Histoire d’une Marie/p2/05

La bibliothèque libre.
F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 190-197).
◄  IV.
VI.  ►


V



Il vint une autre fois où le saumon ne prouva rien, mais auparavant il s’écoula beaucoup de temps. C’est même curieux, peut-être parce qu’on est Marie-l’Épouse, il semble que le temps, si vite à courir, s’enfuit encore plus vite. Après les jours pour les visites, il arriva des jours pour la machine à coudre, des jours où la viande alla d’elle-même graisser les murs, des jours aussi où l’on passa par la Caisse d’Épargne. Ni des francs d’Henry, ni des francs de Marie, il ne restait plus beaucoup de francs. Elle pensait quelquefois : « Mon Dieu, je suis inquiète. »

Henry avait une de ces tantes dont on ne sait plus qu’elles sont de bonne famille : elle aurait pu, comme ses sœurs, vivre dans le monde, mais plus beau que le monde, elle préférait Dieu. Elle vivait au couvent, loin, dans une autre ville ; elle soignait des orphelines. On l’appelait la Tante-Nonne.

— Tout de même, disait Henry, il nous faudra, un de ces jours, aller voir cette brave Tante-Nonne.

Seulement, il remettait, parce qu’on se gêne moins avec les tantes qui sont si bonnes. Alors un soir, il reçut une lettre : « Tante était malade » ; le lendemain une dépêche : « Tante était morte. »

Pauvre Tante-Nonne. Henry fit sa visite, mais pas comme il l’avait cru. Il la fit seul.

La semaine suivante, il dut retourner : il s’agissait d’un testament. Et voici : à soigner pour l’amour du Bon Dieu des fillettes dont on n’est pas la mère, on s’accumule des rentes au ciel, celles qu’on touche sur la terre se dissipent. Tante, qui avait été riche, était presque pauvre ; mais enfin, du peu qu’elle gardait, elle léguait à son neveu une part : deux mille francs.

Cela se passa chez un notaire. Il se trouvait là d’autres « deux mille francs » de la famille. L’argent en poche, peut-être eût-il convenu de rester tous ensemble, de gémir en commun : « Quel malheur, une si brave femme » ou encore : « Ce sont les bons qui partent les premiers. » Henry préféra se taire. Il dit : « Excusez-moi », et sortit.

Une ville à Tante-Nonne en a bien vite fini d’être des maisons et des rues pour redevenir des champs. Les champs sont encore meilleurs. Et puis, il faisait le temps qu’il fallait : par terre un reste de pluie parce qu’il est triste d’avoir perdu sa tante ; mais en haut, du soleil tout plein, pour deux mille francs d’héritage ! Il flâna. Sur le bord de la route, il poussait des buissons. Oh ! pas de ceux — ici du chêne, là de l’aulne, puis de nouveau du chêne — comme on en voit aux environs de Bruxelles. Ils n’avaient presque pas de feuilles, rien que des tiges, et tout du long se tenaient des papillons jaunes, qui de près ne s’envolèrent pas, puisque c’était des fleurs. On n’a pas vécu jusqu’à vingt-sept ans sans savoir qu’il existe des genêts dans ce monde. Mais il avait dû réfléchir. De même pour ces arbres, là-bas : des sapins évidemment. En ville, qui dit « sapin »  pense à une voiture, ou bien à du bois, ou bien à un petit arbre tuberculeux dans un square. Ceux-ci se campaient comme quand on tient le poing sur la hanche. On marchait en dessous et, sapins à sapins, ils formaient une forêt.

Et plus loin, ce qu’il aperçut ! Mais cela, il le reconnut aussitôt. Il avait été gosse, il avait joué là dedans : mon Dieu, la bruyère ! Et pas petite, comme on en voit en ville, dans un pot : elle s’étendait comme elle est, grande à perte de vue, sans un toit, toute en bruyère sous un ciel tout en ciel. Elle ne bougeait pas plus que sur une toile, et, si grande, elle se taisait si fort qu’on eût cru qu’elle priait.

Humble Tante-Nonne, ce fut son meilleur cadeau. Henry, ce matin, sentait sa barre ; Henry avait songé : « Comment faire tout un jour sans le bras de Marie », et sa barre, il l’oublia ; Marie, sans son bras, il marcha : il marcha dans la bruyère, il toucha la bruyère, il n’eut pas assez de ses deux pieds pour sentir la bruyère : il s’y coucha de tous ses membres. Plus : un paysan passa. Ce paysan lui dit : « Je vois, Monsieur se repose » et Henry qui aurait pu rager : « Mêlez-vous de vos affaires », Henry se prit à sourire :

— Mais oui, mon ami, comme vous voyez, je me repose.

Alors le soir, ces genêts, ces sapins, cette bruyère, il les dit à Marie. Et non seulement la bruyère, mais les grillons qu’on écoute, les fourmis qui sur vos doigts se trompent de route et que, pendant des heures, Marie, on regarde :

— Tu verras, maman, car nous retournerons.

Elle eut son tour un peu plus tard. On ne trouvait plus de papillons aux genêts, mais rose, la bruyère était rose, rose tout entière, rose encore, quand on en cueillait, de chacune de ses millions de fleurs.

— Écoute, maman !

Et oui, ils étaient là, les grillons.

— Regarde, maman !

Et oui, elles étaient là, les fourmis. Et il y avait aussi pour chaque lèvre de fleur le baiser d’une abeille ; il y avait surtout Henry là dedans, Henry curieux petit bonhomme d’autrefois, Henry qui disait : « Je me fous de ma barre », Henry qui s’étalait : « Dieu ! Dieu ! que c’est bon, la bruyère ! »

Et ainsi, Marie aima cette bruyère.

Ils logeaient à l’auberge. Le soir, Henry disait : « Restons encore demain. » Chaque jour, ils restaient encore demain.

Et sait-on comment les faits s’enchaînent ? Non loin de l’auberge, ils avaient remarqué une ferme. Cette ferme était vide, on pouvait entrer. Une fois ils entrèrent. La misérable petite baraque ! Il ne fallait guère se hausser pour toucher le plafond ; ce plafond était en planches, les poutres s’effritaient ; elle était vieille aussi. Dans un coin bâillait un grand trou noir :

— Tiens, qu’est-ce cela ?

— L’âtre, expliqua Marie.

Vous dites : Un âtre, c’est incommode ; cela vous lance des flammèches, cela vous éparpille de la cendre, cela ne vaut pas les cheminées à grand tirage que l’on maçonne dans les appartements de la ville. Marie croyait ainsi. Pas du tout :

— C’est beau, un âtre, déclara Henry.

Il revint avec du bois, il essaya d’une flambée ; il essaya d’une seconde. Il regarda monter la flamme. Elle montait libre. Elle avait l’air de danser. On aurait dit une belle femme sous des voiles de feu. Ce qu’il rêva, Henry ne le dit pas. Peut-être songea-t-il à la ville, où ce feu, comme les hommes, on l’enferme dans des boîtes ; peut-être sa tante lui fit-elle signe ? Il ne dit que la fin :

— Qu’en penses-tu, maman, si nous louions cette baraque ?

Oh non ! Elle ne s’attendait pas : on était entré pour voir, elle n’aimait pas cette baraque. Mais, pour Henry, elle disait toujours : oui. Elle répondit :

— Oui.

Après coup, ils réfléchirent. Dans une ferme, on ne fait pas que du feu : on travaille. La machine à coudre aide, mais ne suffit pas. On interrogea les gens de l’auberge. Il y avait un fils qui s’appelait Alphonse :

— Monsieur pourrait avoir une vache, mais je ne vous le conseille pas.

— Non, dit Henry, c’est difficile.

Il y avait un autre fils qui s’appelait Benoit :

— Peut-être que Monsieur pourrait engraisser des cochons.

Non, dit Marie, c’est sale. Il y avait une fille, Mélanie :

— Monsieur pourrait peut-être élever des poules.

— À la bonne heure ! dit Henry.

Ni vaches, ni cochons, ni poules, Marie ne tenait à aucune sorte de ces bêtes :

— Oui, dit Marie.

Il y a des « oui », Seigneur, on voudrait croire en vous et les offrir comme un calice chargé de larmes… Oui !… On a beau n’être qu’une Marie, tantôt servante, tantôt putain, maintenant l’épouse, on a vécu à Londres, à Bruxelles et l’on sait bien, ce sont des villes. La ville : on voit des boulevards, des maisons dont on pense : « Mon Dieu, comme ces maisons sont belles ! » des voitures dont on dit : « Il est amusant, leur bruit ! » La ville : on coud, on ouvre sa fenêtre et voici venir de la joie de tous ces gens qui passent. La ville : ce chapeau à vingt-cinq francs cinquante que l’on se paierait, si l’on avait des sous. La ville : autrefois on allait au restaurant, on allait au théâtre, on allait… vous savez bien, le bal où, certaine nuit, on a fait la folle. Maintenant on ne ferait plus la folle, à ces fêtes, on n’irait plus, mais on vit tout près, on s’amuse à songer que d’autres s’y amusent. La ville : c’est encore la cousine qui vous arrive, Mère qui le pourrait, parce que jusqu’à la ville il vient des trains. La ville : les trottoirs sont propres, les chambres en ordre, les messieurs prévenants. La ville devient à certains jours la campagne qui, alors, semble bonne parce qu’on s’y repose et que, le soir, on la quitte. La ville, c’est l’habitude ; c’est, comment dire ? c’est la ville enfin, un besoin que l’on porte en soi, parce que l’on n’a jamais fait autrement et que l’ « autrement » on l’ignore. Et alors : Oui… on renonce. Demain, parce qu’Henry l’aime, moins peut-être, parce qu’il croit l’aimer, pour vous, la bruyère, après-demain la bruyère, les autres jours la bruyère, cette vilaine ferme, ces paysans à sabots, cette chaussée où la nuit on deviendra, avec une lanterne, son propre réverbère.

Mais où serait l’amour, où Marie l’Épouse, si de son cœur on ne faisait une pierre ; un cœur tout en « non » pour soi, un cœur pour lui tout en « oui » ?

— Oui, disait Marie…

Avant de s’établir, ils revinrent en ville. Elle avait, du temps de François, des meubles, de ces beaux meubles qui vous consolent : « Tant que je les aurai » :

— Ils sont trop grands, dit Henry, il faudrait les vendre…

— Oui.

Elle avait des bijoux ; pas des pacotilles pour des doigts de lingère : de grosses bagues, une belle chaîne, des bracelets qui font bien quand on est presque la femme d’un François. Henry dit :

— Pas la peine à la campagne ; il faudra les vendre.

— Oui.

Ils purent partir. Ils firent leurs adieux. On alla chez l’oncle ingénieur. Marie était contente. Une fois, l’oncle l’avait appelée toute seule. Il l’avait grondée :

— Marie, vous avez tort. Vous aimez Henry ; pour son bien, ne le gâtez pas trop. Il faut le pousser, il faut qu’il travaille… Oui, oui, la littérature je sais ; mais il est temps qu’il gagne sa vie.

Alors lui dire « Voilà, c’est fait. Nous allons à la campagne ; il va gagner sa vie et en même temps il guérira. »

Elle l’expliqua. La tante plaisanta : « Henry, semer des pommes de terre, ce sera drôle ! » D’abord on ne sème pas les pommes de terre, on les plante. Quant à l’oncle !… On se trouvait à table, il frappa dessus, il dit à Henry :

— Vous êtes un paresseux ; avec votre instruction, élever des poules, quel beau métier ! D’ailleurs vous ne ferez jamais rien de bon.

Devant son oncle, Henry était toujours le petit garçon qui se tait. Mais lui aussi se fâcha. Il se tourna vers Marie, qui écoutait toute surprise et ne savait que dire. Il s’emporta :

— Mais, parle donc, Marie, défends-moi.

Et Marie, pour tout ce qu’elle pensait, pleura.

Et le saumon ? Il était prêt, on le servit.