Histoire d’une Marie/p1/08

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 62-72).
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VIII



Il vint un dimanche de Carnaval. Comme c’était le premier, Vladimir voulut lui montrer comment, en un tel jour, on s’amuse. Ils iraient au bal. Monsieur lui avait dit : « Rentrez quand vous voudrez, ma fille. » Elle était donc libre, curieuse aussi, et cependant, au moment de partir, elle se sentit plutôt maussade.

Non, ce n’était pas à cause de son costume. « Tu m’en as choisi un très beau » : des bas blancs, des sandales avec des rubans qui se croisaient sur les jambes, une culotte en soie verte, une chemisette blanche, une toque à plumes, et des bretelles aussi en soie verte. En tout, devant la glace, un joli bonhomme, bien qu’un peu gros du derrière et de poitrine trop rebondie.

— Eh bien, alors ?

— Je ne sais pas, disait Marie.

— Peut-être parce que le devant de la chemisette ferme trop : il y a moyen ; il suffit d’une entaille.

— Mais, dit Marie, on verra tout.

— Ce tout est charmant ; d’ailleurs avec un masque…

À la rue, ça n’alla pas encore mieux. On marchait serré. Tout le monde s’était dit : « Allons voir les masques » et comme chacun avait eu la même idée, on ne voyait en définitive que fort peu de masques et l’on se rattrapait sur les quelques-uns qui passaient. À cause de sa culotte, on regardait beaucoup Marie. « Eh ! le pâtre ! » Une femme en pâtre, cela doit être gai, faire aller ses jambes, dire des bêtises et, au lieu de cette joie, on reste Marie, on sent du plomb dans les bras, du plomb dans les jambes, du plomb dans la tête. Et puis elle était gênée ; dans cette soie qui serrait, on devait lui voir tout.

— Mais non ! d’ailleurs, tu as ton masque.

Ils entrèrent dans une taverne, puis dans une autre. Elle fut plus à l’aise : on est assise sur ce qui vous gêne. Elle étudia comment les masques parlent d’une voix aiguë et aussi ce qu’ils disent. Avec une voix pareille, on lance plus aisément des folies : une autre parle, ce n’est plus vous. « Bonjour, beau masque », elle salua une dame. « Bonjour, toi, je te connais », elle passa la main dans les cheveux d’un buveur, dont la tête ne lui parut pas trop effrayante.

— On s’amuse ?

— Mais oui, chéri, un peu.

Après plusieurs tavernes, ils entrèrent dans un restaurant. Pour manger, elle dut enlever son loup et redevenir une Marie sérieuse. « Mais je suis gaie tout de même ! » Ils burent une bouteille de vin blanc, ensuite une bouteille de vin rouge. « Et des huîtres, chéri, c’est bon, les huîtres ! »

Son masque remis, elle devint pour de vrai un pâtre. Elle se mit à gambader. La culotte, on s’en fiche. « Mais, saute donc, Vladimir !… » Elle voulut, comme les autres, avoir un de ces mirlitons qui font du bruit. Quand ils se présentèrent pour le bal, elle en chatouilla le nez du bonhomme à la caisse.

— Turlu, turlu, turlu !

Au son du mirliton, voici un pâtre vert qui entre dans la salle. Puis : Oh ! tout ce monde qui s’écrasait là et semblait déjà fou ! On aurait dû venir plutôt. « Jamais je ne deviendrai si folle ! » On ne dansait pas ; on sautait. On sautait par couple ; on sautait par groupe ; ou, ce qui était plus gai, par longues chaînes en se tenant par la main. On s’embrassait beaucoup.

Elle regarda. Le bal est une fête qui vous entre longuement par les yeux. Tant de lumières ! On ne distingue pas d’abord : c’est une masse qui tourne, du rouge, du vert, du jaune, des étoffes qui brillent, des bras nus, des épaules, et, par-ci, par-là, à cause de sa teinte, une perruque, à cause de sa forme, un drôle de nez. Puis cela se sépare : on voit mieux : là bas cette femme tout entière avec sa jupe rouge et ses yeux noirs d’Espagnole ; et celui-là, chéri, sa figure en farine et ses lèvres de sang ; et celle-là, mais regarde donc ! on lui voit jusqu’en haut le rose de la jambe.

Sur l’estrade, on voit le chef d’orchestre ; on entend les violons plus moelleux que des voix, les violoncelles qui leur font la cour, la flûte qui rit, la clarinette qui chante malgré son rhume, et, par-dessus la bataille de la grosse caisse et des tambours, les autres instruments, de toutes leurs forces, avec leur gosier de cuivre. Cela forme de la musique, un air que l’on connaît. Et ainsi, après les yeux, le bal est une fête qui vous entre par les oreilles.

— Et maintenant, dit Vladimir, dansons.

Ils se prirent à la taille, tournèrent un instant sur place, et alors, dans ce bal, où tantôt manquait quelque chose, il y eut quelque chose de plus, quelque chose de rare, quelque chose de beau : Marie, en pâtre vert, qui dansait une valse !

Pourquoi en partant, avait-elle été si triste ?

— Chéri, je m’amuse ; chéri, dansons encore ; chéri, oh ! si nous étions seuls, une minute.

Tous ces corps qui se montrent, tous ces corps qui se touchent, tous ces corps qui ont chaud : le bal, ça sent l’amour.

Puis elle eut soif.

— Turelu ! turelu !

Avec son mirliton, voici le pâtre qui se présente au buffet. Plus que dans le bal, on s’amusait. On ne se tenait pas assis autour des tables, comme dans les tavernes ; on se hissait dessus, on criait. Et les femmes, difficile de dire à qui elles appartenaient. Elles roulaient de l’un à l’autre ! Elles taquinaient les messieurs et ceux-ci, par vengeance, exigeaient qu’on les embrassât.

— Mais regarde donc, chéri, regarde.

Elle riait : elle trouvait naturel qu’il commandât du champagne ; elle avait des idées toutes drôles. Vos idées aussi portent le masque, une grosse perruque, un nez de travers et, pour peu, par-dessus ce qui n’est pas permis, vos idées, hop là ! lèveraient la jambe. D’ailleurs, elle ne l’eût pas fait. « Moi, tu sais, je reste convenable. » Et sur le visage, qu’il faut cacher, elle serrait son loup.

Il survint un homme. En manteau bleu, il avait une culotte bleue, une veste bleue et dans tout ce bleu, on voyait encore ses yeux qui étaient bleus.

— Mademoiselle, m’accorderez-vous cette danse ? Elle regarda Vladimir : « Avec un autre ? — Mais certainement. »

L’homme dansait bien, on peut même dire qu’il dansait mieux que Vladimir. Elle l’appelait « Mon Seigneur bleu ». Il l’avait prise à la taille et la guidait, en tournant légèrement, parmi les groupes. Sa poitrine était large, bonne à s’appuyer. Sous le manteau, ses bras serraient ferme. Après la première danse : « Encore celle-ci ? » Elle voulut bien. Il fallait en se balançant s’étreindre de toutes ses forces : on avait l’air de s’aimer :

— Je suis sûr, Mademoiselle, que vous êtes gentille tout plein.

— Vous croyez cela, Mon Seigneur bleu ?

— Et qu’en soulevant ce masque…

— Oh ! cela ne se peut.

— Pourquoi donc ?

Si les voix avaient une couleur, la sienne eût été bleue.

— Et maintenant, ramenez-moi vers mon cavalier.

Sa tête dansait encore. Ils ne virent pas tout de suite que Vladimir n’était plus là. Ils durent, en se tenant par le bras, faire le tour de la salle. Elle eut le temps de n’être plus inquiète :

— Cela ne fait rien, dit le Seigneur bleu.

Cela ne faisait, en effet, rien. Ils s’assirent quelque part. Sous la clarté d’un lustre, elle voyait mieux le bleu des yeux du Seigneur bleu. Elle avait chaud. Il dit, en montrant le masque :

— Enlevez donc cela.

Après tout, d’autres femmes montraient leur visage à découvert.

— Voilà.

— Je vous l’avais dit, Mademoiselle, que vous étiez gentille. Et vos lèvres, on peut ?

Sur ce petit coin de sa personne, il put ce qu’il voulait. Après, à cause de ce baiser, elle pensa à Vladimir :

— Mais vous avez le temps, Mademoiselle. Encore vos lèvres ; et votre coupe, vous oubliez le fond.

Sans doute pas la faute de ce fond : « Ce n’est pas moi, ce sont les murs qui tournent. Cet escalier est saoul. » En rentrant dans la salle, il lui parut facile d’imiter une clownesse qui, de sa jambe, envoyait au lustre le chapeau d’un Monsieur :

— Tenez, comme cela.

Elle lança le pied, tourna sur elle-même et vlan ! un chapeau s’envola. Seulement sa chemisette craqua et l’on vit un sein nu. Elle l’avait bien dit, qu’on verrait tout !

— Veux-tu rentrer, coquin !

— L’autre, cria quelqu’un.

— L’autre ! l’autre !

Tous réclamaient l’autre. Ils étaient drôles :

— Mais oui, Messieurs, ne criez pas si fort ; vous voulez l’autre, je l’entends bien. Celui-ci est mignon, mais l’autre, Messieurs, si vous le voyiez… Eh bien, le voilà !

Elle les tenait dans sa main, un à droite, un à gauche, joue à joue comme deux frères.

— Bravo, le pâtre !

On l’acclamait. Parce qu’elle avait montré l’autre, on voulait savoir si les deux étaient vrais. On y goûtait avec les doigts, avec les lèvres, et puis aux jambes et puis au reste, qui se cachait mal sous le costume du pâtre vert. « Mais oui, Monsieur, c’est du vrai. Constatez. Oh ! pas tous à la fois, vilains chatouilleurs. » Elle sentit aussi des chatouilleuses : ça, c’était sale !

— Vive le pâtre !

Elle monta tout à coup très haut sur des mains, par-dessus les têtes. Elle tenait toujours ses deux seins et parce qu’elle les montrait, il ne pouvait exister que du bonheur en ce monde. Elle monta encore, si haut que son mirliton refusa de la suivre. Son mirliton ! son mirliton !… elle exigeait son mirliton… On est nue sans son mirliton ! Elle paya des baisers pour le ravoir, des baisers pour le garder, oui, oui, à tous, mais chacun à son tour.

Ensuite elle dansa : Marie dans cette ronde, Marie à cheval sur des épaules, Marie comme une môme au bras d’un apache. Puis elle chercha Vladimir, simplement parce que, là-bas, elle venait d’apercevoir Vladimir.

— Hé, Vladimir !

« Vladimir ! Vladimir ! Vladimir ! » La salle entière appelait Vladimir. « Vladimir ! » à l’orchestre ; « Vladimir ! » dans les loges ; « Vladimir ! » jusqu’en haut dans les lustres.

Appuyé contre une colonne, bien sage, Vladimir souriait. Elle n’eût pas aimé le retrouver avec une femme :

— J’arrive, Vladimir.

Elle arrivait : « Pardon, Monsieur, voulez-vous me laisser passer ? — On paie le passage, Mademoiselle. — Voilà… Aïe ! mon pied… Pardon, beau masque, je rejoins Vladimir. « Tous ces dos, tous ces coudes, toutes ces jambes et comme résultat ceci : « Eh mais ! je vous retrouve, mon Seigneur bleu ! » Avec le Seigneur bleu elle fit une danse ; une danse avec un diable rouge ; une danse sur la poitrine en fer d’un gros soldat.

Et de nouveau, elle eut soif. Elle prit un bras qui montait au buffet. Tous connaissaient déjà le petit pâtre : « Eh ! par ici, dans mon verre. Eh ! par ici, pas dans mon verre : sur ma bouche. »

Elle buvait dans les verres, elle buvait sur les bouches, on buvait sur la sienne. Plus triste. Un rêve vous transporte. Je suis sur des genoux ; me voici sur une table ; je monte en chemin de fer sur un dos, pour chercher Vladimir. Moi une servante ? la Marie d’Hector ? la… Eh non ! un pâtre, Monsieur, un beau pâtre, un pâtre que tout le monde aime, parce qu’il a les seins nus.

— Que je vous accompagne, beau masque, je veux bien, où allons-nous ?

Sous la salle où l’on danse, on trouve dans un bal des coins où l’on n’est pas vu, quand on s’embrasse. « Respectez, mon mirliton, Monsieur. » Elle revint seule. Elle ne pensait plus à marcher droit, elle se laissait emporter par quelque chose de lourd dans sa tête : peut-être l’idée qu’elle cherchait Vladimir, peut-être qu’Yvonne… Sa tête la guida vers en haut. « Turluru ! Qu’a donc la musique à faire ce vacarme ? Silence, c’est moi l’orchestre. » Sa tête la guida dans une loge : « Bonjour Madame, vous pleurez. Mais non ! les hommes ne sont pas des cochons. Elles sont délicieuses vos pralines. » Après elle ne sut plus très bien. Est-ce Marie qui parla longuement avec un pâtre qui lui ressemblait et qu’elle ne parvint jamais à embrasser parce qu’il se dérobait derrière une glace ? Est-ce pour elle que deux hommes se donnèrent des coups de poing, tandis qu’elle filait avec un troisième, un gros ventre sous un froc ? Ce qui est sûr, c’est que ni là haut, ni en bas, ni nulle part où l’entraîna le poids de sa tête, elle ne découvrit Vladimir.

Alors, zut ! Le bal est une fête d’où, faute d’air, on finit par partir. « Les autres sont saouls, moi seule je suis fraîche. » Elle lâcha le mirliton ; elle s’effondra, de son long, sur une banquette, elle suivit un groupe, elle se laissa pousser dans une voiture. « Tiens, un Monsieur ! » Il était très gentil. Vous êtes tous très gentils. Mais après tant de baisers, on aurait bien pu la laisser bâiller à son aise…

Le lendemain elle eut mal de tête. Et puis cet homme dans la voiture ?

— Tais-toi, grande sotte, fit Vladimir, c’était moi.

Lui ? Elle pouvait en douter. D’ailleurs on ne recommence pas ces folies, et, le bal suivant :

— Chéri, je ne suis pas libre, mentit Marie, qui passa la nuit calmement avec Monsieur.

On devient sage.

Ce carnaval, il faut croire, n’eut pas d’autres conséquences. Sauf une peut-être, par la faute d’un bouton. Petits boutons en os, humbles frères du nez de Cléopâtre, vous ne fixez pas que les boutonnières. Plus grands, plus petits, pour une simple Marie, la face du monde eût été changée. Il y a l’avenir, ce que dans l’existence on ne peut éviter et que, pour cela, on appelle le Destin.

Celui de Marie voulut que le bouton de Vladimir fût trop gros pour son col.

— Nom de nom, jura Vladimir, il n’entrera jamais.

Il luttait devant la glace ; il lança du talon un grand coup sur le plancher.

Ils allaient sortir. Prête déjà, Marie se leva pour l’aider.

— Laisse-moi la paix, cria Vladimir. J’en ai assez. Chienne de vie. Bruxelles m’horripile… Je… je… un de ces jours, tu verras, je bouclerai mes malles.

Marie sentit au cœur une secousse : le talon de Vladimir ne frappait pas que sur les planches.

— Oh ! fit-elle.

Avec ses yeux qui tournèrent autour de la pièce, elle regarda l’armoire, le divan, le lit ; ces meubles devenus un peu les siens puisqu’elle y avait été heureuse.

— Et moi ?

— Toi ?…

Il avait vaincu le bouton et lustrait son chapeau, pour sortir. Il ouvrit la porte :

— Passe devant.

Il tourna la clef comme d’habitude.

— Tu es sotte, fit-il. T’ai-je dit que nous nous séparerions ? Tu m’accompagnes, c’est entendu…

À Londres, nous gagnerons de l’argent.

Il ne demandait pas : « Veux-tu ? » Il affirmait : « Tu veux bien. » Pourquoi discuter ? La femme est la femme ; l’homme décide.

À cause d’un petit bouton !

D’ailleurs on ne partit pas tout de suite. Elle prévint Monsieur :

— Vous avez l’âge de raison, ma fille… Et peut-on savoir où vous allez ?

— À Londres, Monsieur.

— Oh ! oh ! Londres ! Seule !

— Non, fit Marie, pas seule.

— Hum ! Et que ferez-vous ?

— Ce que… ? On m’a promis un bel emploi.

Monsieur fit la grimace. Les mots tirent hors de l’ombre des choses qu’il vaut mieux y laisser. Marie se tut, comme on souffle sa lanterne.

Après Monsieur, elle avertit ses parents. Depuis sa grossesse, elle ne les avait plus revus, et, voici, elle revint un jour, la taille fine, des cadeaux plein sa malle, en jeune fille qui a fait du chemin et qui va le continuer avantageusement à Londres.

— Une ville de riches, approuva le père.

— Mais loin, pensait la mère, car pour une mère, cela compte, la distance.

— Bast ! Je t’écrirai souvent. Tu comprends, une place de gouvernante, dans une bonne famille… Et puis… et puis…

Les mots qui sont des lanternes sont aussi des voiles : on peut parler beaucoup quand on ment…

Avant de partir, elle revit également Hector. Hector : ce qui aurait pu être et qui n’est pas. Il avait grossi, enflé plutôt. Il portait de moins belles cravates : un homme auquel manquent les doigts soigneux d’une Marie. Sa Louise le suivait, très laide. Plus rousse que jamais, elle étalait un gros ventre. Fi !