès cinq cens vingt-deux. La premiere est, que ce prélat auroit empêché, s’il eût encore été en vie, Sigismond de traiter son propre fils, comme nous allons voir qu’il le traita cette année-là. La seconde est, que si Avitus ne fut pas mort avant cinq cens vingt-trois que commença la guerre des enfans de Clovis contre les Bourguignons, il en seroit dit quelque chose dans ses ouvrages, il seroit fait du moins quelque mention de lui dans les auteurs qui ont parlé de cette guerre.

Quoiqu’il en ait été, la mort la plus funeste aux affaires de Sigismond, fut celle de son fils Sigéric qu’il fit périr en cinq cens vingt-deux. Voici comment Gregoire de Tours raconte cette tragique avanture. » Sigismond avoit épousé en premieres noces Ostrogothe la fille de Theodoric Roi d’Italie, & il en avoir eu un fils nommé Sigéric. Après la mort de cette Princesse, Sigismond épousa une femme qui avoit été à elle. Il étoit naturel que la nouvelle Reine eût pour Sigéric les sentimens ordinaires des marâtres, & ce Prince les aigrissoit encore par la conduite. Un jour qu’il la vit revêtue d’une robbe précieuse que la feue Reine avoit portée, & qu’il la reconnut, il lui reprocha qu’elle osoit se parer des vêtemens d’une Princesse dont elle avoit été la domestique. La belle-mere résolut de se venger de cette insulte, & pour cet effet elle irrita le Roi son mari contre Sigéric : Votre fils, lui dit-elle, a dessein de se défaire de vous pour se rendre maître de vos Etats, & les joindre un jour à ceux que son grand-pere Theodoric possede en Italie. Il est si connu que vous êtes aimé tendrement de vos Sujets, que Sigéric ne sçauroit avoir formé le projet d’une usurpation, qu’il n’ait conçu en même tems le dessein d’un parricide. Sigismond fut aveuglé par les artifices que la Reine mit en œuvre pour lui faire ajouter foi à les rapports & lui-même il commit un crime qui n’étoit gueres moindre que le crime dont on lui faisoit craindre d’être la victime. Le fils tandis qu’il dormoit après le dîner fut étranglé par les ordres de son pere. Sigéric avoit à peine rendu les derniers soupirs, que Sigismond se repentit de son crime. Il se jetta sur le corps de son fils, & l’embrassant tendrement, il le mouilloit de ses larmes, comme pour lui demander pardon. On assure qu’un des vieux serviteurs de ce pere infortuné lui dit en le trouvant dans ce transport de douleur : Ne pleurez point Sigéric, il est mort innocent. C’est sur vous-même que vous devez pleurer. » Sigismond se retira quelques jours après à saint Maurice en Valais pour y faire penitence de son crime, et il y fonda un service divin célébré successivement par differens chœurs de chantres, qui se relevoient les uns les autres, de maniere que le service ne cessoit jamais, parce qu’il se faisoit toujours quelque office dans l’église. Je dirai par occasion, qu’il y avoit alors dans les Gaules plusieurs monasteres où le service divin étoit celébré sans aucune discontinuation. Le relâchement des ecclésiastiques a depuis plusieurs siecles aboli cet usage. Il paroissoit si beau au pape Sixte-Quint, dont l’ame étoit élevée et les sentimens pleins de grandeur, qu’il étoit prêt lorsqu’il mourut, à faire une fondation pareille à celle de Sigismond. Ce pape le plus noble de tous les papes des deux derniers siécles, vouloit faire édifier au milieu de l’arêne, ou de la place du Colisée, lieu du martyre d’un si grand nombre de chrétiens, une église, où les religieux de quatre couvens qu’on devoit bâtir sous les portiques et dans les autres dégagemens de ce superbe amphitheatre, auroient célébré successivement un office divin qui n’eût jamais discontinué.

Après que Sigismond eut demeuré quelque tems dans le monastere de saint Maurice, il revint à Lyon, et une fille qui lui restoit de son mariage avec Ostrogothe, épousa le roi Thierri le fils aîné de Clovis. On peut juger à quel point le roi des Ostrogots dût être aigri contre Sigismond, lorsqu’il apprit le traitement fait à Sigéric. Ainsi les Francs ne pouvoient pas prendre une conjoncture plus favorable pour attaquer le roi des Bourguignons.

Quoiqu’il y eut déja en cinq cens vingt-trois où nous sommes, près de quarante ans que Gondebaud avoit fait mourir Chilperic pere de sainte Clotilde, et fait jetter dans un puits la mere et les freres de cette princesse, elle conservoit encore néanmoins un vif ressentiment de toutes ces cruautés, dont elle n’avoit point pû jusques-là tirer vengeance. Mais lorsqu’elle vit l’évêque de Vienne mort, et Sigismond odieux également à ses sujets, et à Theodoric, elle crut que le tems de se montrer fidelle à ses devoirs et de tirer raison de ses injures par les voyes permises aux souverains, étoit enfin arrivé, et qu’il falloit, puisque Gondebaud n’étoit plus, s’en prendre à sa postérité.

Elle assembla donc ses trois fils, Clodomire, Childebert et Clotaire, à qui elle dit : que je n’aye pas sujet, mes chers enfans, de me repentir d’avoir toujours été la plus tendre des meres. Montrez donc que vous vous souvenez de la maniere inhumaine, dont mon pere et ma mere, qui m’avoient élevée comme je vous ai élevés, ont été traités. Allez les venger par les voyes les plus promptes et les plus sûres. Comme l’ambition conseilloit encore à ces princes l’entreprise à laquelle une mere respectable les excitoit, ils se mirent bientôt en campagne, dans la résolution d’accroître leurs partages des débris du royaume des Bourguignons, et de faire sentir à la posterité de Gondebaud, que le pere et la mere de Clotilde avoient des petits-fils dignes d’eux. Nos trois princes firent bien à Thierri leur frere de pere, la proposition de joindre ses armes aux leurs ; mais Thierri qui n’avoit point à venger Chilpéric, ni la reine femme de Chilpéric dont il ne descendoit pas, et qui d’ailleurs avoit épousé une fille de Sigismond, n’accepta point cette proposition, et il demeura neutre dans la guerre de ses freres contre son beau-pere.

Nous avons déja observé qu’on se gouvernoit alors dans les guerres par des maximes bien differentes de celles qu’on y suit aujourd’hui. Aujourd’hui tout l’honneur d’une campagne est pour le parti qui peut se vanter avec justice, quand elle est finie, d’avoir fait réussir ses projets, et d’avoir fait avorter ceux de l’ennemi. Ce parti-là est réputé avoir eu la supériorité sur ses ennemis, quand bien même il n’auroit remporté d’autre avantage sur eux, que celui de les avoir empêchés par ses campemens d’assieger la place qu’ils vouloient prendre. Quelles qu’ayent été les manœuvres de guerre qu’il a faites pour arriver à son but, dès qu’il l’atteint, elles tournent à sa gloire. Un general est quelquefois autant loué pour avoir sçû éviter en certaines circonstances de donner bataille, qu’il le seroit pour en avoir gagné une. L’axiome qu’un grand capitaine se bat quand il lui plaît, et non quand il plaît à l’ennemi, est devenu la maxime de tous les camps ; et Fabius le Cunctateur trouveroit autant de justice dans notre siecle, qu’il en trouva peu la premiere année de son commandement. Mais les barbares établis dans les Gaules n’étoient point encore assez éclairés dans le sixiéme siecle de l’ère chrétienne, pour assigner aux qualités morales leur véritable rang, et pour faire plus de cas du capitaine courageux et prudent, que du guerrier fougeux et témeraire. Refuser alors d’accepter une bataille que l’ennemi présentoit, c’étoit la perdre ; et qui faisoit un mouvement en arriere, étoit réputé vaincu. Voilà pourquoi tant de guerres qui semblent d’abord avoir dû être très-longues à cause des interêts, des forces et des ressources de ceux qui les avoient à soutenir, ont été néanmoins terminées en une campagne.

Sigismond qui ne pouvoit que gagner en temporisant, puisqu’il s’agissoit de défendre son propre pays, et qu’il avoit affaire à une ligue, se crut néanmoins obligé, dès que les Francs furent entrés dans ses Etats, à tenir la campagne, et même à donner une bataille. Il la perdit, et désesperant de pouvoir faire tête aux vainqueurs, il prit le parti de se réfugier dans le monastére de saint Maurice, où, suivant ce qu’on peut conjecturer, il vouloit renoncer au monde. Pour exécuter cette résolution, il commença par se couper les cheveux, et s’habiller en religieux, et puis il se retira seul dans un hameau, où il se tint caché, en attendant qu’il pût trouver une occasion favorable de gagner son monastere de saint Maurice en Valais. Malheureusement pour lui, ses propres sujets le trahirent, et ils enseignerent aux Francs le lieu où il se tenoit caché. Il y fut fait prisonnier de guerre, et on convint de le donner en garde à Clodomire, qui avoit déja en sa puissance la femme et les enfans de Sigismond. Clodomire envoya toute cette famille infortunée dans un lieu de la cité d’Orleans, où il la fit garder étroitement. Dès que le roi des Bourguignons eut été pris, la plus grande partie du pays qu’ils tenoient, se soumit aux Francs. Nous ignorons le lieu où se donna la bataille que perdit Sigismond.

Suivant la chronique de l’évêque d’Avanches, cet évenement arriva en l’année cinq cens vingt-trois. On y lit : » Sous le Consulat de Maxime, Sigismond fut livré aux Francs par les Bourguignons. Les Francs l’emmenerent dans leur pays habillé en Religieux, comme il l’étoit quand ils le prirent, & dans la suite ils jetterent au fond d’un puits ce Prince infortuné, aussi bien que la femme & ses enfans. » J’ajoute ici dans la suite au texte de Marius, parce qu’il est constant par un passage de Gregoire de Tours qui va être rapporté, que Sigismond ne fut jetté dans un puits qu’après que les Bourguignons se furent révoltés, et qu’ils eurent proclamé roi son frere Godemar ; ce qui n’arriva qu’en cinq cens vingt-quatre, comme la chronique même de l’auteur que j’ai interpolé, en fait foi.

Aussi-tôt que les Francs se furent retirés, après avoir pourvû suffisamment, du moins à ce qu’ils croyoient, à la conservation de leur nouvelle conquête, les Bourguignons songérent à reprendre les armes. Ils proclamerent roi Godemar, frere de Sigismond, et pour obtenir des Ostrogots du moins des secours cachés, ils leur cederent quatre cités frontieres de cette province que Theodoric se sçavoit si bon gré d’avoir acquise dans les Gaules. Les cités cedées furent celles de Carpentras, de Cavaillon, de Saint-Paul-Trois-Châteaux et d’Apt. En voici la preuve.

Dans le concile tenu à Epaone en l’année cinq cens dix-sept, sous le bon plaisir du roi Sigismond, Florentius évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, Julien évêque de Carpentras, Philagrius évêque de Cavaillon, trois cités de la province viennoise, et Prétextatus évêque d’Apt dans la seconde des narbonoises, souscrivirent les actes de l’assemblée ; ce qui montre que ces quatre diocèses étoient encore cette année-là sous la domination des Bourguignons. Cependant, comme le remarque le pere Le Cointe, ces quatre diocèses se trouvoient sous la domination des Ostrogots, sept ans après, c’est-à-dire, en cinq cens vingt-quatre, puisque leurs évêques souscrivirent les actes du quatriéme concile d’Arles tenu cette année-là sous le bon plaisir du roi Theodoric. On lit parmi les souscriptions de ce quatriéme concile d’Arles, celle de Philagrius évêque de Cavaillon, celle de Prétextatus évêque d’Apt, celle de Julianus évêque de Carpentras, et enfin celle de Florentius évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Ainsi ces quatre cités étant passées certainement de dessous la domination des Bourguignons sous celle des Ostrogots dans le tems écoulé depuis le concile d’Epaone jusqu’au quatriéme concile d’Arles, c’est-à-dire, depuis l’année cinq cens dix-sept, jusques à l’année cinq cens vingt-quatre, je puis supposer que ce fut à la fin de l’année cinq cens vingt-trois, que Godemar les remit au roi des Ostrogots, pour l’engager à lui donner contre les Francs, au moins des secours secrets.

Je crois même que c’est de l’acquisition dont il s’agit, qu’il est parlé dans une lettre écrite au Sénat de Rome par Athalaric roi des Ostrogots après Theodoric, au sujet de la dignité de patrice qu’il avoit conferée à un officier de la nation des Ostrogots nommé Tulum, le même qui fut un de ceux qui défendirent si bien Arles, lorsque Clovis en fit le siége vers l’année cinq cens huit. Aussi avons-nous déja rapporté une partie de cette lettre. Pour en venir à l’autre partie, à celle dont il est question à present ; Cassiodore après qu’il a fait dire par Athalaric, au nom de qui elle est écrite, que Tulum avoit beaucoup contribué par sa bravoure à la conservation de la province des Gaules tenue par les Ostrogots, fait ajouter à ce prince, » S’il faut avoir d’autres talens que l’intelligence de l’Art des combats pour être réputé digne de gouverner les hommes : voyons ausi ce que Tulum a fait dans la suite. Il est envoyé une seconde fois dans les Gaules pour veiller à leur conservation, dans un tems où les Francs & les Bourguignons étoient en guerre les uns contre les autres. On craignoit alors avec raison, que celui des deux Peuples dont le courage seroit enflé par la victoire, ne se jettât sur un Pays que nos armes avoient eu tant de peine à recouvrer. Tulum fit mieux que de conserver la partie des Gaules confiée à ses soins, non-seulement il la garentit de tout dommage, mais il sçut encore le conduire avec tant de prudence, que sans s’exposer aux périls de la guerre, il acquit à la République Romaine une nouvelle Province ; il lui fit remporter une victoire qui ne lui coûta point le sang d’aucun de ses enfans, il lui fit cueillir des palmes sans l’exposer. Enfin il la fit triompher sans lui avoir fait courir les hazards des combats. »

Si l’on ne connoissoit pas le langage de Cassiodore, on croiroit que Tulum se seroit fait céder par les Bourguignons quelque chose de bien plus grande importance, que les quatre cités dont nous avons parlé. En effet, Cassiodore dit que Tulum acquit une province à la République Romaine. Mais on connoît le style plus qu’oratoire de cet auteur ; et comme dans sa lettre il ose bien appeller les Gaules absolument, la petite portion des Gaules que tenoient alors les Ostrogots, il a bien pû qualifier du nom magnifique de province les quatre cités que les Bourguignons avoient remises à Tulum.

On ne sçauroit douter que Theodoric, en consequence de la cession dont nous venons de parler, n’eût promis aux Bourguignons tous les secours qu’il pouvoit leur donner sans se déclarer. On ne sçauroit même douter, qu’il ne les ait donnés, puisqu’il étoit de son interêt de s’opposer à l’agrandissement des Francs, et qu’il n’avoit rien à reprocher sur le meurtre de Sigéric fils de Sigismond et son petit-fils, à Godemar qu’il s’agissoit de favoriser. Ce fut, comme on l’a déja dit, ce prince frere de Sigismond, que les Bourguignons proclamerent roi, quand ils reprirent les armes contre les Francs en l’année cinq cens vingt quatre. Voici le récit que Gregoire De Tours fait de la rébellion des Bourguignons et de ses suites.

» Dès que Clodomire, Childebert & Clotaire s’en furent retournés au lieu de leur séjour ordinaire, Godemar rassembla les Bourguignons ; & s’étant mis à leur têre, il se fit reconnoître pour Souverain dans tous les Pays dont ces trois Princes s’étoient rendus maîtres. Clodomire avant que de marcher contre les rebelles, résolut de se défaire de Sigismond frere de Godemar, & dont apparemment il appréhendoit les menées. Saint Avitus l’Abbé de Mici, l’un des grands Personnages que l’Eglise eût alors, tâcha de détourner Clodomire d’exécuter son dessein. Si la crainte de Dieu, dit-il à son Prince, vous fait renoncer à ce projet sanguinaire, & si vous épargnez par respect pour lui ceux dont la vie est entre vos mains, il sera toujours avec vous durant votre expédition, & il vous donnera la victoire. D’un autre côté, si vous vous obstinez à répandre le sang de ces infortunés, vous tomberez dans les pieges de votre ennemi, & comme eux, vous mourrez de mort violente. Dieu permettra même que le traitement que vous aurez fait à Sigismond, à sa femme & à ses enfans, soit un jour rendu à vous, à votre femme & à vos enfans. Clodomire aussi peu touché des remontrances que des prédictions de Saint Avitus, lui répondit : Voudriez-vous que je laissasse une partie de mes ennemis dans le sein de mes Etats, quand il faut que j’en sorte pour aller combattre l’autre partie ? Ne seroit-ce pas m’exposer à être attaqué où je serai & où je ne serai plus ? Le moyen sûr de triompher de mes ennemis, c’est de mettre les uns hors d’état de nuire, avant que de marcher contre les autres. Quand je serai débarassé de ceux qui sont ici, j’en viendrai plus aisément à bout de ceux qui sont en Bourgogne. Clodomire donna donc ordre de tuer Sigismond, la femme de Sigismond & Gisclade & Gondebaud leurs enfans, & de jetter leurs corps dans un puits, qui est auprès de Coulmiers ou de Couloumelle[1] » lieu de la Cité d’Orleans. Dès que ces Princes infortunés eurent été traités comme l’avoient été le pere, la mere, & les freres de Clotilde, son fils Clodomire partit pour aller combattre les Bourguignons. » Ce Prince avoit prié son frere Thierri de venir à son secours, et Thierri qui ne se soucioit pas de venger la mort de Sigismond son beau-pere, avoit promis de joindre l’armée ; ce qu’il paroît néanmoins qu’il ne fit pas. Quoiqu’il en soit, dès qu’elle fut assemblée, elle marcha droit aux Bourguignons[2], et la bataille se donna près de Véséronce, lieu de la cité de Vienne, et non éloigné de la ville de Belley.

Godemar fut battu, mais Clodomire s’avança si loin en poursuivant les fuyards avec trop d’ardeur, qu’il ne se trouva plus personne des siens auprès de lui. Les Bourguignons, qui le reconnurent pour un des ennemis, se mirent aussi-tôt la marque à laquelle les Francs devoient s’entrereconnoître dans la mêlée ? Quelle étoit cette marque, et quel signe tenoit lieu pour lors, ou de l’écharpe blanche que les François ont portée long-tems pour s’entrereconnoître dans les actions de guerre, ou du blanc qu’ils portent aujourd’hui pour cela sur le chapeau, il seroit très-curieux de le sçavoir, mais où l’apprendre ? Reprenons le fil de la narration. » Les Bourguignons déguisés en Francs crierent à Clodomire : Ralliez-vous à nous, nous sommes de vos gens. Ce Prince qui le crut, les joignit, & il fut enveloppé. Aussi-tôt les Bourguignons lui couperent la tête, qu’ils mirent au bout d’une lance. Les Francs qui la reconnurent, au lieu de perdre courage, continuerent à pousser les ennemis, qu’ils dissiperent ; & tout le Pays se soumit aux Vainqueurs. Mais bientôc Godemar qui s’étoit sauvé de la déroute, mit sur pied une nouvelle armée, avec laquelle il recouvra le Royaume de ses peres. Quant à la famille de Clodomire, Gontuca sa veuve épousa le Roi Clotaire, & les trois fils orphelins qu’il avoit laissés, dont l’aîné s’appelloit Theobald, le puîné Gonthier, & le troisiéme Clodoaldus ou Cloud, trouverent un pere dans la Reine Clotilde leur ayeule. Elle les prit auprès d’elle, dès qu’ils eurent achevé de rendre les derniers devoirs au Roi leur pere. Godemar se remit en posseslion de son Roïaume. »

Agathias qui a écrit son histoire dans le siecle même que la bataille de Véséronce se donna, rapporte des particularités de la mort de Clodomire, qui méritent de trouver place ici. Notre auteur ayant dit, qu’après la mort de Clovis, ses fils partagerent entr’eux son royaume, il ajoute : » A quelque tems de-là Clodomire fut tué d’un coup de javelot dans la poitrine, qu’il reçut en combattant contre les Bourguignons, une des Nations Barbares, qui avoient envahi le territoire de l’Empire, & qui est aussi connuë par son inclination au travail, qualité rare parmi ces Peuples, que par ses faits d’armes. Les ennemis reconnurent d’abord aux cheveux de Clodomire qui lui flottoient sur les épaules, que c’étoit un Chef des Francs qui venoit d’être tué. Les Princes de la Maison Royale de cette Nation-là ne se font point couper les Cheveux au sortir de l’enfance, ainsi que les Romains le pratiquent. Au contraire ces Princes portent toute leur vie une chevelure longue, qu’ils partagent sur le haut du front, & qu’ils laissent tomber ensuite sur les épaules, ce qui leur donne bonne grace, d’autant plus que leurs cheveux ne sont point crasseux ni mal peignés comme le sont ceux des Turcomans & de quelques autres Barbares, ni tressés en forme de petites nattes, comme le sont ceux des Gots. Au contraire les Princes Francs ont grand soin de leur tête, & même ils frisent leurs cheveux par boucles. Au reste cette longue chevelure est parmi les Francs la marque à laquelle on reconnoît les Princes de la Maison Royale, & l’on ne permet point à ceux qui n’en pas issus, d’en porter une semblable. L’usage est, que les Sujets portent tous les cheveux coupés en rond, & il ne leur est pas permis de les laisser croître plus longs. Les Bourguignons après avoir mis la tête de Clodomire au haut d’une lance, la firent voir à ses Troupes, qui furent tellement consternées par la mort de leur Chef, qu’elles ne voulurent plus s’exposer. Enfin leur découragement fut si grand, qu’il donna moyen aux Bourguignons de sortir d’embarras, en terminant la guerre par une paix avantageuse, & dont les conditions furent à-peu-près les mêmes que celles qu’ils jugerent à propos de proposer. Dès qu’elle eut été conclue, les Francs évacuerent le Pays tenu par les Bourguignons. »

Suivant la Chronique de l’évêque d’Avanches la bataille de Véséronce où Clodomire fut tué, se donna la même année que Godemar avoit été proclamé roi, c’est-à-dire, en cinq cens vingt-quatre.

Il est facile de concilier l’opposition qui paroît d’abord entre le récit de Gregoire de Tours et celui d’Agathias ; quand le premier dit, que la mort de Clodomire n’empêcha point les Francs de gagner la bataille de Véséronce, et quand le second écrit que cette mort les découragea tellement, qu’ils ne voulurent plus s’exposer. Grégoire de Tours a entendu parler seulement de l’action de guerre, qui étoit engagée déja lorsque Clodomire fut tué ; et l’auteur grec entend parler en général des évenemens qui arriverent après la bataille de Véséronce. La mort de Clodomire aura fait dans son armée le même effet que fit la mort de Gaston De Foix dans la sienne. La mort de Gaston n’empêcha point son armée d’achever de gagner la bataille[3], et de prendre la ville de Ravenne ; mais elle y éteignit si bien l’audace et l’esperance, que cette armée devint bientôt semblable à une armée vaincue. La mort de son général la découragea de maniere, qu’elle ne songea plus qu’à repasser les monts.

Ce que disent nos deux historiens, le latin sur le rétablissement de Godemar, et le grec sur la paix faite entre les Francs et les Bourguignons, n’a pas besoin d’aucune conciliation pour s’accorder. Godemar profitant du découragement où les Francs étoient tombés après la mort de Clodomire, aura recouvré ses Etats, et les Francs, qui n’esperoient plus de l’en dépouiller, auront fait la paix avec lui. Il y a véritablement dans Agathias une chose que je n’entreprendrai point d’accorder avec le récit de Gregoire de Tours. La voici : l’historien grec après avoir parlé de la mort de Clodomire et des suites qu’elle eut, ajoute que ce prince ne laissa point d’enfans, et qu’après sa mort Childebert et Clotaire ses freres partagerent ses Etats entr’eux. Il est certain par le témoignage de tous nos historiens, que Clodomire laissa, comme nous l’avons déja vû, trois fils, et que ce ne fut qu’après s’être défait de ces enfans, que les freres de Clodomire partagerent entr’eux son royaume. Ce qui peut avoir trompé Agathias, c’est qu’il y eut peu de tems entre la mort de Clodomire et celle de ses enfans, et qu’aussi-tôt après leur mort, Childebert et Clotaire s’approprierent les Etats de Clodomire, et les partagerent entr’eux. En effet, il est probable qu’il y eut à peine un an entre la mort de Clodomire et l’occupation de ses Etats par ses freres. Or deux évenemens arrivés si près l’un de l’autre, paroissent se toucher, à des étrangers, qui cinquante ans après ont à en parler en general, et comme on le dit, par occasion.

  1. Vid. Præf, Tom. 2. Rer. Franc, Valesii.
  2. Vales. Not. Gall. p. 625.
  3. Donnée en 1512.