Histoire d’une Marie/p1/17

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 128-135).
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XVII



Marie fêta ses vingt-huit ans. Le bonheur à vingt-huit ans mûrit les fruits d’été dans la chair de la femme : seins lourds, menton replet. Mais ses lèvres gardaient les cerises de l’enfance. François grisonnait.

Un soir, ils passaient au Bois dans leur voiture. Il dit :

— Petite-Marie, qu’est-ce que j’ai ? Il fait chaud et je me sens tout froid.

Il grelottait, en effet. Ils rentrèrent. Il avait souvent des rhumes qu’il soignait à sa manière, en buvant des tisanes. Mais cette fois, le thé que Marie lui versa fut inutile : il souffrait de la fièvre et pendant toute la nuit, bien qu’il se plaignît de ce froid, son corps resta brûlant. Elle ne se coucha pas ; elle le regarda dormir.

Le matin, elle servit le déjeuner. Il dit :

— C’est drôle, Petite-Marie, je ne me sens pas mieux.

Il se montra fort préoccupé parce qu’on était au mois d’août et que dans quelques jours la chasse allait s’ouvrir. Elle lui promit :

— Ne te tracasse pas, chéri, tu guériras à temps.

Pour être sûre, elle fit voir M. Dambon, un bon docteur, qui l’avait soignée un jour qu’elle souffrait de gros maux dans le ventre. Elle plaisanta :

— Monsieur Dambon, voici un malade qui veut être guéri avant la chasse.

Il répondit :

— Certainement, Madame.

— Tu vois, dit-elle, nous avons bien fait de le faire venir.

Quand il eut pris sa médecine, François lui dit :

— Petite-Marie, tu es lasse, viens près de moi.

Elle se coucha. Il la tint dans ses bras. Il brûlait moins. Elle s’endormit un peu.

Le soir, quand le docteur revint, elle s’était relevée. Elle dut raconter que François avait, une fois ou deux, tenu des propos dont il n’avait pas l’habitude. Vers midi, il avait soufflé : « l’argent… l’argent… », puis il n’avait plus rien dit. Un peu plus tard il avait appelé : « Petite-Marie » et comme elle se penchait, il lui avait jeté un gros mot, puis craché au visage. Après, il avait pleuré : « Ma pauvre Petite-Marie, pardonne-moi. Je crois que je déraisonne. » Maintenant, Monsieur le Docteur, il reposait.

Le Docteur prescrivit une bouteille.

Elle roula un fauteuil près du lit pour veiller. Elle n’était pas trop lasse, puisque le jour elle avait dormi un peu. Et voilà qu’au milieu de la nuit, François, en se réveillant, se mit à lancer les bras, puis à faire de vilaines grimaces. Elle prit peur. Elle réfléchit à une chose à laquelle elle n’avait jamais réfléchi : c’est qu’à l’âge de François, on fait quelquefois des maladies graves.

Elle se mit à pleurer, elle toucha les mains de François, elle dit :

— Chéri, je ne veux pas que tu sois malade.

Comme elle ne suffisait pas, vite, elle envoya Justine, la servante, chercher le docteur et, aussitôt après, Jean, le domestique.

Lorsque M. Dambon arriva, elle se trouvait près du lit, tenant la main de François : elle venait de lui poser sur le front une serviette ; il avait dit : « C’est frais, cela fait du bien. »

— Monsieur le Docteur, dit-elle, j’ai eu tort de vous déranger.

— Nous allons voir, dit le Docteur.

Elle dut tenir la lampe. Avec le pouce, il souleva la paupière de François et regarda dans l’œil ; puis il mit son oreille pour écouter près du cœur. Il s’écarta avec Marie.

— Madame, vous êtes, je crois, la maîtresse… Monsieur aurait dû se soigner depuis longtemps. Vous comprenez, l’albumine…

— Mais, demanda Marie, il guérira ?

— Hum ! Ces maladies se résolvent très vite.

Elle comprit : dans sa jeunesse, François avait pris beaucoup de plaisir. Il s’en vantait quelquefois : il en avait pris aussi avec elle : usé ! Tout de même, la mort n’arrive pas comme cela : elle frappe à la porte, elle vous envoie des maladies, pas un petit rhume.

Pendant un long moment, elle ne sut que faire. Elle appela Justine et Jean. Elle voulait tout son monde autour d’elle. Après, elle songea que Mère conviendrait mieux pour l’aider ; elle rédigea une dépêche ; elle en fit une seconde pour un M. Sonveur, un frère dont François lui avait parlé. Puis elle revint près de François et lui reprit la main. Il soufflait en respirant, de petites bulles. Avec un linge, elle les tamponnait à mesure.

Mère arriva dans la matinée. François, qui ne parlait plus, tourna les yeux ; il l’avait reconnue ; il essaya de se dresser sur un coude, il eut un petit sourire. Le frère arriva une heure plus tard. Pour celui-ci, il ne se dérangea pas. Il lui vint quelque chose d’inquiet au regard. Marie se rappela qu’un jour il avait raconté : « Mon frère, c’est un mauvais homme. »

Elle fit :

— Monsieur Sonveur, j’ai cru bien faire de vous avertir.

— Je vous remercie, Madame.

Il alla un instant regarder le malade ; il ne lui dit rien. Quand il se retourna, il demanda sur un ton assez brusque :

— Où sont les clefs du coffre-fort ?

Les clefs devaient se trouver à l’endroit où François les avait mises : sous l’oreiller. Elle montra aussi le coffre-fort. Mais pourquoi s’occupait-il de cette clef ?

Elle songea que, puisqu’il avait fait un long voyage, il serait content de se rafraîchir :

— Monsieur, j’ai préparé votre chambre.

Il répondit :

— Non, Madame, je préfère rester ici.

Et son sourire pensait mal. Tant pis, elle n’avait pas le temps de s’occuper de ces choses. Elle retourna près de François. Il la fixait encore avec ses yeux inquiets : on voyait pour ainsi dire des mots dans ses yeux.

— Chéri, que veux-tu ? As-tu mal ? Faut-il que je te soulève ?

Il ne pouvait plus répondre. Mais toujours ses yeux…

— Peut-être, conseilla Mère, qu’il veut se confesser.

— Chéri, supplia Marie, dis-moi, veux-tu un prêtre ?

Il vint une larme dans l’œil de François.

— Non, trancha le frère, pas de prêtre ici.

Le vilain homme ! Si on ne s’était pas trouvé dans la chambre d’un malade, il est certain qu’elle se serait emportée tout à fait.

Il vint un Docteur qu’elle ne connaissait pas. Le frère l’avait appelé. Il avait de grosses pattes. Il n’était pas doux comme M. Dambon ; il voulut essayer des ventouses. Marie dut aider : soulever François, lui découvrir le dos, y surveiller ces verres avec leurs petites flammes qui lui brûlaient ses dernières forces. Quand on le recoucha, on l’aurait cru déjà mort. Ses mains seules vivaient. Avec les siennes Marie disait : « Sens, Petite-Marie est là. » Et lui : « Oui, je sens, Petite-Marie est là. » —  « Ce n’est pas Petite-Marie qui a voulu des ventouses. » — « Je sais, ce n’est pas Petite-Marie qui a voulu des ventouses. » C’était très triste. Il pouvait être cinq heures. À cause du soleil on avait baissé les rideaux. Il se trouvait près du lit Marie et Mère, de l’autre côté, les deux domestiques. Le frère se tenait plus loin dans un fauteuil : il avait l’air d’attendre.

Vers six heures. François se remit à souffler ses petites bulles. Marie tendait son linge. Il en vint une très grosse. Elle crut comprendre que sous cette bulle, il appelait : « Petite-Marie ! » Elle n’aurait pas osé l’affirmer cependant. Elle se pencha, elle demanda : « Que veux-tu, chéri ? » Il serra les doigts et fit, sur le côté, un mouvement avec la tête. Alors elle s’effraya : « François… François ! » parce qu’après ce geste, il aurait dû en faire d’autres…

Mère dit :

— Il est mort.

On voudrait hurler ! Les doigts qui la tenaient étaient tièdes encore. Elle pensa : « Jusqu’au dernier moment, il m’a tenu la main. » Elle dut tirer un peu pour se dégager et lui clore les yeux. Mère l’aida pour la toilette. Sauf le dos, à la place des ventouses, le corps était tout blanc : il n’avait pas maigri.

Après, quand ce fut fini, devant ce mort qui avait la figure de François, elle crut qu’elle allait pouvoir pleurer un peu. Elle appela la servante, elle voulait dire : « Justine, emportez cette aiguière », et Justine la coupa : « Je n’ai pas d’ordre à recevoir de Mademoiselle. » Elle se tourna vers Jean et Jean répondit : « Je n’ai pas d’ordre… »

Le frère souriait !

— Et maintenant, vous pouvez filer, ma petite.

Il l’expulsa de la chambre ; il voulut la chasser de la maison. Il fallut que Mère intervînt pour que Marie osât dire :

— Tant que François sera ici…

Mais, on l’enferma au second dans la chambre d’amis. Elle ne vit plus François. La couronne qu’elle offrit, on la lui renvoya.

Évidemment ! Évidemment ! Quand une femme vit avec un homme, c’est pour le ruiner, n’est-ce pas ? La mort était venue à temps. On demanda : « Qu’y avait-il dans ce coffre-fort ? » Il y avait cinq mille francs. On trouva, en effet, cinq mille francs. Mais prouvez qu’il n’y en eût pas dix mille.

Elle dut s’en aller. Pour la Caisse d’Épargne, on n’osa rien lui dire. Un jour François lui avait donné mille francs ; un autre jour, encore mille. Cela faisait deux mille : elle n’avait rien de plus. Mais pour les meubles ! Elle ne les réclamait pas tous, elle voulait les siens, ceux dont François avait dit : « Ils sont à toi, Petite-Marie. » Il fallut le commissaire.

Dupin ou un autre, les commissaires savent :

— Mademoiselle, plus que personne, évitez le scandale.

Il y eut des avocats, il y eut des huissiers, il y eut des saisies et là-dedans, Mère qui ne comprenait pas grand’chose et Marie avec son chagrin. Le frère contestait : « Non, Mademoiselle, cette armoire est à moi ; cette machine à coudre est à moi ; ces ciseaux sont à moi. » Oui ! pour une paire de ciseaux !

Puis un jour, il y eut la Justice.

— Mademoiselle, vous réclamez vos meubles, c’est entendu ; ils sont à vous, c’est entendu ; je vous les rends, c’est entendu. Mais auparavant, vous voudrez bien le remarquer, Mademoiselle, j’ai endossé pour vous ma toge. Alors voici ma note : six cents francs.

D’Artagnan, un sale mec, n’en réclamait que cent. C’est vrai pourtant !