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Histoire d’un crime/II

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Deuxième journée
La lutte




DEUXIÈME JOURNÉE
LA LUTTE.


i
ON VIENT POUR M’ARRÊTER.

Pour aller de la rue Popincourt à la rue Caumartin, il faut traverser tout Paris. Nous trouvâmes partout un grand calme apparent. Il était une heure du matin quand nous arrivâmes chez M. de la R. Le fiacre s’arrêta près d’une grille que M. de la R. ouvrit à l’aide d’un passe-partout ; à droite, sous la voûte, un escalier montait au premier étage d’un corps de logis isolé que M. de la R. habitait et où il m’introduisit.

Nous pénétrâmes dans un petit salon fort richement meublé, éclairé d’une veilleuse et séparé de la chambre à coucher par une portière en tapisserie aux deux tiers fermée. M. de la R. entra dans cette chambre et en ressortit quelques minutes après, en compagnie d’une ravissante femme blanche et blonde, en robe de chambre, les cheveux dénoués, belle, fraîche, stupéfaite, douce pourtant, et me considérant avec cet effarement qui dans un jeune regard est une grâce de plus. Madame de la R. venait d’être réveillée par son mari. Elle resta un moment sur le seuil de sa chambre, souriant, dormant, très étonnée, un peu effrayée, fixant ses yeux tour à tour sur son mari et sur moi, n’ayant jamais songé peut-être à ce que c’était que la guerre civile, et la voyant entrer brusquement chez elle au milieu de la nuit, sous cette forme inquiétante d’un inconnu qui demande un asile.

Je fis à Madame de la R. mille excuses qu’elle reçut avec une bonté parfaite, et la charmante femme profita de l’incident pour aller caresser une jolie petite fille de deux ans qui dormait au fond du salon dans son berceau, et l’enfant qu’elle baisa lui fit pardonner au proscrit qui la réveillait.

Tout en causant, M. de la R. alluma un excellent feu dans la cheminée, et sa femme, avec un oreiller et des coussins, un caban à lui, une pelisse à elle, m’improvisa en face de la cheminée un lit sur un canapé un peu court que nous allongeâmes avec un fauteuil.

Pendant la délibération de la rue Popincourt, que je venais de présider, Baudin m’avait passé son crayon pour prendre note de quelques noms. J’avais encore ce crayon sur moi. J’en profitai pour écrire à ma femme un billet que Madame de la R. se chargea de porter elle-même à Madame Victor Hugo le lendemain. Tout en vidant mes poches, j’y trouvai une loge pour les Italiens que j’offris à Madame de la R.

Je regardais ce berceau, ces deux beaux jeunes gens heureux, et moi avec mes cheveux et mes habits en désordre, mes souliers couverts de boue, une pensée sombre dans l’esprit, et je me faisais un peu l’effet du hibou dans le nid des rossignols.

Quelques instants après M. et Madame de la R. avaient disparu dans leur chambre, la portière entr’ouverte s’était refermée, je m’étais étendu tout habillé sur le canapé, et ce doux nid, troublé par moi, était rentré dans son gracieux silence.

On peut dormir la veille d’une bataille entre armées, la veille d’une bataille entre citoyens on ne dort pas. Je comptai toutes les heures qui sonnaient à une église peu éloignée ; toute la nuit passèrent dans la rue, qui était sous les fenêtres du salon où j’étais couché, des voitures qui s’enfuyaient de Paris ; elles se succédaient rapides et pressées ; on eût dit la sortie d’un bal. Ne pouvant dormir, je m’étais levé. J’avais un peu écarté les rideaux de mousseline d’une fenêtre, et je cherchais à voir dehors ; l’obscurité était complète. Pas d’étoiles, les nuages passaient avec la violence diffuse d’une nuit d’hiver. Un vent sinistre soufflait. Ce vent des nuées ressemblait au vent des éléments.

Je regardais l’enfant endormi.

J’attendais le petit jour. Il vint. M. de la R. m’avait expliqué, sur ma demande, de quelle façon je pourrais sortir sans déranger personne. Je baisai au front l’enfant, et je sortis du salon. Je descendis en fermant les portes derrière moi le plus doucement que je pus pour ne pas réveiller Madame de la R. La grille s’ouvrit, et je me trouvai dans la rue. Elle était déserte, les boutiques étaient encore fermées, une laitière, son âne à côté d’elle, rangeait paisiblement ses pots sur le trottoir.

Je n’ai plus revu M. de la R. J’ai su depuis dans l’exil qu’il m’avait écrit, et que sa lettre avait été interceptée. Il a, je crois, quitté la France. Que cette page émue lui porte mon souvenir.

La rue Caumartin donne dans la rue Saint-Lazare. Je me dirigeai de ce côté-là. Il faisait tout à fait jour ; j’étais à chaque instant atteint et dépassé par des fiacres chargés de malles et de paquets, qui se hâtaient vers le chemin de fer du Havre. Les passants commençaient à se montrer. Quelques équipages du train remontaient la rue Saint-Lazare en même temps que moi. Vis-à-vis le no 42, autrefois habité par Mlle Mars, je vis une affiche fraîche posée sur le mur, je m’approchai, je reconnus les caractères de l’Imprimerie nationale, et je lus :

COMPOSITION DU NOUVEAU MINISTÈRE


Intérieur, M. de Morny.
Guerre, M. le général de division de Saint-Arnaud.
Affaires étrangères, M. de Turgot.
Justice, M. Rouher.
Finances, M. Fould.
Marine, M. Ducos.
Travaux publics, M. Magne.
Instruction publique, M. H. Fortoul.
Commerce, M. Lefebvre-Duruflé.

J’arrachai l’affiche et je la jetai dans le ruisseau ; les soldats du train qui menaient les fourgons me regardèrent faire et passèrent leur chemin.

Rue Saint-Georges, près d’une porte bâtarde, encore une affiche. C’était l’APPEL AU PEUPLE. Quelques personnes la lisaient. Je la déchirai, malgré la résistance du portier qui me parut avoir la fonction de la garder.

Comme je passais place Bréda, quelques fiacres y étaient déjà arrivés. J’en pris un.

J’étais près de chez moi, la tentation était trop forte, j’y allai. En me voyant traverser la cour, le portier me regarda d’un air stupéfait. Je sonnai. Mon domestique Isidore vint m’ouvrir et jeta un grand cri : — Ah ! c’est vous, monsieur ! On est venu cette nuit pour vous arrêter. – J’entrai dans la chambre de ma femme, elle était couchée, mais ne dormait pas, et me conta la chose.

Elle s’était couchée à onze heures. Vers minuit et demi, à travers cette espèce de demi-sommeil qui ressemble à l’insomnie, elle entendit des voix d’hommes. Il lui sembla qu’Isidore parlait à quelqu’un dans l’antichambre. Elle n’y prit d’abord pas garde et essaya de s’endormir, mais le bruit de voix continua. Elle se leva sur son séant, et sonna.

Isidore arriva. Elle lui demanda :

— Est-ce qu’il y a là quelqu’un ?

— Oui, madame.

— Qui est-ce ?

— C’est quelqu’un qui désire parler à monsieur.

— Monsieur est sorti.

— C’est ce que j’ai dit, madame.

— Eh bien ? Ce monsieur ne s’en va pas ?

— Non, madame. Il dit qu’il a absolument besoin de parler à M. Victor Hugo et qu’il attendra.

Isidore s’était arrêté sur le seuil de la chambre à coucher. Pendant qu’il parlait, un homme gras, frais, vêtu d’un paletot sous lequel on voyait un habit noir, apparut à la porte derrière lui.

Madame Victor Hugo aperçut cet homme qui écoutait en silence.

— C’est vous, monsieur, qui désirez parler à M. Victor Hugo ?

— Oui, madame.

— Il est sorti.

— J’aurai l’honneur de l’attendre, madame.

— Il ne rentrera pas.

— Il faut pourtant que je lui parle.

— Monsieur, si c’est quelque chose qu’il soit utile de lui dire, vous pouvez me le confier à moi en toute sécurité, je le lui rapporterai fidèlement.

— Madame, c’est à lui-même qu’il faut que je parle.

— Mais de quoi s’agit-il donc ? Est-ce des affaires politiques ?

L’homme ne répondit pas.

— À ce propos, reprit ma femme, que se passe-t-il ?

— Je crois, madame, que tout est terminé.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens du président.

Ma femme regarda cet homme fixement et lui dit :

— Monsieur, vous venez pour arrêter mon mari.

— C’est vrai, madame, répondit l’homme en entr’ouvrant son paletot, qui laissa voir une ceinture de commissaire de police.

Il ajouta après un silence : — Je suis commissaire de police et je suis porteur d’un mandat pour arrêter M. Victor Hugo. Je dois faire perquisition et fouiller la maison.

— Votre nom, Monsieur ? lui dit Madame Victor Hugo.

— Je m’appelle Yver.

— Vous connaissez la Constitution ?

— Oui, madame.

— Vous savez que les représentants du peuple sont inviolables ?

— Oui madame.

— C’est bien, monsieur, dit-elle froidement. Vous savez que vous commettez un crime. Les jours comme celui-ci ont un lendemain. Allez, faites.

Le sieur Yver essaya quelques paroles d’explication ou pour mieux dire dire de justification ; il bégaya le mot conscience, il balbutia le mot honneur. Madame Victor Hugo, calme jusque-là, ne put s’empêcher de l’interrompre avec quelque rudesse.

— Faites votre métier, monsieur, et ne raisonnez pas ; vous savez que tout fonctionnaire qui porte la main sur un représentant du peuple commet une forfaiture. Vous savez que devant les représentants le président n’est qu’un fonctionnaire comme les autres, le premier chargé d’exécuter leurs ordres. Vous osez venir arrêter un représentant chez lui comme un malfaiteur ! Il y a en effet ici un malfaiteur qu’il faudrait arrêter, c’est vous.

Le sieur Yver baissa la tête et sortit de la chambre, et, par la porte restée entre-bâillée, ma femme vit défiler derrière le commissaire bien nourri, bien vêtu et chauve, sept ou huit pauvres diables efflanqués, portant des redingotes sales qui leur tombaient jusqu’aux pieds et d’affreux vieux chapeaux rabattus sur les yeux ; loups conduits par le chien. Ils visitèrent l’appartement, ouvrirent çà et là quelques armoires, et s’en allèrent, – l’air triste, me dit Isidore.

Le commissaire Yver surtout avait la tête basse ; il la releva pourtant à un certain moment. Isidore, indigné de voir ces hommes chercher ainsi son maître dans tous les coins, se risqua à les narguer. Il ouvrit un tiroir, et dit : Regardez donc s’il ne serait pas là ! – Le commissaire de police eut dans l’œil un éclair furieux, et cria : – Valet, prenez garde à vous. – Le valet, c’était lui.

Ces hommes partis, il fut constaté que plusieurs de mes papiers manquaient. Des fragments de manuscrits avaient été volés, entre autres une pièce datée de juillet 1848 et dirigée contre la dictature militaire de Cavaignac, et où il y avait ces vers, écrits à propos de la censure, des conseils de guerre, des suppressions de journaux et en particulier de l’incarcération d’un grand journaliste, Émile de Girardin :

…O honte, un lansquenet
Gauche, et parodiant César dont il hérite,
Gouverne les esprits du fond de sa guérite !

Ces manuscrits sont perdus.

La police pouvait revenir d’un moment à l’autre ; – elle revint en effet quelques minutes après mon départ ; – j’embrassai ma femme ; je ne voulus pas réveiller ma fille qui venait de s’endormir, et je redescendis. Quelques voisins effrayés m’attendaient dans la cour ; je leur criai en riant : – Pas encore pris !

Un quart heure après, j’étais rue des Moulins, no 10. Il n’était pas encore huit heures du matin, et, pensant que mes collègues du comité d’insurrection avaient dû passer la nuit là, je jugeai utile d’aller les prendre pour nous rendre tous ensemble à la salle Roysin.

Je ne trouvai rue des Moulins que Madame Landrin. On croyait la maison dénoncée et surveillée, et mes collègues s’étaient transportés rue Villedo, no 7, chez l’ancien constituant Leblond, avocat des associations ouvrières. Jules Favre y avait passé la nuit. Madame Landrin déjeunait, elle m’offrit place à côté d’elle, mais le temps pressait, j’emportai un morceau de pain, et je partis.

Rue Villedo, no 7, la servante qui vint m’ouvrir m’introduisit dans un cabinet où étaient Carnot, Michel (de Bourges), Jules Favre, et le maître de la maison, notre ancien collègue, le constituant Leblond.

— J’ai en bas une voiture, leur dis-je ; le rendez-vous est pour neuf heures à la salle Roysin, au faubourg Saint-Antoine. Partons.

Mais ce n’était point leur avis. Selon eux, les tentatives faites la veille au faubourg Saint-Antoine avaient éclairé ce côté de la situation ; elles suffisaient ; il était inutile d’insister ; il était évident que les quartiers populaires ne se lèveraient pas, il fallait se tourner du côté des quartiers marchands, renoncer à remuer les extrémités de la ville et agiter le centre. Nous étions le comité de résistance, l’âme de l’insurrection ; aller au faubourg Saint-Antoine, investi par des forces considérables, c’était nous livrer à Louis Bonaparte. Ils me rappelèrent ce que j’avais moi-même dit la veille, rue Blanche, à ce sujet. Il fallait organiser immédiatement l’insurrection contre le coup d’État, et l’organiser dans les quartiers possibles, c’est-à-dire dans le vieux labyrinthe des rues Saint-Denis et Saint-Martin ; il fallait rédiger des proclamations, préparer des décrets, créer un mode de publicité quelconque ; on attendait d’importantes communications des associations ouvrières et des sociétés secrètes. Le grand coup que j’aurais voulu porter par notre réunion solennelle de la salle Roysin avorterait ; ils croyaient devoir rester où ils étaient, et, le comité étant peu nombreux et le travail à faire étant immense, ils me priaient de ne pas les quitter.

C’étaient des hommes d’un grand cœur et d’un grand courage qui me parlaient, ils avaient évidemment raison ; mais je ne pouvais pas, moi, ne point aller au rendez-vous que j’avais moi-même fixé. Tous les motifs qu’ils me donnaient étaient bons, j’aurais pu opposer quelques doutes pourtant, mais la discussion eût pris trop de temps, et l’heure avançait. Je ne fis pas d’objections, et je sortis du cabinet sous un prétexte quelconque. Mon chapeau était dans l’antichambre, mon fiacre m’attendait, et je pris le chemin du faubourg Saint-Antoine.

Le centre de Paris semblait avoir gardé sa physionomie de tous les jours. On allait et venait, on achetait et on vendait, on jasait et on riait comme à l’ordinaire. Rue Montorgueil, j’entendis un orgue de Barbarie. Seulement, en approchant du faubourg Saint-Antoine, le phénomène que déjà j’avais remarqué la veille était plus sensible, la solitude se faisait, et une certaine paix lugubre.

Nous arrivâmes place de la Bastille.

Mon cocher s’arrêta.

— Allez, lui dis-je.


ii
DE LA BASTILLE À LA RUE COTTE.


La place de la Bastille était tout à la fois déserte et remplie. Trois régiments en bataille ; pas un passant.

Quatre batteries attelées étaient rangées au pied de la colonne. Çà et là quelques groupes d’officiers parlaient à voix basse, sinistres.

Un de ces groupes, le principal, fixa mon attention. Celui-là était silencieux, on n’y causait pas. C’étaient plusieurs hommes à cheval ; l’un, en avant des autres, en habit de général avec le chapeau bordé à plumes noires ; derrière cet homme, deux colonels, et, derrière les colonels, une cavalcade d’aides de camp et d’officiers d’état-major. Ce peloton chamarré se tenait immobile et comme en arrêt entre la colonne et l’entrée du faubourg. A quelque distance de ce groupe se développaient, couvrant toute la place, les régiments en bataille et les canons en batterie.

Mon cocher s’arrêta encore.

— Continuez, lui dis-je, entrez dans le faubourg.

— Mais, monsieur, on va nous empêcher.

— Nous verrons.

La vérité, c’est qu’on ne nous empêcha point.

Le cocher se remit en route, mais hésitant et marchant au pas. L’apparition d’un fiacre dans la place avait causé quelque surprise, et les habitants commençaient à sortir des maisons. Plusieurs s’approchaient de ma voiture.

Nous passâmes devant le groupe d’hommes à grosses épaulettes. Ces hommes, tactique comprise plus tard, n’avaient pas même l’air de nous voir.

L’émotion que j’avais eue la veille devant le régiment de cuirassiers me reprit. Voir en face de moi, à quelques pas, debout, dans l’insolence d’un triomphe tranquille, les assassins de la patrie, cela était au-dessus de mes forces ; je ne pus me contenir. Je m’arrachai mon écharpe, je la pris à poignée, et passant mon bras et ma tête par la vitre du fiacre baissée, et agitant l’écharpe, je criai :

— Soldats, regardez cette écharpe, c’est le symbole de la loi, c’est l’Assemblée nationale visible. Où est cette écharpe est le droit. Eh bien, voici ce que le droit vous ordonne. On vous trompe, rentrez dans le devoir. C’est un représentant du peuple qui vous parle, et qui représente le peuple représente l’armée. Soldats, avant d’être des soldats, vous avez été des paysans, vous avez été des ouvriers, vous avez été et vous êtes des citoyens. Citoyens, écoutez-moi donc quand je vous parle. La loi seule a le droit de vous commander. Eh bien, aujourd’hui la loi est violée. Par qui ? Par vous. Louis Bonaparte vous entraîne à un crime. Soldats, vous qui êtes l’honneur, écoutez-moi, car je suis le devoir. Soldats, Louis Bonaparte assassine la République. Défendez-la. Louis Bonaparte est un bandit, tous ses complices le suivront au bagne. Ils y sont déjà. Qui est digne du bagne est au bagne. Mériter la chaîne, c’est la porter. Regardez cet homme qui est à votre tête et qui ose vous commander. Vous le prenez pour un général, c’est un forçat.

Les soldats semblaient pétrifiés.

Quelqu’un qui était là (remerciement à cette généreuse âme dévouée) m’étreignit le bras, s’approcha de mon oreille, et me dit : – Vous allez vous faire fusiller.

Mais je n’entendais pas et je n’écoutais rien.

Je poursuivis, toujours secouant l’écharpe :

— Vous qui êtes là, habillé comme un général, c’est à vous que je parle, monsieur. Vous savez qui je suis ; je suis un représentant du peuple, et je sais qui vous êtes, et je vous l’ai dit, vous êtes un malfaiteur. Maintenant voulez-vous savoir mon nom ? Le voici :

Et je lui criai mon nom.

Et j’ajoutai :

— A présent, vous, dites-moi le vôtre.

Il ne répondit pas.

Je repris :

— Soit, je n’ai pas besoin de savoir votre nom de général, mais je saurai votre numéro de galérien.

L’homme en habit de général courba la tête. Les autres se turent. Je comprenais tous ces regards pourtant, quoiqu’ils ne se levassent pas. Je les voyais baissés et je les sentais furieux. J’eus un mépris énorme, et je passai outre.

Comment s’appelait ce général ? Je l’ignorais et je l’ignore encore.

Une des apologies du coup d’État publiées en Angleterre, en rapportant cet incident et en le qualifiant de « provocation insensée et coupable », dit que la « modération » montrée par les chefs militaires en cette occasion, fait honneur au général… Nous laissons à l’auteur de ce panégyrique la responsabilité de ce nom et de cet éloge.

Je m’engageai dans la rue du faubourg Saint-Antoine.

Mon cocher, qui savait mon nom désormais, n’hésita plus et poussa son cheval. Ces cochers de Paris sont une race intelligente et vaillante.

Comme je dépassais les premières boutiques de la grande rue, neuf heures sonnaient à l’église Saint-Paul.

— Bon, me dis-je, j’arrive à temps.

Le faubourg avait un aspect extraordinaire. L’entrée était gardée, mais non barrée, par deux compagnies d’infanterie. Deux autres compagnies étaient échelonnées plus loin de distance en distance, occupant la rue et laissant le passage libre. Les boutiques, ouvertes à l’entrée du faubourg, n’étaient plus qu’entre-bâillées cent pas plus loin. Les habitants, parmi lesquels je remarquai beaucoup d’ouvriers en blouse, s’entretenaient sur le seuil des portes et regardaient. Je remarquai à chaque pas les affiches du coup d’État, intactes.

Au delà de la fontaine qui fait l’angle de la rue de Charonne, les boutiques étaient fermées. Deux cordons de soldats se prolongeaient des deux côtés de la rue du faubourg sur la lisière des trottoirs ; les soldats étaient espacés de cinq pas en cinq pas, le fusil haut, la poitrine effacée, la main droite sur la détente, prêts à mettre en joue, gardant le silence, dans l’attitude du guet. À partir de là, à l’embouchure de chacune des petites rues qui viennent aboutir à la grande rue du faubourg, une pièce de canon était braquée. Quelquefois c’était un obusier. Pour se faire une idée précise de ce qu’était cette disposition militaire, on n’a qu’à se figurer, se prolongeant des deux côtés du faubourg Saint-Antoine, deux chapelets dont les soldats seraient les grains et les canons les nœuds.

Cependant mon cocher devenait inquiet. Il se retourna vers moi et me dit : – Monsieur, ça m’a tout l’air que nous allons rencontrer des barricades par là. Faut-il retourner ?

— Allez toujours, lui dis-je.

Il continua d’avancer.

Brusquement ce fut impossible. Une compagnie d’infanterie, rangée sur trois lignes, occupait toute la rue d’un trottoir à l’autre. Il y avait à droite une petite rue. Je dis au cocher :

— Prenez par là.

Il prit à droite, puis à gauche. Nous pénétrâmes dans un labyrinthe de carrefours.

Tout à coup j’entendis une détonation.

Le cocher m’interrogea.

— Monsieur, de quel côté faut-il aller ?

— Du côté où vous entendez des coups de fusil.

Nous étions dans une rue étroite ; je voyais à ma gauche au-dessus d’une porte cette inscription : GRAND LAVOIR, et à ma droite une place carrée avec un bâtiment central qui avait l’aspect d’un marché. La place et la rue étaient désertes ; je demandai au cocher :

— Dans quelle rue sommes-nous ?

— Dans la rue de Cotte.

— Où est le café Roysin ?

— Droit devant nous.

— Allez-y.

Il se remit à marcher, mais au pas. Une nouvelle détonation éclata, celle-ci très près de nous, l’extrémité de la rue se remplit de fumée ; nous passions en ce moment-là devant le numéro 22, qui a une porte bâtarde au-dessus de laquelle je lisais : PETIT LAVOIR.

Subitement une voix cria au cocher :

— Arrêtez.

Le cocher s’arrêta, et, la vitre du fiacre étant baissée, une main se tendit vers la mienne. Je reconnus Alexandre Rey.

Cet homme intrépide était pâle.

— N’allez pas plus loin, me dit-il, c’est fini.

— Comment, fini ?

— Oui, on a dû avancer l’heure ; la barricade est prise, j’en arrive. Elle est à quelques pas d’ici, devant nous.

Et il ajouta :

— Baudin est tué.

La fumée se dissipait à l’extrémité de la rue.

— Voyez, me dit Alexandre Rey.

J’aperçus, à cent pas devant nous, au point de jonction de la rue Cotte et de la rue Sainte-Marguerite, une barricade très basse que les soldats défaisaient. On emportait un cadavre.

C’était Baudin.


iii
LA BARRICADE SAINT-ANTOINE.

Voici ce qui s’était passé :

Dans cette même nuit, dès quatre heures du matin, de Flotte était dans le faubourg Saint-Antoine. Il voulait, si quelque mouvement se produisait avant le jour, qu’un représentant du peuple fût là ; et il était de ceux qui, lorsque la généreuse insurrection du droit éclate, veulent remuer les pavés de la première barricade.

Mais rien ne bougea. De Flotte, seul au milieu du faubourg désert et endormi, erra de rue en rue toute la nuit.

Le jour paraît tard en décembre. Avant les premières lueurs du matin, de Flotte était au lieu du rendez-vous vis-à-vis le marché Lenoir.

Ce point n’était que faiblement gardé. Il n’y avait d’autres troupes aux environs que le poste même du marché Lenoir et, à quelque distance, l’autre poste qui occupait le corps de garde situé à l’angle du faubourg et de la rue de Montreuil, près du vieil arbre de liberté planté en 1793 par Santerre. Ni l’un ni l’autre de ces deux postes n’étaient commandés par des officiers.

De Flotte reconnut la position, se promena quelque temps de long en large sur le trottoir, puis, ne voyant encore personne venir, et de crainte d’éveiller l’attention, il s’éloigna et rentra dans les rues latérales du faubourg.

De son côté Aubry (du Nord) s’était levé à cinq heures. Rentré chez lui au milieu de la nuit, en revenant de la rue Popincourt, il n’avait pris que trois heures de repos. Son portier l’avait averti que des hommes suspects étaient venus le demander dans la soirée du 2, et qu’on s’était présenté à la maison d’en face, au numéro 12 de cette même rue Racine, chez Huguenin, pour l’arrêter. C’est ce qui détermina Aubry à sortir avant le jour.

Il alla à pied au faubourg Saint-Antoine. Comme il arrivait à l’endroit désigné pour le rendez-vous, il rencontra Cournet et d’autres de la rue Popincourt. Ils furent presque immédiatement rejoints par Malardier.

Il était petit jour. Le faubourg était désert. Ils marchaient absorbés et parlant à voix basse. Tout à coup un groupe violent et singulier passa près d’eux.

Ils tournèrent la tête. C’était un piquet de lanciers qui entourait quelque chose qu’au crépuscule ils reconnurent pour une voiture cellulaire. Cela roulait sans bruit sur le macadam.

Ils se demandaient ce que cela pouvait signifier, quand un deuxième groupe pareil au premier apparut, puis un troisième, puis un quatrième. Dix voitures cellulaires passèrent ainsi, se suivant de très près et se touchant presque.

— Mais ce sont nos collègues ! s’écria Aubry (du Nord).

En effet, le dernier convoi des représentants prisonniers du quai d’Orsay, le convoi destiné à Vincennes, traversait le faubourg. Il était environ sept heures du matin. Quelques boutiques s’ouvraient, éclairées à l’intérieur, et quelques passants sortaient des maisons.

Ces voitures défilaient l’une après l’autre, fermées, gardées, mornes, muettes ; aucune voix n’en sortait, aucun cri, aucun souffle. Elles emportaient au milieu des épées, des sabres et des lances, avec la rapidité et la fureur du tourbillon, quelque chose qui se taisait ; et ce quelque chose qu’elles emportaient et qui gardait ce silence sinistre, c’était la tribune brisée, c’était la souveraineté des assemblées, c’était l’initiative suprême d’où toute civilisation découle, c’était le verbe qui contient l’avenir du monde, c’était la parole de la France !

Une dernière voiture arriva, que je ne sais quel hasard avait retardée. Elle pouvait être éloignée du convoi principal de trois ou quatre cents mètres, et elle était escortée seulement par trois lanciers. Ce n’était pas une voiture cellulaire, c’était un omnibus, le seul qu’il y eût dans le convoi. Derrière le conducteur qui était un agent de police, on apercevait distinctement les représentants entassés dans l’intérieur. Il semblait facile de les délivrer.

Cournet s’adressa aux passants : — Citoyens, s’écria-t-il, ce sont vos représentants qu’on emmène ! Vous venez de les voir passer dans les voitures des malfaiteurs ! Bonaparte les arrête contrairement à toutes les lois. Délivrons-les ! Aux armes !

Un groupe s’était formé d’hommes en blouse et d’ouvriers qui allaient à leur travail. Un cri partit du groupe :

— Vive la République ! et quelques hommes s’élancèrent vers la voiture. La voiture et les lanciers prirent le galop.

— Aux armes ! répéta Cournet.

— Aux armes ! reprirent les hommes du peuple.

Il y eut un instant d’élan. Qui sait ce qui eût pu arriver ? C’eût été une chose étrange que la première barricade contre le coup d’État eût été faite avec cet omnibus, et qu’après avoir servi au crime, il servît au châtiment. Mais au moment où le peuple se ruait sur la voiture, on vit plusieurs des représentants prisonniers qu’elle contenait faire des deux mains signe de s’abstenir. – Eh ! dit un ouvrier, ils ne veulent pas !

Un deuxième reprit : – Ils ne veulent pas de la liberté !

Un autre ajouta : – Ils n’en voulaient pas pour nous ; ils n’en veulent pas pour eux.

Tout fut dit, on laissa l’omnibus s’éloigner. Une minute après, l’arrière-garde de l’escorte survint et passa au grand trot, et le groupe qui entourait Aubry (du Nord), Malardier et Cournet, se dispersa.

Le café Roysin venait de s’ouvrir. On s’en souvient, la grande salle de ce café avait servi aux séances d’un club fameux en 1848. C’était là, on se le rappelle également, que le rendez-vous avait été donné.

On entre dans le café Roysin par une allée qui donne sur la rue, puis on traverse un vestibule de quelques mètres de longueur, et l’on trouve une salle assez vaste, avec de hautes fenêtres et des glaces aux murs, et au milieu plusieurs billards, des tables à dessus de marbre, des chaises et des banquettes de velours. C’est cette salle, mal disposée du reste pour une séance où l’on eût délibéré, qui avait été la salle du club Roysin. Cournet, Aubry et Malardier s’y installèrent. En entrant, ils ne dissimulèrent point qui ils étaient ; on les reçut bien, et on leur indiqua une sortie par les jardins, en cas.

De Flotte venait de les rejoindre.

Huit heures sonnaient quand les représentants commencèrent à arriver. Bruckner, Maigne et Brillier d’abord, puis successivement Charamaule, Cassal, Dulac, Bourzat, Madier de Montjau et Baudin. Bourzat, à cause de la boue, selon son habitude, avait des sabots. Qui prendrait Bourzat pour un paysan se tromperait, c’est un bénédictin. Bourzat, imagination méridionale, intelligence vive, fine, lettrée, ornée, a dans sa tête l’Encyclopédie et des sabots à ses pieds. Pourquoi pas ? il est esprit et peuple. L’ancien constituant Bastide arriva avec Madier de Montjau. Baudin serrait la main de tous avec effusion, mais ne parlait pas. Il était pensif. – Qu’avez-vous, Baudin ? lui demanda Aubry (du Nord). Est-ce que vous êtes triste ? – Moi, dit Baudin en relevant la tête, je n’ai jamais été plus content !

Se sentait-il déjà l’élu ? quand on est si près de la mort, toute rayonnante de gloire, qui vous sourit dans l’ombre, peut-être l’aperçoit-on.

Un certain nombre d’hommes étrangers à l’Assemblée, tous déterminés comme les représentants eux-mêmes, les accompagnait et les entourait.

Cournet en était le chef. Il y avait parmi eux des ouvriers, mais pas de blouses. Afin de ne point effaroucher la bourgeoisie, on avait recommandé aux ouvriers, notamment chez Derosne et Cail, de venir en habit.

Baudin avait sur lui une copie de la proclamation que je lui avais dictée la veille. Cournet la déplia et la lut. – Faisons-la tout de suite afficher dans le faubourg, dit-il. Il faut que le peuple sache que Louis Bonaparte est hors la loi. – Un ouvrier lithographe, qui était là, s’offrit à l’imprimer sur-le-champ. Tous les représentants présents la signèrent, et ils ajoutèrent mon nom à leurs signatures. – Aubry (du Nord) écrivit en tête les mots : Assemblée nationale. L’ouvrier emporta la proclamation et tint parole. Quelques heures après, Aubry (du Nord) et plus tard un ami de Cournet appelé Gay le rencontrèrent dans le faubourg du Temple un pot de colle à la main et appliquant la proclamation à tous les coins de rue, à côté même de l’affiche Maupas qui menaçait de la peine de mort quiconque serait trouvé placardant un appel aux armes. Les groupes lisaient les deux affiches à la fois. Détail qu’il faut noter, un sergent de la ligne en uniforme, en pantalon garance et le fusil sur l’épaule, accompagnait l’ouvrier et le faisait respecter. C’était sans doute un soldat sorti du service depuis peu.

L’instant fixé la veille pour le rendez-vous général était de neuf à dix heures du matin. Cette heure avait été choisie afin qu’on eût le temps d’avertir tous les membres de la gauche ; il convenait d’attendre que les autres représentants arrivassent, afin que le groupe ressemblât davantage à une assemblée et que ses manifestations eussent plus d’autorité sur le faubourg.

Plusieurs des représentants déjà arrivés n’avaient pas d’écharpe. On en fit à la hâte quelques-unes dans une maison voisine avec des bandes de calicot rouge, blanc et bleu, et on les leur apporta. Baudin et de Flotte furent de ceux qui se revêtirent de ces écharpes improvisées.

Cependant il n’était pas encore neuf heures que déjà des impatiences se manifestaient autour d’eux [1]. Ces généreuses impatiences, plusieurs les partageaient.

Baudin voulait attendre.

— Ne devançons pas l’heure, disait-il, laissons à nos collègues le temps d’arriver.

Mais on murmurait autour de Baudin :

— Non, commencez, donnez le signal, sortez. Le faubourg n’attend que la vue de vos écharpes pour se soulever. Vous êtes peu nombreux, mais on sait que vos amis vont venir vous rejoindre. Cela suffit. Commencez.

La suite a prouvé que cette hâte ne pouvait produire qu’un avortement. Cependant ils jugèrent que le premier exemple que devaient les représentants au peuple, c’était le courage personnel. Ne laisser s’éteindre aucune étincelle, marcher les premiers, marcher en avant, c’était là le devoir. L’apparence d’une hésitation aurait été plus funeste en effet que toutes les témérités.

Schœlcher est une nature de héros ; il a la superbe impatience du danger.

— Allons, s’écria-t-il, nos amis nous rejoindront. Sortons.

Ils n’avaient pas d’armes.

— Désarmons le poste qui est là, dit Schœlcher.

Ils sortirent de la salle Roysin en ordre, deux par deux, se tenant sous le bras. Quinze ou vingt hommes du peuple leur faisaient cortège. Ils allaient devant eux criant : Vive la République ! Aux armes !

Quelques enfants les précédaient et les suivaient en criant : Vive la Montagne !

Les boutiques fermées s’entr’ouvraient. Quelques hommes paraissaient au seuil des portes, quelques femmes se montraient aux fenêtres. Des groupes d’ouvriers qui allaient à leur travail les regardaient passer. On criait : Vivent nos représentants ! Vive la République !

La sympathie était partout, mais nulle part l’insurrection. Le cortège se grossit peu chemin faisant.

Un homme qui menait un cheval sellé s’était joint à eux. On ne savait qui était cet homme, ni d’où venait ce cheval. Cela avait l’air de s’offrir à quelqu’un qui voudrait s’enfuir. Le représentant Dulac ordonna à cet homme de s’éloigner.

Ils arrivèrent ainsi au corps de garde de la rue de Montreuil. A leur approche, la sentinelle poussa le cri d’alerte, et les soldats sortirent du poste en tumulte.

Schœlcher calme, impassible, en manchettes et en cravate blanche, vêtu de noir comme à l’ordinaire, boutonné jusqu’au cou dans sa redingote serrée, avec l’air intrépide et fraternel d’un quaker, marcha droit à eux :

— Camarades, leur dit-il, nous sommes les représentants du peuple, et nous venons au nom du peuple vous demander vos armes pour la défense de la Constitution et des lois.

Le poste se laissa désarmer. Le sergent seul fit mine de résister, mais on lui dit : – Vous êtes seul – et il céda. Les représentants distribuèrent les fusils et les cartouches au groupe résolu qui les entourait.

Quelques soldats s’écrièrent : — Pourquoi nous prenez-vous nos fusils ? Nous nous battrions pour vous et avec vous.

Les représentants se demandèrent s’ils accepteraient cette offre. Schœlcher y inclinait. Mais l’un d’eux fit observer que quelques gardes mobiles avaient fait la même ouverture aux insurgés de juin et avaient tourné contre l’insurrection les armes qu’on leur avait laissées.

On garda donc les fusils.

Le désarmement fait, on compta les fusils, il y en avait quinze.

— Nous sommes cent cinquante, dit Cournet, nous n’avons pas assez de fusils.

— Eh bien, demanda Schœlcher, où y a-t-il un poste ?

— Au marché Lenoir.

— Désarmons-le.

Schœlcher en tête, et escortés des quinze hommes armés, les représentants allèrent au marché Lenoir. Le poste du marché Lenoir se laissa désarmer plus volontiers encore que le poste de la rue de Montreuil. Les soldats se tournaient pour qu’on prît leurs cartouches dans leurs gibernes.

On chargea immédiatement les armes.

— Maintenant, cria de Flotte, nous avons trente fusils, cherchons un coin de rue et faisons une barricade.

Ils étaient alors environ deux cents combattants.

Ils montèrent la rue de Montreuil. Au bout d’une cinquantaine de pas, Schœlcher dit : – Où allons-nous ? nous tournons le dos à la Bastille. Nous tournons le dos au combat.

Ils redescendirent vers le faubourg.

Ils criaient : Aux armes ! On leur répondait : – Vivent nos représentants ! Mais quelques jeunes gens seulement se joignirent à eux. Il était évident que le vent de l’émeute ne soufflait pas.

— N’importe, disait de Flotte, engageons l’action. Ayons la gloire d’être les premiers tués.

Comme ils arrivaient au point où les rues Sainte-Marguerite et de Cotte aboutissent l’une à l’autre et coupent le faubourg, une charrette de paysan chargée de fumier entrait rue Sainte-Marguerite.

— Ici, cria de Flotte.

Ils arrêtèrent la charrette de fumier et la renversèrent au milieu de la rue du faubourg Saint-Antoine.

Une laitière arriva.

Ils renversèrent la charrette de la laitière.

Un boulanger passait dans sa voiture à pain. Il vit ce qui se faisait, voulut fuir et mit son cheval au galop. Deux ou trois gamins – de ces enfants de Paris braves comme des lions et lestes comme des chats – coururent après le boulanger, dépassèrent le cheval qui galopait toujours, l’arrêtèrent et ramenèrent la voiture à la barricade commencée.

On renversa la voiture à pain.

Un omnibus survint qui arrivait de la Bastille.

— Bon ! dit le conducteur, je vois ce que c’est.

Il descendit de bonne grâce et fit descendre les voyageurs, puis le cocher détela les chevaux et s’en alla en secouant son manteau.

On renversa l’omnibus.

Les quatre voitures mises bout à bout barraient à peine la rue du faubourg, fort large en cet endroit. Tout en les alignant, les hommes de la barricade disaient :

— N’abîmons pas trop les voitures.

Cela faisait une médiocre barricade, assez basse, trop courte, et qui laissait les trottoirs libres des deux côtés.

En ce moment un officier d’état-major passa suivi d’une ordonnance, aperçut la barricade, et s’enfuit au galop de son cheval.

Schœlcher inspectait tranquillement les voitures renversées. Quand il fut à la charrette de paysan, qui faisait un tas plus élevé que les autres, il dit : — Il n’y a que celle-là de bonne.

La barricade avançait. On jeta dessus quelques paniers vides qui la grossissaient et l’exhaussaient sans la fortifier.

Ils y travaillaient encore quand un enfant accourut en criant : — La troupe !

En effet deux compagnies arrivaient de la Bastille au pas de course par le faubourg, échelonnées par pelotons de distance en distance et barrant toute la rue.

Les portes et les fenêtres se fermaient précipitamment. Pendant ce temps-là, dans un coin de la barricade, Bastide impassible contait gravement une histoire à Madier de Montjau. – Madier, lui disait-il, il y a près de deux cents ans que le prince de Condé, prêt à livrer bataille dans ce même faubourg Saint-Antoine où nous sommes, demandait à un officier qui l’accompagnait : — As-tu jamais vu une bataille perdue ? — Non, monseigneur. – Eh bien, tu vas en voir une. — Moi, Madier, je vous dis aujourd’hui : — Vous allez voir tout à l’heure une barricade prise.

Cependant ceux qui étaient armés s’étaient placés à leur position de combat derrière la barricade.

Le moment approchait.

— Citoyens, cria Schœlcher, ne tirez pas un coup de fusil. Quand l’armée et les faubourgs se battent, c’est le sang du peuple qui coule des deux côtés. Laissez-nous d’abord parler aux soldats.

Il monta sur un des paniers qui exhaussaient la barricade. Les autres représentants se rangèrent près de lui sur l’omnibus. Malardier et Dulac étaient à sa droite. Dulac lui dit : — Vous me connaissez à peine, citoyen Schœlcher ; moi, je vous aime. Donnez-moi pour mission de rester à côté de vous. Je ne suis que du second rang à l’Assemblée, mais je veux être du premier rang au combat.

En ce moment quelques hommes en blouse, de ceux que le 10 décembre avait embrigadés, parurent à l’angle de la rue Sainte-Marguerite, tout près de la barricade, et crièrent : A bas les vingt-cinq francs !

Baudin, qui avait déjà choisi son poste de combat et qui était debout sur la barricade, regarda fixement ces hommes, et leur dit :

Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs !

Un bruit se fit dans la rue. Quelques dernières portes restées entr’ouvertes se fermèrent. Les deux colonnes d’attaque venaient d’arriver en vue de la barricade. Plus loin on apercevait confusément d’autres rangées de bayonnettes. C’étaient celles qui m’avaient barré le passage.

Schœlcher, élevant le bras avec autorité, fit signe au capitaine qui commandait le premier peloton d’arrêter.

Le capitaine fit de son épée nue un signe négatif. Tout le 2 décembre était dans ces deux gestes. La loi disait :

— Arrêtez ! Le sabre répondait : – Non !

Les deux compagnies continuèrent d’avancer, mais à pas lents et en gardant leurs intervalles.

Schœlcher descendit de la barricade dans la rue. De Flotte, Dulac, Malardier, Brillier, Maigne, Bruckner, le suivirent.

Alors on vit un beau spectacle.

Sept représentants du peuple, sans autre arme que leurs écharpes, c’est-à-dire majestueusement revêtus de la loi et du droit, s’avancèrent dans la rue hors de la barricade, et marchèrent droit aux soldats, qui les attendaient le fusil en joue.

Les autres représentants restés dans la barricade disposaient les derniers apprêts de la résistance. Les combattants avaient une attitude intrépide. Le lieutenant de marine Cournet les dominait tous de sa haute taille. Baudin, toujours debout sur l’omnibus renversé, dépassait la barricade de la moitié du corps.

En voyant approcher les sept représentants, les soldats et les officiers eurent un moment de stupeur. Cependant le capitaine fit signe aux représentants d’arrêter.

Ils s’arrêtèrent en effet, et Schœlcher dit d’une voix grave :

— Soldats ! nous sommes les représentants du peuple souverain, nous sommes vos représentants, nous sommes les élus du suffrage universel. Au nom de la Constitution, au nom du suffrage universel, au nom de la République, nous qui sommes l’Assemblée nationale, nous qui sommes la loi, nous vous ordonnons de vous joindre à nous, nous vous sommons de nous obéir. Vos chefs, c’est nous. L’armée appartient au peuple, et les représentants du peuple sont les chefs de l’armée. Soldats, Louis Bonaparte viole la Constitution, nous l’avons mis hors la loi. Obéissez-nous.

L’officier qui commandait, un capitaine nommé Petit, ne le laissa pas achever.

— Messieurs, dit-il, j’ai des ordres. Je sors du peuple. Je suis républicain comme vous, mais je ne suis qu’un instrument.

— Vous connaissez la Constitution, dit Schœlcher.

— Je ne connais que ma consigne.

— Il y a une consigne au-dessus de toutes les consignes, reprit Schœlcher ; ce qui oblige le soldat comme le citoyen, c’est la loi.

Il se tournait de nouveau vers les soldats pour les haranguer, mais le capitaine lui cria :

— Pas un mot de plus ! Vous ne continuerez pas ! Si vous ajoutez une parole, je commande le feu.

— Que nous importe ! dit Schœlcher.

En ce moment un officier à cheval arriva. C’était le chef du bataillon. Il parla un instant bas au capitaine.

— Messieurs les représentants, reprit le capitaine en agitant son épée, retirez-vous, ou je fais tirer.

— Tirez, cria de Flotte.

Les représentants – étrange et héroïque copie de Fontenoy – ôtèrent leurs chapeaux et firent face aux fusils.

Schœlcher seul garda son chapeau sur la tête et attendit les bras croisés.

— À la bayonnette ! cria le capitaine. Et se tournant vers les pelotons : – Croisez – ette !

— Vive la République ! crièrent les représentants.

Les bayonnettes s’abaissèrent, les compagnies s’ébranlèrent, et les soldats fondirent au pas de course sur les représentants immobiles.

Ce fut un instant terrible et grandiose.

Les sept représentants virent arriver les bayonnettes à leurs poitrines sans un mot, sans un geste, sans un pas en arrière. Mais l’hésitation, qui n’était pas dans leur âme, était dans le cœur des soldats.

Les soldats sentirent distinctement qu’il y avait là une double souillure pour leur uniforme, attenter à des représentants du peuple, ce qui est une trahison, et tuer des hommes désarmés, ce qui est une lâcheté. Or, trahison et lâcheté, ce sont là deux épaulettes dont s’accommode quelquefois le général, jamais le soldat.

Quand les bayonnettes furent tellement près des représentants qu’elles leur touchaient la poitrine, elles se détournèrent d’elles-mêmes, et les soldats d’un mouvement unanime passèrent entre les représentants sans leur faire de mal. Schœlcher seul eut sa redingote percée en deux endroits, et, dans sa conviction, ce fut maladresse plutôt qu’intention. Un des soldats qui lui faisaient face voulut l’éloigner du capitaine et le toucha de sa bayonnette. La pointe rencontra le livre d’adresses des représentants que Schœlcher avait dans sa poche et ne perça que le vêtement.

Un soldat dit à de Flotte : – Citoyen, nous ne voulons pas vous faire de mal.

Pourtant un soldat s’approcha de Bruckner et le mit en joue.

— Eh bien, dit Bruckner, faites feu.

Le soldat, ému, abaissa son arme et serra la main de Bruckner.

Chose frappante, en dépit de l’ordre donné par les chefs, les deux compagnies arrivèrent successivement jusqu’aux représentants, croisant la bayonnette, et la détournant. La consigne commande, mais l’instinct règne ; la consigne peut être le crime, mais l’instinct, c’est l’honneur. Le chef de bataillon P… a dit plus tard : « On nous avait annoncé que nous aurions affaire à des brigands, nous avons en affaire à des héros. »

Cependant, à la barricade on s’inquiétait, et, les voyant enveloppés et voulant les secourir, on tira un coup de fusil. Ce coup de fusil malheureux tua un soldat entre de Flotte et Schœlcher.

L’officier qui commandait le second peloton d’attaque passait près de Schœlcher comme le pauvre soldat tombait. Schœlcher montra à l’officier l’homme gisant :

— Lieutenant, voyez.

L’officier répondit avec un geste de désespoir :

— Que voulez-vous que nous fassions ?

Les deux compagnies ripostèrent au coup de fusil par une décharge générale et s’élancèrent à l’assaut de la barricade, laissant derrière elles les sept représentants stupéfaits d’être encore vivants.

La barricade répondit par une décharge, mais elle ne pouvait tenir. Elle fut emportée.

Baudin fut tué.

Il était resté debout à sa place de combat sur l’omnibus. Trois balles l’atteignirent. Une le frappa de bas en haut à l’œil droit et pénétra dans le cerveau. Il tomba. Il ne reprit pas connaissance. Une demi-heure après il était mort. On porta son cadavre à l’hôpital Sainte-Marguerite.

Bourzat, qui était près de Baudin avec Aubry (du Nord), eut son manteau percé d’une balle.

Un détail qu’il faut noter encore, c’est que les soldats ne firent aucun prisonnier dans cette barricade. Ceux qui la défendaient se dispersèrent dans les rues du faubourg ou trouvèrent asile dans les maisons voisines. Le représentant Maigne, poussé par des femmes effarées derrière une porte d’allée, s’y trouva enfermé avec un des soldats qui venaient de prendre la barricade. Un moment après, le représentant et le soldat sortirent ensemble. Les représentants purent quitter librement ce premier champ de combat.

À ce commencement solennel de la lutte, une dernière lueur de justice et de droit brillait encore, et la probité militaire reculait avec une sorte de morne anxiété devant l’attentat où on l’engageait. Il y a l’ivresse du bien, et il y a l’ivrognerie du mal ; cette ivrognerie plus tard noya la conscience de l’armée.

L’armée française n’est pas faite pour commettre des crimes. Quand la lutte se prolongea et qu’il fallut exécuter de sauvages ordres du jour, les soldats durent s’étourdir. Ils obéirent, non froidement, ce qui eût été monstrueux, mais avec colère, ce que l’histoire invoquera comme leur excuse ; et, pour beaucoup peut-être, il y avait au fond de cette colère du désespoir.

Le soldat tombé était resté sur le pavé. Ce fut Schœlcher qui le releva. Quelques femmes éplorées et vaillantes sortirent d’une maison. Quelques soldats vinrent. On le porta, Schœlcher lui soutenant la tête, d’abord chez une fruitière, puis à l’hôpital Sainte-Marguerite où l’on avait déjà porté Baudin.

C’était un conscrit. La balle l’avait frappé au côté. On voyait à sa capote grise boutonnée jusqu’au collet le trou souillé de sang. Sa tête tombait sur son épaule, son visage pâle, bridé par la mentonnière du shako, n’avait plus de regard, le sang lui sortait de la bouche. Il paraissait dix-huit ans à peine. Déjà soldat et encore enfant. Il était mort.

Ce pauvre soldat fut la première victime du coup d’État. Baudin fut la seconde.

Avant d’être représentant, Baudin avait été instituteur. Il sortait de cette intelligente et forte famille des maîtres d’école [2], toujours persécutés, qui sont tombés de la loi Guizot dans la loi Falloux et de la loi Falloux dans la loi Dupanloup. Le crime du maître d’école, c’est de tenir un livre ouvert ; cela suffit, la sacristie le condamne. Il y a maintenant en France dans chaque village un flambeau allumé, le maître d’école, et une bouche qui souffle dessus, le curé. Les maîtres d’école de France, qui savent mourir de faim pour la vérité et pour la science, étaient dignes qu’un des leurs fût tué pour la liberté.

La première fois que je vis Baudin ce fut à l’Assemblée le 13 janvier 1850. Je voulais parler contre la loi d’enseignement. Je n’étais pas inscrit ; Baudin était inscrit le second. Il vint m’offrir son tour. J’acceptai, et je pus parler le surlendemain 15.

Baudin était, pour les rappels à l’ordre et les avanies, un des points de mire du sieur Dupin. Il partageait cet honneur avec les représentants Miot et Valentin.

Baudin monta plusieurs fois à la tribune. Sa parole, hésitante dans la forme, était énergique dans le fond. Il siégeait à la crête de la montagne. Il avait l’esprit ferme et les manières timides. De là dans toute sa personne je ne sais quel embarras mêlé à la décision. C’était un homme de moyenne taille. Sa face colorée et pleine, sa poitrine ouverte, ses épaules larges, annonçaient l’homme robuste, le laboureur maître d’école, le penseur paysan. Il avait cette ressemblance avec Bourzat. Baudin penchait la tête sur son épaule, écoutait avec intelligence et parlait avec une voix douce et grave. Il avait le regard triste et le sourire amer d’un prédestiné.

Le 2 décembre au soir, je lui avais demandé : – Quel âge avez-vous ? Il m’avait répondu : – Pas tout à fait trente-trois ans.

— Et vous ? me dit-il.

— Quarante-neuf ans.

Et il avait repris :

— Nous avons le même âge aujourd’hui.

Il songeait en effet à ce lendemain qui nous attendait, et où se cachait ce peut-être qui est la grande égalité.

Les premiers coups de fusil étaient tirés, un représentant était tombé, et le peuple ne se levait pas. Quel bandeau avait-il sur les yeux ? Quel plomb avait-il sur le cœur ? Hélas ! la nuit que Louis Bonaparte avait su faire sur son crime, loin de se dissiper, s’épaississait. Pour la première fois depuis soixante ans que l’ère providentielle des révolutions est ouverte, Paris, la ville de l’intelligence, semblait ne point comprendre.

En quittant la barricade de la rue Sainte-Marguerite, de Flotte alla au faubourg Saint-Marceau, Madier de Monjau alla à Belleville, Charamaule et Maigne se portèrent sur les boulevards. Schœlcher, Dulac, Malardier et Brillier remontèrent le faubourg Saint-Antoine par les rues latérales que la troupe n’avait pas encore occupées. Ils criaient : Vive la République ! Ils apostrophaient le peuple sur le pas des portes. – Est-ce donc l’empire que vous voulez ? criait Schœlcher. Ils allèrent jusqu’à chanter la Marseillaise. On ôtait les chapeaux sur leur passage, et l’on criait : Vivent nos représentants ! Mais c’était tout.

Ils avaient soif, et la fatigue les gagnait. Rue de Reuilly un homme sortit d’une porte une bouteille à la main et leur offrit à boire.

Sartin les rejoignit en route. Rue de Charonne, ils entrèrent au local de l’association en permanence. Il n’y avait personne. Mais rien n’abattait leur courage.

Comme ils atteignaient la place de la Bastille, Dulac dit à Schœlcher : – Je vous demande la permission de vous quitter une heure ou deux, et voici pourquoi : je suis seul ici à Paris avec ma petite fille qui a sept ans. Depuis huit jours elle a la fièvre scarlatine, et hier, quand le coup d’État est arrivé, elle était à la mort. Je n’ai que cette enfant au monde. Je l’ai quittée ce matin pour venir, et elle m’a dit : – Papa, où vas-tu ? Puisque je ne suis pas tué, je vais voir si elle n’est pas morte.

Deux heures après l’enfant vivait encore, et nous étions en séance de permanence rue Richelieu, no 15, Jules Favre, Carnot, Michel (de Bourges) et moi, quand nous vîmes entrer Dulac, qui nous dit : – Je viens me mettre à votre disposition.


iv
LES ASSOCIATIONS OUVRIÈRES NOUS DEMANDE UN ORDRE DE COMBAT.

En présence du fait de la barricade Saint-Antoine, si héroïquement construite par les représentants, si tristement délaissée par la population, les dernières illusions, les miennes, durent se dissiper. Baudin tué, le faubourg froid, cela parlait haut. C’était une démonstration suprême, évidente, absolue, de ce fait auquel je ne pouvais me résigner, l’inertie du peuple ; inertie déplorable, s’il comprenait, trahison de lui-même, s’il ne comprenait pas, neutralité fatale dans tous les cas, calamité dont la responsabilité, répétons-le, revenait, non au peuple, mais à ceux qui, en juin 1848, après lui avoir promis l’amnistie, la lui avaient refusée, et qui avaient déconcerté la grande âme du peuple de Paris en lui manquant de parole. Ce que la Constituante avait semé, la Législative le récoltait. Nous, innocents de la faute, nous en subissions le contrecoup.

L’étincelle que nous avions vue un instant courir dans la foule, Michel (de Bourges), du haut du balcon de Bonvalet, moi, au boulevard du Temple, cette étincelle semblait évanouie. Maigne d’abord, puis Brillier, puis Bruckner, plus tard Charamaule, Madier de Montjau, Bastide et Dulac vinrent nous rendre compte en détail de ce qui s’était passé à la barricade Saint-Antoine, des motifs qui avaient déterminé les représentants présents à ne pas attendre l’heure du rendez-vous fixé, et de la mort de Baudin. Le rapport que je fis moi-même de ce que j’avais vu, et que Cassal et Alexandre Rey complétèrent en y ajoutant des circonstances nouvelles, acheva de fixer la situation. Le comité ne pouvait plus hésiter ; je renonçais moi-même aux espérances que j’avais fondées sur une grande manifestation, sur une puissante réplique au coup d’État, sur une sorte de bataille rangée livrée par les gardiens de la République aux bandits de l’Élysée. Les faubourgs faisaient défaut ; nous avions le levier, le droit, mais la masse à soulever, le peuple, nous ne l’avions pas. Il n’y avait plus rien à espérer, comme ces deux grands orateurs, Michel (de Bourges) et Jules Favre, avec leur profond sens politique, l’avaient déclaré dès l’abord, que d’une lutte lente, longue, évitant les engagements décisifs, changeant de quartiers, tenant Paris en haleine, faisant dire à chacun : Ce n’est pas fini ; laissant aux résistances des départements le temps de se produire, mettant les troupes sur les dents, et dans laquelle le peuple parisien, qui ne respire pas longtemps la poudre impunément, finirait peut-être par prendre feu. Barricades faites partout, peu défendues, tout de suite refaites, se dérobant et se multipliant à la fois, telle était la stratégie indiquée par la situation. Le comité l’adopta et envoya de tous côtés des ordres dans ce sens. Nous siégions en ce moment-là rue Richelieu, no 15, chez notre collègue Grévy, qui avait été arrêté la veille au Xe arrondissement, et qui était à Mazas. Son frère nous avait offert sa maison pour délibérer. Les représentants, nos émissaires naturels, affluaient autour de nous, et se répandaient dans Paris avec nos instructions pour organiser sur tous les points la résistance. Ils en étaient les bras, et le comité en était l’âme. Un certain nombre d’anciens constituants, hommes éprouvés, Garnier-Pagès, Marie, Martin (de Strasbourg), Senart, ancien président de la Constituante, Bastide, Laissac, Landrin, s’étaient joints depuis la veille aux représentants. On établit donc, dans les quartiers où cela fut possible, des comités de permanence correspondant avec nous, comité central, et composés ou de représentants ou de citoyens dévoués. Nous choisîmes pour mot d’ordre : Baudin.

Vers midi, le centre de Paris commença à s’agiter.

On vit apparaître notre appel aux armes placardé d’abord place de la Bourse et rue Montmartre. Les groupes se pressaient pour le lire et luttaient contre les agents de police qui s’efforçaient de déchirer les affiches. D’autres placards lithographiés portaient en regard sur deux colonnes le décret de déchéance rendu à la mairie du Xe arrondissement par la droite, et la mise hors la loi votée par la gauche. On distribuait, imprimé sur papier gris avec des têtes de clous, l’arrêt de la Haute Cour de justice déclarant Louis Bonaparte prévenu du crime de haute trahison et signé Hardouin, président, Delapalme, Moreau (de la Seine), Cauchy, Bataille, juges. Ce dernier nom était ainsi orthographié par erreur. Il faut lire Pataille.

On croyait en ce moment-là, et nous croyions nous-mêmes, à cet arrêt, qui n’était point, on l’a vu, l’arrêt véritable.

En même temps, dans les quartiers populaires, on affichait au coin de toutes les rues deux proclamations. La première portait :

AU PEUPLE

Art. 3 [3]. — La Constitution est confiée à la garde et au patriotisme des citoyens français.

LOUIS NAPOLÉON est mis hors la loi.

L’état de siège est aboli.

Le suffrage universel est rétabli.

VIVE LA RÉPUBLIQUE !

AUX ARMES !

POUR LA MONTAGNE RÉUNIE,
Le délégué,
Victor Hugo

La seconde était ainsi conçue :

HABITANTS DE PARIS.

Les gardes nationales et le peuple des départements marchent sur Paris pour vous aider à saisir le TRAÎTRE Louis-Napoléon BONAPARTE.

Pour les représentants du peuple ;
Victor Hugo, président
Schœlcher, secrétaire

Cette dernière affiche, imprimée sur des petits carrés de papier, se répandit, dit un historiographe du coup d’État, à des milliers d’exemplaires.

De leur côté, les malfaiteurs installés dans les hôtels du gouvernement répliquaient par des menaces ; les larges placards blancs, c’est-à-dire officiels, se multipliaient. On lisait dans l’un :

« Nous, préfet de police,

« Arrêtons ce qui suit :

« Art. 1er. — Tout rassemblement est rigoureusement interdit. Il sera immédiatement dissipé par la force.

« Art. 2. – Tout cri séditieux, toute lecture en public, tout affichage d’écrit politique n’émanant pas d’une autorité régulièrement instituée, sont également interdits.

« Art. 3. – Les agents de la force publique veilleront à l’exécution du présent arrêté.

« Fait à la préfecture de police, le 3 décembre 1851.

«Le préfet de police,
« De Maupas »
Vu et approuvé
«Le ministre de l'intérieur,
« De Morny »

On lisait dans l’autre :

« Le ministre de la guerre,

« Vu la loi sur l’état de siège,

« Arrête :

« Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, SERA FUSILLÉ.

« Le général de division, ministre de la guerre,
« De Saint-Arnaud. »

Nous reproduisons ces proclamations scrupuleusement, et jusqu’à la ponctuation. Les mots SERA FUSILLÉ étaient en majuscules dans l’affiche signée De Saint-Arnaud.

Les boulevards se couvraient d’une foule en fermentation. L’agitation, grandissant dans le centre, gagnait trois arrondissements, le VIe, le IXe et le XIIe. Le quartier des écoles entrait en rumeur. Les étudiants en droit et en médecine acclamaient de Flotte sur la place du Panthéon. Madier de Montjau, ardent, éloquent, parcourait et remuait Belleville. Les troupes, à chaque instant grossies, prenaient position sur tous les points stratégiques de Paris.

A une heure, un jeune homme nous fut amené par l’avocat des associations ouvrières, l’ancien constituant Leblond, chez lequel le comité avait délibéré le matin même. Nous étions en permanence, Carnot, Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi. Ce jeune homme, qui avait la parole grave et le regard intelligent, se nommait King. Il était envoyé vers nous par le comité des association ouvrières dont il était délégué. Les associations ouvrières, nous dit-il, se mettaient à la disposition du comité d’insurrection légale nommé par la gauche. Elles pouvaient jeter dans la lutte cinq ou six mille homme hommes résolus. On ferait de la poudre ; quant aux fusils, on en trouverait. Les associations ouvrières nous demandaient un ordre de combat signé de nous. Jules Favre prit une plume et écrivit :

« Les représentants soussignés donnent mandat au citoyen King et à ses amis de défendre avec eux, et les armes à la main, le suffrage universel, la République, les lois. »

Il data et nous signâmes tous les quatre.

— Cela suffit, nous dit le délégué, vous entendrez parler de nous.

Deux heures après, on vint nous annoncer que le combat commençait. On se battait rue Aumaire.


v
LE CADAVRE DE BAUDIN.

Du côté du faubourg Saint-Antoine, nous avions, je l’ai dit, à peu près perdu toute espérance, mais les hommes du coup d’État n’avaient pas perdu toute inquiétude. Depuis les tentatives et les barricades du matin, une surveillance rigoureuse y avait été organisée. Quiconque abordait le faubourg avait chance d’être examiné, suivi, et, au moindre soupçon, arrêté. La surveillance était pourtant parfois en défaut. Vers deux heures, un homme de petite taille, à l’air sérieux et attentif, traversait le faubourg. Un sergent de ville et un agent en bourgeois lui barrèrent le chemin. – Qui êtes-vous ? – Vous le voyez, un passant. – Où allez-vous ? – Là, tout près, chez Bartholomé, contremaître à la sucrerie. – On le fouille. Lui-même ouvre son portefeuille ; les agents retournent les poches de son gilet et déboutonnent sa chemise sur sa poitrine ; enfin le sergent de ville dit en grommelant : – Vous me faisiez pourtant l’effet d’avoir été ici ce matin, allez-vous-en. C’était le représentant Gindrier. S’ils ne s’étaient pas arrêtés aux poches du gilet et s’ils avaient fouillé le paletot, ils y auraient trouvé son écharpe ; Gindrier eût été fusillé.

Ne point se laisser arrêter, se conserver libres pour la lutte, tel était le mot d’ordre des membres de la gauche ; c’est pourquoi nous avions nos écharpes sur nous, mais point visibles.

Gindrier n’avait pas mangé de la journée ; il songea à rentrer chez lui et regagna les quartiers neufs du chemin de fer du Havre où il demeurait. Rue de Calais – c’est une rue déserte qui va de la rue Blanche à la rue de Clichy – un fiacre passait. Gindrier s’entend appeler par son nom. Il se retourne et aperçoit dans le fiacre deux personnes, parentes de Baudin, et un homme qu’il ne connaissait pas. L’une des parentes de Baudin, madame L…, lui crie : – Baudin est blessé ! Elle ajouta : – On l’a porté à l’hospice Saint-Antoine. Nous allons le chercher. Venez avec nous. – Gindrier monta dans le fiacre.

Cependant l’inconnu était le porte-sonnette du commissaire de police de la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine. Il avait été chargé par le commissaire d’aller chez Baudin, rue de Clichy, numéro 88, prévenir sa famille. Ne rencontrant que des femmes, il s’était borné à leur dire que le représentant Baudin était blessé. Il s’était offert à les accompagner et se trouvait dans le fiacre. On avait prononcé devant lui le nom de Gindrier. Ce pouvait être une imprudence. On s’en expliqua avec lui ; il déclara qu’il ne trahirait pas le représentant, et il fut convenu que devant le commissaire de police Gindrier serait un parent et s’appellerait Baudin.

Les pauvres femmes espéraient. La blessure était grave peut-être, mais Baudin était jeune et d’une bonne constitution. – On le sauvera, disaient-elles. Gindrier gardait le silence. Chez le commissaire de police, le voile se déchira. – Comment va-t-il ? demanda madame L… en entrant. – Mais, dit le commissaire, il est mort. – Comment ! mort ? – Oui, tué sur le coup.

Ce fut un moment douloureux. Le désespoir de ces deux femmes si brusquement frappées au cœur éclata en sanglots. – Ah ? infâme Bonaparte ! s’écriait madame L…, il a tué Baudin. Eh bien, je le tuerai. Je serai la Charlotte Corday de ce Marat.

Gindrier réclama le corps de Baudin. Le commissaire de police ne consentit à le rendre à la famille qu’en exigeant la promesse qu’on l’enterrerait sur-le-champ et sans bruit et qu’on ne le montrerait pas au peuple. – Vous comprenez, ajouta-t-il, que la vue d’un représentant tué et sanglant pourrait soulever Paris. – Le coup d’État faisait des cadavres, mais ne voulait pas qu’on s’en servît.

A ces conditions, le commissaire donna à Gindrier deux hommes et un sauf-conduit pour aller chercher Baudin à l’hospice où il avait été déposé.

Cependant le frère de Baudin, jeune homme de vingt-quatre ans, étudiant en médecine, survint. Ce jeune homme a été depuis arrêté et emprisonné ; son crime, c’est son frère ; poursuivons. On se rendit à l’hospice. Sur le vu du sauf-conduit, le directeur introduisit Gindrier et le jeune Baudin dans une salle basse. Il y avait là trois grabats couverts de draps blancs sous lesquels on distinguait la forme immobile de trois corps humains. Celui des trois qui occupait le lit du milieu, c’était Baudin. Il avait à sa droite le jeune soldat tué une minute avant lui à côté de Schœlcher, et à sa gauche une vieille femme qu’une balle perdue avait atteinte rue de Cotte et que les exécuteurs du coup d’État n’avaient ramassée que plus tard ; dans le premier moment on ne retrouve pas toutes ses richesses.

Les trois cadavres étaient nus sous leur suaire.

On avait seulement laissé à Baudin sa chemise et son gilet de flanelle. On avait trouvé sur lui sept francs, sa montre et sa chaîne d’or, sa médaille de représentant, et un porte-crayon en or dont il s’était servi rue Popincourt, après m’avoir passé l’autre crayon, que je conserve. Gindrier et le jeune Baudin s’approchèrent tête nue du grabat qui était au milieu. On souleva le suaire, et la face de Baudin mort leur apparut. Il était calme et semblait dormir. Aucun trait du visage n’était contracté ; une nuance livide commençait à marbrer ses joues.

On dressa procès-verbal. C’est l’usage. Il ne suffit pas de tuer les gens, Il faut encore dresser procès-verbal. Le jeune Baudin dut signer comme quoi, sur la réquisition du commissaire de police, « on lui faisait livraison » du cadavre de son frère. Pendant ces signatures, Gindrier, dans la cour de l’hospice, s’efforçait, sinon de consoler, du moins de calmer les deux femmes désespérées.

Tout à coup un homme qui venait d’entrer dans la cour, et qui depuis quelques instants le considérait avec attention, l’aborda brusquement :

— Que faites-vous là ?

— Que vous importe ! dit Gindrier.

— Vous venez chercher le corps de Baudin ?

— Oui.

— Cette voiture est à vous ?

— Oui.

— Montez-y tout de suite, et baissez les stores.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous êtes le représentant Gindrier. Je vous connais. Vous étiez ce matin à la barricade. Si quelque autre que moi vous voit, vous êtes perdu.

Gindrier suivit le conseil et monta dans le fiacre. Tout en montant il demanda à l’homme :

— Vous êtes de la police ?

L’homme ne répondit pas. Un moment après, il revint, et dit à voix basse près de la portière du fiacre derrière laquelle Gindrier s’était renfermé :

— Oui, j’en mange le pain, mais je n’en fais pas le métier.

Les deux hommes de peine envoyés par le commissaire de police prirent Baudin sur le lit de bois et l’apportèrent à la voiture. On le mit au fond du fiacre, la face couverte, et enveloppé du suaire de la tête aux pieds. Un ouvrier qui était là prêta son manteau qu’on jeta sur le cadavre, afin de ne pas attirer l’attention des passants. Madame L… se plaça à côté du corps, Gindrier en face, le jeune Baudin près de Gindrier. Un fiacre suivait où étaient l’autre parente de Baudin et un étudiant en médecine nommé Dutèche.

On partit. Pendant le trajet, la tête du cadavre secoué par la voiture allait et venait d’une épaule à l’autre ; le sang de la blessure recommença à couler et reparaissait en larges plaques rouges à travers le drap blanc. Gindrier, le bras étendu et la main posée sur sa poitrine, l’empêchait de tomber en avant ; madame L… le soutenait de côté.

On avait recommandé au cocher d’aller lentement ; le trajet dura plus d’une heure.

Quand on arriva au no 88 de la rue de Clichy, la descente du corps attira des curieux devant la porte. Les voisins accoururent. Le frère de Baudin, aidé de Gindrier et de Dutèche, monta le cadavre au quatrième étage, où Baudin demeurait. C’était une maison neuve et il n’y habitait que depuis quelques mois.

Ils le portèrent dans sa chambre, qui était en ordre et telle qu’il l’avait quittée le 2 au matin. Le lit où il n’avait pas couché la nuit précédente n’était pas défait. Un livre qu’il lisait était resté sur sa table, ouvert à la page où il s’était interrompu. Ils déroulèrent le suaire, et Gindrier lui coupa avec des ciseaux sa chemise et son gilet de flanelle. Ils lavèrent le corps. La balle était entrée par l’angle de l’arcade de l’œil droit et sortie par le derrière de la tête. La plaie de l’œil n’avait pas saigné. Il s’y était formé une sorte de tumeur ; le sang avait coulé à flots par le trou de l’occiput. On lui mit du linge blanc, on lui fit un lit blanc et on le coucha, la tête sur son oreiller, la face découverte. Les femmes se lamentaient dans la chambre à côté.

Gindrier, déjà, avait rendu le même service à l’ancien constituant James Demontry. En 1850, James Demontry mourut, proscrit, à Cologne. Gindrier partit pour Cologne, alla au cimetière et fit exhumer James Demontry. Il fit extraire le cœur, l’embauma et l’enferma dans un vase d’argent qu’il apporta à Paris. La réunion de la Montagne le délégua avec Chollet et Joigneaux pour porter ce cœur à Dijon, patrie de Demontry, et lui faire des funérailles solennelles. Ces funérailles furent empêchées par ordre de Louis Bonaparte, alors président de la République. L’enterrement des hommes vaillants et fidèles déplaisait à Louis Bonaparte ; leur mort, non.

Quand Baudin fut couché sur son lit, les femmes rentrèrent, et toute cette famille, assise autour du cadavre, pleura. Gindrier, que d’autres devoirs réclamaient, redescendit avec Dutèche. Un rassemblement s’était formé devant la porte.

Un homme en blouse, le chapeau sur la tête, monté sur une borne, pérorait et glorifiait le coup d’État, le suffrage universel rétabli, la loi du 31 mai abolie, « les vingt-cinq francs » supprimés ; Louis Bonaparte a bien fait, etc. – Gindrier, debout sur le seuil de la porte, éleva la voix : – Citoyens, là-haut est Baudin, représentant du peuple, tué en défendant le peuple ! Baudin, votre représentant à tous, entendez-vous bien ! Vous êtes devant sa maison, il est là qui saigne sur son lit, et voilà un homme qui ose ici applaudir son assassin ! Citoyens, voulez-vous que je vous dise le nom de cet homme ? Il s’appelle la Police. Honte et infamie aux traîtres et aux lâches ! Respect au cadavre de celui qui est mort pour vous !

Et, fendant l’attroupement, Gindrier prit au collet l’homme qui venait de parler, et, lui jetant son chapeau à terre d’un revers de main, il cria : — Chapeau bas !


vi
DÉCRETS DES REPRÉSENTANTS RESTÉS LIBRES.

Le texte de l’arrêt que l’on croyait rendu par la Haute Cour de justice nous avait été apporté par l’ancien constituant Martin (de Strasbourg), avocat à la cour de cassation. En même temps nous apprenions ce qui se passait rue Aumaire. La bataille s’engageait, il importait de la soutenir et de l’alimenter ; il importait de placer toujours la résistance légale à côté de la résistance armée. Les membres réunis la veille à la mairie du Xe arrondissement avaient décrété la déchéance de Louis Bonaparte ; mais ce décret, rendu par une réunion presque exclusivement composée des membres impopulaires de la majorité, pouvait être sans action sur les masses ; il était nécessaire que la gauche le reprît, le fît sien, lui imprimât un accent plus énergique et plus révolutionnaire, et s’emparât de l’arrêt de la Haute Cour, que l’on croyait réel, pour prêter main-forte à cet arrêt et le rendre exécutoire.

Dans notre appel aux armes, nous avions mis Louis Bonaparte hors la loi. Le décret de déchéance, repris et contresigné par nous, s’ajoutait utilement à cette mise hors la loi, et complétait l’acte révolutionnaire par l’acte légal.

Le comité de résistance convoqua les représentants républicains.

L’appartement de M. Grévy où nous étions étant trop resserré, nous assignâmes pour lieu de réunion le no 10 de la rue des Moulins, quoique avertis que la police avait déjà fait une descente dans cette maison. Mais nous n’avions pas le choix ; en révolution, la prudence est impossible, et l’on s’aperçoit bien vite qu’elle est inutile. Se confier, se confier toujours, telle est la loi des grands actes qui déterminent parfois les grands événements. L’improvisation perpétuelle des moyens, des procédés, des expédients, des ressources, rien pas à pas, tout d’emblée, jamais le terrain sondé, toutes les chances acceptées en bloc, les mauvaises comme les bonnes, tout risqué à la fois de tous les côtés, l’heure, le lieu, l’occasion, les amis, la famille, la liberté, la fortune, la vie, c’est là le combat révolutionnaire.

Vers trois heures, soixante représentants environ étaient réunis rue des Moulins, no 10, dans le grand salon, sur lequel s’ouvrait un petit cabinet où siégeait le comité de résistance.

C’était une journée de décembre très sombre, et la nuit semblait déjà presque venue. Hetzel entra. L’éditeur Hetzel, qu’on pourrait appeler aussi le poète Hetzel, est un esprit généreux et un grand courage, il a, on le sait, montré de rares qualités politiques comme secrétaire général du ministère des affaires étrangères sous Bastide ; il vint s’offrir à nous, ainsi qu’avait déjà fait dans la matinée le brave et patriote libraire Hingray. Hetzel savait que ce qui nous manquait surtout, c’était une imprimerie. Tant que nous n’avions pas une imprimerie, nous n’avions pas la parole, et Louis Bonaparte parlait seul. Hetzel avait été trouver un imprimeur qui lui avait dit : Forcez-moi, mettez-moi le pistolet sous la gorge, j’imprimerai tout ce que vous voudrez. Il ne s’agissait donc plus que de réunir quelques amis, de s’emparer de cette imprimerie de vive force, de s’y barricader, et d’y soutenir un siège au besoin pendant qu’on imprimerait nos proclamations et nos décrets ; Hetzel nous l’offrait. Un détail de son arrivée au lieu de notre réunion mérite d’être noté. Comme il approchait de la porte cochère, il vit, dans l’espèce de crépuscule de ce triste jour de décembre, un homme debout et immobile à quelque distance et qui semblait guetter. Il alla à cet homme et reconnut l’ancien commissaire de police de l’Assemblée, M. Yon.

— Que faites-vous là ? dit brusquement Hetzel. Est-ce que vous êtes là pour nous arrêter ? En ce cas, voici ce que j’ai pour vous. – Et il tira deux pistolets de ses poches.

M. Yon répondit en souriant :

— Je veille en effet, non contre vous, mais pour vous ; je vous garde.

M. Yon sachant notre réunion chez Landrin, et craignant que nous n’y fussions arrêtés, faisait spontanément la police pour nous.

Hetzel s’était déjà ouvert de son projet au représentant Labrousse qui devait l’accompagner et lui donner l’appui moral de l’Assemblée dans sa périlleuse expédition. Un premier rendez-vous, convenu entre eux, au café Cardinal, ayant manqué, Labrousse avait laissé au maître du café pour Hetzel un billet ainsi conçu : – Madame Elisabeth attend M. Hetzel rue des Moulins, no 10. – C’est sur ce mot qu’Hetzel était venu.

Nous acceptâmes les offres d’Hetzel, et il fut entendu qu’à la nuit tombante le représentant Versigny, qui remplissait les fonctions de secrétaire du comité, lui porterait nos proclamations, nos décrets, les nouvelles qui nous seraient parvenues, et tout ce que nous jugerions à propos de publier. On régla qu’Hetzel attendrait Versigny sur le trottoir du bout de la rue Richelieu qui longe le café Cardinal.

Cependant Jules Favre, Michel (de Bourges) et moi, nous avions rédigé le décret final qui devait combiner la déchéance votée par la droite avec la mise hors la loi votée par nous. Nous rentrâmes dans le salon pour le lire aux représentants assemblés et le leur faire signer.

En ce moment la porte s’ouvrit et Emile de Girardin se présenta. Depuis la veille nous ne l’avions pas encore vu.

Émile de Girardin, en le dégageant de cette vapeur qui enveloppe tout combattant dans la mêlée des partis et qui, à distance, change ou obscurcit la figure des hommes, Émile de Girardin est un rare penseur, un écrivain précis, énergique, logique, adroit, robuste, un journaliste dans lequel, comme dans tous les grands journalistes, on sent l’homme d’État. On doit à Émile de Girardin ce progrès mémorable, la presse à bon marché. Émile de Girardin a ce grand don, l’opiniâtreté lucide. Émile de Girardin est un veilleur public ; son journal, c’est son poste ; il attend, il regarde, il épie, il éclaire, il guette, il crie qui vive ; à la moindre alerte, il fait feu avec sa plume ; prêt à toutes les formes du combat, sentinelle aujourd’hui, général demain. Comme tous les esprits sérieux, il comprend, il voit, il reconnaît, il palpe, pour ainsi dire, l’immense et magnifique identité que couvrent ces trois mots : révolution, progrès, liberté ; il veut la révolution, mais surtout par le progrès ; il veut le progrès, mais uniquement par la liberté. On peut, et selon nous quelquefois avec raison, différer d’avis avec lui sur la route à prendre, sur l’attitude à tenir et sur la position à conserver, mais personne ne peut nier son courage qu’il a prouvé sous toutes les formes, ni rejeter son but qui est l’amélioration morale et matérielle du sort de tous. Émile de Girardin est plus démocrate que républicain, plus socialiste que démocrate ; le jour où ces trois idées, démocratie, république, socialisme, c’est-à-dire le principe, la forme et l’application, se feront équilibre dans son esprit, les oscillations qu’il a encore, cesseront. Il a déjà la puissance, il aura la fixité.

Dans le cours de cette séance, on va le voir, je ne fus pas toujours d’accord avec Émile de Girardin. Raison de plus pour que je constate ici combien j’apprécie cet esprit, fait de lumière et de courage. Émile de Girardin, quelque réserve que chacun puisse ou veuille faire, est un des hommes qui honorent la presse contemporaine ; il unit au plus haut degré la dextérité du combattant à la sérénité du penseur.

J’allai à lui et je lui demandai :

— Vous reste-t-il quelques ouvriers à la Presse ?

Il me répondit : – Nos presses sont sous le scellé et gardées par la gendarmerie mobile, mais j’ai cinq ou six ouvriers de bonne volonté, on peut tirer quelques placards à la brosse.

— Eh bien, repris-je, imprimez nos décrets et nos proclamations. – J’imprimerai, répondit-il, tout ce qui ne sera pas un appel aux armes.

Il ajouta en s’adressant à moi : – Je connais votre proclamation. C’est un cri de guerre, je ne puis imprimer cela.

On se récria. Il nous déclara alors qu’il faisait de son côté des proclamations, mais dans un sens différent du nôtre. Que selon lui, ce n’était pas par les armes qu’il fallait combattre Louis Bonaparte, mais par le vide. Par les armes il sera vainqueur, par le vide il sera vaincu. Il nous conjura de l’aider à isoler l’homme qu’il appelait éloquemment « le déchu du 2 décembre ». Faisons le vide autour de lui ! s’écriait Émile de Girardin. Proclamons la grève universelle ! Que le marchand cesse de vendre, que le consommateur cesse d’acheter, que l’ouvrier cesse de travailler, que le boucher cesse de tuer, que le boulanger cesse de cuire, que tout chôme, jusqu’à l’Imprimerie nationale, que Louis Bonaparte ne trouve pas un compositeur pour composer le Moniteur, pas un pressier pour le tirer, pas un colleur pour l’afficher ! La grève universelle ! l’isolement, la solitude, le vide autour de cet homme ! Que la nation se retire de lui. Tout pouvoir dont la nation se retire tombe comme un arbre dont la racine se séparerait. Louis Bonaparte, abandonné de tous dans son crime, s’évanouira. Rien qu’en croisant les bras autour de lui, on le fera tomber. Au contraire, tirez-lui des coups de fusil, vous le consolidez. L’armée est ivre, le peuple est ahuri et ne se mêle de rien, la bourgeoisie a peur du président, du peuple, de vous, de tout ! Pas de victoire possible. Vous allez devant vous, en braves gens, vous risquez vos têtes, c’est bien ; vous entraînez avec vous deux ou trois mille hommes intrépides dont le sang, mêlé au vôtre, coule déjà. C’est héroïque, soit. Ce n’est pas politique. Quant à moi, je n’imprimerai pas d’appel aux armes et je me refuse au combat. Organisons la grève universelle !

Ce point de vue était hautain et superbe ; mais malheureusement je le sentais irréalisable. Deux aspects du vrai saisissent Girardin, le côté logique et le côté pratique. Ici, selon moi, le côté pratique faisait défaut.

Michel (de Bourges) lui répondit. Michel (de Bourges), avec sa dialectique ferme et sa raison vive, posait le doigt sur ce qui était pour nous la question immédiate, le crime de Louis Bonaparte, la nécessité de se dresser debout devant ce crime. C’était plutôt une conversation qu’une discussion ; mais Michel (de Bourges), puis Jules Favre, qui parla ensuite, s’y élevèrent à la plus haute éloquence. Jules Favre, digne de comprendre le puissant esprit de Girardin, eût volontiers adopté cette idée, si elle lui eût semblé praticable, de la grève universelle, du vide autour de l’homme ; il la trouvait grande, mais impossible. Une nation ne s’arrête pas court. Même frappée au cœur, elle va encore. Le mouvement social, qui est la vie animale des sociétés, survit au mouvement politique. Quoi que pût espérer Emile de Girardin, il y aura toujours un boucher qui tuera, un boulanger qui cuira, il faut bien manger ! Faire croiser les bras au travail universel, chimère ! disait Jules Favre, rêve ! Le peuple se bat trois jours, quatre jours, huit jours ; la société n’attend pas indéfiniment. Quant à la situation, sans doute elle était terrible, sans doute elle était tragique, et le sang coulait ; mais cette situation, qui l’avait faite ? Louis Bonaparte. Nous, nous l’acceptions telle qu’elle était, rien de plus.

Émile de Girardin, ferme, logique, absolu dans son idée, persista. Quelques-uns pouvaient être ébranlés. Les arguments, si abondants dans ce vigoureux et inépuisable esprit, lui arrivaient en foule. Quant à moi, je voyais devant moi le devoir comme un flambeau.

Je l’interrompis, je m’écriai : – Il est trop tard pour délibérer sur ce qu’on fera. Ce n’est pas à faire. C’est fait. Le gant du coup d’État est jeté, la gauche le ramasse. C’est aussi simple que cela. L’acte du Deux-Décembre est un défi infâme, insolent, inouï, à la démocratie, à la civilisation, à la liberté, au peuple, à la France. Je répète que nous avons ramassé ce gant. Nous sommes la loi, mais la loi vivante qui peut s’armer au besoin et combattre. Un fusil dans nos mains, c’est une protestation. Je ne sais pas si nous vaincrons, mais nous devons protester. Protester dans le parlement d’abord ; le parlement fermé, protester dans la rue ; la rue fermée, protester dans l’exil ; l’exil accompli, protester dans la tombe. Voilà notre rôle à nous, notre fonction, notre mission. Le mandat des représentants est élastique ; le peuple le donne, les événements l’élargissent.

Pendant que nous délibérions, notre collègue Napoléon Bonaparte, fils de l’ancien roi de Westphalie, était survenu. Il écoutait. Il prit la parole. Il flétrit énergiquement et avec l’accent d’une indignation sincère et généreuse le crime de son cousin, mais il déclara que dans sa pensée une protestation écrite suffisait, protestation des représentants, protestation du conseil d’État, protestation des magistrats, protestation de la presse ; que cette protestation serait unanime et éclairerait la France, que pour toute autre forme de résistance on n’aurait pas l’unanimité. Que, quant à lui, ayant toujours trouvé la Constitution mauvaise, l’ayant dans la Constituante combattue dès le premier instant, il ne la défendrait pas le dernier jour ; il ne donnerait, certes, pas une goutte de sang pour elle. Que la Constitution était morte, mais que la République était vivante ; et qu’il fallait sauver, non la Constitution, cadavre, mais la République, principe !

Les réclamations éclatèrent. Bancel, jeune, ardent, éloquent, impétueux, tout débordant de conviction, s’écria que ce qu’il fallait voir, ce n’était pas les défauts de la Constitution, mais l’horreur du crime commis, la trahison flagrante, le serment violé ; il déclara qu’on pouvait avoir voté contre la Constitution dans l’Assemblée constituante et la défendre aujourd’hui en présence d’un usurpateur, et que c’était logique, et que plusieurs d’entre nous étaient dans ce cas. Il me cita comme exemple. – Preuve, dit-il, Victor Hugo. – Il termina ainsi : – Vous avez assisté à la construction d’un navire, vous l’avez trouvé mal bâti, vous avez donné des conseils qui n’ont pas été écoutés. Cependant vous avez dû monter à bord de ce vaisseau, vos enfants et vos frères y sont avec vous, votre mère y est embarquée. Un pirate arrive, la hache dans une main pour saborder le navire ; la torche dans l’autre pour l’incendier. L’équipage veut se défendre, court aux armes. Direz-vous à l’équipage : Moi, je trouve ce navire mal construit et je veux le laisser détruire ?

— En pareil cas, ajouta Edgar Quinet, qui n’est pas du parti du navire est du parti du pirate.

On nous cria de toutes parts : Le décret ! lisez le décret !

J’étais debout adossé à la cheminée. Napoléon Bonaparte vint à moi, et, s’approchant de mon oreille :

— Vous livrez, me dit-il tout bas, une bataille perdue d’avance.

Je lui répondis : – Je ne regarde pas le succès, je regarde le devoir.

Il répliqua : – Vous êtes un homme politique, et par conséquent vous devez vous préoccuper du succès. Je vous répète, avant que vous alliez plus loin, que c’est une bataille d’avance perdue.

Je repris : – Si nous engageons la lutte, la bataille est perdue, vous le dites, je le crois ; mais si nous ne l’engageons pas, c’est l’honneur qui est perdu. J’aime mieux perdre la bataille que l’honneur.

Il resta un moment silencieux, puis il me prit la main.

— Soit, reprit-il, mais écoutez. Vous courez, vous personnellement, de grands dangers. De tous les hommes de l’Assemblée, vous êtes celui que le président hait le plus. Vous l’avez, du haut de la tribune, surnommé Napoléon-le-Petit ; vous comprenez, c’est inoubliable, cela. En outre, c’est vous qui avez dicté l’appel aux armes, et on le sait. Si vous êtes pris, vous êtes perdu. Vous serez fusillé sur place, ou tout au moins déporté. Avez-vous un lieu sûr où coucher cette nuit ?

Je n’y avais pas encore songé. – Ma foi non, lui dis-je.

Il reprit : – Eh bien, venez chez moi. Il n’y a peut-être qu’une maison dans Paris où vous soyez en sûreté, c’est la mienne. On ne viendra pas vous chercher là. Venez-y le jour, la nuit, à quelque heure qu’il vous plaira ; je vous attendrai, et c’est moi qui vous ouvrirai. Je demeure rue d’Alger, no 5.

Je le remerciai, l’offre était noble et cordiale, j’en fus touché. Je n’en ai point usé, mais je ne l’ai pas oubliée.

On cria de nouveau : – Lisons le décret. Assis ! assis ! – Il y avait devant la cheminée une table ronde ; on y apporta une lampe, des plumes, des écritoires et du papier ; les membres du comité s’assirent à cette table ; les représentants prirent place autour d’eux sur les canapés et les fauteuils et sur toutes les chaises qu’on put trouver dans les chambres voisines. Quelques-uns cherchèrent des yeux Napoléon Bonaparte. Il s’était retiré.

Un membre demanda qu’avant toute chose la réunion se déclarât Assemblée nationale et se constituât en nommant immédiatement un président et un bureau. Je fis remarquer que nous n’avions pas à nous déclarer Assemblée, que nous étions l’Assemblée, de droit comme de fait, et toute l’Assemblée, nos collègues absents étant empêchés par la force ; que l’Assemblée nationale, même mutilée par le coup d’État, devait conserver son entité et rester constituée après comme avant ; que nommer un autre président et un autre bureau, ce serait donner prise à Louis Bonaparte, et accepter en quelque sorte le décret de dissolution ; que nous ne devions faire rien de pareil ; que nos décrets devaient être publiés, non avec la signature d’un président quel qu’il fût, mais avec la signature de tous les membres de la gauche non arrêtés, qu’ils auraient ainsi pleine autorité sur le peuple, et pleine action. On renonça à nommer un président. Noël Parfait proposa que nos décrets et nos actes fussent rendus, non avec la formule : l’Assemblée nationale – décrète : – etc. ; mais avec la formule : les représentants du peuple restés libres, – décrètent : – etc. ; – de cette façon nous conservions toute l’autorité attachée à la qualité de représentants du peuple, sans associer à la solidarité de nos actes les représentants arrêtés. Cette formule avait en outre l’avantage de nous séparer de la droite. Le peuple savait que les seuls représentants restés libres étaient les membres de la gauche. On adopta l’avis de Noël Parfait.

Je donnai lecture du décret de déchéance. Il était conçu en ces termes :

DÉCLARATION

Les représentants du peuple restés libres, vu l’article 68 de la Constitution ainsi conçu :

« ART. 68. — Toute mesure par laquelle le président de la République dissout l’Assemblée, la proroge, ou met obstacle à l’exercice de son mandat, est un crime de haute trahison.

« Par ce seul fait le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l’Assemblée nationale ; les juges de la Haute Cour de justice se réunissent immédiatement, à peine de forfaiture ; ils convoquent les jurés dans le lieu qu’ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices. »

Décrètent :

ARTICLE PREMIER. — Louis Bonaparte est déchu de ses fonctions de président de la République.

ART. 2. — Tous citoyens et fonctionnaires publics sont tenus de lui refuser obéissance sous peine de complicité.

ART. 3. — L’arrêt rendu le 2 décembre par la Haute Cour de justice, et qui déclare Louis Bonaparte prévenu du crime de haute trahison, sera publié et exécuté. En conséquence, les autorités civiles et militaires sont requises, sous peine de forfaiture, de prêter main-forte à l’exécution dudit arrêt.

Fait à Paris en séance de permanence, le 3 décembre 1851.

Le décret lu et voté par acclamation, nous le signâmes, et les représentants se pressèrent en foule autour de la table pour joindre leurs signatures aux nôtres. Sain fit remarquer que cette signature prenait du temps, qu’en outre nous n’étions guère plus de soixante, un grand nombre des membres de la gauche étant en mission dans les rues insurgées. Il demanda si le comité, qui avait pleins pouvoirs de toute la gauche, voyait quelque objection à faire suivre le décret du nom de tous les représentants républicains restés libres sans exception, absents comme présents. Nous répondîmes qu’en effet le décret signé de tous remplissait mieux le but. C’était d’ailleurs l’avis que j’avais ouvert. Bancel avait précisément dans sa poche un vieux numéro du Moniteur contenant un scrutin de division. On y coupa la liste des membres de la gauche, on y effaça les noms de ceux qui étaient arrêtés, et on joignit cette liste au décret [4].

Le nom d’Émile de Girardin sur cette liste frappa mes yeux. Il était toujours présent.

— Signez-vous le décret ? lui demandai-je.

— Sans hésiter.

— En ce cas, vous consentez à l’imprimer ?

— Tout de suite.

Il reprit :

— N’ayant plus de presses, comme je vous l’ai dit, je ne puis faire tirer qu’en placards et à la brosse ; c’est long, mais ce soir à huit heures vous aurez cinq cents exemplaires.

— Et, poursuivis-je, vous persistez à refuser d’imprimer l’appel aux armes ?

— Je persiste.

On fit une double copie du décret qu’Emile de Girardin emporta.

La délibération recommença. À chaque instant des représentants survenaient et apportaient des nouvelles : – Amiens en insurrection – Reims et Rouen en mouvement et en marche sur Paris – le général Canrobert résistant au coup d’État, le général Castellane hésitant – le ministre des États-Unis demandant ses passeports. – Nous ajoutions peu de foi à ces bruits, et les faits ont prouvé que nous avions raison.

Cependant Jules Favre avait rédigé le décret suivant, qu’il proposa et qui fut immédiatement adopté :

DÉCRET
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Liberté — Égalité — Fraternité

« Les représentants soussignés, demeurés libres, réunis en assemblée de permanence ;

« Vu l’arrestation de la plupart de leurs collègues, vu l’urgence ;

« Considérant que pour l’accomplissement de son crime Louis Bonaparte ne s’est pas contenté de multiplier les moyens de destruction les plus formidables contre la vie et les propriétés des citoyens de Paris, qu’il a foulé aux pieds toutes les lois, anéanti toutes les garanties des nations civilisées ;

« Considérant que ces criminelles folies ne font qu’augmenter la violente réprobation de toutes les consciences et hâter l’heure de la vengeance nationale, mais qu’il importe de proclamer le droit,

«Décrètent :

« ARTICLE PREMIER. – L’état de siège est levé dans tous les départements où il a été établi, les lois ordinaires reprennent leur empire.

« ART. 2. – Il est enjoint à tous les chefs militaires, sous peine de forfaiture, de se démettre immédiatement des pouvoirs extraordinaires qui leur ont été conférés.

« ART. 3. – Les fonctionnaires et agents de la force publique sont chargés, sous peine de forfaiture, de mettre à exécution le présent décret.

« Fait en séance de permanence, le 3 décembre 1851. »

Madier de Montjau et de Flotte entrèrent. Ils arrivaient du dehors, ils avaient été partout où la lutte était engagée, ils avaient vu de leurs yeux l’hésitation d’une partie de la population devant ces mots : La loi du 31 mai est abolie, le suffrage universel est rétabli. Les affiches de Louis Bonaparte faisaient évidemment des ravages. Il fallait opposer effort à effort, et ne rien négliger de ce qui pouvait ouvrir les yeux au peuple ; je dictai la proclamation suivante :

PROCLAMATION

« Peuple ! on te trompe.

« Louis Bonaparte dit qu’il te rétablit dans tes droits et qu’il te rend le suffrage universel.

« Louis Bonaparte en a menti.

« Lis ses affiches. Il t’accorde, quelle dérision infâme ! le droit de lui conférer à lui, à lui SEUL, le pouvoir constituant, c’est-à-dire la suprême puissance qui t’appartient. Il t’accorde le droit de le nommer dictateur POUR DIX ANS. En d’autres termes, il t’accorde le droit d’abdiquer et de le couronner ; droit que tu n’as même pas, ô peuple, car une génération ne peut disposer de la souveraineté de la génération qui la suivra.

« Oui, il t’accorde à toi, souverain, le droit de te donner un maître, et ce maître, c’est lui.

« Hypocrisie et trahison !

« Peuple, nous démasquons l’hypocrite, c’est à toi de punir le traître ! »

« Le comité de résistance :

« Jules Favre – de Flotte – Carnot – Madier de Montjau – Mathieu (de la Drôme) – Michel (de Bourges) – Victor Hugo. »

Baudin était tombé héroïquement. Il fallait faire connaître au peuple sa mort et honorer sa mémoire. Le décret qu’on va lire fut voté sur la proposition de Michel (de Bourges) :

DÉCRET

« Les représentants du peuple restés libres, considérant que le représentant Baudin est mort sur la barricade du faubourg Saint-Antoine pour la République et pour les lois, et qu’il a bien mérité de la patrie,

« Décrètent :

« Les honneurs du Panthéon sont décernés au représentant Baudin.

« Fait en séance de permanence, le 3 décembre 1851. »

Après les honneurs aux morts, et les nécessités du combat, il importait, selon moi, de réaliser immédiatement et dictatorialement quelque grande amélioration populaire. Je proposai l’abolition des octrois et de l’impôt des boissons. On fit cette objection : – Pas de caresse au peuple ! après la victoire, nous verrons. En attendant, qu’il combatte ! S’il ne combat pas, s’il ne se lève pas, s’il ne comprend pas que c’est pour lui, que c’est pour son droit que nous, les représentants, nous risquons nos têtes à cette heure, s’il nous laisse seuls sur la brèche en présence du coup d’État, c’est qu’il n’est pas digne de la liberté ! – Bancel fit remarquer que l’abolition des octrois et de l’impôt des boissons n’était pas une caresse au peuple, mais un secours aux misères, une grande mesure économique réparatrice, une satisfaction au cri public, satisfaction que la droite avait toujours obstinément refusée, et que la gauche, maîtresse du terrain, devait se hâter d’accorder. – On vota, avec la réserve de ne les publier qu’après la victoire, les deux décrets en un seul, sous cette forme.

DÉCRET

« Les représentants restés libres

« Décrètent :

«Les octrois sont abolis dans toute l’étendue du territoire de la République.

« Fait en séance de permanence, le 3 décembre 1851. »

Versigny, avec une copie des proclamations et du décret, partit à la recherche d’Hetzel. Labrousse y alla de son côté. On se donna rendez-vous pour huit heures du soir chez l’ancien membre du gouvernement provisoire Marie, rue Neuve-des-Petits-Champs.

Comme les membres du comité et les représentants se retiraient, on vint me dire que quelqu’un demandait à me parler ; j’entrai dans une espèce de petite chambre attenante au salon et j’y trouvai un homme en blouse à l’air sympathique et intelligent. Cet homme avait à la main un rouleau de papier.

— Citoyen Victor Hugo, me dit-il, vous n’avez pas d’imprimerie. Voici un moyen de vous en passer.

Il déploya à plat sur la cheminée le rouleau qu’il tenait à la main. C’était un cahier d’une espèce de papier bleu très mince et qui me parut légèrement huilé. Entre chaque feuille de papier bleu il y avait une feuille de papier blanc. Il tira de sa poche une sorte de poinçon émoussé, en disant : La première chose venue peut servir, un clou, une allumette ; et il traça avec le poinçon sur la première feuille du cahier le mot République. Puis tournant les feuillets : Voyez, me dit-il.

Le mot République était reproduit sur les quinze ou vingt feuilles blanches que contenait le cahier.

Il ajouta : — On se sert habituellement de ce papier pour décalquer les dessins de fabrique. J’ai pensé qu’il pourrait être utile dans un moment comme celui-ci. J’en ai chez moi une centaine de feuilles, avec lesquelles je puis faire cent copies de ce que vous voudrez, d’une proclamation par exemple, dans le même temps qu’on met pour en faire quatre ou cinq. Ecrivez-moi quelque chose, ce que vous croirez utile dans l’instant où nous sommes, et demain matin ce sera affiché dans Paris à cinq cents exemplaires.

Je n’avais sur moi aucun des actes que nous venions de rédiger, Versigny était parti avec les copies. Je pris une feuille de papier, et j’écrivis sur le coin de la cheminée la proclamation suivante :

À L’ARMÉE
« Soldats !

« Un homme vient de briser la Constitution. Il déchire le serment qu’il avait prêté au peuple, supprime la loi, étouffe le droit, ensanglante Paris, garrotte la France, trahit la République !

« Soldats, cet homme vous engage dans son crime.

« Il y a deux choses saintes : le drapeau, qui représente l’honneur militaire, et la loi, qui représente le droit national. Soldats, le plus grand des attentats, c’est le drapeau levé contre la loi ! Ne suivez pas plus longtemps le malheureux qui vous égare. Pour un tel crime, les soldats français doivent être des vengeurs, non des complices.

« Cet homme dit qu’il s’appelle Bonaparte. Il ment, car Bonaparte est un mot qui veut dire gloire. Cet homme dit qu’il s’appelle Napoléon. Il ment, car Napoléon est un mot qui veut dire génie. Lui, il est obscur et petit. Livrez à la loi ce misérable ! Soldats, c’est un faux Napoléon. Un vrai Napoléon vous ferait recommencer Marengo ; lui, il vous fait recommencer Transnonain !

« Tournez les yeux vers la vraie fonction de l’armée française : protéger la patrie, propager la Révolution, délivrer les peuples, soutenir les nationalités, affranchir le continent, briser les chaînes partout, défendre partout le droit, voilà votre rôle parmi les armées d’Europe. Vous êtes dignes des grands champs de bataille.

« Soldats ! l’armée française est l’avant-garde de l’humanité.

« Rentrez en vous-mêmes, réfléchissez ; reconnaissez-vous, relevez-vous ! Songez à vos généraux arrêtés, pris au collet par des argousins et jetés, menottes aux mains, dans la cellule des voleurs ! Le scélérat qui est à l’Élysée croit que l’armée de la France est une bande du bas-empire ; qu’on la paie et qu’on l’enivre, et qu’elle obéit ! Il vous fait faire une besogne infâme ; il vous fait égorger en plein dix-neuvième siècle, et dans Paris même, la liberté, le progrès, la civilisation. Il vous fait détruire, à vous enfants de la France, tout ce que la France a si glorieusement et si péniblement construit en trois siècles de lumière et en soixante ans de révolutions ! Soldats, si vous êtes la grande armée, respectez la grande nation.

« Nous citoyens, nous représentants du peuple et vos représentants, nous vos amis, vos frères, nous qui sommes la loi et le droit, nous qui nous dressons devant vous en vous tendant les bras et que vous frappez aveuglément de vos épées, savez-vous ce qui nous désespère, ce n’est pas de voir notre sang qui coule, c’est de voir votre honneur qui s’en va.

« Soldats ! un pas de plus dans l’attentat, un jour de plus avec Louis Bonaparte et vous êtes perdus devant la conscience universelle. Les hommes qui vous commandent sont hors la loi. Ce ne sont pas des généraux, ce sont des malfaiteurs. La casaque des bagnes les attend ; voyez-la dès à présent sur leurs épaules. Soldats, il est temps encore, arrêtez ! revenez à la patrie ! revenez à la République ! Si vous persistiez, savez-vous ce que l’histoire dirait de vous ? Elle dirait : Ils ont foulé aux pieds de leurs chevaux et écrasé sous la roue de leurs canons toutes les lois de leur pays ; eux, des soldats français, ils ont déshonoré l’anniversaire d’Austerlitz et, par leur faute, par leur crime, il dégoutte aujourd’hui du nom de Napoléon sur la France autant de honte qu’il en a autrefois découlé de gloire !

« Soldats français ! cessez de prêter main-forte au crime ! »

Mes collègues du comité étaient partis, je ne pouvais les consulter, le temps pressait, je signai :

« Pour les représentants du peuple restés libres, le représentant membre du comité de résistance.

« Victor Hugo. »

L’homme en blouse emporta la proclamation et me dit : – Vous la reverrez demain matin. Il tint parole. Je la trouvai le lendemain affichée rue Rambuteau, au coin de la rue de l’Homme-Armé, et à la Chapelle-Saint-Denis. Pour les personnes qui n’étaient pas dans le secret du procédé, elle semblait écrite à la main avec de l’encre bleue.

Je songeai à rentrer chez moi. Quand j’arrivai rue de la Tour-d’Auvergne, devant ma porte, elle se trouvait précisément et par je ne sais quel hasard entr’ouverte. Je la poussai et j’entrai. Je traversai la cour et je montai l’escalier sans rencontrer personne.

Ma femme et ma fille étaient dans le salon au coin du feu avec Madame Paul Meurice. J’entrai sans bruit. Elles causaient à voix basse. Elles parlaient de Pierre Dupont, le chansonnier populaire, qui était venu chez moi demander des armes. Isidore, qui avait été soldat, avait des pistolets et les avait prêtés à Pierre Dupont pour le combat.

Tout à coup ces dames tournèrent la tête et me virent près d’elles, ma fille jeta un cri. – Oh ! va-t’en, me dit ma femme en me sautant au cou, tu es perdu si tu restes une minute. Tu vas être pris ici ! – Madame Paul Meurice ajouta : – On vous cherche. La police était ici il y a un quart d’heure. – Je ne pus réussir à les rassurer. On me remit un paquet de lettres m’offrant des asiles pour la nuit, quelques-unes signées de noms inconnus. Après quelques minutes, les voyant de plus en plus effrayées, je m’en allai. Ma femme me dit : – Ce que tu fais, tu le fais pour la justice. Va, continue. J’embrassai ma femme et ma fille. Il y a cinq mois de cela au moment où j’écris ces lignes. Pendant que je m’en allais en exil, elles sont restées près de mon fils Victor en prison, je ne les ai pas revues depuis ce jour-là.

Je sortis comme j’étais entré, il n’y avait dans la loge du portier que deux ou trois petits enfants, assis autour d’une lampe, qui riaient et regardaient des estampes dans un livre.


vii
L’ARCHEVÈQUE.

Dans cette journée obscure et tragique une idée vint à un homme du peuple.

C’était un ouvrier appartenant à l’honnête et imperceptible minorité des démocrates catholiques. La double exaltation de son esprit, révolutionnaire d’un côté, mystique de l’autre, le rendait. un peu suspect dans le peuple, même à ses camarades et à ses amis. Assez dévot pour être appelé jésuite par les socialistes, assez républicain pour être appelé rouge par les réacteurs, il était dans les ateliers du faubourg une exception. Or ce qu’il faut, dans les conjonctures suprêmes, pour saisir et gouverner les masses, ce sont les exceptions par le génie, non les exceptions par l’opinion. Il n’y a pas d’originalité révolutionnaire. Pour être quelque chose dans les temps de régénération et dans les jours de lutte sociale, il faut baigner en plein dans les puissants milieux homogènes qu’on appelle les partis. Les grands courants d’hommes suivent les grands courants d’idées, et le vrai chef révolutionnaire est celui qui sait le mieux pousser ceux-ci dans le sens de celles-là.

Or, l’évangile est d’accord avec la Révolution, mais le catholicisme non. Cela tient à ce que la papauté n’est pas d’accord avec l’évangile. On comprend à merveille le républicain chrétien, on ne comprend pas le démocrate catholique. C’est un composé de deux contraires. C’est un esprit dans lequel la négation barre le passage à l’affirmation. C’est un neutre.

Or, en temps de révolution, qui dit neutre dit impuissant.

Pourtant, dès les premières heures de la résistance au coup d’État, l’ouvrier catholique-démocrate dont nous racontons ici le noble effort se jeta si résolument dans la cause du juste et du vrai qu’en peu d’instants il changea la défiance en confiance et fut acclamé par le peuple. Il fut si vaillant à la construction de la barricade de la rue Aumaire que d’une voix unanime on l’en nomma chef. Au moment de l’attaque, il la défendit comme il l’avait bâtie, ardemment. Ce fut là un triste et glorieux champ de combat ; la plupart de ses compagnons y furent tués, et lui n’échappa que par miracle.

Cependant il parvint à rentrer chez lui, et il se dit avec angoisse : – Tout est perdu.

Il lui semblait évident que les profondes masses du peuple ne se soulèveraient pas. Vaincre le coup d’État par une révolution, cela paraissait désormais impossible ; on ne pouvait plus le combattre que par la légalité. Ce qui avait été la chance du commencement redevenait l’espérance de la fin, car il croyait la fin fatale et proche. Selon lui, il fallait, à défaut du peuple, essayer maintenant de mettre en mouvement la bourgeoisie. Qu’une légion sortît en armes, et l’Elysée était perdu. Pour cela il fallait frapper un coup décisif, trouver le cœur des classes moyennes, passionner le bourgeois par un grand spectacle qui ne fût pas un spectacle effrayant.

C’est alors que cette pensée vint à cet ouvrier :

Ecrire à l’archevêque de Paris.

L’ouvrier prit une plume et de sa pauvre mansarde écrivit à M. l’archevêque de Paris une lettre enthousiaste et grave où lui, homme du peuple et croyant, il disait ceci à son évêque ; nous traduisons le sens de sa lettre :

— L’heure est solennelle, la guerre civile met aux prises l’armée et le peuple, le sang coule. Quand le sang coule, l’évêque sort. M. Sibour doit continuer M. Affre. L’exemple est grand, l’occasion est plus grande encore.

Que l’archevêque de Paris suivi de tout son clergé, la croix pontificale devant lui, la mitre en tête, sorte processionnellement dans les rues. Qu’il appelle à lui l’Assemblée nationale et la Haute Cour, les législateurs en écharpes et les juges en robes rouges, qu’il appelle à lui les citoyens, qu’il appelle à lui les soldats, et qu’il aille droit à l’Elysée. Que là il lève la main, au nom de la justice, contre celui qui viole les lois, et, au nom de Jésus, contre celui qui verse le sang. Rien qu’avec cette main levée il brisera le coup d’État.

Et il mettra sa statue à côté de la statue de M. Affre, et il sera dit que deux fois deux archevêques de Paris ont écrasé du pied la guerre civile.

L’église est sainte, mais la patrie est sacrée. Il faut que dans l’occasion l’Église vienne au secours de la patrie. –

La lettre finie, il la signa de sa signature d’ouvrier. Mais maintenant une difficulté se présentait : – Comment la faire parvenir ?

La porter lui-même ?

Mais le laisserait-on parvenir, lui pauvre artisan en blouse, jusqu’à l’archevêque ?

Et puis, pour arriver jusqu’au palais archiépiscopal, il fallait traverser précisément les quartiers soulevés et où la résistance durait peut-être encore, il fallait franchir des rues encombrées de troupes, il serait arrêté et fouillé, ses mains sentaient la poudre, on le fusillerait, et la lettre ne parviendrait pas !

Comment faire ?

Au moment de désespérer, le nom d’Arnaud (de l’Ariège) se présenta à son souvenir.

Arnaud (de l’Ariège) était le représentant selon son cœur. C’était une noble figure qu’Arnaud (de l’Ariège). Il était démocrate-catholique comme l’ouvrier. À l’Assemblée, il levait haut, mais il portait à peu près seul cette bannière peu suivie qui aspirait à rallier la démocratie à l’église. Arnaud (de l’Ariège), jeune, beau, éloquent, enthousiaste, doux et ferme, combinait les tendances du tribun avec la foi du chevalier. Sa franche nature, sans vouloir se détacher de Rome, adorait la liberté. Il avait deux principes, mais il n’avait pas deux visages. En somme, le démocrate en lui l’emportait. Il me disait un jour : — Je donne la main à Victor Hugo et je ne la donne pas à Montalembert.

L’ouvrier le connaissait. Il lui avait souvent écrit et l’avait vu quelquefois.

Arnaud (de l’Ariège) demeurait dans un quartier resté à peu près libre.

L’ouvrier s’y rendit sur-le-champ.

Comme nous tous, on l’a vu, Arnaud (de l’Ariège) était mêlé à la lutte. Comme la plupart des représentants de la gauche, il n’avait pas reparu chez lui depuis la matinée du 2. Cependant le deuxième jour, il songea à sa jeune femme qu’il avait laissée sans savoir s’il la reverrait, à l’enfant de six mois qu’elle allaitait et qu’il n’avait pas embrassé depuis tant d’heures, à ce doux foyer qu’à de certains instants on a absolument besoin d’entrevoir, il n’y put résister ; l’arrestation, Mazas, la cellule, le ponton, le peloton qui fusille, tout disparut, l’idée du danger s’effaça, il revint chez lui.

C’est précisément dans ce moment-là que l’ouvrier y arriva.

Arnaud (de l’Ariège) le reçut, lut sa lettre, et l’approuva.

Arnaud (de l’Ariège) connaissait personnellement M. l’archevêque de Paris.

M. Sibour, prêtre républicain nommé archevêque de Paris par le général Cavaignac, était le vrai chef d’église que rêvait le catholicisme libéral d’Arnaud (de l’Ariège). Pour l’archevêque, Arnaud (de l’Ariège) représentait à l’Assemblée le catholicisme que M. de Montalembert dénaturait. Le représentant démocrate et l’archevêque républicain avaient dans l’occasion d’assez fréquentes conférences, auxquelles servait d’intermédiaire l’abbé Maret, prêtre intelligent, ami du peuple et du progrès, vicaire général de Paris, qui a été depuis évêque in partibus de Surat. Quelques jours auparavant Arnaud avait vu l’archevêque et reçu ses doléances au sujet des empiétements du parti clérical sur l’autorité épiscopale, et il se proposait même d’interpeller prochainement le ministère à ce sujet et de porter la question à la tribune.

Arnaud joignit à la lettre de l’ouvrier une lettre d’envoi signée de lui et scella les deux lettres dans le même pli.

Mais ici la même question se présentait.

Comment faire parvenir la missive ?

Arnaud, pour des raisons plus graves encore que les motifs de l’ouvrier, ne pouvait la porter lui-même.

Et le temps pressait !

Sa femme vit son embarras et lui dit avec simplicité :

— Je m’en charge.

Madame Arnaud (de l’Ariège), belle et toute jeune, mariée depuis deux ans à peine, était la fille de l’ancien constituant républicain Guichard ; digne fille d’un tel père et digne femme d’un tel mari.

On se battait dans Paris ; il fallait affronter les dangers des rues, passer à travers les balles, risquer sa vie.

Arnaud (de l’Ariège) hésita.

— Que veux-tu faire ? lui demanda-t-il.

— Je porterai cette lettre.

— Toi-même ?

— Moi-même.

— Mais il y a du danger.

Elle leva les yeux et lui dit :

— T’ai-je fait cette objection avant-hier quand tu m’as quittée ?

Il l’embrassa avec une larme et lui dit : – Va.

Mais la police du coup d’État était soupçonneuse, beaucoup de femmes étaient fouillées en traversant les rues ; on pouvait trouver cette lettre sur Madame Arnaud. Où cacher cette lettre ?

— J’emporterai mon enfant, dit Madame Arnaud.

Elle défit les langes de la petite fille, y cacha la lettre, et referma le maillot.

Quand cela fut fini, le père baisa son enfant au front, et la mère s’écria en riant :

— Oh ! la petite rouge ! Elle n’a que six mois, et la voilà déjà qui conspire !

Madame Arnaud gagna l’archevêché non sans peine. La voiture qui l’y conduisit dut faire force détours. Elle arriva pourtant. Elle demanda l’archevêque. Une femme qui porte un enfant, cela ne peut être bien terrible, on la laissa entrer.

Mais elle se perdit dans les cours et les escaliers. Elle cherchait son chemin, assez déconcertée, quand elle rencontra l’abbé Maret. Elle le connaissait. Elle l’aborda. Elle lui dit l’objet de sa démarche. L’abbé Maret lut la lettre de l’ouvrier et fut pris d’enthousiasme. – Cela peut tout sauver, dit-il.

Il ajouta : – Suivez-moi, madame. Je vais vous introduire.

M. l’archevêque de Paris était dans la chambre qui est contiguë à son cabinet. L’abbé Maret fit entrer Madame Arnaud dans le cabinet, prévint l’archevêque, et, un moment après, l’archevêque entra. Outre l’abbé Maret, il avait avec lui l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine.

Madame Arnaud remit à M. Sibour les deux lettres de son mari et de l’ouvrier. L’archevêque les lut, et resta pensif.

— Quelle réponse dois-je porter à mon mari ? demanda Madame Arnaud.

— Madame, dit l’archevêque, il est trop tard. Il fallait faire cela avant la lutte commencée. Maintenant, ce serait s’exposer à faire couler peut-être encore plus de sang qu’il n’en a été versé.

L’abbé Deguerry garda le silence. L’abbé Maret essaya respectueusement de tourner l’esprit de son évêque vers le grand effort conseillé par l’ouvrier. Il dit quelques paroles éloquentes. Il insista sur ceci que l’apparition de l’archevêque pourrait déterminer une manifestation de la garde nationale et qu’une manifestation de la garde nationale ferait reculer l’Élysée.

— Non, dit l’archevêque, vous espérez l’impossible. L’Élysée à présent ne reculera plus. On croit que j’arrêterais le sang, point, je le ferais répandre, et à flots. La garde nationale n’a plus de prestige. Si les légions paraissent, l’Elysée fera écraser les légions par les régiments. Et puis, qu’est-ce qu’un archevêque devant l’homme du coup d’État ? Où est le serment ? Où est la foi jurée ? Où est le respect du droit ? On ne rebrousse pas chemin quand on a fait trois pas dans un tel crime. Non ! non ! n’espérez pas ! Cet homme fera tout. Il a frappé la loi dans la main des représentants ; il frapperait Dieu dans la mienne.

Et il congédia Madame Arnaud avec le regard d’un homme accablé.

Faisons le devoir de l’historien. Six semaines après, dans l’église Notre-Dame, quelqu’un chantait le Te Deum en l’honneur de la trahison de Décembre, mettant ainsi Dieu de moitié dans un crime.

C’était l’archevêque Sibour.


viii
AU MONT VALÉRIEN.

Sur les deux cent trente représentants prisonniers à la caserne du quai d’Orsay cinquante-trois avaient été envoyés au Mont Valérien. On en chargea quatre voitures cellulaires. Il en restait quelques-uns qu’on entassa dans un omnibus. MM. Benoist d’Azy, Falloux, Piscatory, Vatimesnil, furent verrouillés dans les cellules roulantes, tout comme Eugène Sue et Esquiros. L’honorable M. Gustave de Beaumont, grand partisan de l’encellulement, monta en voiture cellulaire. Il n’est pas mal, nous l’avons dit, que le législateur tâte de la loi.

Le commandant du Mont Valérien se présenta sous la voûte du fort pour recevoir les représentants prisonniers.

Il eut d’abord quelque prétention de les écrouer. Le général Oudinot, sous lequel il avait servi, l’apostropha durement :

— Vous me connaissez ?

— Oui, mon général.

— Eh bien, que cela vous suffise. N’en demandez pas davantage.

— Si, dit Tamisier, demandez-en davantage, et saluez. Nous sommes plus que l’armée, nous sommes la France.

Le commandant comprit. À partir de ce moment, il fut chapeau bas devant les généraux et tête basse devant les représentants.

On les conduisit à la caserne du fort et on les enferma pêle-mêle dans un dortoir auquel on ajouta de nouveaux lits et que les soldats évacuèrent. Ils passèrent là la première nuit. Les lits se touchaient. Les draps étaient sales.

Le lendemain matin, d’après quelques paroles entendues au dehors, le bruit se répandit parmi eux qu’un tri allait être fait dans les cinquante-trois, et que les républicains seraient mis à part. Peu après, le bruit se confirma. Madame de Luynes parvint jusqu’à son mari, et apporta quelques informations. On assurait, entre autres indications, que le garde des sceaux du coup d’État, l’homme qui signait Eugène Rouher, ministre de la justice, avait dit : – Qu’on mette en liberté les hommes de la droite et au cachot les hommes de la gauche. Si la populace bouge, ils répondront de tout. Pour caution de la soumission des faubourgs, nous aurons la tête des rouges.

Nous ne croyons pas que M. Rouher ait dit ce mot, où il y a de l’audace. En ce moment-là, M. Rouher n’en avait pas. Nommé ministre le 2 décembre, il temporisait, il montrait une vague pruderie, il n’osait aller s’installer place Vendôme. Tout ce qui se faisait était-il bien correct ? Dans de certaines âmes, le doute du succès se change en scrupule de conscience. Violer toutes les lois, se parjurer, égorger le droit, assassiner la patrie, est-ce bien honnête ? Tant que le fait n’est pas accompli, on recule ; quand la chose a réussi, on s’y précipite. Où il y a victoire, il n’y a plus forfaiture ; rien n’est tel que le succès pour débarbouiller et rendre acceptable cet inconnu qu’on appelle le crime. Dans les premiers moments, M. Rouher se réserva. Plus tard, il a été un des plus violents conseillers de Louis Bonaparte. C’est tout simple. Sa peur avant explique son zèle après.

La vérité, c’est que les paroles menaçantes avaient été dites, non par Rouher, mais par Persigny.

M. de Luynes fit part à ses collègues de ce qui se préparait et les prévint qu’on allait venir leur demander leurs noms afin de séparer les brebis blanches des boucs écarlates. Un murmure qui parut unanime s’éleva. Des manifestations généreuses honorèrent les représentants de la droite.

— Non ! non ! ne nommons personne ! Ne nous laissons pas trier ! s’écria M. Gustave de Beaumont.

M. de Vatimesnil ajouta : – Nous sommes entrés ici tous ensemble ; nous devons en sortir tous ensemble.

Toutefois on vint avertir quelques instants après Antony Thouret qu’une liste des noms se faisait secrètement et que les représentants royalistes étaient invités à la signer. On attribuait, à tort sans doute, cette résolution peu noble à l’honorable M. de Falloux.

Antony Thouret prit vivement la parole au milieu des groupes qui bourdonnaient dans le dortoir.

— Messieurs, s’écria-t-il, une liste des noms se fait. Ce serait une indignité. Hier, à la mairie du Xe arrondissement, vous nous disiez : il n’y a plus ni gauche ni droite ; nous sommes l’Assemblée. Vous croyiez à la victoire du peuple, et vous vous abritiez derrière nous républicains. Aujourd’hui vous croyez à la victoire du coup d’État, et vous redeviendriez royalistes pour nous livrer, nous démocrates ! Fort bien, faites !

Une clameur générale s’éleva.

— Non, non, plus de droite ni de gauche. Tous sont l’Assemblée ! Le même sort pour tous !

La liste commencée fut saisie et brûlée.

— Par décision de la Chambre, dit M. de Vatimesnil en souriant.

Un représentant légitimiste ajouta :

— De la Chambre, non ! Dites de la chambrée.

Quelques instants après, le commandant du fort se présenta ; et en termes polis, mais qui sentaient l’injonction, invita les représentants du peuple à déclarer chacun leur nom, afin qu’on pût assigner à tous des destinations définitives.

Un cri d’indignation lui répondit.

— Personne ! Personne ne se nommera, dit le général Oudinot.

Gustave de Beaumont ajouta :

— Nous avons tous le même nom : Représentants du peuple.

Le commandant salua et sortit.

Au bout de deux heures il revint. Il était assisté cette fois du chef des huissiers de l’Assemblée, un appelé Duponceau, espèce de bonhomme rogue à figure rouge et à cheveux blancs qui, dans les grands jours, se prélassait au pied de la tribune avec un collet argenté, une chaîne sur l’estomac et une épée entre les jambes.

Le commandant dit à Duponceau :

— Faites votre devoir.

Ce que le commandant entendait et ce que Duponceau comprenait par ce mot devoir, c’était que l’huissier dénonçât les législateurs. Quelque chose de pareil au valet qui trahit ses maîtres.

Cela se fit ainsi.

Ce Duponceau osa regarder en face les représentants les uns après les autres, et il les nommait au fur et à mesure à un homme de police qui prenait note.

Le sieur Duponceau fut fort maltraité en passant cette revue.

— Monsieur Duponceau, lui dit M. de Vatimesnil, je vous tenais pour un imbécile, mais je vous croyais un honnête homme.

Le mot le plus dur lui fut adressé par Antony Thouret. Il regarda le sieur Duponceau en face et lui dit :

— Vous mériteriez de vous appeler Dupin.

L’huissier en effet eût été digne d’être le président, et le président eût été digne d’être l’huissier.

Le troupeau compté, le classement fait, il se trouva treize boucs, dix représentants de la gauche : Eugène Sue, Esquiros, Antony Thouret, Pascal Duprat, Chanay, Fayolle, Paulin Durieu, Benoît, Tamisier, Teilhard-Latérisse, et trois membres de la droite qui depuis la veille étaient devenus brusquement rouges aux yeux du coup d’État : Oudinot, Piscatory et Thuriot de la Rosière.

On les enferma séparément, et l’on mit en liberté, les uns après les autres, les quarante qui restaient.


ix
COMMENCEMENT D’ÉCLAIRS DANS LE PEUPLE.

La soirée fut menaçante.

Des groupes s’étaient formés sur les boulevards. À la nuit, ils se grossirent et devinrent des attroupements, qui bientôt se mêlèrent et ne firent plus qu’une foule. Foule immense, à chaque instant accrue et troublée par les affluents des rues, heurtée, ondoyante, orageuse, et d’où sortait un bourdonnement tragique. Cette rumeur se condensait dans un mot, dans un nom qui sortait à la fois de toutes les bouches et qui exprimait toute la situation : Soulouque ! Sur cette longue ligne de la Madeleine à la Bastille, presque partout, excepté (était-ce exprès ?) aux Portes Saint-Denis et Saint-Martin, la chaussée était occupée par la troupe, infanterie et cavalerie en bataille, batteries attelées ; sur les trottoirs, des deux côtés de ce bloc immobile et sombre, hérissé de canons, de sabres et de bayonnettes, ruisselait un flot de peuple irrité. Partout l’indignation publique, c’était là l’aspect des boulevards. À la Bastille, calme plat.

À la Porte Saint-Martin, la foule, pressée et inquiète, parlait bas. Des cercles d’ouvriers causaient à demi-voix. La société du Dix-Décembre faisait là quelques efforts. Des hommes en blouse blanche, espèce d’uniforme que la police avait pris pour ces journées-là, disaient : – Laissons faire ! Que les vingt-cinq francs s’arrangent ! Ils nous ont abandonnés en juin 48 ; qu’ils se tirent d’affaire aujourd’hui tout seuls ! Cela ne nous regarde pas ! – D’autres blouses, des blouses bleues, leur répondaient : – Nous savons ce que nous avons à faire. Ça ne fait que commencer. Il faudra voir.

D’autres racontaient qu’on refaisait des barricades rue Aumaire, qu’on y avait déjà tué beaucoup de monde, qu’on tirait sans sommation, que les soldats étaient pris de vin, qu’il y avait sur plusieurs points du quartier des ambulances déjà encombrées de blessés et de morts. Tout cela dit gravement, sans éclats de voix et sans gestes, du ton d’une confidence. De temps en temps la foule faisait silence et prêtait l’oreille, et l’on entendait des fusillades lointaines.

Les groupes disaient : – Voilà qu’on commence à déchirer de la toile.

Nous étions en permanence chez Marie, rue Croix-des-Petits-Champs. Les adhésions nous arrivaient de toutes parts. Plusieurs de nos collègues qui n’avaient pu nous retrouver la veille étaient venus nous joindre, entre autres Emmanuel Arago, fils vaillant d’un père illustre, Farconnet et Roussel (de l’Yonne), et quelques notabilités parisiennes au nombre desquelles le jeune et déjà célèbre défenseur de l’Avènement du peuple, M. Desmarets.

Deux hommes éloquents, Jules Favre et Alexandre Rey, assis à une grande table près de la fenêtre du cabinet, rédigeaient une proclamation à la garde nationale. Dans le salon, Sain, assis dans un fauteuil, les pieds sur les chenets et séchant à un grand feu ses bottes mouillées, disait avec ce tranquille et courageux sourire qu’il avait à la tribune : – Cela va mal pour nous, mais bien pour la République. La loi martiale est proclamée ; on l’exécutera avec férocité, surtout contre nous. Nous sommes guettés, suivis, traqués, et il est peu probable que nous échappions. Aujourd’hui, demain, dans dix minutes peut-être, il y aura « un petit écrasiat » de représentants. Nous serons pris ici ou ailleurs, fusillés sur place ou tués à coups de bayonnette. On promènera nos cadavres, et il faut espérer que cela fera enfin lever le peuple et choir le Bonaparte. Nous sommes morts, mais Bonaparte est perdu.

À huit heures, comme Emile de Girardin l’avait promis, nous reçûmes de l’imprimerie de la Presse cinq cents exemplaires du décret de déchéance et de mise hors la loi visant l’arrêt de la Haute Cour et revêtu de toutes nos signatures. C’était un placard deux fois grand comme la main et imprimé sur du papier à épreuves. Ce fut Noël Parfait qui apporta les cinq cents exemplaires, tout humides encore, entre son gilet et sa chemise. Trente représentants se les partagèrent, et nous les envoyâmes sur les boulevards distribuer le décret au peuple.

L’effet de ce décret tombant au milieu de cette foule fut extraordinaire. Quelques cafés étaient restés ouverts çà et là ; on s’arracha les placards, on se pressa aux devantures éclairées, on s’entassa au pied des réverbères ; quelques-uns montaient sur des bornes ou sur des tables et lisaient à haute voix le décret. – C’est cela ! bravo ! disait le peuple. – Les signatures ! les signatures ! criait-on. On lisait les signatures ; à chaque nom populaire, la foule battait des mains. Charamaule, gai et indigné, parcourait les groupes, distribuant les exemplaires du décret ; sa grande taille, sa parole haute et hardie, le paquet de placards qu’il élevait et agitait au-dessus de sa tête, faisaient tendre vers lui toutes les mains. – Criez à bas Soulouque ! et vous en aurez, disait-il. – Tout cela en présence des soldats. Un sergent de la ligne, apercevant Charamaule, tendit la main, lui aussi, pour avoir une de ces feuilles que Charamaule distribuait. – Sergent, lui dit Charamaule, criez : À bas Soulouque ! – Le sergent hésita un moment, puis répondit : Non ! – Eh bien, reprit Charamaule, criez : Vive Soulouque ! – Cette fois le sergent n’hésita pas, il éleva son sabre et, au milieu des éclats de rire et des applaudissements, il cria résolûment : Vive Soulouque !

La lecture du décret ajouta une ardeur sombre à l’indignation. On se mit à déchirer de toutes parts les affiches du coup d’État. De la porte du café des Variétés un jeune homme cria à des officiers : – Vous êtes ivres ! Des ouvriers sur le boulevard Bonne-Nouvelle montraient le poing aux soldats et disaient : – Tirez donc, lâches, sur des hommes sans armes ! Si nous avions des fusils, vous lèveriez la crosse en l’air. – On commença à faire des charges de cavalerie devant le café Cardinal.

Comme il n’y avait pas de troupes boulevard Saint-Martin et boulevard du Temple, la foule était compacte là plus qu’ailleurs. Toutes les boutiques y étaient fermées ; les réverbères jetaient seuls quelque lueur ; aux vitres des fenêtres non éclairées on entrevoyait vaguement des têtes qui regardaient. L’obscurité produit le silence ; cette multitude, comme nous l’avons déjà indiqué, se taisait ; on n’entendait qu’un chuchotement confus.

Tout à coup une clarté, un bruit, un tumulte, éclatent au débouché de la rue Saint-Martin. Tous les yeux se tournent de ce côté ; une houle profonde remue la foule ; on se précipite et on se presse aux rampes des hauts trottoirs qui bordent le ravin devant les théâtres de la Porte Saint-Martin et de l’Ambigu. On voit une masse qui se meut et une lumière qui approche. Des voix chantent. On reconnaît ce refrain redoutable : Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Ce sont des torches allumées qui arrivent ; c’est la Marseillaise, cette autre torche de la révolution et de la guerre, qui flamboie.

La foule se rangeait au passage de l’attroupement qui portait les torches et qui chantait. L’attroupement atteignit le ravin Saint-Martin et s’y engagea. On distingua alors ce que c’était que cette marche lugubre. L’attroupement était composé de deux groupes distincts ; le premier portait sur les épaules une planche où l’on voyait étendu un vieillard à barbe blanche, roide, la bouche béante, les yeux fixes et ayant un trou au front. L’oscillation de la marche faisait remuer le cadavre, et la tête morte s’abaissait et se relevait d’une façon menaçante et pathétique. Un des hommes qui le portaient, pâle, blessé à la poitrine, posait la main sur sa blessure, s’appuyait aux pieds du vieillard, et par moments paraissait lui-même prêt à tomber. L’autre groupe portait une autre civière sur laquelle un jeune homme était couché, le visage blanc et les yeux fermés ; sa chemise souillée, ouverte sur sa poitrine, laissait voir ses plaies. Tout en portant les deux civières, les groupes chantaient. Ils chantaient la Marseillaise, et à chaque refrain ils s’arrêtaient et élevaient leurs torches en criant : Aux armes ! Quelques jeunes hommes agitaient des sabres nus. Les torches jetaient une lueur sanglante aux fronts blêmes des cadavres et aux faces livides de la foule. Un frisson courut dans le peuple. Il semblait qu’on revît la vision formidable de février.

Ce cortège sinistre venait de la rue Aumaire. Vers huit heures, une trentaine d’ouvriers qui s’étaient recrutés aux environs des Halles, les mêmes qui le lendemain construisirent la barricade de la rue Guérin-Boisseau, étaient arrivés rue Aumaire par la rue du Petit-Lion, la rue Neuve-Bourg-l’Abbé et le carré Saint-Martin. Ils venaient combattre, mais l’action était finie sur ce point. L’infanterie s’était retirée après avoir défait les barricades. Deux cadavres, un vieillard de soixante-dix ans et un jeune homme de vingt-cinq ans, gisaient au coin de la rue, sur le pavé, face découverte, le corps dans une flaque de sang, la tête sur le trottoir où ils étaient tombés. Tous deux étaient vêtus de paletots et semblaient appartenir à la classe bourgeoise.

Le vieux avait son chapeau à côté de lui ; c’était une figure vénérable, barbe blanche, cheveux blancs, l’air calme. Une balle lui avait traversé le crâne.

Le jeune avait eu la poitrine percée de plusieurs chevrotines. L’un était le père, l’autre était le fils. Le fils ayant vu tomber son père avait dit : Je veux mourir. Tous deux étaient couchés l’un près de l’autre.

Il y avait devant la grille du Conservatoire des arts et métiers une maison en construction ; on alla y chercher deux planches, on étendit les cadavres sur ces planches, la foule les souleva sur ses épaules, on apporta des torches et l’on se mit en marche. Rue Saint-Denis, un homme en blouse blanche leur barra le passage. – Où allez-vous ? leur dit-il. Vous allez attirer des malheurs ! Vous faites les affaires des vingt-cinq francs ! — À bas la police ! à bas la blouse blanche ! cria la foule. L’homme s’esquiva.

L’attroupement se grossissait chemin faisant, la foule s’ouvrait et répétait en chœur la Marseillaise, mais à part quelques sabres, personne n ’était armé. Sur le boulevard, l’émotion fut profonde. Les femmes joignaient les mains de pitié. On entendait des ouvriers s’écrier : – Et dire que nous n’avons pas d’armes !

Le cortège, après avoir quelque temps suivi les boulevards, rentra dans les rues, suivi de toute une multitude attendrie et indignée. Il gagna ainsi la rue des Gravilliers. Là une escouade de vingt sergents de ville, sortant brusquement d’une rue étroite, se rua l’épée haute sur les hommes qui portaient les civières et jeta les cadavres dans la boue. Un bataillon de chasseurs survint au pas de course et mit fin à la lutte à coups de bayonnette. Cent deux citoyens prisonniers furent conduits à la préfecture. Les deux cadavres reçurent plusieurs coups d’épée dans la mêlée et furent tués une seconde fois. Le brigadier Revial, qui commandait l’escouade de sergents de ville, a eu la croix pour ce fait d’armes.

Chez Marie nous étions au moment d’êtres cernés. Nous nous décidâmes à quitter la rue Croix-des-Petits-Champs.

À l’Élysée le tremblement commençait. L’ex-commandant Fleury, un des aides de camp de la présidence, fut appelé dans le cabinet où M. Bonaparte s’était tenu toute la journée. M. Bonaparte s’entretint quelques instants seul avec M. Fleury, puis l’aide de camp sortit du cabinet, monta à cheval et partit au galop dans la direction de Mazas.

Ensuite les hommes du coup d’État, réunis dans le cabinet de M. Bonaparte, tinrent conseil. Leurs affaires allaient visiblement mal ; il était probable que la bataille finirait par prendre des proportions redoutables ; jusque-là on l’avait désirée, maintenant on n’était pas bien sûr de ne pas la craindre. On y poussait, en s’en défiant. Il y avait des symptômes alarmants dans la fermeté de la résistance et d’autres non moins graves dans la lâcheté des adhérents. Pas un des nouveaux ministres nommés le matin n’avait pris possession de son ministère ; timidité significative de la part de gens si prompts d’ordinaire à se ruer sur les choses. M. Rouher, particulièrement, avait plongé on ne savait où. Signe d’orage. Louis Bonaparte mis à part, le coup d’État continuait à peser uniquement sur trois noms, Morny, Saint-Arnaud et Maupas. Saint-Arnaud répondait de Magnan. Morny riait et disait à demi-voix : Mais Magnan répond-il de Saint-Arnaud ? Ces hommes prirent des mesures ; ils firent venir de nouveaux régiments ; l’ordre aux garnisons de marcher sur Paris fut envoyé d’une part jusqu’à Cherbourg et de l’autre jusqu’à Maubeuge. Ces coupables, profondément inquiets au fond, cherchaient à se tromper les uns les autres ; ils faisaient bonne contenance entre eux ; tous parlaient de victoire certaine ; chacun en arrière arrangeait sa fuite, en secret et sans rien dire, afin de ne pas donner l’éveil aux autres compromis, et, en cas d’insuccès, de laisser au peuple quelques hommes à dévorer. Pour cette petite école des singes de Machiavel, la condition d’une bonne évasion, c’est d’abandonner ses amis ; en s’enfuyant on jette ses complices derrière soi.


x
CE QUE FLEURY ALLAIT FAIRE À MAZAS.

Dans cette même nuit, vers quatre heures du matin, les abords du chemin de fer du nord furent silencieusement investis par deux bataillons, l’un de chasseurs de Vincennes, l’autre de gendarmerie mobile. Plusieurs escouades de sergents de ville s’installèrent dans l’embarcadère. L’ordre fut donné au chef de gare de préparer un train spécial et de faire chauffer une locomotive. On retint un certain nombre de chauffeurs et de mécaniciens pour un service de nuit. Du reste nulle explication pour personne et secret absolu. Un peu avant six heures un mouvement se fit dans la troupe, des sergents de ville arrivèrent en courant, et quelques instants après déboucha au grand trot par la rue du Nord un escadron de lanciers. Au milieu de l’escadron et entre les deux haies des cavaliers, on voyait deux voitures cellulaires traînées par des chevaux de poste ; derrière chaque voiture venait une petite calèche ouverte dans laquelle se tenait un homme seul. En tête des lanciers galopait l’aide de camp Fleury.

Le convoi entra dans la cour, puis dans la gare, et les grilles et les portes se refermèrent.

Les deux hommes qui étaient dans les deux calèches se firent reconnaître du commissaire spécial de la gare auquel l’aide de camp Fleury parla en particulier. Ce convoi mystérieux excita la curiosité des employés du chemin de fer ; les gens de service interrogeaient les hommes de police, mais ceux-ci ne savaient rien. Tout ce qu’ils purent dire, c’est que les voitures cellulaires étaient à huit places, que dans chaque voiture il y avait quatre prisonniers, occupant chacun une cellule, et que les quatre autres cellules étaient remplies par quatre sergents de ville placés entre les prisonniers de façon à empêcher toute communication de cellule à cellule.

Après les divers pourparlers entre l’aide de camp de l’Elysée et les gens du préfet Maupas, on plaça sur des trucs les deux voitures cellulaires, ayant toujours chacune derrière elle la calèche ouverte comme une guérite roulante où un agent de police faisait sentinelle. La locomotive était prête, on accrocha les trucs au tender, et le train partit. Il faisait encore nuit noire.

Le train roula longtemps dans le silence le plus profond. Cependant il gelait ; dans la seconde des deux voitures cellulaires les sergents de ville, gênés et transis, ouvrirent leurs cellules et pour se réchauffer et se dégourdir se mirent à se promener dans l’étroit couloir qui traverse de part en part les voitures cellulaires. Le jour était venu ; les quatre sergents de ville respiraient l’air du dehors et regardaient la campagne par l’espèce de hublot qui borde des deux côtés le plafond du couloir. Tout à coup une voix forte sortit d’une des cellules restées fermées, et cria : – Ah çà, il fait très froid ! Est-ce qu’on ne peut pas rallumer son cigare ici ?

Une autre voix partit immédiatement d’une autre cellule et dit : – Tiens, c’est vous ! Bonjour, Lamoricière !

— Bonjour, Cavaignac, reprit la première voix.

Le général Cavaignac et le général Lamoricière venaient de se reconnaître.

Une troisième voix s’éleva d’une troisième cellule : – Ah ! vous êtes là, messieurs ! Bonjour et bon voyage !

Celui qui parlait là, c’était le général Changarnier.

— Messieurs les généraux, cria une quatrième voix, je suis des vôtres.

Les trois généraux reconnurent M. Baze. Un éclat de rire sortit des quatre cellules à la fois.

Cette voiture cellulaire contenait en effet et emportait hors de Paris le questeur Baze et les généraux Lamoricière, Cavaignac et Changarnier. Dans l’autre voiture, qui était placée la première sur les trucs, il y avait le colonel Charras, les généraux Bedeau et Le Flô, et le comte Roger (du Nord).

À minuit, ces huit représentants prisonniers dormaient chacun dans leur cellule à Mazas, lorsqu’on avait frappé brusquement à leur guichet, et une voix leur avait dit : – Habillez-vous ; on va venir vous chercher. – Est-ce pour nous fusiller ? cria Charras à travers la porte. – On ne lui répondit pas.

Chose digne de remarque, cette idée en ce moment leur vint à tous. Et en effet, s’il faut en croire ce qui transpire aujourd’hui des querelles actuelles entre complices, il paraît que, dans le cas où un coup de main aurait été tenté par nous sur Mazas pour les délivrer, cette fusillade était résolue, et que Saint-Arnaud en avait dans sa poche l’ordre écrit et signé : Louis Bonaparte.

Les prisonniers se levèrent. Déjà, la nuit précédente, un avis pareil leur avait été donné ; ils avaient passé la nuit sur pied, et à six heures du matin les guichetiers leur avaient dit : Vous pouvez vous coucher. Les heures s’écoulèrent ; ils finirent par croire qu’il en serait comme l’autre nuit, et plusieurs d’entre eux entendant sonner cinq heures du matin à l’horloge intérieure de la prison, allaient se remettre au lit, quand les portes de leurs cellules s’ouvrirent. On les fit descendre tous les huit l’un après l’autre dans la rotonde du greffe, puis monter en voiture cellulaire, sans qu’ils se fussent rencontrés ni aperçus dans le trajet. Une espèce d’homme vêtu de noir, à l’air impertinent, assis à une table et une plume à la main, les arrêtait au passage et leur demandait leurs noms. – Je ne suis pas plus disposé à vous dire mon nom que curieux de savoir le vôtre, répondit le général Lamoricière, et il passa outre.

L’aide de camp Fleury, cachant son uniforme sous son caban, se tenait dans le greffe. Il était chargé, pour employer ses propres termes, de les « embarquer », et d’aller rendre compte de « l’embarquement » à l’Elysée. L’aide de camp Fleury avait fait presque toute sa carrière militaire en Afrique dans la division du général Lamoricière, et c’était le général Lamoricière qui, en 1848, étant ministre de la guerre, l’avait nommé chef d’escadron. En traversant le greffe, le général Lamoricière le regarda fixement.

Quand ils montèrent dans les voitures cellulaires, les généraux avaient le cigare à la bouche. On le leur ôta. Le général Lamoricière avait gardé le sien. Une voix cria du dehors à trois reprises : Empêchez-le donc de fumer. Un sergent de ville qui se tenait debout à la porte de la cellule hésita quelque temps, puis finit pourtant par dire au général : – Jetez votre cigare.

De là plus tard l’exclamation qui fit reconnaître le général Lamoricière par le général Cavaignac. Les voitures chargées, on partit.

Ils ne savaient ni avec qui ils étaient ni où ils allaient. Chacun observait à part soi, dans sa boîte, les tournants de rue et tâchait de deviner ; les uns crurent qu’on les menait au chemin du Nord, les autres songèrent au chemin du Havre. Ils entendaient le trot de l’escorte sur le pavé.

Sur le chemin de fer, le malaise des cellules alla croissant. Le général Lamoricière, encombré d’un paquet et d’un manteau, était plus à l’étroit encore que les autres. Il ne pouvait faire un mouvement ; le froid le prit ; il finit par jeter une parole qui les mit tous les quatre en communication.

En entendant les noms des prisonniers, les gardiens, brutaux jusque-là, devinrent respectueux. – Ah çà ! dit le général Changarnier, ouvrez-nous nos cellules et laissez-nous nous promener comme vous dans le couloir. – Mon général, dit un sergent de ville, cela nous est défendu. Le commissaire de police est derrière la voiture dans une calèche d’où il voit tout ce qui se passe ici. – Cependant, quelques instants après, les gardiens, sous prétexte du froid, baissèrent la glace dépolie qui fermait le couloir du côté du commissaire, et, ayant ainsi « bloqué la police », comme disait l’un d’eux, ils ouvrirent les cellules des prisonniers.

Ce fut une joie aux quatre représentants de se revoir et de se serrer la main. Chacun des trois généraux, dans cet épanchement, conservait l’attitude de son tempérament, Lamoricière, furieux et spirituel, se ruant de toute sa verve militaire sur « le Bonaparte », Cavaignac calme et froid, Changarnier silencieux et regardant par le hublot dans la campagne. Les sergents de ville se risquaient à jeter çà et là quelques mots. Un d’eux conta aux prisonniers que l’ex-préfet Carlier avait passé la nuit du 1er au 2 à la préfecture de police. – Quant à moi, disait-il, j’ai quitté la préfecture à minuit, mais je l’y ai vu jusqu’à cette heure-là, et je puis affirmer qu’à minuit il y était encore.

Ils gagnèrent Creil, puis Noyon. À Noyon on les fit déjeuner sans les laisser descendre ; un morceau sur le pouce et un verre de vin. Les commissaires de police ne leur adressaient pas la parole. Puis on referma les voitures, et ils sentirent qu’on les enlevait des trucs et qu’on les replaçait sur des roues. Des chevaux de poste arrivèrent, et les voitures partirent, mais au pas. Ils avaient maintenant pour escorte une compagnie de gendarmes mobiles à pied.

Il y avait dix heures qu’ils étaient en voiture cellulaire quand ils quittèrent Noyon. Cependant l’infanterie fit halte. Ils demandèrent à descendre un instant. – Nous y consentons, dit un des commissaires de police, mais pour une minute seulement et à condition que vous donnerez votre parole d’honneur de ne pas vous évader. – Nous ne donnons pas de parole d’honneur, répliquèrent les prisonniers. – Messieurs, reprit le commissaire, donnez-la-moi seulement pour une minute, le temps de boire un verre d’eau.

— Non, dit le général Lamoricière, mais le temps de faire le contraire. Et il ajouta : – À la santé de Louis Bonaparte ! – On les laissa descendre, toujours l’un après l’autre, et ils purent respirer un moment un peu d’air libre en plein champ, au bord de la route.

Puis le convoi se remit en marche.

Comme le jour baissait, ils aperçurent par leur hublot un bloc de hautes murailles, un peu dépassées par une grosse tour ronde. Un moment après, les voitures s’engagèrent sous une voûte basse, puis s’arrêtèrent au milieu d’une cour longue et carrée, entourée de grands murs et dominée par deux bâtiments dont l’un avait l’aspect d’une caserne et l’autre, grillé à toutes les fenêtres, l’aspect d’une prison. Les portières des voitures s’ouvrirent. Un officier qui portait les épaulettes de capitaine se tenait debout près du marchepied. Le général Changarnier descendit le premier.

— Où sommes-nous ? dit-il.

L’officier répondit : – Vous êtes à Ham.

Cet officier était le commandant du fort. Il avait été nommé à ce poste par le général Cavaignac.

Le trajet de Noyon à Ham avait duré trois heures et demie. Ils avaient passé treize heures en voiture dont dix dans le cachot roulant.

On les conduisit séparément à la prison, chacun dans la chambre qui lui était destinée. Cependant le général Lamoricière ayant été mené par mégarde dans la chambre de Cavaignac, les deux généraux purent échanger encore une poignée de main. Le général Lamoricière désira écrire à sa femme ; la seule lettre dont les commissaires de police consentirent à se charger fut un billet portant cette ligne : « Je me porte bien ».

Le principal corps de logis de la prison de Ham est composé d’un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée. Le rez-de-chaussée, traversé d’une voûte obscure et surbaissée qui va de la cour principale dans une arrière-cour, contient trois chambres séparées par un couloir ; le premier étage a cinq chambres. L’une des trois chambres du rez-de-chaussée n’est qu’un petit cabinet à peu près inhabitable ; on y logea M. Baze. On installa dans les deux autres chambres d’en bas le général Lamoricière et le général Changarnier. Les cinq autres prisonniers furent distribués dans les cinq chambres du premier étage.

La chambre assignée au général Lamoricière avait été occupée, du temps de la captivité des ministres de Charles X, par l’ex-ministre de la marine, M. d’Haussez. C’était une pièce basse, humide, longtemps inhabitée, qui avait servi de chapelle, contiguë à la voûte noire qui allait d’une cour à l’autre, planchéiée de grosses planches visqueuses et moisies où le pied s’engluait, tapissée d’un papier gris devenu vert qui tombait par lambeaux, salpêtrée du plancher au plafond, éclairée sur la cour de deux fenêtres grillées qu’il fallait toujours laisser ouvertes à cause de la cheminée qui fumait. Au fond le lit, entre les fenêtres une table et deux chaises de paille. L’eau suintait sur les murs. Lorsque le général Lamoricière a quitté cette chambre, il en a emporté des rhumatismes ; M. d’Haussez en était sorti perclus.

Quand les huit prisonniers furent entrés dans leur chambre, on ferma la porte sur eux ; ils entendirent tirer les verrous du dehors et on leur dit : – Vous êtes au secret.

Le général Cavaignac occupa, au premier, l’ancienne chambre de M. Louis Bonaparte, la meilleure de la prison. La première chose qui frappa les yeux du général, ce fut une inscription tracée sur le mur et indiquant le jour où Louis Bonaparte était entré dans cette forteresse, et le jour où il en était sorti, on sait comment, déguisé en maçon et une planche sur l’épaule. Du reste, le choix de ce logis était une attention de M. Louis Bonaparte qui, ayant pris en 1848 la place du général Cavaignac au pouvoir, voulut qu’en 1851 le général Cavaignac prît sa place en prison.

— Chassez-croisez ! avait dit Morny en souriant.

Les prisonniers étaient gardés par le 48e de ligne qui tenait garnison à Ham. Les vieilles bastilles sont indifférentes. Elles obéissent à ceux qui font les coups d’État jusqu’au jour où elles les saisissent. Que leur importent ces mots, équité, vérité, conscience, qui du reste, dans certaines régions, n’émeuvent pas beaucoup plus les hommes que les pierres ! Elles sont les froides et sinistres servantes du juste et de l’injuste. Elles prennent qui on leur donne. Tout leur est bon. Sont-ce des coupables ? c’est bien. Sont-ce des innocents ? à merveille. Cet homme est le machinateur d’un guet-apens. En prison ! Cet homme est la victime d’un guet-apens. Ecrouez ! Dans la même chambre. Au cachot tous les vaincus !

Elles ressemblent, ces hideuses bastilles, à cette vieille justice humaine qui a tout juste autant de conscience qu’elles, qui a jugé Socrate et Jésus, qui, elle aussi, prend et laisse, empoigne et lâche, absout et condamne, libère et incarcère, s’ouvre et se ferme, au gré de la main quelconque qui pousse du dehors le verrou.


xi
FIN DE LA DEUXIÈME JOURNÉE.

Quand nous sortîmes de chez Marie, il était temps. Les bataillons chargés de nous traquer et de nous prendre approchaient. Nous entendions dans l’ombre le pas mesuré des soldats. Les rues étaient obscures. Nous nous y dispersâmes. Je ne parle pas d’un asile qui nous fut refusé.

Moins de dix minutes après notre départ, la maison de M. Marie fut investie. Un fourmillement de fusils et de sabres s’y rua et l’envahit de la cave au grenier. – Partout ! partout ! criaient les chefs. Les soldats nous cherchèrent avec quelque vivacité. Sans prendre la peine de se pencher pour regarder, ils fouillèrent sous les lits à coups de bayonnette. Quelquefois ils avaient de la peine à retirer la bayonnette enfoncée dans le mur. Par malheur pour ce zèle, nous n’étions pas là.

Ce zèle venait d’en haut. Les pauvres soldats obéissaient. Tuer les représentants était la consigne. C’était le moment où Morny envoyait cette dépêche à Maupas : – Si vous prenez Victor Hugo, faites-en ce que vous voudrez. Tels étaient les euphémismes. Plus tard le coup d’État, dans son décret de bannissement, nous appela « ces individu », ce qui a fait dire à Schœlcher cette fière parole : « Ces gens-là ne savent pas même exiler poliment ».

Le docteur Véron, qui publie dans ses Mémoires la dépêche Morny-Maupas, ajoute : « M. de Maupas fit chercher Victor Hugo chez son beau-frère, M. Victor Foucher, conseiller à la cour de cassation. On ne l’y trouva pas. »

Un ancien ami, homme de cœur et de talent, M. Henry d’E., m’avait offert un asile dans un petit appartement qu’il avait rue Richelieu ; cet appartement, voisin du Théâtre-Français, était au premier étage d’une maison qui, comme celle de M. Grévy, avait une sortie sur la rue Fontaine-Molière.

J’y allai. M. Henry d’E. était absent, son portier m’attendait, et me remit la clef.

Une bougie éclairait la chambre où j’entrai. Il y avait une table près du feu, une écritoire, du papier. Il était plus de minuit, j’étais un peu fatigué ; mais avant de dormir, prévoyant que, si je survivais à cette aventure, j’en ferais l’histoire, je voulus fixer immédiatement quelques détails de la situation de Paris à la fin de cette journée, la deuxième du coup d’État. J’écrivis cette page que je reproduis ici parce qu’elle est ressemblante ; c’est une sorte de photographie du fait immédiat :

« — Louis Bonaparte a inventé une chose qu’il appelle Commission Consultative, et qu’il charge de rédiger le post-scriptum du crime.

« Léon Faucher refuse d’en être, Montalembert hésite, Baroche accepte.

« Falloux méprise Dupin.

« — Les premiers coups de feu ont été tirés aux Archives. Aux Halles, rue Rambuteau, rue Beaubourg, j’ai entendu des détonations.

« — Fleury, l’aide de camp, s’est risqué à passer rue Montmartre. Un coup de fusil lui a traversé son képi. Il a vite pris le galop. À une heure on a fait voter les régiments sur le coup d’État. Tous adhèrent. Les élèves en droit et en médecine se sont réunis à l’école de droit pour protester. Les gardes municipaux les ont dispersés. Beaucoup d’arrestations. Ce soir, partout des patrouilles. Quelquefois, une patrouille, c’est un régiment tout entier.

« — Le représentant d’Hespel, qui a six pieds, n’a pu trouver à Mazas de cellule aussi longue que lui, et a dû rester chez le concierge où il est gardé à vue.

« — Mesdames Odilon Barrot et de Tocqueville ne savent pas où sont leurs maris. Elles courent de Mazas au Mont Valérien. Les geôliers sont muets. C’est le 19e léger qui a attaqué la barricade où a été tué Baudin. Cinquante hommes de gendarmerie mobile ont enlevé au pas de course la barricade de l’Oratoire, rue Saint-Honoré. Du reste le combat se dessine ; on sonne le tocsin à la chapelle Bréa. Une barricade renversée met vingt barricades debout. Il y a la barricade des Écoles, rue Saint-André-des-Arts, la barricade des rues du Temple, la barricade du carrefour Phélippeaux défendue par vingt jeunes hommes qui se sont fait tous tuer ; on la reconstruit ; la barricade de la rue de Bretagne, qu’en ce moment Courtigis attaque à coups de canon. Il y a la barricade des Invalides, la barricade de la barrière des Martyrs, la barricade de la Chapelle-Saint-Denis. Les conseils de guerre sont en permanence et font fusiller tous les prisonniers. Le 30e de ligne a fusillé une femme. Huile sur le feu.

« — Le colonel du 49e de ligne a donné sa démission. Louis Bonaparte a nommé à sa place le lieutenant-colonel Négrier. M. Brun, officier de police de l’Assemblée, a été arrêté en même temps que les questeurs.

« — On dit que cinquante membres de la majorité ont signé une protestation chez Odilon Barrot.

« — Ce soir, anxiété croissante à l’Elysée. On y craint l’incendie. On a ajouté aux sapeurs-pompiers deux bataillons de sapeurs du génie. Maupas fait garder les gazomètres.

« — Voici sous quelle griffe militaire on a mis Paris : — Bivouacs sur tous les points stratégiques. Au Pont Neuf et sur le quai aux Fleurs la garde municipale ; place de la Bastille, douze pièces de canon, trois obusiers, mèches allumées ; à l’angle du faubourg, des maisons de six étages occupées par la troupe du haut en bas ; la brigade Marulaz, à l’Hôtel de Ville ; la brigade Sauboul, au Panthéon ; la brigade Courtigis, au faubourg Saint-Antoine ; la division Renault, au faubourg Saint-Marceau. Au palais législatif, les chasseurs de Vincennes et un bataillon du 15e léger ; aux Champs-Elysées, infanterie et cavalerie ; à l’avenue Marigny, artillerie. Dans l’intérieur du Cirque, un régiment entier ; il a bivouaqué là toute la nuit. Un escadron de garde municipale bivouaque place Dauphine. Bivouac au conseil d’État, bivouac dans la cour des Tuileries. Plus les garnisons de Saint-Germain et de Courbevoie. – Deux colonels tués, Loubeau, du 72e, et Quilico. Partout des infirmiers passent, portant des civières. Partout des ambulances : bazar de l’Industrie (boulevard Poissonnière) ; salle Saint-Jean, à l’Hôtel de Ville ; rue du Petit-Carreau. – Dans cette sombre bataille neuf brigades sont engagées, toutes ont une batterie d’artillerie ; un escadron de cavalerie maintient les communications entre les brigades ; quarante mille hommes en lutte, avec une réserve de soixante mille hommes ; cent mille soldats sur Paris. Telle est l’armée du crime. La brigade Reibell, 1er et 2e lanciers, protège l’Elysée. Les ministres couchent tous au ministère de l’intérieur, près de Morny. Morny veille, Magnan commande. Demain sera une journée terrible. »

Cette page écrite, je me couchai et je m’endormis.


  1. « Il y eut aussi malentendu sur le moment fixé. Quelques-uns se trompèrent et crurent que c’était à neuf heures. Les premiers arrivés attendirent avec impatience leurs collègues. Ils étaient, comme nous l’avons dit, au nombre de douze à quinze à huit heures et demie. — Le temps se perd, s’écria l’un d’eux à peine entré, mettons nos écharpes, montrons les représentants à la population, élevons avec elle des barricades. Nous sauverons le pays peut-être, l’honneur du parti à coup sûr. Allons, faisons des barricades. – Tous furent immédiatement du même avis ; un seul, le citoyen Baudin, reproduisit la terrible objection : Nous ne sommes pas en nombre pour adopter une semblable résolution. – Mais il se rallia d’entrain au sentiment général, et, la conscience tranquille, après avoir réservé le principe, il ne fut pas le dernier à ceindre son écharpe. » SCHŒLCHER, Histoire des crimes du 2 décembre, p. 130-131.
  2. Il y a ici une erreur. Cela tient à ce que ces pages ont été écrites il y a vingt-six ans. Esquiros, qui connaissait Baudin, interrogé par moi, m’avait dit que Baudin avait été instituteur. Esquiros se trompait. Baudin avait été médecin. (Note de l’édition Hetzel-Quantin.)
  3. Faute d’impression. Il faut lire art. 68. — À l’occasion de cette affiche, l’auteur de ce livre a reçu la lettre suivante. Elle honore ceux qui l’on écrite :
    « Citoyen Victor Hugo, nous savons que vous avez fait un appel aux armes. Nous n’avons pu nous le procurer. Nous y suppléons par ces affiches que nous signons de votre nom. Vous ne nous désavouerez pas. Quand la France est en danger, votre nom appartient à tous ; votre nom est une force publique. «Dabat. — Félix Bony
  4. Cette liste, qui appartient à l’histoire, ayant servi de base à la liste de proscription, on la retrouvera tout entière dans les Notes de ce livre.