Histoire d’une Marie/p2/06

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 197-203).
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VI



En ce temps-là, lorsqu’il passait une automobile, on s’étonnait encore : « Tiens, voilà une automobile. » C’était curieux, ces voitures qui n’avaient pas de cheval et marchaient quand même. Seulement cela puait. Depuis, il est né beaucoup d’automobiles : on a pris l’habitude. Je connais une petite fille et je jure sur mon cœur qu’elle n’est pas vicieuse. Un jour, elle mit les doigts à quelque chose de sale. Elle flaira, elle dit : « Hum ! Ça sent bon, ça sent l’automobile. » En ville, on aspire beaucoup de ces parfums qui puent. Henry ne les aimait pas. Comme ils allaient partir, il expliqua :

— Je préfère la bonne odeur d’une sapinière à ces autos qui font des vesses.

On entrait déjà à la gare. Marie ne s’offusquait pas des autos, elle n’eut pas le cœur de sourire. Pour une Marie, certains coins du pays sont plus loin que Londres, en Angleterre. Adieu, Bruxelles ! Me voici dans le train, après celui-ci on en prendra un autre, puis un troisième qui filera par des bruyères et ne sera déjà plus un train.

N’importe ! Quand elle fut là, elle reprit son courage. Sans doute parce que Henry chantait. Elle toisa la maison :

— Tu n’es qu’une vieille baraque, à nous deux maintenant.

On reste Marie-qui-a-de-l’ordre. Parce que dans votre maison l’âtre éparpille de la cendre, va-t-on la laisser malpropre ? Cette cendre, on la balaie ; cet âtre, on le décore ; on pend au-dessus un volant avec de jolis plis qui godent ; on y range des assiettes ; on tâche qu’elles soient anciennes ; on accroche au milieu un Bon Dieu de cuivre sur sa croix. Comme tout, dans la ferme, la pièce était petite. Pourtant on trouva devant la fenêtre une bonne place pour la machine à coudre, dans un coin une place pour la table, le long du mur trois places pour les chaises, même une place pour l’armoire. Cela s’appela la cuisine. Les gens admiraient :

— Jamais, Madame, nous n’avons vu une aussi belle cuisine.

— Regarde, disait Henry, ce plafond noir, ce carrelage rouge où tu sèmes du sable, cette petite fenêtre à curieux petits carreaux, en ville, on paierait des architectes pour les avoir et encore ce serait en toc.

Elle s’occupa ensuite de la chambre à coucher. Elle l’avait remarqué : à la campagne, dormir n’a pas d’importance. Ainsi à l’auberge, un des fils logeait dans une ancienne garde-robe, l’autre dans une chambre qui n’en était pas une, puisqu’on y remisait des sacs de farine. Marie ordonna la sienne, étroite il est vrai, avec de pauvres meubles, quand même une vraie chambre. Le soir, Henry blaguait :

— Prends garde au plafond ; nous avons l’air de dormir sous le couvercle d’une caisse à cigares.

— Oui, mais avec ces beaux draps, le lit est bon.

— Pour sûr, faisait Henry.

— Et ce que tu y trouves…

Il ne disait plus : « Ça me dégoûte. »

Après, ce fut, ici le pupitre, là tes livres, là tes cadres, la troisième pièce, la plus belle, où travaillerait Henry. Puis, pour finir, l’étable. Une étable pour des poules, cela représente des planches à clouer, des pieux qu’on enfonce, du treillis que l’on tend. Un jour, elle put dire :

— Tu vois, Henry ; ici, j’ai mis le perchoir ; il est grand, tu y logeras tes deux cents poules. Demain j’achèverai les pondoirs. Dans ce coin, je pends la bêche ; le marteau, quand il te le faudra, tu le trouveras dans cette caisse où sont les clous.

Qu’aurait dit alors l’oncle ingénieur ? De sa vie Henry n’avait porté des sabots ; le premier jour, il avait sauté là-dedans et il marchait comme s’il n’avait jamais mis que des sabots en ce monde. À cause de l’estomac, trop cuite, trop rouge, trop grasse, la viande d’Henry filait au mur. Ici on mangea ce que l’on mange dans une baraque ; on cuisina du lard, on fit bouillir du chou. Henry disait :

— J’adore ce gras… je vais me bourrer de ce chou.

Voilà ce qui arrive quand on revient à la nature. Seulement, il faut la vraie nature. Il avait habité à Forest. Mais si près de Bruxelles, Forest c’est la campagne comme tout le monde. On a des camarades qui logent à Forest, on a des voisins, il y a des pianistes, on y rencontre des corbillards, on y voit avec son buste la sépulture d’un Monsieur qui s’appelle M. Chaudecuve. Dites ? Est-ce la nature quand on a constamment sous le nez la gueule en marbre d’un Monsieur Chaudecuve ?

Ici : Frantz, ou Guido, ou Johanna, tels étaient les noms des gens. Ils vous parlaient dans une autre langue ; le vent même vous parlait dans une autre langue. Et puis, tenez : en ville, on a besoin d’eau, on ouvre un robinet et l’eau coule. Ici, on allait au fossé ou bien au puits ; on se servait d’un seau au bout d’une perche, et cette eau n’était pas bête, elle goûtait un peu la rouille ; il y nageait des brins de mousse.

Tenez encore : en ville, un chien, c’est prétentieux, ou bien ça crève. Ici Henry avait un chien, un camarade. Des dents pour mordre, un poil rugueux, et là-dessous, comme chaque arbre ses fourmis, son chien avait ses puces.

Et surtout ceci : on flâne, on compare. Un jour, il annonça :

— Tu sais la ferme de Pélagie la mendiante, elle est pauvre. Eh bien ! la nôtre est encore plus pauvre.

Un autre jour :

— Tu sais la baraque que Gille s’est construite avec de la glaise et des planches, elle est pauvre. Eh bien ! la nôtre…

Sa ferme était la plus pauvre de toutes les fermes du pays.

Alors ces paysans, ce puits, ces puces, ces baraques, c’est la nature. Et puis, on est loin, on est ailleurs, cela vous change. Changer, du neuf, voilà, quand on a l’âme d’Henry Boulant, ce qui vous fait digérer le lard et adorer les choux.

Dans la nature, on devient simple. Il pensait : « Je deviens simple. » Par malheur, on a des amis ; on ne se l’avoue pas, mais les amis sont des spectateurs dont on souhaite qu’ils vous admirent. On pose un peu, tel qu’on est bien entendu, mais avec un rien de plus, pour que ce soit mieux. Il écrivait : « Je deviens simple. »

Hé ! hé ! Henry Boulant, devenir simple est quelquefois très compliqué.

Tu avais à présent d’autres amis : les gens de l’auberge. Tu leur disais : « Bonjour, Benoît — Bonjour, Alphonse — Bonjour, Mélanie. » Et eux : « Bonjour, Monsieur. » En hiver, Benoît venait frapper à ta porte. Tu le regardais souffler sa lanterne. Il s’invitait : « Il fait froid dehors, je viens passer la soirée. » Il mettait ses pieds au feu. Ses chaussettes, quand elles fumaient, il ne se gênait pas pour les tirer. On lui voyait ainsi les orteils. Il disait : « Tâtez, il y a un cor qui pousse. » Pour un Benoît, un pied est un pied et ce que l’on trouve dessus, un cor ou bien un peu de terre. On n’a pas peur de le montrer. Tu pensais : « Comme Benoît est simple ! » Toi, Henry, montrer ton pied, tu ne l’eusses pas osé. Ce que l’on voit sur un pied n’est pas de la terre, c’est de la crasse ; un pied, c’est quelque chose que l’on enferme, dans des sabots soit, mais on l’enferme. Tout au plus, le montrais-tu à Marie, et encore, de ce que tu montrais, était-il l’accessoire. Henry, Henry, tu n’étais pas simple.

Il y avait Mélanie, la sœur de Benoit, une vieille fille. Sans lui lever la jupe, il est sûr qu’elle portait intact ce qui fait la valeur d’une jeune fille. Dans la ferme, elle s’occupait des cochons : les porcelets qu’on engraisse, les truies qui mettent au monde les porcelets, les mâles qui en fournissent la semence. Le mâle de Mélanie s’appelait Woutte. À la saison, il venait pour Woutte beaucoup de truies. Il en venait d’autres villages. Mélanie les présentait : « Hélà ! Woutte, voici de l’ouvrage. » Elle surveillait cet ouvrage ; quelquefois elle y allait de sa main. Après, elle constatait : « Aujourd’hui, Woutte a marché bon train. » Puis elle touchait cent sous. Mélanie était simple. Toi, Henry, tu avais assisté à ces rencontres ; tu savais que les Woutte travaillent de tout leur cœur, avec des cris de volupté et plus longuement que des hommes. Tu pensais : « Ils sont vraiment un peu cochons. » Alors tu disais à Marie : « Ce soir, je suis Woutte. » Henry, Henry, tu n’étais pas simple.

Prenons encore Alphonse, le second frère de Mélanie. Alphonse s’occupait des volailles. Le matin, ses poules lâchées, il arrivait pour leur jeter des graines. Les poules ont toujours faim. En apercevant leur maître, elles arrivaient de partout ; elles lui volaient aux épaules, elles se tassaient devant les sabots d’Alphonse qui sacrait : « Ouste, laissez-moi passer, sales bêtes ! » Comme Alphonse, puisque c’était ton métier, tu avais, Henry, des poules. Le matin, comme celles d’Alphonse, elles t’entouraient. Et voici : un jour, précisément un ami vint voir comment Henry Boulant se comportait à la campagne. Il vit Henry Boulant, des poules sur la tête, des poules sur les épaules, des poules sur les bras. Il ne savait pas qu’ainsi font toutes les poules qui ont faim. Il admira : « Tu ressembles à saint François. » Et toi, Henry, parce que tu ressemblais à ce saint bonhomme, tu te sentis fier. Henry, Henry, tu n’étais pas simple.

Dans tout ceci, il n’est guère question de Marie. Marie ne connaissait pas ce mot : la Nature ; Marie ne s’occupait pas des amis ; Marie suivait sa tâche : rester maman. Une maman est naturellement simple… Alors voilà…