Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 7

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LIVRE 6 CHAPITRE 7

CHAPITRE VII.

Des Allemands, des Visigots, des Bavarois, des Teisales, des Saxons, & des Bretons Insulaires établis dans les Gaules.


Nous avons déja vû qu’après la bataille de Tolbiac, une partie des Allemands s’étant soumise à Clovis, ce prince voulut bien la laisser en possession des pays qu’elle occupoit depuis plusieurs années, entre la rive gauche du Rhin et le lac Léman. Nous avons vû aussi qu’une autre partie des Allemands s’étant réfugiée dans les contrées de l’obéïssance de Theodoric, ce roi des Ostrogots en avoit transplanté une portion dans celles des gorges des Alpes qui sont ouvertes du côté de l’Italie, et qu’il avoit établi l’autre portion dans les pays qu’il tenoit entre le Danube, les Alpes et la Montagne Noire. Il est très-apparent que la partie des Allemands, qui se soumit à Clovis après la bataille de Tolbiac, embrassa la religion chrétienne dès ce tems-là. Les rois Francs ont toujours compté pour un de leurs premiers devoirs, la conversion de leurs sujets payens ; et il est dit dans le préambule de la loi des Allemands, de la rédaction de Dagobert, que Thierri fils de Clovis, qui avoit fait une rédaction précédente de cette loi, y avoit statué suivant les principes de la morale chrétienne, sur plusieurs points qui s’y trouvoient auparavant décidés suivant les principes de la morale payenne.

Quant aux Allemands qui s’étoient donnés à Théodoric après la bataille de Tolbiac, et dont une portion fut transplantée en Italie, et l’autre dans la Norique, ils devinrent sujets des rois Francs sous les enfans de Clovis. La premiere de ces deux dernieres colonies, doit avoir été soumise, ou plutôt dissipée sous le regne de Theodebert et sous celui de Theodebalde, tems où les Francs porterent la guerre en Italie. Si l’on peut douter de la destinée de notre premiere colonie, on sçait du moins positivement le sort de la seconde, de celle qui avoit été transplantée dans la région de la Germanie, qui est entre la Montagne Noire, les Alpes et le Danube. On a déja vû qu’elle passa sous la domination des rois Francs, lorsque les Ostrogots firent à ces princes la cession dont nous avons donné l’histoire à la fin de notre cinquiéme livre. Agathias[1] qui nous a fourni ce que nous y avons dit de plus curieux, concernant l’histoire de ces Allemands, nous apprend aussi qu’alors ils étoient encore payens, et qu’ils rendoient un culte religieux aux fleuves comme aux autres estres, dont l’idolatrie avoit fait des dieux. Suivant les apparences, ils se seront faits chrétiens dès qu’ils eurent reconnu pour souverains les rois des Francs. Ceux des Allemands dont il s’agit, auront vêcu après cela, selon la loi que Thierri avoit déja fait rédiger, pour servir de code national aux premiers Allemands qui avoient passé sous la domination des rois Francs, aux Allemands qui s’étoient soumis à Clovis immédiatement après la bataille de Tolbiac.

Nous n’avons plus ce code national des Allemands de la rédaction faite sous le regne de Thierri, mais nous avons encore la rédaction que le roi Dagobert en fit faire[2], vers l’année six cens trente.

Dans cette loi rédigée après la soumission des Allemands de la Germanie, il y est traité des hommes de condition libre, qui pour user d’une expression de notre ancien langage, donnoient corps et biens à l’église, de la peine de ceux qui outrageroient leur curé, et de plusieurs autres cas pareils, sur lesquels la loi est génerale et sans aucune exception, ce qui suppose que tout le peuple, pour qui elle avoit été compilée, fît profession de la religion chrétienne.

Quoique le gros des Allemands fût établi dans le pays affecté à l’habitation de ce peuple, il ne laissoit pas d’y en avoir néanmoins qui s’habituoient ailleurs. C’est ce qui devoit arriver suivant le cours ordinaire des choses, et c’est aussi ce qui arrivoit souvent. En effet, nous voyons par la Loi Ripuaire, qu’il y avoit dans le pays tenu par les Ripuaires, des Francs Saliens, des Bourguignons des Allemands, et des citoyens des autres nations ; il est dit dans le titre trente-uniéme de cette loi, lequel nous avons déja cité. » Les Francs, les Bourguignons, les Allemands, & les Sujets d’autres Nations, qui demcureront dans le pays des Ripuaires, seront cités suivant la Loi de la Nation dont ils se trouveront être Citoyens, & jugés conformément à cette Loi. » Il y est dit encore, que les Ripuaires qui auroient tué un Allemand habitué dans leur pays, seroient condamnés à une peine pécuniaire de cent soixante sols d’or. Ainsi comme on l’a observé déja, le Bourguignon pouvoit sans cesser d’être Bourguignon, s’habituer dans le pays où étoit le domicile ou les quartiers des Ripuaires, ou des Allemands ; et il en étoit ainsi des autres nations. Le fils d’un Franc établi dans le pays des Bourguignons, c’est-à-dire, dans le pays où étoient les quartiers de cette nation, et par conséquent les fonds de terre affectés à la subsistance de ceux qui la composoient, demeuroit nonobstant son nouveau domicile de la nation des Francs, et il en étoit réputé citoyen, de même que s’il fût né dans la cité de Tournai. Comme nous l’avons observé déja, il en étoit alors des Francs et des autres Barbares, comme il en étoit des citoyens Romains, qui étoient tous de la nation Romaine, soit qu’ils fussent nés en Egypte, soit qu’ils fussent nés dans la Germanie. Enfin il en étoit des Barbares dont je parle, comme il en est aujourd’hui des Turcs. Que de deux Turcs freres, l’un s’établisse dans la Bosnie, et l’autre dans la Palestine, leurs enfans seront également de la nation des Turcs. Je vais le répeter encore : dans le sixiéme siecle et dans les siecles suivans, ce n’étoit pas le lieu de la naissance qui décidoit comme il le décide communément aujourd’hui dans la chrétienté, de quelle nation étoit un homme. C’étoit le sang dont il sortoit, c’étoit sa filiation qui décidoit de quelle nation il devoit être.

Nous ne parlerons point des Visigots, parce qu’il ne paroît point clairement qu’aucun essain de ce peuple se soit soumis à nos rois de la premiere race, et qu’il ait, ainsi que les Allemands et les Bourguignons, pris le parti de continuer à vivre dans les quartiers qu’il avoit sur le territoire des Gaules, lorsque les contrées où étoient ces quartiers, passerent sous la domination des rois Mérovingiens. Toutes les fois que les Francs auront conquis dans ces tems-là un pays sur les Visigots, les Visigots qui habitoient dans ce pays, se seront retirés de proche en proche, dans les provinces qui demeuroient sous l’obéissance du roi de leur nation, comme Procope observe qu’ils le firent quand la posterité de Clovis conquit sur eux pour la seconde fois, la partie des Gaules, qu’ils avoient reprise sur les Francs immédiatement après la mort de Clovis, Procope dit en parlant de cet évenement : » Les Visigots, échappés à la fureur des armes, abandonnerent plusieurs pays de la Gaule où ils étoient établis, emmenant en Espagne avec eux leurs familles, & ils s’y retirerent dans les Etats de Theudis, qui s’y étoit déja fait proclamer Roi. » Les princes Visigots, maîtres de l’Espagne Ultérieure et Citérieure, avoient intêrêt d’acueillir ceux de leur nation qui se réfugioient dans leurs Etats. Tous les rois Barbares dont nous parlons, devoient être plus soigneux encore d’acquerir pour sujets des hommes de leur propre nation, que de réunir des arpens de terre à leur domaine. On voit bien pourquoi. Si l’on trouve que dans quelques districts de la premiere Narbonoise, on suivît durant le neuviéme siécle et sous les rois Carliens, la loi nationale des Visigots, en voici la raison. Lorsque les princes de notre seconde race conquirent cette province sur les Sarrasins dans le huitiéme siécle, le royaume des Visigots avoit été déja détruit par ces Mahométans. Ainsi les Visigots, qui sous le regne de nos rois de la premiere race, avoient conservé la premiere Narbonoise, ne pouvoient plus se retirer dans les Etats d’un roi de leur nation, comme leurs ancêtres l’avoient fait autrefois. Ils seront donc restés dans cette province, et nos rois de la seconde race, n’auront pas voulu ôter à de nouveaux sujets la loi de leurs ancêtres.

Je reviens aux anciens Visigots. Je ne crois pas donc que ce soit des Visigots, mais bien des Romains qui habitoient dans la portion du pays des Visigots, laquelle Clovis conquit sur ces derniers, qu’il faut entendre ce qui se trouve dans la Loi Gombette. » Si quelque homme libre qui aura été fait captif par les Francs dans le pays tenu par les Visigors, se réfugie dans le pays tenu par les Bourguignons, & qu’il veuille s’y établir, il y pourra vivre sous la protection des Loix.

Aussi observe-t’on que la loi nationale des visigots, n’est point contenue dans la loi Mondaine, ou dans le recueil des loix nationales, suivant lesquelles tous les sujets de la monarchie étoient gouvernés sous nos rois des deux premieres races. Un des plus anciens exemplaires de la loi Mondaine ou du recueil de toutes ces loix, est un manuscrit de la bibliotheque de l’église cathédrale de Beauvais, copié dès le neuviéme siécle, et qui est en quelque maniere le premier tome d’un autre volume, transcrit dans le même tems, et qui contient les capitulaires. Monsieur Baluze auroit pû dire du premier de ces deux volumes, ce qu’il dit du second, que le chapitre de Beauvais voulut bien à la sollicitation de Monsieur Hermant, l’un de ses plus illustres chanoines, prêter à ce sçavant éditeur dans le tems qu’il travailloit à donner les capitulaires de nos rois. « Que c’est un manuscrit excellent et le meilleur en son genre que l’on connoisse. » Pour revenir à celui de nos deux volumes qui renferme la Loi Mondaine, il contient seulement le code du droit Romain publié par Alaric II roi des Visigots, la Loi Salique, celle des Allemands, celle des Bavarois et celle des Ripuaires. Si dans les Aquitaines et les autres provinces des Gaules, dont Clovis et ses enfans firent la conquête sur les Visigots, il fût resté un nombre de Visigots qui eussent continué à y vivre suivant leur loi nationale rédigée par écrit, cette loi feroit partie du recueil dont j’ai parlé, et qui a été fait sous le regne des rois Carliens. Mais elle n’y a point été inserée, parce qu’il étoit inutile de l’y faire entrer, d’autant qu’elle ne régissoit qu’un très-petit nombre de sujets de la monarchie, et devenus tels encore, depuis peu.

Cette preuve négative ne conclut rien, me dira-t’on. La loi des Bourguignons, bien qu’elle ne se trouve point dans votre recueil, ne laisse point d’avoir été en vigueur dans la monarchie. J’en tombe d’accord, mais cela prouve seulement ce qui est vrai, c’est que la Loi Gombette avoit été abrogée avant que le recueil dont il est question fût transcrit. Ainsi comme nous ne sçavons pas que la loi des Visigots ait été jamais expressément abrogée par aucun de nos rois, nous pouvons conclure de ce qu’elle n’est pas inserée dans notre recueil, qu’elle n’a point été une des loix reçues et reconnues dans le royaume des Francs, sous la premiere race, et qu’elle n’a jamais eu lieu hors des pays de la premiere Narbonoise, conquis seulement dans le huitiéme siécle par les princes Carliens.

Nous avons encore la loi des Bavarois, de la rédaction de Dagobert, qui avoit revû la premiere compilation de cette loi, faite par les soins de Thierri fils de Clovis[3]. On a déja dit sur l’année quatre cens quatre-vingt-seize, qu’immédiatement après la bataille de Tolbiac, les Bavarois s’étoient soumis au roi Clovis à des conditions en vertu desquelles ils devoient continuer à subsister, en forme d’une nation distincte et séparée des autres nations, sujettes de la monarchie des Francs. L’habitation ordinaire de ces Bavarois étoit sur la droite du Rhin, et voisine de celle des Allemands, mais plusieurs citoyens de la nation dont nous parlons présentement, s’étoient apparemment transplantés en differentes contrées de la Gaule. C’est ce qui paroît en lisant la Loi Ripuaire, qui condamne celui des Ripuaires, qui auroit tué un Bavarois établi dans leur pays, à une peine pécuniaire de cent soixante sols d’or. Nous l’avons rapportée à l’occasion des Allemands.

Nous ne parlerons point des Frisons dont il est fait mention dans ce même article de la loi des Ripuaires, parce que ce ne fut qu’après l’année cinq cens quarante, où nous avons fini notre histoire de la monarchie, que plusieurs peuplades de Frisons, furent assujetties à sa domination.

Outre les nations Barbares dont nous venons de parler, il y avoit encore dans les Gaules une peuplade de Teifales et une peuplade de Saxons. L’une et l’autre y étoient établis dès le tems des empereurs Romains, comme on l’a dit dans le premier livre de cet ouvrage, et elles y subsisterent l’une et l’autre sous la même forme, long-tems après que les Gaules furent passées sous la domination de nos rois. Nous avons vû que suivant la notice de l’empire, redigée sous le regne d’Honorius, les quartiers des Teifales étoient dans le Poitou, et Gregoire de Tours dit en parlant d’Austrapius, un Romain qui après avoir été duc ou général, s’étoit fait d’Eglise, et qui prétendoit sous le regne de Charibert, petit-fils de Clovis, à l’évêché de Poitiers. » Eustrapius s’étant mis dans la Cléricature, il fut fait Chorevêque ou Evêque d’une partie du plat-pays des environs du lieu de Selles, réputé être compris dans le Diocèse de Poitiers. Cela lui sembloit un droit pour être promû à cet Evêché, lorsqu’il deviendroit vacant. Mais le cas étant arrivé, on n’eut point d’égard aux prétentions d’Eustrapius, qui se retira à Selles, où il fut tué d’un coup de lance par les Teifales qui s’étoient soulevés, & ausquels il avoit fait précedemment bien de la peine. Après la mort d’Eustrapius, l’Eglise de Poitiers se remit en possession de la partie de son Diocèse, dont il avoit été Chorevêque. »

Le même historien dit en parlant du bienheureux Sénoch, un de ses contemporains : « Il étoit Teifale de nation, et né dans le bourg du diocèse de Poitiers, qu’on appelle la Teifalie. » Il falloit que cette poignée de Teifales ne fut pas encore confondue depuis sept ou huit générations avec les anciens habitans du pays où elle avoit été transplantée ; car quand Gregoire de Tours écrivoit, il y avoit déja, comme on l’a vû, cent soixante et dix années au moins, que nos Scytes habitoient dans le diocèse de Poitiers. Cela montre bien que les hommes avoient alors pour les coutumes et pour les usages de leurs peres, un attachement qui empêchoit principalement les nations differentes qui habitoient le même pays, de se confondre aussi facilement qu’elles se confondroient aujourd’hui.

On a vû dans le premier livre de cet ouvrage, que dès le tems où les Gaules étoient encore soumises aux empereurs Romains, on appelloit une partie de la côte de la Seconde Lyonoise, ou de la province qui est aujourd’hui la Normandie, le Rivage Saxonique, à cause des Saxons à qui l’on y avoit donné des quartiers. On y retrouve cette peuplade de Saxons sous le regne des petits-fils de Clovis. Vers l’année cinq cens soixante et dix-huit, le roi Chilpéric fit marcher les Tourangeaux, les Poitevins et les habitans de plusieurs autres cités contre Varochius, qui vouloit se cantonner dans la petite Bretagne. Durant cette guerre, Varochius enleva par surprise le quartier des Saxons Bessins ou des Saxons domiciliés dans la cité de Bayeux, une des cités de la Seconde Lyonoise, et qui faisoient une partie de l’armée de Chilpéric.

Environ douze ans après, la guerre se raluma entre les Francs et les Bretons Insulaires, établis dans la troisiéme des Lyonoises, et de qui nous allons parler. Gregoire de Tours écrit que la reine Frédégonde, laquelle trahissoit son propre parti qui étoit celui des Francs, parce qu’elle haïssoit le général qui commandoit leur armée, engagea les Saxons bessins à marcher au secours des Bretons. Ces Saxons, afin qu’on ne les reconnût point, se firent couper les cheveux aussi courts que les portoient les Bretons, qui comme les Gaulois, étoient devenus des Romains. Nos Saxons prirent encore des vêtemens semblables à l’habillement des Bretons.

Ceux de nos écrivains qui ont prétendu que les Bretons Insulaires fussent établis dans les Gaules, avant même l’évenement de Clovis à la couronne[4], ne sont tombés dans cette erreur que pour avoir confondu les Bretons avec les Armoriques des Gaules. Ils ont cru que les uns et les autres fussent le même peuple, parce qu’on les trouvoit durant le même siecle, établis dans la même contrée. J’ai assez bien expliqué quels étoient ces Armoriques, pour persuader que les auteurs du cinquiéme et du sixiéme siécle n’ont jamais voulu désigner par le nom d’Armoriques les Bretons Insulaires. L’on n’a donné quelquefois le nom d’Armoriques à nos Bretons, que dans les âges postérieurs, et long-tems après qu’ils ont eu établi leur colonie dans une partie du gouvernement Armorique ou du Tractus Armoricanus, dont il est parlé dans la Notice de l’empire.

Quant aux tems où la peuplade des Bretons Insulaires s’est établie dans les Gaules, je ne crois point qu’elle s’y soit établie avant l’année cinq cens treize, c’est-à-dire, quinze ans après que tout le pays tenu par la ligue ou la confédération Armorique se fût soumis à l’obéissance de Clovis. Ce tems-là est celui où les progrès que faisoient journellement dans l’isle de la Grande Bretagne les Saxons et leurs alliés, réduisirent une partie de ses anciens habitans, à passer la mer pour venir chercher sur les côtes des Gaules une autre patrie. Voici donc les faits sur lesquels je fonde mon opinion.

Suivant Beda, écrivain né dans la Grande Bretagne en six cens soixante et douze, ce fut l’an de l’Incarnation quatre cens quarante-neuf, que la nation des Anglois ou des Saxons fit sa descente dans la Grande Bretagne, où elle étoit appellée pour tenir tête à d’autres Barbares qu’on y avoit fait venir pour les opposer aux Pictes, et où elle se brouilla bientôt avec les anciens habitans, c’est-à-dire, avec les Bretons. Dans le chapitre suivant, ce même auteur dit : » Après que la guerre eut été allumée entre les Saxons & les Bretons, la fortune se déclara tantôt pour les anciens habitans de l’Ille, tantôt pour les Saxons. Enfin le succès de la guerre parut incertain jusques au blocus de Banesdown, qui se fit environ quarante quatre ans après la descente dont j’ai parlé. » Ainsi ce fut vers l’année quatre cens quatre-vingt-treize, que les Saxons bloquerent Banesdown qui est une montagne au pied de laquelle est Bath, ville épiscopale d’Angleterre, et sur laquelle étoient, suivant les apparences, les principales places d’armes des Bretons, et leurs meilleurs postes.

Dès qu’on jette les yeux sur la carte, on voit bien que tant que les Bretons tinrent Banesdwon, ils purent à la faveur des rivieres et de quelques postes retranchés qui s’étendoient jusqu’à la Manche, conserver les pays de l’Angleterre qu’on désigne par le nom de Pays de Galles, et ceux qu’on désigne par le nom des Comtés de l’Ouest. Mais dès que les Saxons se furent rendus maîtres de Banesdown, nos Bretons se trouverent relegués au-delà du golfe de Bristol, et réduits à peu près à ce qui s’est appellé depuis le Pays de Galles, ou le pays des Gaulois. Alors plusieurs de ces Bretons qui ne vouloient pas vivre sous l’obéissance des Saxons, ou qui se trouvoient trop serrés dans le pays auquel ils étoient réduits, auront pris le parti de se retirer dans les Gaules, et ils l’auront pris d’autant plus volontiers, qu’ils étoient eux-mêmes Gaulois d’origine, et qu’ils parloient encore la langue de leur ancienne patrie.

Si Béda nous apprenoit l’année que les Saxons se rendirent maîtres du boulevard de Banesdown, dont la prise fut un évenement décisif, lui qui nous apprend l’année qu’ils en commencerent l’attaque, nous sçaurions en quel tems les premiers Bretons Insulaires seroient venus s’établir dans le pays connu aujourd’hui sous le nom de Basse Bretagne. Malheureusement Béda ne le dit point ; mais je crois que nous trouvons cette datte dans la chronique de l’abbaye du mont Saint Michel, publiée par le Pere Labbe. On y voit que ce fut l’année cinq cens treize, et par conséquent environ deux ans après la mort de Clovis, que les Bretons d’outremer vinrent s’établir sur la côte du gouvernement Armorique, c’est-à-dire, dans le pays appellé depuis par cette raison la petite Bretagne. Voilà pourquoi Gregoire de Tours a écrit : « Que depuis la mort de Clovis les Bretons ont toujours été sujets des rois Francs. » La mort de ce prince et l’arrivée des Bretons dans les Gaules, auront été deux évenemens si voisins, qu’on pouvoit dater le moins connu par la date du plus célebre.

Suivant les apparences, les Saxons auront été obligés de faire la guerre durant plusieurs années, avant que de pouvoir venir à bout de forcer tous les retranchemens et d’emporter les forts et tous les postes que nos Bretons avoient sur ces montagnes. Il se sera écoulé près de vingt ans entre le commencement du blocus de Banesdown et la prise de la derniere Retirade des Bretons. D’ailleurs, on peut voir dans les annales du Pere Le Cointe, sur l’année cinq cens vingt[5], plusieurs extraits de la Vie de saint Gildas et de l’Histoire de Béda, qui font foi que cette année-là il passa encore dans les Gaules un grand nombre de Bretons qui venoient y joindre probablement ceux de leurs compatriotes, qui sept ans auparavant y avoient commencé un établissement. Enfin, Gregoire de Tours ne fait aucune mention de Bretons établis dans les Gaules, il ne nomme jamais les Britones parmi les peuples qui faisoient leur demeure dans cette grande province de l’empire, lorsqu’il écrit l’histoire des tems antérieurs à Clovis, et même celle du regne de Clovis. Il est vrai, comme nous l’avons vû, qu’il fait mention d’un corps de Bretons Insulaires, qui avoient des quartiers dans le Berri sous Anthemius ; mais comme nous l’avons vû aussi, c’étoit un corps de troupes nouvellement levé dans la Grande Bretagne pour le service de l’empire. On a même expliqué que ce corps étoit composé d’habitans de la Grande Bretagne, et non point d’habitans des Gaules. Gregoire de Tours ne commence à faire mention des Bretons comme d’un peuple, pour ainsi dire, domicilié dans les Gaules, que lorsqu’il en est venu à l’histoire des successeurs de Clovis, sous lesquels ils s’étendirent.

Ainsi nos Bretons n’ayant cherché un azile dans la Troisiéme Lyonoise qu’après qu’elle eut passé sous la domination de ce prince ; ils n’y auront été reçûs qu’à condition de se soumettre à son autorité. Quand même il seroit vraisemblable, ce qui n’est pas, que leur colonie y eût été fondée avant la réduction des Armoriques à l’obéissance de Clovis, on devroit supposer que cette colonie auroit eu la même destinée que les anciens habitans du territoire où elle auroit été reçue, et avec lesquels elle auroit été incorporée. Il n’y a aucune preuve du contraire de tout ce que je viens de dire, et il est contre toute apparence qu’une poignée de fugitifs eût fait tête à un prince aussi puissant que l’étoit alors Clovis, du moins, sans que l’histoire eût fait quelque mention de cette résistance. Sur ce point-là, je me refere aux doctes écrits publiés en differens tems, pour montrer que toute la petite Bretagne a toujours reconnu les rois des Francs pour ses seigneurs. On trouvera dans ces écrits une solide réfutation de la preuve la plus plausible qu’alléguent les auteurs qui ont soutenu le sentiment opposé, laquelle est tirée de ce qu’un évêque Breton a souscrit les actes du concile tenu à Tours en l’année quatre cens soixante et un[6].

Quelle est la loi suivant laquelle auront vêcu les Bretons Insulaires établis dans les Gaules ? Ils auront ainsi que les Romains de leur voisinage, vêcu selon le droit Romain, jusques à ce que les révolutions dont nous parlerons un jour, y ayent substitué les coutumes. On vient de lire que les Saxons Bessins, pour se déguiser en Bretons, s’étoient coupé les cheveux très-court, et qu’ils avoient pris des habits differens de ceux que les peuples Germaniques dont ils étoient un, portoient ordinairement. Or comme il n’y avoit alors que les Romains qui portassent des cheveux courts, il paroît que nos Saxons pour se travestir en Bretons, s’étoient travestis en Romains, et par consequent que nos Bretons Insulaires étoient encore vêtus à la Romaine. Voilà de quoi fortifier notre conjecture sur la loi suivant laquelle les Bretons réfugiés dans les Gaules, ont vêcu durant les premiers tems de leur établissement.

Quant aux Juifs dont nous avons observé déja, qu’il y avoit déja un grand nombre dans les Gaules lorsque les Francs s’y établirent, je crois qu’ils y furent regardés comme faisant une portion de la nation Romaine, mais la portion la plus basse.

Nous avons donc vû que le peuple de la monarchie se divisoit premierement en Barbares et en Romains, que les principales nations Barbares étoient les Francs dits absolument, les Ripuaires, les Bourguignons, les Allemands et les Bavarois, qui tous avoient leur loi particuliere suivant laquelle ils vivoient. Nous avons aussi parlé des étrangers qui ne faisoient point un corps considerable, et qui se trouvoient établis dans le territoire de la monarchie, comme les Teifales, les Saxons et les Bretons Insulaires. Il paroît qu’après cela il fallut, pour suivre l’ordre de la premiere division, parler à present des Romains, et leur donner un chapitre à part. Mais ce que nous avons à en dire, est tellement lié à tout ce qu’il convient d’exposer, pour donner une idée de l’état et gouvernement général des Gaules, sous Clovis et sous ses premiers successeurs, qu’afin d’éviter les redites nous ne ferons point un chapitre particulier, pour expliquer quelle étoit sous ces princes la condition des Romains des Gaules.

  1. Agath. Hist. Lib. 1.
  2. Cap. Baluz. Tom. pr. pag. 54.
  3. Baluz. Cap. tom. 1. p. 26.
  4. En 481.
  5. Tom. 1. Ann. p. 321.
  6. Hist. Crit. de l’Etabl. des Bretons dans les Gaules, Tom. 1. pag. 51.