Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/04

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CHAPITRE IV


De l’Equateur, ou ligne Equinoctiale : ensemble des tempestes, inconstance des vents, pluyes infectes, chaleurs, soif, et autres incommoditez que nous eusmes et endurasmes aux environs et sous icelle.


Pour retourner à nostre navigation, nostre bon vent nous estant failli à trois ou quatre degrez au deçà de l’Equateur, nous eusmes lors non seulement un temps fort fascheux, entremeslé de pluye et de calme, mais aussi selon que la navigation est difficile, voire tres-dangereuse aupres de ceste ligne Equinoctiale, j’y ay veu, qu’à cause de l’inconstance des divers vents qui souffloyent tous ensemble, encores que nos trois navires fussent assez pres l’une de l’autre, et sans que ceux qui tenoyent les Timons et Gouvernails eussent peu faire autrement, chascun vaisseau estre poussé de son vent à part : tellement que comme en triangle, l’un alloit à l’Est, l’autre au Nord, et l’autre à l’Oest. Vray est que cela ne duroit pas beaucoup, car soudain s’eslevoyent des tourbillons, que les mariniers de Normandie appellent grains, lesquels apres nous avoir quelques fois arrestez tout court, au contraire tout à l’instant tempestoyent si fort dans les voiles de nos navires, que c’est merveille qu’il ne nous ont virez cent fois les Hunes en bas, et la Quille en haut : c’est à dire, ce dessus dessous.

Au surplus, la pluye qui tombe sous et és environs de ceste ligne, non seulement put et sent fort mal, mais aussi est si contagieuse que si elle tombe sur la chair, il s’y levera des pustules et grosses vessies : et mesme tache et gaste les habillemens. Davantage le soleil y est si ardent, qu’outre les vehementes chaleurs que nous y endurions, encores par ce que hors les deux petits repas nous n’avions pas l’eau douce, ny autre breuvage à commandement, nous y estions si merveilleusement pressez de soif, que de ma part, et pour l’avoir essayé, l’haleine et le souffle m’en estans presque faillis, j’en ay perdu le parler l’espace de plus d’une heure. Et voila pourquoy en telles necessitez, en ces longs voyages, les mariniers pour plus grand heur, souhaitent ordinairement que la mer fust muée en eau douce. Que si là dessus quelqu’un dit, si sans imiter Tantalus mourans ainsi de soif au milieu des eaux, il ne seroit pas possible en ceste extremité de boire, ou pour le moins se refreschir la bouche d’eau de mer : je respond, que quelque recepte qu’on me peust alleguer de la faire passer par dedans de la cire, ou autrement l’allambiquer (joint que les branslemens et tourmentes des vaisseaux flotans sur la mer ne sont pas fort propres pour faire les fourneaux, ny pour garder les bouteilles de casser), sinon qu’on voulust jetter les trippes et les boyaux incontinent apres qu’elle seroit dans le corps, qu’il n’est question d’en gouster, moins d’en avaler. Neantmoins quand on la voit dans un verre, elle est aussi claire, pure, et nette exterieurement qu’eau de fontaine ny de roche qui se puisse voir. Et au surplus (chose dequoy je me suis esmerveillé, et que je laisse à disputer aux Philosophes) si vous mettez tremper dans l’eau de mer du lard, du haren, ou autres chairs et poissons tant salez puissent-ils estre, ils se dessaleront mieux et plustost qu’ils ne feront en l’eau douce.

Or pour reprendre mon propos, le comble de nostre affliction sous ceste Zone bruslante fut tel, qu’à cause des grandes et continuelles pluyes, qui avoyent penetré jusques dans la Soute, nostre biscuit estant gasté et moisi, outre que chacun n’en avoit que bien peu de tel, encor nous le falloit-il non seulement ainsi manger pourri, mais aussi sur peine de mourir de faim, et sans en rien jetter, nous avallions autant de vers (dont il estoit à demi) que nous faisions de miettes. Outreplus nos eaux douces estoyent si corrompues, et semblablement si pleines de vers, que seulement en les tirans des vaisseaux où on les tient sur mer, il n’y avoit si bon coeur qui n’en crachast : mais, qui estoit bien encor le pis, quand on en beuvoit, il falloit tenir la tasse d’une main, et à cause de la puanteur, boucher le nez de l’autre.

Que dites-vous la dessus, messieurs les delicats, qui estans un peu pressez de chaut, après avoir changé de chemise, et vous estre bien faits testonner, aimez tant non seulement d’estre à requoy en la belle salle fraische, assis dans une chaire, ou sur un lict verd : mais aussi ne sauriez prendre vos repas, sinon que la vaissaille soit bien luisante, le verre bien fringué, les serviettes blanches comme neige, le pain bien chapplé, la viande quelque delicate qu’elle soit bien proprement apprestée et servie, et le vin ou autre bruvage clair comme Emeraude ? Voulez-vous vous aller embarquer pour vivre de telle façon ? Comme je ne le vous conseille pas, et qu’il vous en prendra encores moins d’envie quand vous aurez entendu ce qui nous advint à nostre retour : aussi vous voudrois-je bien prier, que quand on parle de la mer, et sur tout de tels voyages, vous n’en sachans autre chose que par les livres, ou qui pis est, en ayant seulement ouy parler à ceux qui n’en revindrent jamais, vous ne voulussiez pas, ayant le dessus, vendre vos coquilles (comme on dit) à ceux qui ont esté à S. Michel : c’est à dire, qu’en ce poinct vous desserissiez un peu, et laississiez discourir ceux qui en endurans tels travaux ont esté à la pratique des choses, lesquelles, pour en parler à la verité, ne se peuvent bien glisser au cerveau ny en l’entendement des hommes : sinon (ainsi que dit le proverbe) qu’ils ayent mangé de la vache enragée.

A quoy j’adjousteray, tant sur le premier propos que j’ay touché de la varieté des vents, tempestes, pluyes infectes, chaleurs, que ce qu’en general on voit sur mer, principalement sous l’Equateur, que j’ay veu un de nos Pilotes nommé Jean de Meun, d’Harfleur : lequel, bien qu’il ne sceut ny A, ny B, avoit neantmoins, par la longue experience avec ses cartes, Astrolabes, et Baston de Jacob, si bien profité en l’art de navigation, qu’à tout coup, et nommément durant la tormente, il faisoit taire un sçavant personnage (que je ne nommeray point) lequel cependant estant dans nostre navire, en temps calme triomphoit d’enseigner la Theorique. Non pas toutesfois que pour cela je condamne, ou vueille en façon que ce soit, blasmer les sciences qui s’acquierent et apprennent és escoles, et par l’estude des livres : rien moins, tant s’en faut que ce soit mon intention : mais bien requerroy-je, que, sans tant s’arrester à l’opinion de qui que ce fust, on ne m’alleguast jamais raison contre l’experience d’une chose. Je prie donc les lecteurs de me supporter, si en me resouvenant de nostre pain pourri, et de nos eaux puantes, ensemble des autres incommoditez que nous endurasmes, et comparant cela avec la bonne chere de ces grans censeurs, faisant ceste digression, je me suis un peu coleré contre eux. Au surplus, à cause des difficultez susdites, et pour les raisons que j’en diray plus amplement ailleurs, plusieurs mariniers apres avoir mangé tous leurs vivres en ces endroits-là, c’est à dire, sous la Zone Torride, sans pouvoir outrepasser l’Equateur, ont esté contrains de relascher et retourner en arriere d’où ils estoyent venus.

Quand à nous, apres qu’en telle misere que vous avez entendu, nous eusmes demeuré, viré et tourné environ cinq sepmaines à l’entour de ceste ligne, en estans finalement peu à peu ainsi approchez, Dieu ayant pitié de nous, et nous envoyant le vent de Nord-Nord’est, fit, que le quatriesme jour de Febvrier nous fusmes poussez droit sous icelle. Or elle est appellée Equinoctiale, pource que non seulement en tous temps et saisons les jours et les nuicts y sont tousjours esgaux, mais aussi parce que quand le soleil est droit en icelle, ce qui advient deux fois l’année, assavoir l’onziesme de Mars, et le treziesme de Septembre, les jours et les nuicts sont aussi esgaux par tout le monde universel : tellement que ceux qui habitent sous les deux Poles Arctique et Antarctique, participans seulement ces deux jours de l’année du jour et de la nuict, dés le lendemain, les uns ou les autres (chascun à son tour) perdent le soleil de veuë pour demi an.

Cedit jour doncques quatriesme de Febvrier, que nous passasmes le Centre, ou plustost la Ceinture du monde, les matelots firent les ceremonies par eux accoustumées en ce tant fascheux et dangereux passage. Assavoir pour faire ressouvenir ceux qui n’ont jamais passé sous l’Equateur, les lier de cordes et plonger en mer, ou bien, avec un vieux drappeau frotté au cul de la chaudiere, leur noircir et barbouiller le visage : toutesfois on se peut racheter et exempter de cela, comme je fis, en leur payant le vin.

Ainsi sans intervalle, nous singlasmes de nostre bon vent de Nord-Nord’est, jusques à quatre degrez au-delà de la ligne Equinoctiale. De là nous commençasmes de voir le Pole Antarctique, lequel les mariniers de Normandie appellent l’Estoile du Su : à l’entour de laquelle, comme je remarquay dés lors, il y a certaines autres estoiles en croix, qu’ils appellent aussi la croisée du Su. Comme au semblable quelque autre a escrit, que les premiers qui de nostre temps firent ce voyage, rapporterent qu’il se voit tousjours pres d’iceluy Pole Antarctique, ou midi, une petite nuée blanche et quatre estoiles en croix, avec trois autres qui ressemblent à nostre Septentrion. Or il y avoit desja long temps que nous avions perdu de veuë le Pole Arctique : et diray ici en passant, que non seulement, ainsi qu’aucuns pensent (et semble aussi par la Sphere se pouvoir faire) on ne sauroit voir les deux Poles, quand on est droit sous l’Equateur, mais mesmes n’en pouvans voir ny l’un ny l’autre, il faut estre esloigné d’environ deux degrez du costé du Nord ou du Su, pour voir l’Arctique ou l’Antarctique.

Le treziesme dudit mois de Febvrier que le temps estoit beau et clair, apres que nos Pilotes et maistres de navires eurent prins hauteur à l’Astrolabe, ils nous asseurerent que nous avions le soleil droit pour Zeni, et en la Zone si droite et directe sur la teste, qu’il estoit impossible de plus. Et de fait, quoy que pour l’experimenter nous plantissions des dagues, cousteaux, poinssons et autres choses sur le Tillac, les rayons donnoyent tellement à plomb, que ce jour-là principalement à midi, nous ne vismes nul ombrage dans nostre vaisseau. Quand nous fusmes par les douze degrez, nous eusmes tormente qui dura trois ou quatre jours. Et apres cela (tombans en l’autre extremité) la mer fut si tranquille et calme, que durant ce temps nos vaisseaux demeurans fix sur l’eau, si le vent ne se fust eslevé pour nous faire passer outre, nous ne fussions jamais bougez de là.

Or en tout nostre voyage nous n’avions point encore apperceu de Baleines, mais outre qu’en ces endroits-là nous en vismes d’assez pres : pour les bien remarquer, il y en eut une, laquelle se levant pres de nostre navire me fit si grand peur, que veritablement, jusques à ce que je la vis mouvoir, je pensois que ce fust un rocher contre lequel nostre vaisseau s’allast heurter et briser. J’observay que quand elle se voulut plonger, levant la teste hors de la mer, elle jetta en l’air par la bouche plus de deux pipes d’eau : puis en se cachant fit encores un tel et si horrible bouillon, que je craignois derechef, qu’en nous attirans apres soy, nous ne fussions engloutis dans ce gouffre. Et à la verité, comme il est dit au Pseaume, et en Job, c’est une horreur de voir ces monstres marins s’esbatre et jouer ainsi à leur aise parmi ces grandes eaux.

Nous vismes aussi des Dauphins, lesquels suyvis de plusieurs especes de poissons, tous disposez et arrengez comme une compagnie de soldats marchans apres leur Capitaine, paroissoyent dans l’eau estre de couleur rougeastre : et y en eut un, lequel par six ou sept fois, comme s’il nous eust voulu cherir et caresser, tournoya et environna nostre navire. En recompense de quoy nous fismes tout ce que nous peusmes pour le cuider prendre : mais luy avec sa trompe, faisant tousjours dextrement la retraite, il ne nous fut pas possible de l’avoir.