Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/16

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CHAPITRE XVI


Ce qu’on peut appeler religion entre les sauvages Ameriquains : des erreurs, où certains abuseurs qu’ils ont entr’eux, nommez Caraibes les detiennent : et de la grande ignorance de Dieu où ils sont plongez.


Combien que ceste sentence de Ciceron, assavoir qu’il n’y a peuple si brutal, ny nation si barbare et sauvage, qui n’ait sentiment qu’il y a quelque Divinité, soit receuë et tenuë d’un chacun pour une maxime indubitable : tant y a neantmoins que quand je considere de pres nos Toüoupinambaoults de l’Amerique, je me trouve aucunement empesché touchant l’application d’icelle en leur endroit. Car en premier lieu, outre qu’ils n’ont nulle cognoissance du seul et vray Dieu, encores en sont-ils là, que, nonobstant la coustume de tous les anciens payens, lesquels ont eu la pluralité des dieux : et ce que font encores les idolatres d’aujourd’huy, mesmes les Indiens du Peru terre continente à la leur environ cinq cens lieuës au deçà (lesquels sacrifient au Soleil et à la Lune) ils ne confessent, ny n’adorent aucuns dieux celestes ny terrestres : et par consequent n’ayans aucun formulaire, ny lieu deputé pour s’assembler, à fin de faire quelque service ordinaire, ils ne prient par forme de religion, ny en public ny en particulier chose quelle qu’elle soit. Semblablement ignorans la creation du monde, ils ne distinguent point les jours par noms, ny n’ont acception de l’un plus que de l’autre : comme aussi ils ne content sepmaines, mois, ni années, ains seulement nombrent et retiennent le temps par les Lunes. Quant à l’escriture, soit saincte ou prophane, non seulement aussi ils ne savent que c’est, mais qui plus est, n’ayans nuls characteres pour signifier quelque chose : quand du commencement que je fus en leur pays pour apprendre leur langage, j’escrivois quelques sentences leur lisant puis apres devant, eux estimans que cela fust une sorcelerie, disoyent l’un à l’autre : N’est-ce pas merveille que cestuy-cy qui n’eust sceu dire hier un mot en nostre langue, en vertu de ce papier qu’il tient, et qui le fait ainsi parler, soit maintenant entendu de nous ? Qui est la mesme opinion que les sauvages de l’Isle Espagnole avoyent des Espagnols qui y furent les premiers : car celuy qui en a escrit l’histoire dit ainsi, Les Indiens cognoissans que les Espagnols sans se voir ny parler l’un à l’autre, ains seulement en envoyant des lettres de lieu en lieu s’entendoyent, de ceste façon, croyoyent ou qu’ils avoyent l’esprit de prophetie, ou que les missives parloyent : De maniere, dit-il, que les sauvages craignans d’estre descouverts et surprins en faute, furent par ce moyen si bien retenus en leur devoir, qu’ils n’osoyent plus mentir ny desrober les Espagnols.

Parquoy, je di que, qui voudroit icy amplifier ceste matiere, il se presente un beau sujet, tant pour louër et exalter l’art d’escriture, que pour monstrer combien les nations qui habitent ces trois parties du monde, Europe, Asie, et Afrique ont de quoy louër Dieu par dessus les sauvages de ceste quatriesme partie dite Amerique : car au lieu qu’eux ne se peuvent rien communiquer sinon verbalement : nous au contraire avons cest advantage, que sans bouger d’un lieu, par le moyen de l’escriture et des lettres que nous envoyons, nous pouvons declarer nos secrets à ceux qu’il nous plaist, et fussent-ils esloignez jusques au bout du monde. Ainsi outre les sciences que nous apprenons par les livres, desquels les sauvages sont semblablement du tout destituez, encore ceste invention d’escrire que nous avons, dont ils sont aussi entierement privez, doit estre mise au rang des dons singuliers, que les hommes de par deçà ont receu de Dieu.

Pour doncques retourner à nos Toüoupinambaoults, quand en devisant avec eux, et que cela venoit à propos, nous leur disions, que nous croiyons en un seul et souverain Dieu, Createur du monde, lequel comme il a fait le ciel et la terre, avec toutes les choses qui y sont contenues, gouverne et dispose aussi du tout comme il luy plaist : eux di-je, nous oyans reciter cest article, en se regardans l’un l’autre, usans de ceste interjection d’esbahissement, Teh ! qui leur est coustumiere, devenoyent tous estonnez. Et parce aussi, comme je diray plus au long, que quand ils entendent le tonnerre, qu’ils nomment Toupan, ils sont grandement effrayez : si nous accommodans à leur rudesse, prenions de là particulierement occasion de leur dire, que c’estoit le Dieu dont nous leur parlions, lequel pour monstrer sa grandeur et puissance, faisoit ainsi trembler ciel et terre : leur resolution et response à cela estoyent, que puisqu’il les espouvantoit de telle façon, qu’il ne valoit donc rien. Voila, choses deplorables, où en sont ces pauvres gens. Comment doncques, dira maintenant quelqu’un, se peut-il faire que, comme bestes brutes, ces Ameriquains vivent sans aucune religion ? Certes, comme j’ay jà dit, peu s’en faut, et ne pense pas qu’il y ait nation sur la terre qui en soit plus eslongnée. Toutesfois à fin qu’en entrant en matiere, je commence de declarer ce que j’ay cognu leur rester encor de lumiere, au milieu des espesses tenebres d’ignorance où ils sont detenus, je di, en premier lieu, que non seulement ils croyent l’immortalité des ames, mais aussi ils tiennent fermement qu’apres la mort des corps, celles de ceux qui ont vertueusement vescu, c’est à dire, selon eux, qui se sont bien vengez, et ont beaucoup mangé de leurs ennemis, s’en vont derriere les hautes montagnes où elles dansent dans de beaux jardins avec celles de leurs grands peres (ce sont les champs Elisiens des Poëtes) et au contraire que celles des effeminez et gens de neant, qui n’ont tenu conte de defendre la patrie, vont avec Aygnan, ainsi nomment-ils le diable en leur langage, avec lequel, disent-ils, elles sont incessamment tormentées. Surquoy faut noter que ces pauvres gens durant leur vie sont aussi tellement affligez de ce malin esprit (lequel autrement ils nomment Kaagerre) que comme j’ay veu plusieurs fois, mesme ainsi qu’ils parloyent à nous, se sentans tormentez, et crians tout soudain comme enragez, ils disoyent, Helas defendez-nous d’Aygnan qui nous bat : voire disoyent qu’ils le voyoyent visiblement, tantost en guise de beste ou d’oyseau, ou d’autre forme estrange. Et parce qu’ils s’esmerveilloyent bien fort de voir que nous n’en estions point assaillis, quand nous leur disions que telle exemption venoit du Dieu duquel nous leur parlions si souvent, lequel, estant sans comparaison beaucoup plus fort qu’Aygnan, gardoit qu’il ne nous pouvoit molester ny mal faire : il est advenu quelques fois, qu’eux se sentans pressez promettoyent d’y croire comme nous : mais suyvant le proverbe qui dit, que le danger passé on se moque du sainct, si tost qu’ils estoyent delivrez, ils ne se souvenoyent plus de leurs promesses. Cependant pour monstrer que ce qu’ils endurent n’est pas jeu d’enfant, comme on dit, je leur ay souvent veu tellement apprehender ceste furie infernale, que quand ils se ressouviennent de ce qu’ils avoyent souffert le passé, frapans des mains sur leurs cuisses, voire de destresse la sueur leur venant au front en se complaignans à moy, ou à un autre de nostre compagnie, ils disoyent, Mair Atou-assap, acequeiey Aygnan Atoupavé : c’est à dire, François mon ami, ou mon parfait allié, je crain le diable ou l’esprit malin, plus que toute autre chose. Que si au contraire celuy des nostres auquel ils s’adressoyent leur disoit, Nacequeiey Aygnan, c’est à dire, je ne le crain point moy : deplorans leur condition, ils respondoyent, Helas que nous serions heureux si nous estions preservez comme vous autres ! Il faudroit croire et vous asseurer, comme nous faisons, en celuy qui est plus fort et plus puissant que luy, repliquions nous : mais, comme j’ai jà dit, combien que quelques fois voyans le mal prochain, ou jà advenu, ils protestassent d’ainsi le faire, tout cela puis apres s’esvanouissoit de leur cerveau.

Or avant que passer plus outre, j’adjousteray sur le propos que j’ay touché de nos Bresiliens Ameriquains, qui croyent l’ame immortelle : que l’historien des Indes Occidentales dit que non seulement les sauvages de la ville de Cuzco, principale au Peru, et ceux des environs confessent semblablement l’immortalité des ames, mais qui plus est (nonobstant la maxime laquelle a esté aussi tousjours communément tenue par les Theologiens : savoir que tous les Philosophes, Payens, et autres Gentils et barbares avoyent ignoré et nié la resurrection de la chair) qu’ils croyent encor la resurrection des corps, et voici l’exemple qu’il en allegue. Les Indiens, dit-il, voyans que les Espagnols en ouvrant les sepulchres, pour avoir l’or et les richesses qui estoyent dedans, jettoyent les ossemens des morts çà et là, les prioyent qu’à fin que cela ne les empeschast de ressusciter ils ne les escartassent pas de ceste façon : car, adjouste-il, parlant des sauvages de ce pays-là, ils croyent la resurrection des corps et l’immortalité de l’ame. Il y a aussi quelque autre auteur prophane, lequel affermant qu’au temps jadis une certaine nation Payenne en estoit passée jusques là de croire cest article, dit en ceste façon : Apres Cesar veinquit Ariovistus et les Germains, esquels estoyent grands hommes outre mesure, et hardis de mesme : car ils assailloyent fort audacieusement, et ne craignoyent point la mort esperans qu’ils ressusciteroyent.

Ce que j’ay bien voulu expressément narrer en cest endroit, à fin que chacun entende, que si les plus qu’endiablez Atheistes, dont la terre est maintenant couverte pardeçà, ont cela de commun avec les Toüoupinambaoults, de se vouloir faire accroire, voire d’une façon encore plus estrange et bestiale qu’eux, qu’il n’y a point de Dieu, que pour le moins en premier lieu, ils leur apprennent qu’il y a des diables pour tourmenter, mesme en ce monde, ceux qui nient Dieu et sa puissance. Que s’ils repliquent là-dessus ce qu’aucuns d’eux ont voulu maintenir, que n’y ayant autres diables que les mauvaises affections des hommes, c’est une folle opinion que ces sauvages ont des choses qui ne sont point : je respon que si on considere ce que j’ay dit, et qui est tres-vray, assavoir que les Ameriquains sont extremement visiblement et actuellement tourmentez des malins esprits, qu’il sera aisé à juger combien mal à propos cela est attribué aux affections humaines : car quelques violentes qu’elles puissent estre, comment affligeroyent-elles les hommes de ceste façon ? Je laisse à parler de l’experience qu’on voit par-deçà de ces choses : comme aussi, n’estoit que je jetteroye les perles devant les pourceaux que je rembarre à present, je pourrois alleguer ce qui est dit en l’Evangile de tant de demoniaques qui ont esté gueris par le Fils de Dieu.

Secondement parce que ces Athées nians tous principes, sont du tout indignes qu’on leur allegue ce que les Escritures sainctes disent si magnifiquement de l’immortalité des ames, je leur presupposeray encores nos povres Bresiliens : lesquels en leur aveuglissement leur enseigneront qu’il y a non seulement en l’homme un esprit qui ne meurt point avec le corps, mais aussi qu’estant separé d’iceluy, il est sujet à felicité ou infelicité perpetuelle.

Et pour le troisiesme, touchant la resurrection de la chair : d’autant aussi que ces chiens se font accroire, quand le corps est mort qu’il n’en relevera jamais, je leur oppose à cela les Indiens du Peru : lesquels au milieu de leur fausse religion, voire n’ayans presques autre cognoissance que le sentiment de nature, en desmentans ces execrables se leveront en jugement contre eux. Mais parce, comme j’ay dit, qu’estans pires que les diables mesmes, lesquels, comme dit sainct Jacques croyent qu’il y a un Dieu et en tremblent, je leur fais encor trop d’honneur de leur bailler ces barbares pour docteurs : sans plus parler pour le present de tels abominables, je les renvoye tout droit en enfer, où ils sentiront les fruicts de leurs monstrueuses erreurs.

Ainsi pour retourner à mon principal suject, qui est de poursuivre ce qu’on peut appeler Religion entre les sauvages de l’Amerique : je di en premier lieu si on examine de pres ce que j’en ay jà touché, assavoir, qu’au lieu qu’ils desireroyent bien de demeurer en repos, ils sont neantmoins contraints quand ils entendent le tonnerre de trembler, sous une puissance à laquelle ils ne peuvent resister : qu’on pourra recueillir de là, que non seulement la sentence de Ciceron que j’ay alléguée du commencement, contenant qu’il n’y a peuple qui n’ait sentiment qu’il y a quelque divinité, est verifié en eux, mais qu’aussi ceste crainte qu’ils ont de celuy qu’ils ne veulent point cognoistre, les rendra du tout inexcusables. Et de faict, quand il est dit par l’Apostre, que nonobstant que Dieu és temps jadis ait laissé tous les Gentils cheminer en leurs voyes, que cependant en bien faisant à tous, et en envoyant la pluye du ciel et les saisons fertiles, il ne s’est jamais laissé sans tesmoignage : cela monstre assez quand les hommes ne cognoissent pas leur createur, que cela procede de leur malice. Comme aussi, pour les conveincre davantage, il est dit ailleurs, que ce qui est invisible en Dieu, se voit par la creation du monde.

Partant quoy que nos Ameriquains ne le confessent de bouche, tant y a neantmoins qu’estans conveincus en euxmesmes qu’il y a quelque divinité, je conclu que comme ils ne seront excusez, aussi ne pourront-ils pretendre ignorance. Mais outre ce que j’ay dit touchant l’immortalité de l’ame qu’ils croyent : le tonnerre dont ils sont espouvantez, et les diables et esprits malins qui les frappent et tourmentent (qui sont trois poincts qu’il faut premierement noter) je monstreray encor en quatrieme lieu, nonobstant les obscures tenebres où ils sont plongez, comme ceste semence de religion (si toutesfois ce qu’ils font merite ce titre) bourgeonne et ne peut estre esteinte en eux.

Pour donc entrer plus avant en matiere, il faut sçavoir qu’ils ont entre eux certains faux Prophetes qu’ils nomment Caraibes, lesquels allans et venans de village en village, comme les porteurs de rogatons en la Papauté, leur font accroire que communiquans avec les esprits ils peuvent non seulement par ce moyen donner force à qui il leur plaist, pour veincre et surmonter les ennemis, quand on va à la guerre, mais aussi que ce sont eux qui font croistre les grosses racines et les fruicts, tels que j’ay dit ailleurs que ceste terre du Bresil les produit. Davantage, ainsi que j’ay entendu des truchemens de Normandie, qui avoyent long temps demeuré en ce pays-là, nos Toüoupinambaoults, ayans ceste coustume que de trois en trois, ou de quatre en quatre ans ils s’assemblent en grande solennité, pour m’y estre trouvé, sans y penser (comme vous entendrez), voici ce que j’en puis dire à la verité. Comme donc un autre François nommé Jaques Rousseau, et moy avec un truchement allions par pays, ayans couché une nuict en un village nommé Cotiva, le lendemain de grand matin, que nous pensions passer outre, nous vismes en premier lieu les sauvages des lieux proches qui y arrivoyent de toutes parts : avec lesquels ceux de ce village sortans de leurs maisons se joignirent et furent incontinent en une grande place assemblez en nombre de cinq ou six cens. Parquoy nous arrestans pour savoir à quelle fin ceste assemblée se faisoit, ainsi que nous nous en revenions, nous les vismes soudain separer en trois bandes : assavoir tous les hommes en une maison à part, les femmes en une autre, et les enfans de mesme. Et parce que je vis dix ou douze de ces messieurs les Caraibes qui s’estoyent rangez avec les hommes, me doutant bien qu’ils feroyent quelque chose d’extraordinaire, je priay instamment mes compagnons que nous demeurissions là pour voir ce mystere, ce qui me fut accordé. Ainsi apres que les Caraibes, avant que de partir d’avec les femmes et enfans, leur eurent estroitement defendu de ne sortir des maisons où ils estoyent, ains que de là ils escoutassent attentivement quand ils les orroyent chanter : nous ayans aussi commandé de nous tenir clos dans le logis où estoyent les femmes, ainsi que nous desjeunions, sans sçavoir encor ce qu’ils vouloyent faire, nous commençasmes d’ouir en la maison où estoyent les hommes (laquelle n’estoit pas à trente pas de celle où nous estions) un bruit fort bas, comme vous diriez le murmure de ceux qui barbotent leurs heures : ce qu’entendans les femmes, lesquelles estoyent en nombre d’environ deux cents, toutes se levans debout, en prestant l’oreille se serrerent en un monceau. Mais apres que les hommes peu à peu eurent eslevé leurs voix, et que fort distinctement nous les entendismes chanter tous ensemble et repeter souvent ceste interjection d’accouragement, He, he, he, he, nous fusmes tous esbahis que les femmes de leur costé leur respondans et avec une voix tremblante, reiterans ceste mesme interjection, He, he, he, he, se prindrent à crier de telle façon, l’espace de plus d’un quart d’heure, que nous les regardans ne sçavions quelle contenance tenir. Et de faict, parce que non seulement elles hurloyent ainsi, mais qu’aussi avec cela sautans en l’air de grande violence faisoyent branler leurs mammelles et escumoyent par la bouche, voire aucunes (comme ceux qui ont le haut mal par-deçà) tomboyent toutes esvanouyes, je ne croy pas autrement que le diable ne leur entrast dans le corps, et qu’elles ne devinssent soudain enragées. De façon que nous oyans semblablement les enfans branler et se tourmenter de mesme au logis où ils estoyent separez, qui estoit tout aupres de nous : combien, di-je, qu’il y eust jà plus de demi an que je frequentois les sauvages, et que je fusse desjà autrement accoustumé parmi eux, tant y a pour n’en rien desguiser, qu’ayant eu lors quelque frayeur, ne sçachant mesme quelle seroit l’issue du jeu, j’eusse bien voulu estre en nostre fort. Toutesfois, apres que ces bruicts et hurlemens confus furent finis, les hommes faisans une petite pose (les femmes et les enfans se taisans lors tous cois) nous les entendismes derechef chantans et faisans resonner leurs voix d’un accord si merveilleux, que m’estant un peu rasseuré, oyant ces doux et plus gracieux sons, il ne faut pas demander si je desirois de les voir de pres. Mais parce que quand je voulois sortir pour en approcher, non seulement les femmes me retiroyent, mais aussi nostre truchement disoit que depuis six ou sept ans, qu’il y avoit qu’il estoit en ce pays-là, il ne s’estoit jamais osé trouver parmi les sauvages en telle feste : de maniere adjoustoit-il, que si j’y allois je ne ferois pas sagement, craignant de me mettre en danger. Je demeuray un peu en suspens, neantmoins parce que l’ayant sondé plus avant il me sembloit qu’il ne me donnoit pas grand raison de son dire : joint que je m’asseurois de l’amitié de certains bons vieillards qui demeuroyent en ce village, auquel j’avois esté quatre ou cinq fois auparavant, moitié de force et moitié de gré je me hazarday de sortir.

Me approchant doncques du lieu où j’oyois ceste chantrerie, comme ainsi soit que les maisons des sauvages soyent fort longues, et de façon rondes (comme vous diriez les treilles des jardins par-deçà) couvertes d’herbes qu’elles sont jusques contre terre : à fin de mieux voir à mon plaisir, je fis avec les mains un petit pertuis en la couverture. Ainsi faisant de là signe du doigt aux deux François qui me regardoyent, eux à mon exemple, s’estans enhardis et approchez sans empeschement ni difficulté, nous entrasmes tous trois dans ceste maison. Voyans doncques que les sauvages (comme le truchement estimoit) ne s’effarouchoyent point de nous, ains au contraire, tenans leurs rangs et leur ordre d’une façon admirable, continuoyent leurs chansons, en nous retirans tout bellement en un coin, nous les contemplasmes tout nostre saoul. Mais suivant ce que j’ay promis cidessus, quand j’ay parlé de leurs danses en leurs beuveries et caouinages, que je dirois aussi l’autre façon qu’ils ont de danser : à fin de les mieux representer, voici les morgues, gestes et contenances qu’ils tenoyent. Tous pres à pres l’un de l’autre, sans se tenir par la main ni sans se bouger d’une place, ains estans arrengez en rond, courbez sur le devant, guindans un peu le corps, remuans seulement la jambe et le pied droit, chacun ayant aussi la main dextre sur ses fesses, et le bras et la main gauche pendant, chantoyent et dansoyent de ceste façon. Et au surplus, parce qu’à cause de la multitude il y avoit trois rondeaux, y ayant au milieu d’un chacun trois ou quatre de ces Caraibes, richement parez de róbbes, bonnets et bracelets, faits de belles plumes naturelles, naifves et de diverses couleurs : tenans au reste en chacune de leurs mains un Maraca, c’est à dire sonnettes faites d’un fruict plus gros que œuf d’austruche, dont j’ay parlé ailleurs, à fin, disoyent-ils, que l’esprit parlast puis apres dans icelles pour les dedier à cest usage, ils les faisoyent sonner à toute reste. Et ne vous les sçaurois mieux comparer, en l’estat qu’ils estoyent lors, qu’aux sonneurs de campanes de ces caphards, lesquels en abusant le pauvre monde de pardeça, portent de lieu en lieu les chasses de sainct Antoine, de sainct Bernard et autres tels instrumens d’idolatrie. Ce qu’outre la susdite description, je vous ay bien voulu encor representer par la figure suyvante, du danseur et du sonneur de Maraca.

Outre plus, ces Caraibes en s’avançans et sautans en devant, puis reculans en arriere, ne se tenoyent pas tousjours en une place comme faisoyent les autres : mesme j’observay qu’eux prenans souvent une canne de bois, longue de quatre à cinq pieds, au bout de laquelle il y avoit de l’herbe de Petun (dont j’ay fait mention autre part) seiche et allumée ; en se tournans et soufflans de toutes parts la fumée d’icelle sur les autres sauvages, ils leur disoyent, A fin que vous surmontiez vos ennemis, recevez tous l’esprit de force : et ainsi firent par plusieurs fois ces maistres Caraibes. Or ces ceremonies ayans ainsi duré pres de deux heures, ces cinq ou six cens hommes sauvages ne cessans tousjours de danser et chanter, il y eut une telle melodie qu’attendu qu’ils ne sçavent que c’est de musique, ceux qui ne les ont ouys ne croiroyent jamais qu’ils s’accordassent si bien. Et de faict, au lieu que du commencement de ce sabbat (estant comme j’ay dit en la maison des femmes), j’avois eu quelque crainte, j’eu lors en recompense une telle joye, que non seulement oyant les accords si bien mesurez d’une telle multitude, et sur tout pour la cadence et le refrein de la balade, à chacun couplet tous en traisnans leurs voix, disans : heu, heuaüre, heüra, heüraüre, heüra, heüra, oueh, j’en demeuray tout ravi mais aussi toutes les fois qu’il m’en ressouvient, le coeur m’en tressaillant, il me semble que je les aye encor aux oreilles. Quand ils voulurent finir, frappans du pied droit contre terre, plus fort qu’auparavant, apres que chacun eut craché devant soy, tous unanimement, d’une voix rauque, prononcerent deux ou trois fois, Hé, hua, hua, hua, et ainsi cesserent.

Et parce que n’entendant pas encores lors parfaitement tout leur langage, ils avoyent dit plusieurs choses que je n’avois peu comprendre, ayant prié le truchement qu’il les me declarast : il me dit en premier lieu qu’ils avoyent fort insisté à regretter leurs grands peres decedez, lesquels estoyent si vaillans : toutesfois qu’en fin ils s’estoyent consolez, en ce qu’apres leur mort ils s’asseuroyent de les aller trouver derriere les hautes montagnes, où ils danseroyent et se resjouiroyent avec eux. Semblablement qu’à toute outrance ils avoyent menacé les Ouëtacas (nation de sauvages leurs ennemis, lesquels, comme j’ay dit ailleurs, sont si vaillans qu’ils ne les ont jamais peu dompter) d’estre bientost prins et mangez par euz, ainsi que leur avoyent promis leurs Caraibes. Au surplus, qu’ils avoyent entremeslé et fait mention en leurs chansons, que les eaux s’estans une fois tellement desbordées qu’elles couvrirent toute la terre, tous les hommes du monde, excepté leurs grands peres qui se sauverent sur les plus hauts arbres de leur pays, furent noyez : lequel dernier poinct, qui est ce qu’ils tiennent entre eux plus approchant de l’Escriture saincte, je leur ay d’autres fois depuis ouy reiterer. Et de faict, estant vraysemblable que de pere en fils ils ayent entendu quelque chose du deluge universel, qui avint du temps de Noé, suyvant la coustume des hommes qui ont tousjours corrompu et tourné la verité en mensonge : joint comme il a esté veu ci-dessus, qu’estans privez de toutes sortes d’escritures, il leur est malaisé de retenir les choses en leur pureté, ils ont adjousté ceste fable, comme les poetes, que leurs grands peres se sauverent sur les arbres.

Pour retourner à nos Caraïbes, ils furent non seulement ce jour-là bien receus de tous les autres sauvages, qui les traitterent magnifiquement des meilleures viandes qu’ils peurent trouver, sans selon leur coustume, oublier de les faire boire et caouiner d’autant : mais aussi mes deux compagnons François et moy qui, comme j’ay dit, nous estions inopinément trouvez à ceste confrairie des Bacchanales, à cause de cela, fismes bonne chere avec nos Moussacats, c’est à dire, bons peres de famille qui donnent à manger aux passans. Et au surplus de tout ce que dessus, apres que ces jours solennels (esquels, comme j’ay dit, toutes les singeries que vous avez entendues se font de trois en trois ou de quatre en quatre ans entre nos Toüoupinambaoults) sont passez et mesmes quelques-fois auparavant, les Caraïbes allans particulierement de village en village, font accoustrer des plus belles plumasseries qui se puissent trouver, en chacune famille trois ou quatre, ou selon qu’ils s’advisent plus ou moins, de ces hochets ou grosses sonnettes qu’ils nomment Maracas : lesquelles ainsi parées fichans le plus grand bout du baston qui est à travers dans terre, et les arrangeans tout le long et au milieu des maisons, ils commandent puis apres qu’on leur baille à boire et à manger. De façon que ces affronteurs faisans accroire aux autres povres idiots, que ces fruicts et especes de courges, ainsi creusez, parez et dediez, mangent et boivent la nuict : chasque chef d’hostel adjoustant foy à cela, ne faut point de mettre aupres des siens, non seulement de la farine avec de la chair et du poisson, mais aussi de leur bruvage dit Caouin. Voire les laissans ordinairement ainsi plantez en terre quinze jours ou trois semaines, tousjours servis de mesme, ils ont apres cest ensorcelement une opinion si estrange de ces Maracas, (lesquels ils ont presques tousjours en la main) que leur attribuant quelque saincteté, ils disent que souventesfois, en les sonnans un esprit parle à eux. Tellement qu’en estans ainsi embabouynez, si nous autres passans parmi leurs maisons et longues loges, voiyons quelques bonnes viandes presentées à ces Maracas : si nous les prenions et mangions (comme nous avons souvent fait) nos Ameriquains estimans que cela nous causeroit quelque malheur, n’en estoyent pas moins offensez que sont les supersticieux et successeurs des prestres de Baal, de voir prendre les offrandes qu’on porte à leurs marmosets, desquelles cependant au deshonneur de Dieu, ils se nourrissent grassement et oysivement avec leurs putains et bastards. Qui plus est, si prenans de là occasion de leur remonstrer leurs erreurs, nous leur disions que les Caraibes, leur faisant accroire que les Maracas mangeoyent et beuvoyent ne les trompoyent pas seulement en cela, mais aussi que ce n’estoit pas eux, comme ils se vantoyent faussement, qui faisoyent croistre leurs fruicts et leurs grosses racines, ains le Dieu en qui nous croyons et que nous leur annoncions : cela derechef estoit autant en leur endroit, que de parler par deça contre le Pape, ou de dire à Paris que la chasse de saincte Genevieve ne fait pas pleuvoir. Aussi ces pippeurs de Caraïbes, ne nous haissans pas moins que les faux prophetes de Jezabel (craignans perdre leurs gras morceaux) faisoyent le vray serviteur de Dieu Elie, lequel semblablement descouvroit leurs abus : commençans à se cacher de nous, craignoyent mesme de venir ou de coucher és villages où ils sçavoyent que nous estions.

Au reste, quoy que nos Toüoupinambaoults, suyvant ce que j’ay dit au commencement de ce chapitre, et nonobstant toutes les ceremonies qu’ils font, n’adorent par fleschissement de genoux, ou autres façons externes, leurs Caraibes, ni leurs Maracas, ni creatures quelles qu’elles soyent, moins les prient et invoquent : toutesfois pour continuer de dire ce que j’ay apperceu en eux en matiere de religion, j’allegueray encor cest exemple. M’estant une autre fois trouvé avec quelques-uns de nostre nation, en un village nommé Ocarentin, distant deux lieues de Cotina dont j’ay tantost fait mention : comme nous soupions au milieu d’une place, les sauvages du lieu s’estans assemblez pour nous contempler, et non pas pour manger (car s’ils veulent faire honneur à un personnage ils ne prendront pas leur repas avec luy : mesmes les vieillards, bien fiers de nous voir en leur village, nous monstrans tous les signes d’amitié qu’il leur estoit possible) ainsi qu’archers de nos corps, avec chacun en la main l’os du nez d’un poisson, long de deux ou trois pieds, fait en façon de scie, estans à l’entour de nous pour chasser les enfans, ausquels ils disoyent en leur langage : Petites canailles, retirez-vous, car vous n’estes pas dignes de vous approcher de ces gens ici : apres di-je que tout ce peuple, sans nous interrompre un seul mot de nos devis, nous eut laissé souper en paix, il y eut un vieillard qui, ayant observé que nous avions prié Dieu au commencement et à la fin du repas, nous demanda : Que veut dire ceste maniere de faire dont vous avez tantost usé, ayans tous par deux fois osté vos chapeaux, et sans dire mot, excepté un qui parloit, vous estes tenus tous cois ? A qui s’addressoit ce qu’il a dit ? est-ce à vous qui estes presens ou à quelques autres absens ? Sur quoy empoignant ceste occasion qu’il nous presentoit tant à propos pour leur parler de la vraye Religion : joint qu’outre que ce village d’Ocarentin est des plus grands et plus peuplez de ce pays-là, je voyois encores ce me sembloit les sauvages mieux disposez et attentifs à nous escouter que de coustume, je priay nostre truchement de m’aider à leur donner à entendre ce que je leur dirois. Apres donc que pour respondre à la question du vieillard, je luy eu dit que c’estoit à Dieu auquel nous avions adressé nos prieres : et que quoy qu’il ne le vist pas, il nous avoit neantmoins non seulement bien entendus, mais qu’aussi il savoit ce que nous pensions et avions au coeur, je commençay à leur parler de la creation du monde : et sur tout j’insistay sur ce poinct de leur bien faire entendre, que ce que Dieu avoit fait l’homme excellent par dessus toutes les autres creatures, estoit à fin qu’il glorifiast tant plus son Createur : adjoustant parce que nous le servions, qu’il nous preservoit en traversant la mer, sur laquelle, pour les aller trouver, nous demeurions ordinairement quatre ou cinq mois sans mettre pied à terre. Semblablement qu’à ceste occasion nous ne craignions point comme eux d’estre tormentez d’Aygnan, ny en ceste vie ny en l’autre : de façon, leur disoy-je, que s’ils se vouloyent convertir des erreurs où leurs Caraibes menteurs et trompeurs les detenoyent : ensemble laisser leur barbarie, pour ne plus manger la chair de leurs ennemis, qu’ils auroyent les mesmes graces qu’ils cognoissoyent par effect que nous avions. Brief à fin que leur ayant fait entendre la perdition de l’homme, nous les preparissions à recevoir Jesus Christ, leur baillant tousjours des comparaisons des choses qui leur estoyent cognues, nous fusmes plus de deux heures sur ceste matiere de la creation, dequoy cependant pour brieveté je ne feray ici plus long discours. Or tous, avec grande admiration, prestans l’oreille escoutoyent attentivement : de maniere qu’estans entrez en esbahissement de ce qu’ils avoyent ouy, il y eut un autre vieillard, qui prenant la parole dit, Certainement vous nous avez dit merveilles, et choses tres-bonnes que nous n’avions jamais entendues, Toutesfois, dit-il, vostre harangue m’a fait rememorer ce que nous avons ouy reciter beaucoup de fois à nos grands peres : assavoir que dés long temps et dés le nombre de tant de lunes que nous n’en avons peu retenir le conte, un Mair, c’est à dire François, ou estranger, vestu et barbu comme aucuns de vous autres, vint en ce pays icy, lequel, pour les penser renger à l’obeissance de vostre Dieu, leur tint le mesme langage que vous nous avez maintenant tenu : mais, comme nous avons aussi entendu de pere en fils, ils ne voulurent pas croire : et partans il en vint un autre, qui en signe de malediction, leur bailla l’espée dequoy depuis nous nous sommes tousjours tuez l’un l’autre : tellement qu’en estans entrez si avant en possesion, si maintenant, laissans nostre coustume, nous desistions, toutes les nations qui nous sont voisines se moqueroyent de nous. Nous repliquasmes à cela, avec grande vehemence, que tant s’en falloit qu’ils se deussent soucier de la gaudisserie des autres, qu’au contraire s’ils vouloyent, comme nous, adorer et servir le seul et vray Dieu du ciel et de la terre, que nous leur annoncions, si leurs ennemis pour ceste occasion les venoyent puis apres attaquer, ils les surmonteroyent et veincroyent tous. Somme, par l’efficace que Dieu donna lors à nos paroles, nos Toüoupinambaoults furent tellement esmeus, que non seulement plusieurs promirent de d’oresenavant vivre comme nous les avions enseignez, mesmes qu’ils ne mangeroyent plus la chair humaine de leurs ennemis : mais aussi apres ce colloque (lequel, comme j’ay dit, dura fort long temps) eux se mettans à genoux avec nous, l’un de nostre compagnie, en rendant graces à Dieu, fit la priere à haute voix au milieu de ce peuple, laquelle, en apres leur fut exposée par le Truchement. Cela fait, ils nous firent coucher à leur mode, dans des licts de cotton pendus en l’air, mais avant que nous fussions endormis, nous les ouismes chanter tous ensemble, que pour se venger de leurs ennemis, il en falloit plus prendre et plus manger qu’ils n’avoyent jamais fait au paravant. Voilà l’inconstance de ce pauvre peuple, bel exemple de la nature corrompue de l’homme. Toutesfois j’ay opinion, si Villegagnon ne se fust revolté de la Religion reformée, et que nous fussions demeurez plus long temps en ce pays-là, qu’on en eust attiré et gagné quelques-uns à Jesus Christ.

Or j’ay pensé depuis à ce qu’ils nous avoyent dit tenir de leurs devanciers, qu’il y avoit beaucoup de centaines d’années qu’un Mair, c’est à dire (sans m’arrester s’il estoit François ou Alemand) homme de nostre nation, ayant esté en leur terre, leur avoit annoncé le vray Dieu, assavoir, si ç’auroit point esté l’un des Apostres. Et de fait, sans approuver les livres fabuleux, lesquels outre ce que la Parole de Dieu en dit, on a escrit de leurs voyages et peregrinations, Nicephore recitant l’histoire de sainct Matthieu, dit expressément qu’il a presché l’Evangile au pays des Cannibales qui mangent les hommes, peuple non trop eslongné de nos Bresiliens Ameriquains. Mais me fondant beaucoup plus sur le passage de sainct Paul, tiré du Pseaume dix-neufiesme : assavoir, Leur son est allé par toute la terre, et leurs paroles jusques au bout du monde, qu’aucuns bons expositeurs rapportent aux Apostres : attendu, di-je, que pour certain ils ont esté en beaucoup de pays lointains à nous incognus, quel inconvenient y auroit-il de croire que l’un, ou plusieurs ayent esté en la terre de ces barbares ? Cela mesme serviroit de lampe et generalle exposition que quelques uns requierent à la sentence de Jesus Christ, lequel a prononcé, que l’Evangile seroit presché par tout le monde universel. Ce que toutesfois ne voulant point autrement affermer pour l’esgard du temps des Apostres, j’asseureray neantmoins, ainsi que j’ay monstré cy dessus en ceste histoire, que j’ay veu et ouy de nos jours annoncer l’Evangile jusques aux Antipodes : tellement qu’outre que l’objection qu’on faisoit sur ce passage sera soluë par ce moyen, encore cela fera, que les sauvages seront tant moins excusables au dernier jour. Quant à l’autre propos de nos Ameriquains, touchant ce qu’ils disent, que leurs predecesseurs n’ayans pas voulu croire celuy qui les voulut enseigner en la droite voye, il en vint un autre lequel à cause de ce refus les maudit, et leur donna l’espée de quoy ils se tuent encores tous les jours : nous lisons en l’Apocalypse, qu’à celuy qui estoit assis sur le cheval roux, lequel, selon l’exposition d’aucuns, signifie persecution par feu et par guerre, fut donné pouvoir d’oster la paix de la terre, et qu’on se tuast l’un l’autre, et luy fut donnée une grande espée. Voila le texte lequel, quant à la lettre, approche fort du dire et de ce que pratiquent nos Toüoupinambaoults : toutesfois craignant d’en destourner le vray sens, et qu’on n’estime que je recherche les choses de trop loing, j’en lairray faire l’application à d’autres.

Cependant me ressouvenant encor d’un exemple, qui servira aucunement pour monstrer, si on prenoit peine d’enseigner ces nations des sauvages habitans en la terre du Bresil, qu’ils sont assez dociles pour estre attirez à la cognoissance de Dieu, je le mettray icy en avant. Comme doncques, pour aller querir des vivres et autres choses necessaires, je passay un jour de nostre Isle en terre ferme, suyvi que j’estois de deux de nos sauvages Toüpinenquins, et d’un autre de la nation nommée Oueanen (qui leur est alliée) lequel avec sa femme estoit venu visiter ses amis, et s’en retournoit en son pays : ainsi qu’avec eux je passois à travers d’une grande forest, contemplant en icelle tant de divers arbres, herbes et fleurs verdoyantes et odoriferantes : ensemble oyant le chant d’une infinité d’oyseaux rossignollans parmi ce bois où lors le soleil donnoit, me voyant, di-je, comme convié à louër Dieu par toutes ces choses, ayant d’ailleurs le coeur gay, je me prins à chanter à haute voix le Pseaume 104 : Sus, sus, mon ame, il te faut dire bien, etc., lequel ayant poursuyvi tout au long, mes trois sauvages et la femme qui marchoient derriere moy, y prindrent si grand plaisir (c’est-à-dire au son, car au demeurant ils n’y entendoyent rien) que quand j’eu achevé, l’Oueanen tout esmeu de joye avec une face riante s’advançant me dit, Vrayement tu as merveilleusement bien chanté, mesme ton chant esclatant m’ayant fait ressouvenir de celuy d’une nation qui nous est voisine et alliée, j’ay esté fort joyeux de t’ouir. Mais, me dit-il, nous entendons bien son langage, et non pas le tien : parquoy je te prie de nous dire ce dequoy il a esté question en ta chanson. Ainsi luy declairant le mieux que je peux (car j’estois lors seul François, et en devois trouver deux, comme je fis, au lieu où j’allay coucher) que j’avois, non seulement en general, loué mon Dieu en la beauté et gouvernement de ses creatures, mais qu’aussi en particulier je luy avois attribué cela, que c’estoit luy seul qui nourrissoit tous les hommes et tous les animaux : voire faisoit croistre les arbres, fruicts et plantes qui estoyent par tout le monde universel : et au surplus, que ceste chanson que je venois de dire ayant esté dictée par l’Esprit de ce Dieu magnifique, duquel j’avois celebré le nom, avoit esté premierement chantée il y avoit plus de dix mille lunes (car ainsi content-ils) par un de nos grands Prophetes, lequel l’avoit laissée à la posterité pour en user à mesme fin. Brief, comme je reitere encores icy, que sans couper un propos, ils sont merveilleusement attentifs à ce qu’on leur dit, apres qu’en cheminant l’espace de plus de demie heure luy et les autres eurent ouy ce discours : usans de leur interjection d’esbahissement Teh ! ils dirent, O que vous autres Mairs, c’est à dire François, estes heureux, de sçavoir tant de secrets qui sont tous cachez à nous chetifs et pauvres miserables : tellement que pour me congratuler, me disant, Voila pour ce que tu as bien chanté, il me fit present d’un Agoti qu’il portoit, c’est à dire, d’un petit animal, lequel, avec d’autres, j’ay descrit au chapitre dixiesme. A fin doncques de tant mieux prouver que ces nations de l’Amerique, quelques barbares et cruelles qu’elles soyent envers leurs ennemis, ne sont pas si farouches qu’elles ne considerent bien tout ce qu’on leur dit avec bonne raison, j’ay bien voulu encor faire ceste digression. Et de fait, quant au naturel de l’homme, je maintien qu’ils discourent mieux que ne font la pluspart des paysans, voire que d’autres de par deçà qui pensent estre fort habiles gens.

Reste maintenant pour la fin, que je touche la question qu’on pourroit faire sur ceste matiere que je traite : assavoir, d’où peuvent estre descendus ces sauvages. Surquoy je di, en premier lieu, qu’il est bien certain qu’ils sont sortis de l’un des trois fils de Noé : mais d’affermer duquel, d’autant que cela ne se pourroit prouver par l’Escriture saincte, ny mesme je croy par les histoires prophanes, il est bien malaisé. Vray est que Moïse, faisant mention des enfans de Japhet, dit que d’iceux furent habitées les Isles : mais parce (comme tous exposent) qu’il est là parlé des pays de Grece, Gaule, Italie, et autres regions de par deçà, lesquelles, d’autant que la mer les separe de Judée, sont appelées Isles par Moyse, il n’y auroit pas grande raison de l’entendre ny de l’Amerique, ny des terres continentes à icelle. Semblablement de dire qu’ils soyent venus de Sem, duquel est issuë la semence benite et les Juifs : combien qu’iceux se soyent aussi tellement corrompus, qu’à bon droit ils ont esté finalement rejettez de Dieu, tant y a neantmoins que pour plusieurs causes qu’on pourroit alleguer, nul comme je croy ne l’advouëra. Dautant doncques que quant à ce qui concerne la beatitude et felicité eternelle (laquelle nous croyons et esperons par un seul Jesus Christ) nonobstant les rayons et le sentiment que j’ay dit, qu’ils en ont : c’est un peuple maudit et delaissé de Dieu, s’il y en a un autre sous le ciel (car pour l’esgard de ceste vie terriene, j’ay jà monstré et monstreray encor, qu’au lieu que la pluspart par deçà estans trop adonnez aux biens de ce monde n’y font que languir, eux au contraire ne s’y fourrans pas si avant, y passent et vivent alaigrement presques sans souci) il semble qu’il y a plus d’apparence de conclure qu’ils soyent descendus de Cham : et voici, à mon advis, la conjecture plus vray-semblable qu’on pourroit amener. C’est que quand Josué, selon les promesses que Dieu avoit faites aux Patriarches, et le commandement qu’il en eut en particulier, commença d’entrer et prendre possession de la terre de Chanaan, l’Escriture saincte tesmoignant que les peuples qui y habitoyent furent tellement espouvantez que le coeur defaillit à tous : il pourroit estre advenu (ce que je di sous correction) que les Majeurs et ancestres de nos Ameriquains, ayans esté chassez par les enfans d’Israël de quelques contrées de ce pays de Chanaan, s’estans mis dans des vaisseaux à la merci de la mer, auroyent esté jettez et seroyent abordez en ceste terre d’Amerique. Et de fait l’Espagnol auteur de l’Histoire generale des Indes (homme bien versé aux bonnes sciences quel qu’il soit) est d’opinion que les Indiens du Peru, terre continente à celle du Bresil, dont je parle à present, sont descendus de Cham, et ont succédé à la malediction que Dieu luy donna. Chose, comme je vien de dire, que j’avois aussi pensée et escrite és memoires que je fis de la presente histoire plus de seize ans avant que j’eusse veu son livre. Toutesfois, parce qu’on pourroit faire beaucoup d’objections là dessus, n’en voulant icy decider autre chose, j’en lairray croire à chacun ce qu’il luy plaira. Mais quoy que c’en soit, tenant de ma part pour tout resolu, que ce sont pauvres gens issus de la race corrompue d’Adam, tant s’en faut que les ayant ainsi considerez vuides et despourveus de tous bons sentimens de Dieu, ma foy (laquelle Dieu merci est appuyée d’ailleurs) ait esté pour cela esbranlée : moins qu’avec les Atheistes et Epicuriens j’aye de là conclu, ou qu’il n’y a point de Dieu, ou bien qu’il ne se mesle point des hommes : qu’au contraire ayant fort clairement cogneu en leurs personnes la difference qu’il y a entre ceux qui sont illuminez par le sainct Esprit, et par l’Escriture saincte, et ceux qui sont abandonnez à leur sens, et laissez en leur aveuglement, j’ay esté beaucoup plus confermé en l’asseurance de la verité de Dieu.

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