Histoire d’une Parisienne/XII

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Calmann Lévy (p. 179-201).
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XII


Pendant que la nouvelle du brusque enlèvement de madame de Maurescamp par son mari se répandait de salon en salon en sourds chuchotements mêlés de rires, M. de Maurescamp se jetait lourdement dans son coupé à côté de Jeanne.

Dès qu’ils n’avaient plus eu de témoins, il avait cessé de lui parler de son fils ; ce silence et l’attitude farouche qu’il gardait ne pouvaient plus laisser l’ombre d’une illusion à la malheureuse jeune femme. Elle éprouvait une détresse inexprimable : — c’était l’étonnement hébété d’une créature atteinte par la foudre en pleine vie, en plein bonheur, en pleine innocence ; l’indignation douloureuse d’une honnête femme publiquement insultée, l’appréhension vague de quelque catastrophe inconnue, prochaine et terrible. Dans ce trouble sans nom, elle demeura muette, attendant qu’il parlât : elle attendit en vain, et le trajet, assez court d’ailleurs, de l’avenue Gabriel à l’avenue de l’Alma, se passa sans qu’une parole fût échangée entre eux.

Jeanne, cependant, commençait à dégager son âme, naturellement vaillante, du chaos de sentiments où la première surprise l’avait jetée. Elle traversa d’un pas ferme, sous les yeux de trois ou quatre valets immobiles, le grand vestibule sonore de son hôtel, et monta l’escalier en silence ; mais quand, arrivée sur le palier du premier étage où était son appartement, elle vit que son mari, qui demeurait au-dessus d’elle, s’apprêtait à passer outre et à la quitter :

— Pardon, lui dit-elle ; veuillez entrer là, j’ai à vous parler.

Il hésita quelques secondes : comme la plupart des hommes, il n’aimait pas les explications, mais c’était en réalité un caractère violent plutôt que fort : l’accent calme et résolu de sa femme lui imposa, tout en l’irritant. Il la suivit donc chez elle, mais avec un degré de colère de plus. — Elle ferma la porte derrière lui et passa dans le boudoir qui précédait sa chambre à coucher ; se retournant alors et le regardant :

— Enfin, dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a, dit-il, que je tuerai votre amant demain matin, voilà ce qu’il y a !

Elle joignit les mains avec bruit et continua de le regarder, les lèvres entr’ouvertes, comme égarée.

— Voilà assez longtemps, reprit-il en jurant et en s’irritant lui-même par la violence de son langage, voilà assez longtemps que vous me bravez,… que vous m’outragez tous deux,… que vous me couvrez de ridicule,… ça va finir !

— Vous êtes un malheureux fou, dit-elle doucement. — Je n’ai pas d’amant !… Mais voyons… qu’est-ce que vous voulez dire ?… Vous allez provoquer M. de Lerne en duel ?

— Il n’y a pas à provoquer, répondit-il avec le même accent de forfanterie grossière, — c’est fait ! nous nous battons demain !

La jeune femme joignit encore les mains et laissa entendre une sourde exclamation de douleur. Son mari parut avoir une sorte de honte de sa brutalité et poursuivit en précipitant ses mots et presque en balbutiant :

— Il est bien clair que je n’avais pas l’intention de vous en prévenir,… ça n’entre pas dans mes mœurs… mais vous l’avez voulu… vous me forcez la main ;… vous me poussez à bout… C’est lui d’ailleurs qui a comblé la mesure ce soir… continuer de faire la cour publiquement à la femme quand on se bat le lendemain avec le mari, c’est indigne d’un galant homme,… c’est ignoble !

— M. de Lerne, dit Jeanne avec force, ne m’a jamais fait la cour, ni ce soir ni jamais, — du moins comme vous l’entendez… Votre honneur n’est compromis que par vous-même ;… votre duel avec lui serait une folie,… une mauvaise action,… un crime,… car, je vous le jure et je vous l’atteste devant Dieu… sur la vie de mon fils,… il n’a jamais été pour moi qu’un ami !

— Bien entendu ! répliqua M. de Maurescamp en ricanant. — Allons ! je crois qu’en voilà assez et même trop !

Et il fit quelques pas vers la porte.

Elle se jeta devant lui :

— Non ! je vous en prie, s’écria-t-elle, je vous en supplie, ne partez pas encore !… Si vous saviez ce que c’est pour une femme… qui a souffert, après tout, qui a lutté, qui a été tentée… mais qui enfin est restée honnête, pure, fidèle… de se voir, non pas soupçonnée seulement, mais condamnée, châtiée avec ce comble d’injustice et de dureté !… si vous saviez ce qui se passe alors dans sa malheureuse tête ! si vous saviez ce que vous pouvez faire de moi, en ne me sachant gré de rien… en me traitant… imprudente tout au plus… comme si j’étais coupable de tout !

— Ah ! assez ! répéta-t-il rudement en essayant de se dégager.

Elle le retint encore en le poussant doucement devant elle d’une main suppliante ; — il s’adossa à la cheminée dans une attitude de résignation bourrue.

— Vous savez aussi bien que moi, poursuivit-elle, l’histoire de notre pauvre ménage… Vous ne m’avez pas aimée longtemps, mon ami…, c’était ma faute sans doute… je ne vous plaisais pas… mes goûts n’étaient pas les vôtres… tout ce que je faisais, tout ce que j’aimais vous fâchait, vous ennuyait… Vous m’avez abandonnée… vous êtes allé à vos plaisirs, — c’était tout simple… je sentais que je n’avais rien à dire puisque je n’avais pas le pouvoir de vous retenir… mais j’étais bien jeune dans ce temps-là, mon ami… car il y a des années déjà… et alors, oui, j’ai couru des dangers, je vous l’avoue. Seule dans le monde, découragée, énervée, sans soutien… entourée de mauvais exemples, livrée à de mauvais conseils, poursuivie, et à demi pervertie par des gens que vous ne soupçonnez guère… oui, je me suis sentie un moment sans cœur, sans vertu… tout près du mal… Eh bien ! c’est l’amitié qui m’a sauvée… cette amitié même dont vous me faites un crime… M. de Lerne a été pour moi…

— Un frère ! interrompit M. de Maurescamp avec le même ton d’ironie insultante.

— Soit ! reprit-elle en s’animant : — Un frère… si vous voulez !… Enfin, il m’a sauvée, voilà ce qu’il y a de certain !… Quand j’allais prendre le goût des plaisirs défendus, il m’a donné ou rendu le goût des plaisirs permis… et si votre femme n’est pas à l’heure qu’il est une femme galante, c’est peut-être à lui que vous le devez… et vous voulez le tuer !… Est-ce juste, est-ce honnête, voyons ?

— Juste ou non, j’y ferai mon possible, je vous assure !… Allons ! laissez-moi !

— Mais, grand Dieu ! quel homme êtes-vous donc si vous ne me croyez pas… ou si, me croyant, vous persistez dans vos desseins de haine et de vengeance !… Non ! non ! je ne veux pas me lasser de faire appel à votre raison, à votre justice, à votre loyauté… Voyons, je ne voudrais pas vous blesser, Dieu sait !… mais dans un ménage comme le nôtre… dans une situation comme la mienne… que voulez-vous qu’une jeune femme fasse de son temps, de son cœur, de sa pensée, de sa vie ?… Vous avez vos maîtresses,… laissez-lui au moins ses amis… et, soyez-en sûr, il faut que vous choisissiez entre les amis qu’elle avoue ou les amants qu’elle cache !

— Ah ! ça, décidément, s’écria M. de Maurescamp, qu’est-ce que vous voulez ? qu’est-ce que vous me demandez ? Prétendez-vous par hasard… ce serait un peu fort !… que j’aille tendre la main à M. de Lerne, lui faire des excuses et le prier de vouloir bien reprendre ses relations avec vous ?

— Oui, dit-elle avec énergie… c’est cela même que je vous demande, — excuses à part, bien entendu !… et, en vous demandant cela, je vous demande une chose absolument juste, honorable et sensée… car en réalité c’est le seul moyen que vous ayez de réparer le tort que vous avez fait à votre honneur et au mien… c’est le seul moyen de faire tomber les calomnies qui ont pu courir dans le monde… auxquelles votre conduite ce soir a donné plus de vraisemblance hélas ! — et dont ce duel serait l’irréparable consécration !… Si vous avez le courage de rendre vous-même justice à votre femme innocente… la vérité a bien de la puissance, allez !… on vous croira !… et pour moi, mon ami, si vous saviez combien je serais touchée, reconnaissante… comme je vous le prouverais en respectant pieusement dans l’avenir des susceptibilités… que j’ai peut-être trop peu ménagées, c’est possible… et qui sait enfin si cette action généreuse ne serait pas entre vous et moi un lien tout nouveau ?… Éprouvés tous deux par la vie, mieux instruits par l’expérience… par la douleur… qui sait si nos cœurs ne se rapprocheraient pas,… qui sait,… allez ! cela ne dépendra que de vous, je vous assure… si vous ne deviendriez pas vous-même pour moi… ce que vous auriez toujours dû être… mon meilleur… mon seul ami !

— Tout cela est fort beau sans doute, dit M. de Maurescamp en se rengorgeant dans sa cravate, mais c’est du pur roman… Toujours ce misérable esprit romanesque qui vous perd toutes !

— Ah ! mon Dieu ! reprit la pauvre femme, dont les larmes ruisselaient… eh bien, quoi ! que voulez-vous vous-même ? continua-t-elle avec exaltation en se tordant les mains… Voyons, qu’exigez-vous ? que je ne reçoive plus M. de Lerne, que je ne le voie plus, que je ne lui parle plus jamais,… que je vous sacrifie cette amitié… et toutes celles que j’aurais pu avoir dans l’avenir ?… Soit ! je vous le promets,… je m’y engage… Je vivrai seule,… je vivrai comme je pourrai… D’ailleurs mon fils va grandir,… je m’occuperai de lui,… il sera mon ami, cet enfant… Oui, je sens que c’est possible, je vous le jure, et je tiendrai ma parole !… mais de grâce, de grâce, mon ami, ne donnez pas suite à ce duel… il n’a pas de cause, pas de raison… c’est une chose monstrueuse, je vous assure ! Tenez, je vous en supplie à genoux !

Elle se jeta à ses pieds éperdue et sanglotante.

— Je vous en supplie à mains jointes,… de tout mon cœur,… de toutes mes larmes ! soyez bon ! je vous en prie ! Laissez-vous toucher ;… ne me désespérez pas !…

— Allons, s’écria M. de Maurescamp en la repoussant, c’est du mélodrame maintenant !

Elle se dressa sur ses genoux, essuya vivement ses yeux, et lui saisissant les deux mains d’une étreinte violente :

— Ah ! malheureux ! lui dit-elle d’une voix sourde,… vous ne savez pas ce que vous faites, vous ne le savez pas !… Je ne vous dirai pas que vous me tuez… ce serait trop peu dire… — vous me damnez !

Et lui lâchant brusquement les mains :

— Vous pouvez vous en aller… Adieu !

M. de Maurescamp sortit.

Après le départ de son mari, la jeune femme demeura quelques moments affaissée et comme écrasée sur le tapis, les cheveux à demi dénoués, l’œil fixe et sec, agitant la main par intervalles d’un geste égaré. — Elle fut tirée de son accablement par quelques coups légers frappés à la porte du salon. Elle se leva aussitôt. Sa femme de chambre parut.

— Madame, dit-elle, c’est madame la comtesse de Lerne qui est en bas et qui demande si elle peut dire deux mots à madame la baronne.

— Madame de Lerne !

— Oui, madame… Dois-je dire que madame est souffrante ? Madame n’a pas l’air bien.

— Faites monter.

L’instant d’après, la comtesse de Lerne entra, — livide, les yeux hagards, toutes les lignes du visage creusées et convulsées. Sans remarquer d’abord l’extrême désordre où elle trouvait Jeanne, elle marcha sur elle du pas raide d’un spectre et lui dit dans les yeux :

— Votre mari se bat demain avec mon fils !

— Je le sais, répondit Jeanne ; il vient de me le dire.

— Ah ! reprit amèrement la vieille dame, il vient de vous le dire ?… C’est le fait d’un misérable !

— Oui, dit Jeanne. — Mais vous, comment le savez-vous ?

— Par Louis, le vieux domestique de mon fils, qui s’est douté de quelque chose tantôt et qui a entendu tous les arrangements des témoins.

— Et vous savez, madame, reprit Jeanne, qu’il n’y a rien de mal entre votre fils et moi ?

À dire vrai, ce fut une nouvelle pour la vieille comtesse, et dans le trouble du moment, elle ne put dissimuler une sorte de surprise naïve :

— Mais alors, dit-elle, il n’y a pas de preuves ?

— Preuves de quoi, dit Jeanne, puisqu’il n’y a rien !

— Et votre mari n’a pas voulu vous croire ?

— Non.

— Alors… rien à espérer ?

— Rien !

Madame de Lerne se laissa tomber dans un fauteuil et y resta immobile, muette, inerte.

Après un silence, Jeanne, qui marchait à travers le salon, s’arrêta devant elle :

— Il est chez vous, votre fils.

— Oui.

— Votre voiture est en bas ?… reprit Jeanne. — Eh bien ! partons,… je vais avec vous,… je veux le voir !

Tout en parlant, elle jetait un voile sur sa tête et se drapait dans ses fourrures.

Madame de Lerne s’était levée, incertaine.

— Est-ce sage ? dit-elle.

— Que voulez-vous qu’il arrive de pis ? dit Jeanne avec un geste de suprême insouciance. — Et elle l’entraîna.

Madame de Lerne demeurait avenue Montaigne. Ce fut donc l’affaire d’un instant. Chemin faisant, elle rendit compte à Jeanne en paroles entrecoupées de tout ce qu’elle savait, de la cause apparente du duel, du nom des témoins, de l’arme choisie, de l’heure et du lieu de la rencontre.

… Il était environ une heure du matin, et Jacques achevait ses dernières dispositions, quand il eut la stupeur de voir la porte de sa bibliothèque s’ouvrir brusquement et donner passage à madame de Maurescamp.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il. — Vous ! Est-ce possible !

— Oui… Nous avons tout appris, votre mère et moi, dit Jeanne haletante, et je suis venue ;… j’ai voulu venir ;… me voilà !

— Ma mère aussi !… murmura-t-il : — Ah ! quel ennui !… Quel chagrin !… Mais, ma pauvre chère amie, que venez-vous faire ici ? Vous vous perdez !

— Je sais bien ! dit-elle douloureusement en se laissant tomber sur une chaise, mais j’ai voulu vous voir encore !

Elle sanglotait.

— Ma chère dame,… ma pauvre enfant, dit-il doucement en lui prenant la main, remettez-vous, je vous en prie, et retournez chez vous bien vite,… et soyez sûre que ce duel qui vous tourmente ne sera rien… Entre deux hommes qui savent tenir une épée et qui sont à peu près de même force, un duel n’est jamais qu’un assaut sans gravité.

— Ah ! dit-elle, il vous hait tant !

Les larmes l’étouffèrent :

— Ainsi, c’est donc fini !… fini à jamais !… Oh ! quelle injustice, mon Dieu !… quelle injustice !

— Mon enfant chérie, reprit-il, retirez-vous, je vous en prie ;… vous ne voudriez pas m’ôter mon calme en ce moment, n’est-ce pas ?… Dites aussi à ma mère que je la supplie d’être raisonnable,… qu’il n’y a pas l’ombre de danger,… pas l’ombre… si elle veut bien me laisser mon sang-froid.

— Eh ! bien, dit-elle en se levant, adieu donc ! adieu…

Elle s’arrêta devant lui :

— Nous nous sommes bien aimés, n’est-ce pas ?

— Oui, mon enfant, oui.

Elle le regarda quelques secondes sans parler, puis l’attirant un peu :

— Oui !… répéta-t-elle.

Et lui présentant son front :

— Baise mon front !… lui dit-elle, — afin que, si tu meurs, ce soit du moins pour quelque chose !

Il posa les lèvres sur ses cheveux ; puis, la soutenant d’un bras, il la conduisit hors de son appartement jusqu’aux premières marches de l’escalier.

— Vite chez vous ! lui dit-il en lui baisant les deux mains à la hâte.

Et il la quitta.