Histoire d’une Parisienne/II

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Calmann Lévy (p. 21-32).
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II


Dès les premiers jours, il y eut dans ce jeune ménage un léger sentiment de froideur de part et d’autre ; c’était chez elle l’amertume de trouver l’amour et la passion si différents de ce qu’elle en avait attendu ; chez lui, c’était le froissement d’un bel homme qui ne se sent pas apprécié. Cependant madame de Maurescamp, malgré le chaos qui s’agitait dans son cerveau, montrait à sa mère et au public ce front serein et impassible qui surprend toujours chez les jeunes mariées et qui témoigne de la puissance de dissimulation de la femme. L’organisation de sa vie nouvelle dans son superbe hôtel de l’avenue de l’Alma, l’étourdissement des fêtes qui saluèrent son mariage, l’éblouissement de son train de maison, de ses équipages et de ses toilettes, tout cela l’aida sans doute, — car elle était femme, — à traverser sans trop de réflexion et de découragement les premiers temps de son mariage. Mais les jouissances du luxe et de la vie matérielle, outre qu’elles n’étaient pas absolument nouvelles pour la fille de madame de Latour-Mesnil, sont de celles sur lesquelles on se blase vite. Elle avait d’ailleurs vécu avec sa mère dans une région trop élevée pour se contenter des banalités de l’existence mondaine, et au milieu de son tourbillon elle était ressaisie à tout instant par la nostalgie des hauteurs. Le rêve le plus cher de sa jeunesse avait été de continuer avec son mari, dans la plus tendre et la plus ardente union de leurs deux âmes, l’espèce de vie idéale à laquelle sa mère l’avait initiée en partageant avec elle ses lectures favorites, ses pensées et ses réflexions sur toutes choses, ses croyances, et enfin ses enthousiasmes devant les grands spectacles de la nature ou les belles œuvres du génie. On juge combien M. de Maurescamp devait se prêter à une telle communion. Cette vie idéale, si salutaire à tous, si nécessaire aux femmes, il la refusa à la sienne non seulement par grossièreté et par ignorance, mais aussi par système. À cet égard encore, il avait un principe : c’était que l’esprit romanesque est la véritable et même l’unique cause de la perdition des femmes. En conséquence, il estimait que tout ce qui peut leur échauffer l’imagination, — la poésie, la musique, l’art sous toutes ses formes et même la religion, — ne doit leur être permis qu’à très petites doses. Plus d’une fois sa jeune femme essaya de l’intéresser à ce qui l’intéressait elle-même. Elle avait une jolie voix, et elle lui chantait les airs qu’elle aimait ; mais, dès que son chant se passionnait un peu :

— Non ! non ! s’écriait son mari en bouffonnant, pas tant d’âme, ma chère, ou je m’évanouis !

Elle avait le goût des poètes et des romanciers anglais ; elle lui vanta beaucoup Tennyson, qu’elle adorait, et commença de lui en traduire un passage. Aussitôt M. de Maurescamp, avec la même humeur bouffonne, se mit à pousser des cris de damné et à frapper des deux poings sur le piano pour ne pas entendre. — C’est ainsi qu’il prétendait la dégoûter de la poésie, — sans se douter qu’il risquait de la dégoûter bien plutôt de la prose. — Au théâtre, aux expositions, en voyage, c’étaient les mêmes railleries et les mêmes facéties glaciales à propos de tout ce qui éveillait chez sa femme une émotion un peu vive.

Madame de Maurescamp prit donc peu à peu l’habitude de renfermer en elle-même tous les sentiments qui font le prix de la vie pour les êtres délicats et généreux. Ne voyant plus de flammes au dehors, M. de Maurescamp se persuada que l’incendie était éteint, et s’en glorifia.

— Toutes ces diablesses de femmes, disait-il à ses amis du cercle, sont toujours dans les nuages, et ça finit mal. J’ai pris la mienne toute petite et j’ai soufflé sur toutes ses bêtises romantiques… Maintenant la voilà tranquille, — et moi aussi !… Eh ! mon Dieu ! il faut qu’une femme se remue, qu’elle trotte, qu’elle coure les magasins, qu’elle aille luncher chez ses amies, qu’elle monte à cheval, qu’elle chasse : voilà la vraie vie d’une femme… ça ne lui laisse pas le temps de penser… c’est parfait ! Tandis que, si elle reste dans un coin à rêvasser avec Chopin ou avec Tennyson,… va te promener,… tout est flambé !… Voilà mon système !

Il était impossible que la pauvreté de ce système, et généralement la pénurie intellectuelle de son mari, échappât à un esprit aussi vif que celui de madame de Maurescamp. Elle ne fut donc pas longtemps dupe de son ton important et de ses façons autoritaires. Les hommes ne connaissent pas toujours bien leur femme, mais les femmes connaissent toujours parfaitement leur mari. Un an ne s’était pas écoulé que les derniers voiles et les derniers prestiges étaient tombés : madame de Maurescamp était forcée de reconnaître qu’elle était liée pour la vie à un homme dont les sentiments étaient bas et l’esprit nul. Elle avait l’horreur de s’apercevoir qu’elle méprisait son mari. C’est un grand mérite pour une femme qui fait de pareilles découvertes que de n’en pas moins rester une épouse aimable et soumise. Madame de Maurescamp eut ce mérite ; mais, pour l’avoir, elle eut besoin de se rappeler souvent qu’elle était chrétienne, c’est-à-dire d’une religion qui aime l’épreuve et le sacrifice.

Elle n’en fut pas moins très enchantée d’un événement assez prévu qui lui arriva environ deux ans après son mariage et qui, en lui promettant une chère consolation, lui assurait pour quelque temps dans son intérieur conjugal une indépendance et une solitude relatives. Bientôt la naissance d’un fils vint lui donner la seule joie pure et complète qu’elle eût goûtée depuis le jour de ses noces : ce bonheur-là est habituellement le seul, en effet, qui réalise dans le mariage tout ce qu’on s’en était promis.

Madame de Maurescamp, comme on le devine, voulut nourrir son fils ; elle remplit ce devoir avec d’autant plus de plaisir qu’il lui permettait de gagner encore du temps et de prolonger à l’égard de son mari une situation dont elle s’accommodait à merveille. Mais enfin le moment vint où l’enfant dut être sevré. Ce fut vers ce temps-là que M. de Maurescamp eut un soir la surprise de voir sa femme descendre pour le dîner avec une coiffure à la Titus : elle avait fait raser ses magnifiques cheveux sous le prétexte qu’ils tombaient, ce qui n’était pas vrai. Mais elle espérait que ce pénible sacrifice, en l’enlaidissant un peu, lui en épargnerait de plus pénibles encore. Elle avait compté sans son hôte. M. de Maurescamp, fort au contraire, trouva que cette coiffure de petit soldat lui prêtait quelque chose d’original et de piquant. La pauvre femme en fut donc pour ses frais et n’eut plus qu’à laisser repousser ses cheveux.

Cependant la délivrance à laquelle elle aspirait dans le secret de son cœur devait lui venir pour ainsi dire d’elle-même et du côté où elle l’attendait le moins. — Une charmante et noble créature comme elle était très capable d’inspirer, comme de ressentir, la plus profonde, la plus ardente et la plus durable passion : elle eût été digne de prendre place parmi les amants immortels dont l’histoire et la légende ont consacré les attachements impérissables. Mais l’amour de M. de Maurescamp ne contenait aucun élément impérissable : c’était, — pour employer une expression de ce temps, — un amour naturaliste, et les amours naturalistes, quoiqu’ils ne ressemblent guère à la rose, en ont cependant l’éphémère durée. Il se disait depuis longtemps, et il laissait entendre à ses amis, qu’il avait épousé une statue assez agréable à voir, mais dont les glaces auraient découragé Pygmalion lui-même. Il le disait même en termes moins honnêtes, empruntant plus volontiers ses comparaisons à l’histoire naturelle qu’à la mythologie. Au fond, M. de Maurescamp, qui était d’un naturel très jaloux, n’était pas autrement fâché d’une circonstance qui lui semblait être une forte garantie de sécurité domestique. Bref, dépité de se voir méconnu, ennuyé des scrupules et des objections diverses qu’on lui opposait sans cesse, occupé d’ailleurs autre part plus agréablement, il se retira définitivement sous sa tente, d’où sa femme n’essaya pas de le faire sortir.