Histoire d’une Parisienne/XIV

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Calmann Lévy (p. 224-239).
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XIV


Six mois plus tard, — vers la mi-octobre de cette même année, 1877, — nous retrouvons M. et madame de Maurescamp installés maritalement à la Vénerie, magnifique propriété située entre Creil et Compiègne, et dont M. de Maurescamp avait fait l’acquisition dix-huit mois auparavant. — Il était grand chasseur : il y avait de belles chasses à la Vénerie, et c’était ce qui l’avait déterminé à acheter ce domaine pour n’avoir plus à louer des chasses de côté et d’autre chaque année. — Il avait invité pour l’ouverture de la saison un assez grand nombre d’amis, entre autres MM. de Monthélin, d’Hermany, de la Jardye et Saville, envers qui madame de Maurescamp remplissait ses devoirs de châtelaine avec beaucoup de bon goût, de grâce et même de gaîté. On pensait généralement que la gaîté était de trop, et qu’après avoir été il y avait si peu de temps à tort ou à raison la cause de la mort d’un homme, elle eût pu ressentir ou du moins affecter une certaine mélancolie. — Mais le cœur des femmes a des mystères impénétrables.

À la suite du duel qui s’était terminé d’une manière si fatale pour le comte de Lerne, aucun argument, aucune prière n’avaient pu persuader à Jeanne de Maurescamp de demeurer sous le toit conjugal et d’y attendre le retour de son mari ; elle s’était réfugiée le soir même chez sa mère, emmenant bravement son fils. Madame de Latour-Mesnil eut la tâche délicate de négocier avec M. de Maurescamp les clauses et conditions d’un mode d’existence temporaire et convenable aux circonstances : elle ne trouva pas son gendre aussi récalcitrant qu’elle s’y était attendue : il n’était pas fâché lui-même de ne pas avoir à affronter immédiatement la présence de sa femme, sentant que sur de simples soupçons il avait peut-être, à son égard comme à l’égard de M. de Lerne, poussé les choses un peu vite et un peu loin. Personne n’est bien aise d’avoir tué un homme, et si peu sentimental que fût M. de Maurescamp, il n’était pas sans éprouver une sorte de vague remords qui se traduisit par les dispositions conciliantes qu’il témoigna à madame de Latour-Mesnil. Il fut donc convenu que madame de Maurescamp garderait son fils et qu’elle accompagnerait sa mère d’abord à Vichy, puis en Suisse, à Vevey, où elles devaient toutes deux passer l’été. Durant cet intervalle, les sentiments de part et d’autre se calmeraient et s’adouciraient d’autant plus sûrement, suivant madame de Latour-Mesnil, qu’il n’y avait eu dans cette malheureuse aventure qu’une série de malentendus.

Ce duel avait beaucoup occupé Paris pendant huit jours. La catastrophe finale produisit même un mouvement d’opinion favorable à la réputation de madame de Maurescamp ; il y avait entre la cruauté de ce dénoûment et les légères imprudences de conduite qu’on pouvait reprocher à Jeanne et à M. de Lerne une disproportion qui saisit les esprits et désarma la calomnie. On fut d’avis, en général, que le baron de Maurescamp s’était montré bien farouche et bien implacable envers un homme dont le seul tort paraissait être en réalité d’avoir fait la lecture à sa femme. Ces propos et ces bruits du monde, en apaisant la vanité de M. de Maurescamp et en flattant son orgueil, ne laissèrent pas de faciliter le rapprochement des deux époux.

Madame de Maurescamp avait paru dans les premiers temps absolument rebelle à l’idée de ce rapprochement. Mais après deux ou trois mois passés dans une sorte de stupeur désespérée, elle sembla se réveiller brusquement un beau jour, et, à la suite de réflexions inconnues, elle déclara à sa mère qu’elle se rendait à ses conseils ; elle rentrerait chez son mari ; elle demandait seulement qu’on lui accordât encore quelques mois de délai :

— Il faut bien, dit-elle, non sans un reste d’amertume, lui laisser le temps de sécher ses mains.

À dater de cette résolution, son humeur se modifia profondément ; elle sembla reprendre goût à la vie, et l’avenir parut lui présenter quelque intérêt assez vif pour lui rendre une partie de son activité et de son animation.

Elle vint donc rejoindre son mari à Paris vers la fin du mois de septembre et fit sa rentrée chez elle aussi simplement que si elle fût revenue d’un voyage ordinaire. À dire vrai, M. de Maurescamp parut être le plus embarrassé des deux. Du reste, ils n’avaient jamais eu l’habitude des grandes expansions ; il n’y eut donc en apparence rien de changé entre eux ; elle toucha, avec un léger sourire, la main qu’il lui tendait à son arrivée, et la santé de leur fils Robert, sa bonne mine, sa croissance rapide, leur fournirent un sujet d’entretien facile qui les mit à l’aise. — Quelques jours plus tard, ils allaient faire leur installation au château de la Vénerie, où la compagnie de leurs invités devait leur épargner la gêne d’un tête-à-tête prolongé.

On se doute assez que madame de Maurescamp fut d’abord pour les hôtes du château et pour les voisins de campagne l’objet d’une extrême curiosité ; il était impossible de ne pas observer avec une attention très particulière la physionomie et le maintien d’une jeune femme dont le nom venait d’être mêlé à une aventure tragique de tant de mystère et de tant d’éclat. Les curieux en furent pour leurs frais ; l’attitude de Jeanne était tranquille et naturelle, et à moins de lui supposer une étonnante profondeur de dissimulation — (qu’il n’est jamais téméraire, il est vrai, de supposer à son sexe), — il y avait tout lieu de penser qu’elle avait définitivement pris son parti des chagrins et des désagréments personnels qui lui avaient été si récemment infligés. On trouva même, ainsi que nous l’avons dit, qu’elle portait avec un peu trop d’aisance le deuil d’un homme mort pour elle et qui avait été tout au moins son ami.

— Cela n’est vraiment pas encourageant, dit un jour le beau Saville à madame d’Hermany. Si ce pauvre de Lerne revenait au monde pour quelques minutes, il serait diablement étonné !

— Pourquoi ça, mon ami ?

— Parce que, ma parole, c’est révoltant ! dit le beau Saville, qui n’était pas un aigle, mais qui avait bon cœur ; — on dirait que la mort de ce pauvre garçon a été un débarras pour elle ! Jamais je ne l’ai vue si en train, si en l’air, si émoustillée ! Faites-vous donc tuer pour ces dames !

— Mais, mon ami, personne ne songe à vous faire tuer… Rassurez-vous… et quant à mon amie Jeanne, c’est une personne qu’il ne faut pas juger à la légère… Je ne sais pas du tout ce qui se passe dans sa jolie tête,… mais il y a dans sa prunelle quelque chose qui ne me plairait pas beaucoup, si j’étais son mari.

— Je ne vois rien du tout dans sa prunelle, moi, dit Saville.

— Naturellement ! dit madame d’Hermany.

Cette belle humeur de sa femme, qui choquait tout le monde autour de lui, était loin de choquer le baron de Maurescamp ; il s’en félicitait fort, au contraire :

— C’est une femme matée ! se disait-il. Voilà ce que c’est : elle est matée ! C’est mon système,… mater les femmes ! Depuis que la mienne a reçu une leçon, — un peu verte, à la vérité ! — elle est revenue au bon sens pratique ;… elle est cent fois plus heureuse et plus aimable… C’est parfait comme ça… parfait, parfait !

Il s’était opéré, en effet, dans les goûts et dans les habitudes de Jeanne un changement très bizarre et très digne d’intérêt ; au lieu de s’attacher presque uniquement, comme autrefois, aux jouissances dont l’âme et l’intelligence sont la source, elle avait pris tout à coup le goût à peu près exclusif des plaisirs physiques. Elle n’ouvrait plus un livre ; son piano restait fermé ; son cher livre à serrure ne recevait plus ses impressions confidentielles ni les extraits de ses poètes préférés ; elle avait perdu ce penchant tendre à l’émotion et à l’enthousiasme qui l’avait distinguée, et elle avait contracté cette vulgaire et détestable manie parisienne du persiflage perpétuel. L’équitation, la chasse, le billard, la danse étaient désormais ses passions maîtresses. Elle suivait à cheval les chasses à courre dans la forêt de Compiègne, à pied les chasses à tir dans les bois de la Vénerie, et elle ne s’en montrait pas moins chaque soir une valseuse infatigable. Les hommes ne l’avaient jamais trouvée si charmante, et il faut ajouter qu’ils ne l’avaient jamais soupçonnée d’être si coquette ; car elle l’était devenue, et elle apportait même dans ce vice aimable, si nouveau pour elle, la gaucherie d’une débutante qui n’a pas encore le juste sentiment de la mesure. Ses vivacités d’allure et de langage dépassaient quelquefois la nuance qui sépare la bonne compagnie de la mauvaise. Mais cela ne déplaisait pas à M. de Maurescamp ; il s’en amusait, il en riait avec ses amis :

— Elle est déniaisée ! disait-il. Elle commence une existence nouvelle… Il y a un peu d’excès dans le ton… Elle est comme les nouvelles mariées qui disent des sottises le lendemain de leur noce… mais ça passe !

Il finit pourtant, au bout d’un certain temps, par estimer que sa femme recherchait avec un peu trop de prédilection la société des hommes. Qu’elle leur tînt assidûment compagnie à la promenade, à la chasse, dans la salle de billard, à la bonne heure ! mais ce qui l’étonna un peu, ce fut de la voir les poursuivre jusque dans la sellerie des communs où ils se réunissaient à peu près chaque matin pour faire des armes. Cette sellerie était une vaste pièce monumentale, pavée en mosaïque, bien chauffée, largement éclairée et tout à fait convenable à ce genre de sport. De hautes banquettes recouvertes de sparterie couraient le long des murailles et servaient de sièges aux spectateurs. — La première fois que M. de Maurescamp et ses hôtes aperçurent soudainement, à travers l’épaisse fumée de leurs cigares, Jeanne de Maurescamp assise sur une de ces banquettes, ils éprouvèrent une sensation non seulement de surprise, mais de malaise. Elle était entrée sans bruit, sans être remarquée ; elle avait pris place silencieusement et regardait les tireurs qui faisaient assaut. Il parut à tout le monde assez extraordinaire qu’une personne qu’on avait crue délicate et sensible vînt régaler ses yeux du spectacle de ces jeux de l’escrime qui ne pouvaient manquer de lui rappeler tout particulièrement un souvenir sinistre. Il fallut pourtant s’habituer à sa présence, car dès ce jour elle ne cessa pas un seul matin de se trouver à la sellerie à l’heure où M. de Maurescamp s’y rendait avec ses invités. L’étrange jeune femme semblait suivre leurs passes d’armes avec un intérêt passionné : un peu penchée en avant, le front sérieux, l’œil fixe, elle s’absorbait tout entière dans la contemplation des parades et des ripostes échangées entre les adversaires. Mais c’était surtout quand son mari était en scène de sa personne que sa curiosité et son dilettantisme semblaient atteindre leur plus haut degré d’intensité. Elle était alors si attentive qu’elle n’en respirait plus. Cette extrême attention gênait même M. de Maurescamp.

Jeanne cependant, à force d’application, parvint à se connaître assez bien en escrime ; elle se rendait compte assez nettement des coups, et de la force relative des tireurs. Ce fut ainsi qu’elle put s’assurer que son mari était effectivement, comme elle l’avait ouï dire, un tireur d’une adresse, d’une solidité et d’une vigueur très distinguées, et que parmi ses hôtes du moment il n’y en avait qu’un seul qui pût se mesurer avec lui sans trop d’inégalité. C’était M. de Monthélin. Il eut même deux ou trois fois l’avantage sur son hôte dans des parties d’assaut, ce qui lui valut quelques aimables paroles et quelques compliments flatteurs de la part de madame de Maurescamp.