Histoire d’une Marie/p1/09

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 73-79).
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IX



Vous entrez au restaurant. Vous demandez du melon : on vous sert du melon, mais au lieu de sucre, voici du poivre. C’est Londres.

On se sent tout de suite loin, au delà de la mer, dans un autre coin du monde.

Il y a plus. Regardez cette boucherie : de la viande y pend rouge, par grands quartiers à des crocs ; rouge aussi, dans son comptoir, la tête de veau de la caissière ; rouges les hommes qui découpent ; mais pouah ! leur tablier est noir, pas blanc comme chez vous : noir. Jamais on ne se décidera à manger de cette viande.

Encore : Votre franc n’est plus un franc ; « oui » se prononce « yes » ; ce cocher a son siège non sur le devant, mais sur le derrière de sa voiture.

Marie habitait une chambre très haut, après beaucoup de marches. Cela aussi vous change de Bruxelles où vous viviez dans la cuisine. Elle avait une fenêtre singulière qui se levait et s’abaissait « en guillotine », disait Vladimir. Chaque fois, elle pensait à sa tête. Elle ne voyait plus les passants par les jambes, ni par les roues des équipages. Nouveau point de vue : elle les dominait : plate-formes et chapeaux, et beaucoup, les uns contre les autres, car chaque jour semblait un jour de fête.

Dans la chambre, nouvelle chose aussi : Vladimir, presque un mari, la caresse à toute heure, le bonheur en pantoufles qui rôde autour de vous.

Mais l’argent ?

— Quand travaillerons-nous ? disait Marie.

— Rien ne presse ; il faut d’abord bien connaître Londres.

Elle ne le connaissait donc pas encore !

Le matin on criait : « Meat, meat, cat’s meat ! » On ouvre les yeux : Ah oui ! c’est vrai, je suis à Londres.

Ensemble, ils poussaient leur tête sous la guillotine :

— Regarde, petite, ces charrettes. Les Anglais aiment beaucoup les chats, hé ! hé !

— Pourquoi : hé ! hé ?

— Rien. On vend pour eux de la viande, tu vois, sur les petites charrettes.

— Comme chez nous, les légumes.

— Meat, meat, cat’s meat !

— Oui.

— Et ce parc, en dessous, chéri ?

Il était beau, ce parc, avec des arbres qui semblaient grands et des parterres d’une seule couleur, peints sur le sol.

— Chéri, si on allait ?

— On ne peut pas, petite. Vois la grille et la porte. Il faut une clef. On ne la donne pas, on la vend.

— C’est drôle, Londres !… Et maintenant travaillons, je connais tout.

— Non, pas tout.

Ils sortaient :

— Ça, c’est une église ; ça, le port ; ça, un musée.

— Oui, comme ailleurs.

Elle vit le palais du roi, un beau palais, non à cause du roi, qui en ce temps était une reine, mais à cause des gardes : bottés jusqu’aux genoux, en culotte blanche, jaquette rouge, un grand panache sur le casque et à cheval.

— C’est beau Londres, où l’on voit de si beaux hommes.

Elle vit mieux : un cri de métal, toute la rue qui s’arrête, un tourbillon écarlate qui passe, avec des cuivres et des tuyaux.

— Tu as de la chance, tu as vu les pompiers.

Après ce fut tout ? Non, elle apprit le principal : deux rues.

Oxford street et Piccadily : la première qui importait parce qu’elle menait à la seconde. On pouvait se croire à Bruxelles, dans une de ces rues austères, autour du Parc. À gauche, vous voyiez ce Parc, à droite des maisons, de hautes fenêtres, de grandes portes, des pierres hargneuses, ce qu’il faut pour loger des riches :

— Les clubs.

Ayant dîné, les Anglais y entraient, rouges comme leurs quartiers de viande ; plus tard, ils en sortaient très blancs, ayant bu. Ils n’étaient pas soldats et portaient cependant l’uniforme : escarpins vernis, foulard de soie, manteau noir et, là-dessous, l’habit où l’on est tout à fait correct. Des gens riches et même quelque chose de plus : « Rupins », disait Vladimir, et, par-dessus le marché, Anglais, pas Belges, pas Français, pas Allemands : Anglais ; raides, méprisants, la figure en pierre, de la pierre qui serait un peu triste.

Pour tant de Messieurs, il passait beaucoup de dames. Elles n’entraient pas aux clubs ; on sait bien que ces dames tiennent le trottoir, cent pas pour aller, demi-tour, cent pas pour revenir, chacune sur sa portion de dalles.

On voyait celle en soie rouge, celle en soie verte, celle en soie orange, de belles soies comme pour les théâtres. Mais rouge, la veille, la dame en rouge était aujourd’hui encore en rouge, en rouge demain, en rouge les autres jours. Elles n’avaient chacune que sa couleur, dans une seule robe et, à force d’être si belle, toujours en soie, toujours en vert, toujours en rouge, la dame à la longue semblait un peu pauvre.

— Bonjour, leur disait Vladimir.

— Tiens toi ! t’es donc revenu ?

— Chéri, demandait Marie, tu connais ces femmes ?

— Oh ! pas comme tu penses.

Elles s’arrêtaient une minute pour causer. De près elles sentaient comme trop de violettes dans une chambre.

— Et cela marche ?

Elles répondaient : « Pas mal » ou « le guignon » ou « un lapin », des mots que Marie ne comprenait guère.

Il y avait Suzanne et Clairette, des Françaises ; Edwig qui était Allemande ; Palmyre, une bonne Flamande, que Marie préféra.

— Au revoir, faisaient-elles, voici du monde…

Et de nouveau, sur le trottoir, cent pas pour aller, demi-tour, cent pas pour revenir.

— Et voilà, dit Vladimir…

Voilà : Londres, c’était une dame ou verte, ou rouge, ou jaune, pour des Messieurs cramoisis après la table, blancs après le club, mais toujours raides parce que toujours Anglais.

À part la Palmyre, Marie ne les aimait guère. Elle ne les blâmait pas, mais faire comme elles, non !

Vladimir en parlait en riant :

— Tu devrais essayer.

— Moi ?

Elle avait bien du plaisir :

— Voyons, chéri, ces femmes sont très grossières ; elles ont de vilains gestes : as-tu remarqué celle qui l’autre jour, disait « zut » en se tapant sur les reins ? Me vois-tu ?

— On n’est pas obligée, on peut rester polie.

— Oui… on peut. Mais toi, Vladimir ? Tu sais bien que je t’aime…

— Cela n’a pas de rapport.

Pas de rapport ? Un jour, il la mena dans un parc, un de ces parcs, comme à Bruxelles, où l’on peut entrer sans clef.

— Regarde.

Sur un banc, une dame jouait avec ses deux enfants, embrassait l’un, embrassait l’autre et derrière eux, les embrassant tous les trois, se penchait le mari : un gentil ménage.

— Regarde mieux, dit Vladimir.

Elle regarda mieux. Tiens ! mais elle avait déjà vu cette dame ; elle l’avait vue un soir, d’autres soirs… Ah bah ! c’était la dame en jaune !

Cela n’avait en effet aucun rapport. On vend à tous ce que l’on donne à un seul. Le plaisir, vous savez ? La tranche de gigot, eût dit Monsieur.

Pourtant s’isoler avec un étranger qui vous veut en chemise, nue peut-être, puis avec un autre, quatre ou cinq dans la soirée. Si, du moins, on prenait le temps de se connaître ou de s’étourdir, comme le premier soir avec Monsieur ; mais si vite, cela n’est pas convenable.

Bah ! Les convenances sont des hypocrites qui, pour un peu d’argent, montrent comme les autres leur derrière de fausse maigre. Qui disait cela ? Vladimir, d’abord. Ses amies. Et aussi les amies que l’on porte en soi, qui s’appellent l’Expérience. Et encore, Palmyre, la Flamande, qui dans son langage vous rapporte un peu de pensées de là-bas.

— Pourtant, disait-elle à Palmyre, quand tu vois un agent, tu as peur : c’est donc défendu ?

— L’agent, Jésus-God ! Eh bien quoi ? S’il vous pince, on paie l’amende : c’est pour la pipe de la reine. Après on recommence.

— La pipe de la Reine ?

Voilà « Pipe de la Reine ». On ne sait pas au juste, on ne sait pas du tout. Peut-être que ça brûle, peut-être que ça fume, bouffarde, cheminée ou principe, mais : « Pipe de la Reine ! » et ce qu’on croyait défendu devient permis.

Alors on réfléchit à gauche, on réfléchit à droite. « Oui » à gauche, « non » à droite, cela se prononce « peut-être ».

Certes, au pays de sa mère, une fois pour toutes elle eût dit « non ». Mais si loin, dans une île. On a des idées que l’on consigne derrière soi sur l’autre rive. On en prend de nouvelles, un peu gênantes d’abord, néanmoins confortables. On est au pays des fenêtres en guillotine, des bouchers à tablier noir. On mange, en somme, de leur viande et, mon Dieu, à la longue, il n’est pas mauvais le melon au poivre. D’ailleurs il fallait de l’argent.

Elle en reparla la première :

— Et toi, Vladimir, ne seras-tu pas jaloux ? Moi, à ta place…

— Les femmes ce n’est pas la même chose.

— Oui, mais pense…

— Je suis sûr. J’ai essayé. Tu te souviens : le bal de la Monnaie, l’homme de la voiture ?

— Eh bien ?

— Pas moi, petite… Et tu verras, de toutes, tu auras la plus belle robe.

Il convient de le dire : la robe se trouvait prête.