Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 6

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LIVRE 6 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Des Bourguignons.


On a déja vû quelle étoit la nation des Bourguignons, dans quelle contrée des Gaules elle s’étoit établie, et comment elle passa sous la domination de nos rois. Quoique Procope ne dise point dans l’endroit de son histoire où il raconte cet évenement, qu’un des articles de la capitulation des Bourguignons avec les rois Francs avoit été, que les Bourguignons ne seroient point incorporés dans aucun autre peuple, mais qu’ils demeureroient toujours en forme de nation distincte des autres, et qui continueroit à vivre suivant sa loi particuliere ; on doit supposer néanmoins que cette capitulation contînt quelque stipulation pareille. En effet, les Bourguignons subsisterent en forme de nation séparée, jusques sous les rois de la seconde race. On a même encore les représentations qu’Agobart archevêque de Lyon dans le neuviéme siécle, fit à l’empereur Louis Le Debonnaire contre les abus autorisés par la Loi Gombette. Nous avons déja dit plus d’une fois, qu’on nommoit ainsi la loi nationale des Bourguignons, à cause qu’elle avoit été rédigée par les soins de leur roi Gondebaud. Mais ce qui se passa du tems d’Agobard appartient à la suite de cet ouvrage.

On voit par la loi des Ripuaires, que les Francs se réputoient valoir mieux que les Bourguignons. Tandis que cette loi condamne le Ripuaire qui auroit tué un Franc à une peine pécuniaire de deux cens sols d’or, elle ne condamne qu’à cent soixante sols d’or, le Ripuaire qui auroit tué un Bourguignon. Ils avoient part cependant comme les Francs aux principaux emplois de la monarchie, et ils servoient dans les armées. Frédegaire dit que Willibadus un des généraux de l’armée que Dagobert envoya contre les Gascons en l’année six cens trente-cinq, étoit Bourguignon de nation et patrice ; on a vû un corps de Bourguignons envoyé par les rois des Francs au secours des Ostrogots attaqués par Justinien.

On ne sçauroit parler des Bourguignons sans observer que l’usage des duels judiciaires, ou des combats singuliers ordonnés juridiquement, comme un moyen propre à faire connoître par le sort des armes, la vérité des faits qu’un accusé dénioit ; usage pratiqué si long-tems dans la monarchie, y avoit été introduit par cette nation composée originairement de forgerons et de charpentiers. C’est son roi Gondebaud, qui le premier a mis par écrit une loi qui établit cette maxime si long-tems funeste à l’innocence : que le meilleur champion est le plus honnête homme et le plus digne d’être crû. Nous rapporterons donc ici tout au long cette odieuse loi.

» Ayant suffisamment reconnu que plusieurs personnes de notre Peuple, se laissent emporter par leur obstination, ou séduire par l’avarice, jusqu’à offrir d’attester par serment ce qu’ils ignorent, & même jusqu’à faire des sermens contre leur conscience ; nous ordonnons pour empêcher le cours de tant d’abus, que lorsque des Bourguignons seront en procès, & que le Défendeur aura juré qu’il ne doit pas ce qu’on lui demande, ou qu’il n’a pas commis le délit pour lequel il est poursuivi ; s’il arrive que le Demandeur ne voulant point être content d’un pareil serment, réplique, qu’il est prêt de prouver les armes à la main la vérité de ce qu’il avance, & que le Défendeur réponde la même chose, alors il leur sera permis de se battre l’un contre l’autre. Nous ordonnons la même chose concernant les témoins qui seront administrés par l’une & par l’autre partie, étant juste que ceux qui se donnent pour sçavoir la vérité, soient disposés à la soutenir avec la pointe de leur épée, & qu’ils ne craignent point de la défendre dans le Jugement de Dieu. Si le témoin qui déposoit pour le Demandeur vient à être tué, alors tous les témoins qui avoient déposé la même chose que lui, seront condamnés chacun à une peine pécuniaire de trois cens sols d’or payables sans aucun délai. Au cas que le Défendeur soit vaincu, il sera pris sur ses biens, à titre d’indemnité par le Demandeur, une somme neuf fois aussi forte que la somme à laquelle ledit Défendeur auroit été condamné s’il fût tombé d’accord de la vérité. C’est ce que nous voulons être ponctuellement exécuté, afin que nos Sujets ayent une sorte d’aversion pour le parjure. Donné à Lyon, le vingt-septiéme Juin, sous le Consulat d’Abienus, c’est-à-dire, l’an de grace cinq cens un. »

Le second article du titre quatre-vingt-deuxieme de la loi Gombette statue aussi concernant ces duels judiciaires. « Si dans le cours d’un procès, un des témoins accusé d’avoir déposé faux, combat en Champ-clos pour soutenir la vérité de la déposition, & s’il succombe dans le Jugement de Dieu, tous les témoins qui auront déposé la même chose que lui, seront réputés convaincus de faux témoignages, & condamnés à la peine de payer chacun trois cens sols d’or. »

On conçoit bien que ces loix iniques ont révolté dans tous les tems les personnes qui avoient des idées saines du cœur des hommes, comme de la justice et de l’équité. Avitus évêque de Vienne, et l’un des principaux sujets de Gondebaud en eut horreur, dès qu’elles furent publiées. Quoiqu’elles ne regardassent que les Bourguignons qui n’étoient pas de la même nation, ni de la même communion que ce prélat, il se crut neanmoins obligé à representer plusieurs fois au souverain tout ce que les anciens Grecs et les anciens Romains auroient pû lui representer à ce sujet, et d’y joindre tout ce que sa qualité de ministre de paix le mettoit en droit de dire contre cette jurisprudence sanguinaire. C’est ce que nous apprend Agobard dans le mémoire qu’il présenta à Louis Le Débonnaire, pour lui demander l’abrogation de la Loi Gombette.

» Un jour même, dit cet Ecrivain, que Gondebaud répondit à Ecdicius Avitus, qu’il en étoit des combats entre des particuliers, comme des batailles qui se livroient entre les Peuples, dans lesquelles le Dieu des Armées faisoit triompher le Parti qui avoit la justice de son côté ; le saint Evêque lui répliqua, que si ceux qui donnoient des batailles, avoient véritablement la crainte du Seigneur devant les yeux, ils redouteroient plus les menaces qu’il a faites si souvent contre les hommes de sang, qu’ils n’appréhenderoient de se voir frustrés des biens passagers, qu’ils prétendent acquerir ou conserver par tant de meurtres. N’arrive-t-il pas d’ailleurs tous les jours dans vos Duels, ajoutoit Avicus, que celui qui refuse de payer ce qu’il doit, ou celui qui demande ce qui ne lui est pas dû, y remporte l’avantage, soit parce qu’il est plus adroit, ou parce qu’il a plus de courage, qu’un adversaire, qui au fond a une meilleure cause que lui. »

Mais quelque pernicieuse que soit la morale de la Loi Gombette, elle a fait plus de sectateurs que les meilleures loix. On sçait jusqu’où la fureur des duels en champ-clos a été portée, principalement sous les princes de la troisiéme race.

Celui de nos rois qui a le premier ordonné un combat singulier, comme une procédure juridique, a été un petit-fils de Clovis, le roi Gontran. Il avoit dans son partage, la plus grande portion de la partie des Gaules, où les Bourguignons étoient établis, et pour cela même, plusieurs de nos historiens le qualifient de roi de Bourgogne. Voici à quel sujet Gontran rendit une ordonnance si opposée à l’esprit de la religion qu’il professoit.

Le prince dont je parle, ayant trouvé en chassant dans une de ses forêts la dépouille d’un taureau sauvage encore toute fraîche, il voulut sçavoir qui avoit eu la hardiesse d’y tuer cet animal. Nos rois étoient alors aussi jaloux de la conservation de cette espece de taureau dont ils aimoient la chasse passionément, que les princes d’Allemagne le sont aujourd’hui de celle des cerfs de leurs terres. L’officier chargé de la garde du bois où notre taureau sauvage avoit été tué, dit à Gontran, que c’étoit Chundo, Chambellan de ce prince, qui avoit fait le coup. Chundo arrêté sur le champ, nia le fait, et le roi après avoir confronté lui-même l’accusateur avec l’accusé, prit la fatale résolution d’ordonner que l’un et l’autre, ils se battroient en champ-clos. Mais d’autant que Chundo n’étoit point en état de combattre, il fournit un champion qui fut son neveu. On croiroit que l’issue du duel n’auroit rien décidé, parce que les deux parties se porterent des coups fourrés, dont elles expirerent sur la place. Cependant Gontran condamna Chundo à être lapidé, comme convaincu du délit dont il étoit accusé. Chundo fut attaché à un pieux, et assommé à coups de pierres. Voilà de quelle nation les François avoient emprunté les duels judiciaires, ordonnées tant de fois par les tribunaux les plus respectables. Voilà l’occasion importante où nos rois mirent en crédit ce moyen infernal de terminer les procès.

Il se peut bien faire que Gontran n’ait soumis Chundo à l’épreuve du duel, que parce que ce sujet étoit de la nation des Bourguignons, et que pour cela, l’usage détestable dont il s’agit, n’ait point été dès-lors adopté par la nation des Francs. Je crois même qu’il ne fut jamais établi parmi les Francs, sous les rois Mérovingiens, ni même sous les premiers rois de la seconde race. L’introduction des duels judiciaires, parmi les Francs et parmi les autres nations sujettes de la monarchie, autres que les Bourguignons, est peut-être un des désordres sans nombre, dont furent cause les révoltes des Grands, et leurs cantonnemens sous les derniers rois Carliens. En effet, on voit par les représentations d’Agobard à Louis Le Débonnaire contre la Loi Gombette, que sous cet empereur, les duels judiciaires n’étoient point encore en usage parmi la nation des Francs. Agobard suppose dans ces représentations que les duels cesseroient parmi les Bourguignons, dès que le prince les auroit obligés à vivre selon la Loi Salique, ou selon la Loi Ripuaire.

Voici ce qu’on lit dans le mémoire d’Agobard.

» S’il plaisoit à notre sage Empereur d’ordonner qu’à l’avenir les Bourguignons vécussent selon la Loi du Peuple Franc, ils en deviendroient plus considerés, & notre pays ne seroit plus tourmenté par le fleau qui l’afflige. La Loi Gombette est cause tous les jours, que non-seulement les hommes qui sont capables de porter les armes, mais encore que des personnes infirmes, soit par le grand âge, soit autrement, sont appellées en Duel, & obligées à se battre souvent pour des sujets frivoles. Le succès de ces combats meurtriers ; qui trahissent frequemment la bonne cause, parce que le coupable en sort vainqueur, scandalise chaque jour les Fideles. Enfin, la Religion souffre de l’opinion où les Duels judiciaires entretiennent le Peuple : Que Dieu favorise celui qui ôte la vie à son frere, & qui rend encore ce frere malheureux pour une érernité. »

Ces combats rendoient la Loi Gombette encore plus à charge à la societé, que ne l’étoient les autres loix ; parce que dans les procès faits suivant cette loi, on ne vouloit point recevoir les témoignages des citoyens des autres nations, d’autant qu’ils n’auroient point été obligés à soutenir la vérité de leurs dépositions l’épée à la main. Comme le dit Agobard, le témoignage de ceux qui connoissoient le mieux les parties, n’étoit pas reçû, parce qu’ils ne vivoient point suivant la loi des Bourguignons. Aussi est-ce une des raisons qu’il allegue, pour obliger Louis Le Débonnaire à l’abroger.

Ce que nous avons dit sur cette loi, en parlant de sa publication, nous dispense d’en traiter ici davantage.