Histoire d’une Parisienne/XIII

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Calmann Lévy (p. 202-223).
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XIII


Madame de Maurescamp rentra chez elle aussitôt, ramenée par madame de Lerne. Son absence avait été très courte. Ses gens n’y virent rien d’extraordinaire, et son imprudente démarche demeura ignorée de son mari.

Vers cinq heures du matin, elle venait de s’assoupir, brisée de fatigue et d’émotion, quand un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête la réveilla. Elle entendit des piétinements, des froissements sourds sur le parquet : elle comprit que son mari procédait hâtivement avec son valet de chambre à ses apprêts de voyage. — Un peu plus tard ce fut le roulement d’une voiture sur le pavé de la cour, puis sous la voûte de l’entrée. — Il était parti.

Elle se leva. Elle avait la tête en feu. Elle ouvrit une des fenêtres de sa chambre qui donnaient sur le jardin de son hôtel et se posa les bras croisés sur la barre d’appui. L’aspect du ciel, des nuages, des murailles, des feuilles naissantes, prenait à ses yeux quelque chose d’étrange et de fantastique : elle écoutait vaguement les babillages joyeux d’une bande de moineaux, qui saluaient l’aube d’une belle journée de printemps.

Elle sortit brusquement de sa morne contemplation pour aller chez son fils et pour présider elle-même, comme elle le faisait chaque jour, à la toilette matinale de l’enfant. Elle prolongea ces soins accoutumés autant qu’elle le put, pour se donner le plus longtemps possible l’illusion d’un état de choses régulier et paisible.

Quand la matinée s’avança, sa solitude, au milieu des anxiétés qui la dévoraient, lui devint intolérable : elle se décida à appeler sa mère. Sa tendresse généreuse avait hésité jusque-là à lui faire partager cette journée d’angoisse, mais elle sentit que sa tête s’égarait. Elle informa donc en deux lignes madame de Latour-Mesnil de ce qui se passait et lui envoya son billet par un exprès.

Si la mère de Jeanne a cessé depuis longtemps de figurer dans les pages de ce récit, c’est que nous n’avions rien à en dire que le lecteur n’ait pu aisément deviner. Un mot suffira d’ailleurs à combler cette lacune : — madame de Latour-Mesnil se mourait tout doucement du beau mariage qu’elle avait fait faire à sa fille. Elle était atteinte d’une affection de foie compliquée de graves désordres du côté du cœur. — C’était en vain que Jeanne lui avait épargné non seulement les reproches, mais même les confidences. Elle était trop femme et trop mère, elle avait trop souffert elle-même pour s’abuser sur la triste vérité, et elle ne se pardonnait pas l’étrange aveuglement de vanité qui avait voué sa fille à une destinée pire encore que la sienne. Certaines mères se consolent du malheur officiel de leurs filles par le bonheur de contrebande qu’elles leur voient ou qu’elles leur supposent : de telles consolations n’étaient pas à l’usage de madame de Latour-Mesnil, et si quelque chose pouvait aggraver pour elle la douleur et le remords d’avoir voué sa fille à une infortune irrémédiable, c’était la mortelle appréhension de l’avoir peut-être vouée en même temps à la honte. Elle avait eu à cet égard de cruelles perplexités, et le seul jour heureux que la pauvre femme eût connu depuis des années était le jour récent où sa fille, la sentant inquiète de ses relations amicales avec M. de Lerne, lui avait sauté au cou en s’écriant :

— Vois comme je t’embrasse !… Je ne t’embrasserais pas comme cela si j’étais coupable, va !… Je n’oserais plus !

Madame de Latour-Mesnil, à qui le billet de Jeanne apporta la première nouvelle du duel de M. de Maurescamp avec le comte de Lerne, arriva chez sa fille vers midi. Il y eut d’abord entre les deux femmes plus de larmes que de paroles. Après les premières effusions, Jeanne trouva cependant une sorte de soulagement à répondre aux questions pressées de sa mère et à lui conter tout ce qu’elle savait des circonstances de la querelle, l’incident du bal, la scène qu’elle avait eue avec son mari en rentrant chez elle, et jusqu’à sa visite affolée chez Jacques de Lerne.

Pendant qu’elle parlait avec une volubilité fébrile, tantôt marchant, tantôt s’asseyant, elle ne cessait de jeter des regards rapides et inquiets sur le pendule de la cheminée. La rencontre devait avoir lieu à trois heures, elle le savait. À mesure que l’heure fatale approchait, elle était plus agitée, mais elle devenait silencieuse ; sa marche machinale d’un salon à l’autre s’accélérait : son visage s’empourprait et ses lèvres ne faisaient plus que murmurer, par intervalles, des exclamations presque enfantines :

— Oh ! maman !… ma pauvre maman !… quelle cruauté, quelle misère !… quelle injustice !… quelle injustice, mon Dieu !

Sa mère, effrayée de son état d’exaltation, se leva et, essayant de l’entraîner :

— Viens dans ta chambre, mon enfant… Allons prier !

— Prier, ma mère ? lui dit-elle presque rudement. — Et pour qui voulez-vous que je prie ? pour mon mari, ou pour l’autre ?… Voulez-vous que je sois hypocrite… ou sacrilège ?

— Ah ! prie pour ta pauvre mère qui a tant besoin de pardon ! s’écria madame de Latour-Mesnil, se laissant glisser sur ses genoux et cachant sa tête dans ses mains.

— Ma mère ! ma mère ! dit Jeanne en la relevant avec force et en la serrant sur son cœur, qu’ai-je à vous pardonner ? Ne me suis-je pas trompée comme vous ?

— Ah ! cela t’était permis, à toi !… à moi cela m’était défendu !… J’étais ta mère… j’étais ton conseiller, ton guide ; la vie m’avait instruite. Ah ! que j’ai été coupable !… que j’ai été coupable de ne pas mieux choisir pour toi !… Tu étais si digne du bonheur, ma pauvre chérie !… Tu étais si honnête femme, et voilà où je t’ai menée !

— Mais je suis toujours honnête femme, ma mère, dit Jeanne d’un ton distrait.

Puis tout à coup, levant l’index, elle lui montra le cadran de la pendule. Madame de Latour-Mesnil vit qu’il marquait trois heures. — Une sorte d’étrange sourire crispait les lèvres de Jeanne. Elle prit le bras de sa mère et se promena lentement avec elle sans parler. Elle soupirait de temps à autre profondément.

Au bout de quelques minutes :

— C’est probablement fini à l’heure qu’il est, dit-elle, car, dans ces choses-là, on est très exact et cela dure très peu de temps, dit-on… mais, ce qu’il y a d’affreux, c’est que nous ne saurons rien avant deux ou trois heures d’ici… J’ai fait une chose, ma mère, que vous n’approuverez peut-être pas,… mais à qui pouvais-je m’adresser pour avoir des nouvelles ? Je ne pouvais pas les attendre jusqu’à demain, car M. de Maurescamp naturellement ne m’écrira pas… Alors j’ai prié Louis, le vieux domestique de M. de Lerne, qui a suivi son maître là-bas, de m’envoyer une dépêche ce soir, aussitôt que cela se pourrait.

Madame de Latour-Mesnil, accablée, ne répondit que par un signe de tête indécis.

En ce moment, elles entendirent sonner dans le vestibule le timbre qui correspondait avec la loge du concierge. Comme la porte de l’hôtel avait été rigoureusement condamnée depuis le matin, cette annonce d’une visite parut singulière :

— Déjà ! murmura Jeanne en s’approchant vivement d’une fenêtre qui s’ouvrait sur la cour ; — déjà !… c’est impossible !

Elle écarta le rideau et reconnut dans le personnage qui montait l’escalier du perron un professeur d’escrime ou plutôt un prévôt de salle nommé Lavarède, qui avait coutume de venir trois fois par semaine faire des armes avec le baron de Maurescamp. Très jaloux de son habileté en escrime, M. de Maurescamp, tout en fréquentant assidûment la salle d’armes, aimait aussi à s’exercer chez lui, peut-être pour ne pas livrer au public tous les secrets de son jeu.

L’apparition de cet homme, au milieu des pensées qui occupaient Jeanne et sa mère, les étonna et les alarma. Elles s’interrogeaient à demi-voix avec inquiétude, quand un domestique se présenta à la porte du salon :

— Madame, dit-il, c’est M. Lavarède, le prévôt, qui ne savait pas que M. le baron fût en voyage : il demande si M. le baron sera longtemps absent, et s’il faut qu’il revienne lui-même après-demain pour la leçon d’armes.

— Dites que je ne sais pas, répondit Jeanne. On le fera prévenir.

Le domestique sortit. — Après quelques secondes de réflexion, la jeune femme le rappela :

— Auguste, dit-elle d’une voix brève, je désire parler à M. Lavarède… Faites-le entrer dans la salle à manger… Je descends.

Alors, se retournant vers madame de Latour-Mesnil :

— Venez avec moi, ma mère ; je veux dire deux mots à cet homme… et puis nous irons au jardin… l’air nous fera du bien… Il fait très beau d’ailleurs… venez !

Elles descendirent en se donnant le bras et trouvèrent dans la salle à manger un homme d’une quarantaine d’années, qui avait la tenue raide et correcte d’un militaire en habit civil.

— Monsieur, lui dit madame de Maurescamp d’une voix un peu hésitante, j’ai désiré vous parler… Mon mari est parti ce matin pour la Belgique ;… vous paraissez ignorer la cause de ce voyage ?

— Oui, Madame, je l’ignore.

— Les domestiques ne vous ont rien dit ?

— Non, Madame.

— Ils l’ignorent peut-être eux-mêmes, tout cela est arrivé si vite. Eh bien ! Monsieur, la cause de ce voyage, vous la soupçonnez… vous la devinez certainement au trouble affreux où vous nous voyez, ma mère et moi. À l’heure même où je vous parle, M. de Maurescamp se bat en duel.

Le prévôt ne répondit que par un léger mouvement de surprise et par un grave salut.

— Monsieur, reprit madame de Maurescamp, dont la parole était en même temps brusque et embarrassée, Monsieur, vous comprenez nos angoisses… ne pouvez-vous rien dire pour nous rassurer ?

— Pardon, Madame, puis-je savoir quel est l’adversaire ?

— L’adversaire est le comte de Lerne.

— Oh ! dans ce cas-là, Madame, dit le prévôt avec un léger sourire, je crois que vous pouvez être bien tranquille !

Jeanne regarda fixement son interlocuteur :

— Tranquille ?… pourquoi ça ? dit-elle.

— M. le comte de Lerne, Madame, reprit le prévôt, est un des habitués de notre salle : il l’était du moins… je connais parfaitement sa force… il tirait assez bien, et il y a eu un temps où il aurait pu lutter avec M. le baron… mais, depuis qu’il a été blessé au bras dans son duel avec M. de Monthélin, il a beaucoup perdu… il se fatigue très vite, et il n’est pas douteux pour moi que M. le baron n’en ait facilement raison. Je pense donc que madame peut être tranquille…

— Alors, dit Jeanne, après une pause, vous croyez qu’il va tuer M. de Lerne ?

— Oh ! le tuer,… j’espère que non,… mais certainement il le blessera ou il le désarmera… ce qui est le plus probable… du moins si la querelle n’est pas très sérieuse.

— Mais enfin, monsieur, reprit la jeune femme en balbutiant, vous croyez… vous êtes sûr… que je n’ai rien à craindre… pour mon mari… qu’il ne peut être blessé, lui ?

— J’en suis persuadé, madame.

— C’est bien, monsieur… je vous remercie. Je vous salue, monsieur.

Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il fût sorti, puis saisissant la main de sa mère :

— Ah ! ma mère, dit-elle d’une voix étouffée, je sens que je deviens criminelle !

Les portes-fenêtres de la salle à manger s’ouvraient de plain-pied sur le jardin de l’hôtel. La mère et la fille y entrèrent, et s’assirent côte à côte sur un banc entouré d’une haie de lilas déjà verdoyants. À peine assise :

— Mais, ma mère, reprit Jeanne, d’après ce que dit cet homme, si on le tuait… ce serait un véritable assassinat !…

— Ma fille chérie, je t’en prie !… calme-toi… tu me fais tant de mal !… tant de mal !… D’ailleurs je t’assure que ce qu’a dit cet homme est plutôt fait pour nous donner bon espoir ;… car enfin ton mari n’est pas un monstre, et entre gens d’honneur il y a des choses impossibles. Si réellement M. de Lerne est resté souffrant,… fatigué de son bras…

— Oui, dit Jeanne, je m’en suis aperçue plus d’une fois.

— Eh bien ! poursuivit madame de Latour-Mesnil, — ton mari l’aura remarqué certainement… et il se sera contenté de le désarmer.

— Ah ! ma mère !… il le hait tant ! il nous hait tant tous deux ! et puis il n’est pas bon,… il est méchant !

Cependant elle s’attacha à cette pensée, à cet espoir, que sa mère lui suggérait. Oui, c’était assez vraisemblable en effet : M. de Maurescamp, après tout, était homme d’honneur comme le monde l’entend… Il ne voudrait pas abuser de l’inégalité des forces… et puis, pendant le voyage, il se serait rappelé tout ce que sa femme lui avait dit la veille… il aurait réfléchi avec plus de sang-froid : il serait arrivé presque convaincu de son innocence, — à demi apaisé, — moins avide de vengeance…

Elle sentait aussi dans tout ce qui l’entourait une influence bienfaisante, calmante : elle la sentait dans le silence de ce jardin aux grands murs de cloître, dans l’air pur et dans le bleu du ciel, dans les odeurs de la verdure nouvelle, dans la douceur d’une belle journée à son déclin. — L’imagination ne peut que difficilement associer des idées de violence et des scènes de sang à la sérénité charmante et impassible de la nature, et il semble à ceux qui respirent la paix de la campagne ou des jardins que la paix doit régner partout comme elle règne autour d’eux.

Le temps passait d’ailleurs et, n’apportant aucune émotion nouvelle, laissait s’épuiser à demi les émotions anciennes. Jeanne et sa mère, se tenant la main sans se parler, éprouvaient toutes deux, après les agitations aiguës de la journée, une sorte de torpeur presque douce.

Il était un peu plus de cinq heures du soir quand Jeanne se dressa tout à coup ; — elle avait entendu de nouveau le timbre résonner dans le vestibule.

— Cette fois-ci… voilà ! dit-elle.

Deux minutes s’écoulèrent. — Jeanne et sa mère étaient debout, les yeux fixés sur la porte du vestibule. — Un domestique parut sur le seuil, un plateau à la main :

— C’est une dépêche pour madame, dit-il.

— Donnez, dit Jeanne, en faisant deux pas au-devant de lui.

Elle attendit que le domestique se fût retiré, et, sans ouvrir la dépêche, elle regarda sa mère.

— Laisse-moi l’ouvrir ! murmura madame de Latour-Mesnil en essayant de prendre le télégramme.

— Non, dit la jeune femme en souriant, j’aurai le courage, va !

Elle décacheta l’enveloppe bleue. — À peine eut-elle jeté les yeux sur la dépêche, qu’elle lui échappa des mains : son regard devint fixe, ses lèvres s’agitèrent convulsivement, elle étendit ses deux bras en croix, poussa un cri prolongé qui remplit tout l’hôtel et tomba toute raide sur le sable aux pieds de sa mère.

Pendant que les domestiques accouraient à ce cri sinistre, madame de Latour-Mesnil, éperdue, se jetait sur sa fille, et, tout en lui prodiguant ses soins, ramassait fièvreusement la dépêche.

Voici ce qu’elle lut :


« Soignies, 3 heures 1/2.

» M. Jacques, blessé mortellement, vient de succomber.

 » Louis. »