Histoire d’une famille de soldats 1/7

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CHAPITRE VII

où maître sansonneau reconnut la justesse du proverbe :
« on a souvent besoin d’un plus petit que soi. »


Tout heureux qu’il fût de n’avoir pas quitté son colonel, non plus que son amie Lisette et sa maman Catherine, Jean Tapin éprouva pourtant quelque peine à se plier à ses nouvelles fonctions.

Bernadieu l’avait en effet installé dans son bureau : comme le petit soldat arrivait très bien, avait — chose rare à l’époque — de l’orthographe, et qu’il rédigeait suffisamment, son protecteur l’avait pris comme secrétaire.

Il voyait là un moyen d’ouvrir à l’enfant qu’il protégeait des horizons nouveaux ; il voulait que ce gamin, intelligent et brave, acquît pour plus tard des connaissances techniques, que son esprit s’éveillât et devint désireux de savoir.

— Puisque tu as le tempérament d’un soldat, lui avait-il dit, il faut viser haut. Tu as fait preuve de bravoure, mais ce n’est pas suffisant. On peut être doué d’un grand courage et rester simple soldat toute sa vie. Pour arriver à commander des hommes, vois-tu, mon enfant, il faut non seulement être aussi brave qu’eux, mais encore être plus instruit et acquérir ainsi le droit de les conduire. Il faut donc apprendre, et c’est pour cela que j’ai tenu à te garder auprès de moi. Ne te rebute jamais ! Les besognes d’écriture que tu auras pourront parfois t’ennuyer. N’importe ! Appliques-y ton intelligence : tu t’en trouveras bien ; et, surtout, cherche toujours à comprendre… Si tu ne saisis pas du premier coup, questionne-moi ! »



Il faut rendre, à notre petit camarade, cette justice qu’il mettait dans son service une application extrême ; par suite, ce qu’il faisait était bien fait.

Mais, après avoir tant couru les chemins au milieu du bruit des armes, du fracas des tambours, de la fumée de la poudre, il lui semblait bien dur maintenant de rester immobile pendant de longues heures, assis à un bureau, plume en main, en tête à tête avec une écritoire, ayant à transcrire des ordres de réquisitions, des ordres de marche, des statistiques, des bordereaux de toutes sortes.

Certes, Tapin mettait du goût à son travail ; mais le grand air lui manquait. Parfois il se prenait à regretter sa chère batterie, aux roulements sonores, et Belle-Rose et La Rainée, et les belles entrées de la 9e demi-brigade, tambours battants, dans les villages ennemis et les villes conquises !

Quand Bernadieu était présent au bureau, Jean ne se plaignait point ; mais le colonel avait tous les jours un service d’inspection ; aussi l’enfant poussait-il un gros soupir en le voyant boucler son ceinturon et prendre la porte. S’approchant de la fenêtre, il regardait son protecteur sauter en selle, et, suivi d’un cavalier d’escorte, filer rapidement au trot de son grand cheval noir.

En effet, Bernadieu n’avait plus son percheron. La pauvre bête avait été, hélas ! comme tant d’autres de ses congénères, et comme Carabi lui-même, mangée à Mayence.

Alors, avec un nouveau soupir, Jean se remettait au travail.

Jamais il n’eut osé se plaindre à Bernadieu où, du moins, lui faire part de son ennui ; mais un soir, en rentrant souper, il s’en ouvrit à sa « maman Catherine ».

« Ça c’est vrai, s’écria Lison, c’est pas si amusant, Paris ! D’abord, maman ne veut pas qu’on se promène ; elle a toujours peur !

— Elle a bien raison ! dit gravement maître Sansonneau. Jamais on n’a vu une pareille misère ! Quelle époque ! »

S’excitant lui-même, il poursuivit avec colère :

« A-t-on jamais vu ! Tous ces « sans-culottes » qui prétendent gouverner ! Mais c’est le monde renversé ! Ne voilà-t-il pas, maintenant, que, sous prétexte qu’ils n’ont pas d’argent, ils ont fabriqué du mauvais papier… Ils appellent ça des assignats !… Ils paient avec cette monnaie de singe !… C’est la fin du monde ! Ah ! samprebleu de samprebleu !… »

Mais la porte s’ouvrit comme il achevait sa diatribe et, s’interrompant brusquement, le gros épicier eut un mouvement d’effroi.

Il se calma pourtant en constatant que c’était sa femme qui venait d’entrer.

« Sansonneau, mon ami, dit celle-ci d’un ton de reproche, tu parles trop ! Ça te jouera un mauvais tour ! Tu cries si fort qu’on t’entend de la boutique…

— Il y avait du monde ? questionna Sansonneau très inquiet.

— Non… heureusement !… il n’y avait personne. »

Le gros homme respira.

« Seulement, poursuivit sa femme, modère-toi ; tu ferais mieux de ne pas causer du tout… Vois-tu qu’on vienne te prendre entre quatre baïonnettes,
Bernadieu, maréchal de camp.
pour t’emmener en prison comme notre voisin, maître Balilard, le chaussetier… Tu sais pourtant ce qui lui est arrivé ! »

À ces mots, la face du vendeur d’épices, de rouge qu’elle était devint livide ; un frisson lui parcourut le corps.

En effet, son voisin avait été arrêté l’avant-veille sur une dénonciation ; cela pour avoir dit une parole insignifiante en elle-même.

« C’est égal, avait déclaré ce malheureux, tous nos assignats de papier ça ne vaut pas un pauvre écu d’argent, ni même un liard au Roy ! »

Cela avait suffi. Maître Balifard, arrêté, emprisonné, avait été jugé par le tribunal révolutionnaire et bel et bien condamné à mort comme aristocrate ».

Hélas ! c’était ainsi, à cette terrible époque qu’on a justement baptisée : « La Terreur ».

Une fièvre de soupçon agitait les masses populaires ; conséquence inévitable de l’invasion et de l’anarchie intérieure qui poussaient aux résolutions extrêmes ceux qui avaient la lourde responsabilité du gouvernement de la France.

Pendant de longs mois un vent de haine et de délation courba les têtes et terrorisa les âmes.

Jean Tapin vivait au milieu de ces passions déchaînées sans les bien comprendre. Tout à son devoir de soldat, il fut préservé de la haine qui entraînait alors les enfants de la même patrie les uns contre les autres.

C’est ce qui vous démontre, mes amis, combien cette fonction du « soldat » est sublime entre toutes. Le « soldat » occupe une place à part dans la nation. Il prépare silencieusement à la guerre les générations qui passent, et les querelles de la politique lui sont étrangères. Les bouleversements de la passion ne l’atteignent pas ; il n’a qu’une règle : son devoir, qu’un amour : son pays, qu’un désir : la défense de sa patrie, qu’une haine : l’étranger, lorsqu’il s’appelle l’ennemi.

...........................

Le lendemain matin, Catherine alla trouver le colonel Bernadieu et lui fit part des regrets que le petit Jean lui avait formulés la veille.

L’officier fronça le sourcil :

« C’est bon, Catherine, répondit-il sèchement ; c’est bon ! Je verrai ce que j’ai à faire. »

Incontinent, le colonel se rendit à son bureau où le petit secrétaire était déjà en train de travailler.

« Alors, comme ça, — dit-il sans préambule et d’un ton un peu cassant — tu n’es pas content ?… Tu raisonnes ? »

Rouge comme une cerise, Jean s’était levé.

Comprenant que dame Catherine avait raconté ses doléances, il voulut parler ; mais les mots ne lui vinrent pas.

« Mon colonel… — articula-t-il avec trouble — mon colonel… je… non !… je ne… »

Malgré ses efforts, Jean n’était pas capable de prononcer une phrase.

Bernadieu ne put s’empêcher de sourire.

« Oui !… Tu raisonnes ! continua-t-il… et je n’aime pas les raisonneurs, tu le sais bien !… »

Mais comme Tapin restait silencieux, avec une larme au bord des cils :

« D’abord, mon garçon, tu sauras une chose : j’aime la franchise, moi ! Quand on a quelque chose à demander, on le demande carrément. Je ne connais que ça… Je te prenais pour un petit homme… est-ce que tu ne serais encore qu’un galopin ?… Pourtant, tu as deux citations, un sabre d’honneur !… On est soldat, ou on ne l’est pas, que diable ! »

Cette évocation de son titre de soldat remit Jean d’aplomb.

« Excusez-moi, colonel… Je n’ai pas osé !

— C’est bien ce que je te reproche ? Enfin, tu t’ennuies ici ?

— Oh ! non ! Je n’ai pas dit ça… seulement…

— Seulement ?

— Je voudrais bien… pouvoir aller quelquefois avec vous, voilà !

— Nous verrons cela d’ici quelque temps, dit Bernadieu, redevenu paternel. Pour l’instant, continue ton travail.

Jamais Tapin ne s’appliqua autant qu’après cette bienveillante semonce.

À quelques jours de là, ayant constaté le bon vouloir de son petit protégé, le colonel lui dit :

— Au lieu d’aller directement au bureau, tu viendras demain matin me prendre chez moi, à sept heures.

À l’heure dite, le petit tambour grimpait l’escalier de la maison de Bernadieu et frappait à la porte. Ce fut « l’officieux » du colonel qui vint lui ouvrir et l’introduisit prés de son chef.

À cette époque on désignait par ce mot les serviteurs en général ; on ne disait pas : « mon valet de chambre » ou « mon domestique » ; on disait : « mon officieux. »

— À la bonne heure !… tu es exact, dit le colonel en prenant son chapeau et ses gants ; allons ! en route !

Puis, lorsqu’ils furent dans la rue :

— Nous n’allons pas au bureau ; je t’emmène à l’école militaire… tu vas prendre ta première leçon d’équitation. Je vais voir si tu t’en tires à peu près et si tu seras capable de faire un cavalier.

— Oh ! quelle chance !… s’écria Jean.

— Attends un peu avant de te réjouir ! ça n’est pas si drôle que tu crois… du moins, au début.

Un peu plus tard, Jean Tapin faisait son entrée au manège.

Un vieux maréchal des logis de hussards, aux moustaches toutes blanches, s’y trouvait et vint saluer le colonel.

— Bonjour, Romulus ! dit ce dernier ; je t’amène le petit élève dont je t’ai parlé.

— Parfait ! fit le sous-officier regardant Tapin en connaisseur ; il est bien bâti, ça pourra marcher !… Et d’abord tu te rappelleras, garçon, que le cheval il est le complément du cavalier… dont auquel que, pour le mener, il faut du genou, du poignet, du cœur et de la tête. C’est subséquemment comme qui dirait…


S’il ne fut pas brillant, du moins s’en tira-t-il à son honneur.

— Non ! ne lui explique pas la théorie équestre, dit Bernadieu en souriant de la faconde du vieux cavalier. Mets-le d’abord en selle. Je me charge du reste.

Romulus fit amener un cheval, fait exprès, déclara-t-il, c’est-à-dire très doux, très bien dressé, sans l’ombre d’un défaut. Puis, il montra au gamin la façon de se mettre en selle, la place des rênes en mains.

Bernadieu, ayant complété les explications préliminaires, Jean Tapin, sur l’ordre qui fut donné, serra les jambes, et le cheval partit au pas.

— Allons, ça va bien ! fit le colonel au bout de quelques minutes, essayons un peu du trot… pour voir.

Concentrant toute sa volonté, il exécuta les prescriptions que le maréchal des logis lui lançait à tue-tête ; et, ma foi ! s’il ne fut pas brillant pour ce coup d’essai, du moins s’en tira-t-il à son honneur.

— Eh bien ? lui demanda Bernadieu lorsque la leçon fut terminée, aimeras-tu monter à cheval ?

— Oh ! oui !

— Bien vrai ?

— Certainement, mon colonel. Seulement il est trop gros ce cheval-là. J’ai les jambes trop courtes ; je ne peux pas bien le serrer.

— Sans doute ; mais cela te donnera de l’assiette.

— De l’assiette ?

— Oui. Cela signifie : de l’aplomb, de l’équilibre.

— Ah ! bien.

Mais il ne faudra pas t’étonner d’avoir demain du bœuf à la mode.

— Du bœuf ?  !…

— Oui ! on nomme ainsi la courbature produite par l’équitation chez les débutants. On a les jambes et les reins un peu cassés, mais il ne faut pas y faire attention et monter quand même.

— Je veux bien.

— Parfait ! Demain nous recommencerons.

Six semaines plus tard, Jean était devenu très suffisamment solide à cheval. Comme il avait de plus donné toute satisfaction à son chef par son assiduité au travail, Bernadieu lui promit une surprise.

Elle fut vraiment belle, cette surprise, allez mes enfants ! Et Jean pleura de joie le jour où il endossa un joli costume de hussard que, sur l’ordre du colonel, Catherine lui avait commandé en cachette.

Mais ce n’était rien encore, que le costume ! Jean eut un cheval, un vrai cheval, tout petit, pour ainsi dire fait pour lui.

C’était un poney anglais, provenant des écuries de Trianon, et qui, trop petit pour être réquisitionné comme cheval de guerre, avait été vendu à un maquignon. C’est là que l’avait déniché Bernadieu.


Jean Tapin l’accompagnait dans ses tournées.

À dater de ce jour, Jean accompagna son colonel dans ses tournées et devint légendaire dans tout Paris. Chacun connaissait ce petit hussard, si gentil, si bien en selle sur son poney pie à tous crins, qui escortait partout un des aides de camp de Carnot.

Du reste, s’il s’instruisait en travaillant au bureau le matin, Jean Tapin s’instruisait encore davantage dans ses promenades de l’après-midi.

Il comprenait ainsi, en les voyant exécuter, pourquoi il avait fait certaines écritures, pourquoi il recopiait certains ordres ; Bernadieu se faisait même un plaisir de donner à l’enfant toutes les explications que celui-ci provoquait par ses questions, souvent fort judicieuses.

C’est au cours de ces promenades que le petit hussard se rendit compte de la façon dont on fabrique les canons, dont on prépare la poudre, dont on monte les fusils.

À chaque pas qu’il faisait dans Paris, Jean voyait en action les éléments de la préparation à la guerre. Tout le monde s’y donnait en effet, selon ses forces et ses aptitudes.

Comme la place manquait, on avait installé, sur les berges mêmes de la Seine, des ateliers en plein air, où l’on fondait des canons, et d’autres où on les forait.

Jean apprit, en la voyant amalgamer, que la poudre est un composé de soufre, de charbon et de salpêtre.

Il vit l’organisation et la mise en marche des convois de subsistances, qui partaient pour ravitailler les armées.

Avant cette période de sa vie, Jean Tapin n’était qu’un enfant heureux de vivre, plein d’enthousiasme, avide de danger et de gloire ; maintenant, bien qu’il n’eut guère que treize ans, la réflexion lui venait ; et chaque jour lui apportait, avec une connaissance nouvelle, de la maturité et du jugement.

Or, une après-midi, Bernadieu ne l’avait pas emmené ; il y avait du travail très urgent à terminer et Jean avait dû rester au bureau.

Soudain il entendit un bruit de voix dans le vestibule. C’était une femme qui parlait au soldat de planton.

— Je t’en prie, citoyen, disait-elle, laisse-moi passer. Je veux parler au colonel Bernadieu.

— Puisque je te dis qu’il est absent, citoyenne ! répondait l’autre. Je suis forcé d’exécuter ma consigne : personne ne peut pénétrer dans les bureaux

— La femme insistait, mais le soldat restait inflexible, quand tout à coup la porte s’ouvrit et Jean parut.

— Ah ! maman Catherine ! s’exclama-t-il, je ne m’étais pas trompé ! c’était bien votre voix !…

Et, stupéfait de voir que le joli visage de sa mère adoptive était tout bouleversé, il poursuivit avec inquiétude :

— Mais qu’y a-t-il ? qu’est-il arrivé ?

— Ah ! mon enfant, s’écria la cantinière, un grand malheur !… Où est le colonel ? Maître Sansonneau qui est arrêté !

— Oh ! ça n’est pas possible !

— Hélas ! si ! Figure-toi…

La voix entrecoupée de sanglots, Catherine raconta :

Un homme était entré dans la boutique de la rue de la Huchette pour acheter des chandelles. Pour payer, il avait présenté un assignat. Sansonneau avait fait la grimace, et, malgré le décret du cours forcé, il avait voulu refuser le papier-monnaie.

C’était la marotte du gros marchand d’épices ! Dans son avarice, il ne pouvait arriver à comprendre que la France avait besoin de cette combinaison pour parer au manque de numéraire.

L’acheteur avait insisté ; mais Sansonneau s’était emporté, se répandant, selon son habitude, en récriminations.

— Très bien, citoyen ! lui avait répondu son interlocuteur en reprenant son assignat ; tu es un mauvais patriote ! Au revoir !

Sans plus d’explications, l’homme était sorti.

Maître Sansonneau, tout en grommelant, avait passé dans l’arrière-boutique, quand, un quart d’heure plus tard, le même homme était revenu. Mais il n’était plus seul : un commissaire des sections et six gardes nationaux en armes l’accompagnaient.

— Voilà ! s’était écrié l’acheteur en désignant Maître Sansonneau ; c’est lui, citoyens ; cet aristocrate refuse l’argent de la nation.

Ah ! ce n’avait pas été long ! Le pauvre marchand d’épices, empoigné malgré ses protestations, avait été entraîné dans la rue et emmené on ne sait où, au milieu des huées des passants.

Alors Catherine, terrifiée à la pensée du sort terrible réservé au malheureux, était accourue pour trouver Bernadieu.

Jean avait écoute ce récit avec une émotion extrême.

— Pauvre homme ! murmura-t-il. Il n’est pourtant pas méchant !… Et le colonel qui ne doit rentrer qu’à six heures ! Comment faire !

Le front barré d’un pli de réflexion, Jean cherchait une solution ; mais la solution lui semblait introuvable. Il sentait cependant qu’une minute perdue pouvait entraîner pour son ancien patron des conséquences terribles, car on allait parfois trop vite alors en matière d’accusation.


Le pauvre Sansonneau, empoigné malgré ses protestations.

Et le pauvre petit homme souffrait de son impuissance à le tirer de ce mauvais pas, quand soudain son regard s’éclaira.

Il avait trouvé !

— Attendez-moi là, maman Catherine, dit-il. Tout n’est peut-être pas perdu.

Vif comme un oiseau, Jean Tapin disparut.

Catherine le vit repasser en courant dans le vestibule ; il portait à la main des papiers.

Et, enfilant un corridor, il alla frapper au bureau de Carnot lui-même.

— Citoyen représentant, dit-il en prenant une attitude militaire, j’apporte des pièces urgentes à la signature.

— Parfait ! mon enfant, répondit Carnot qui connaissait bien le jeune secrétaire de Bernadieu.

Prenant les papiers, il les parcourut rapidement, les signa ; puis les rendant au petit hussard :

— Tiens ! Voilà ton affaire… Est-ce que le colonel est rentré !

— Non, citoyen représentant ; pas encore… et j’en ai bien du chagrin.

— Pourquoi donc ? fit Carnot étonné.

— Parce que, citoyen, il serait sûrement venu vous demander quelque chose.

— Quoi donc ?

— Votre appui pour un de nos amis qui vient d’être arrêté.

Carnot fronça le sourcil. Il y eut un silence ; puis, après réflexion :

— Qu’est-ce que c’est que ton ami ? dit-il.

Alors Jean prit son courage à deux mains et raconta très vite la triste aventure de Maître Sansonneau.

— C’est un brave homme, citoyen, dit-il en terminant. Je peux vous le jurer, il n’a pas cru mal faire.

Le représentant hocha la tête.

— N’importe ! murmura-t-il ; il faut des exemples… où irions-nous si tous les marchands en faisaient autant ? il faut des exemples !…

— Oh ! je vous en supplie, citoyen Carnot !

Jean, les yeux pleins de larmes, avait poussé ce cri du fond du cœur, et Carnot hésita.

Un sourire passa sur ses lèvres rasées :

— Il a de la chance, sais-tu, ton Sansonneau, d’avoir un défenseur comme toi !

— Oh ! citoyen, empêchez qu’on lui fasse du mal.

— Allons, c’est bien ! Je ne veux rien refuser à un « Mayençais » de ta trempe. Tu as déjà, malgré ton jeune âge, assez bien servi la République pour qu’on te lasse une concession.

Rapidement, Carnot écrivit sur un papier ces mots :

« Surseoir, jusqu’à plus ample information, à l’action engagée contre le nommé Sansonneau, arrêté pour cause d’incivisme. »

Il signa et donnant le bulletin à Jean Tapin :

— Fais porter cet ordre à la prison où ton Sansonneau a été écroué.

— Je ne sais pas laquelle.

— Eh bien ! Cherche… File ! je n’ai pas de temps à perdre en balivernes.

Jean ne se le fit pas dire deux fois, et cinq minutes plus tard, un cavalier partait à la recherche du gros fabricant de chandelles qu’on retrouva à la prison de l’Abbaye, à moitié mort de terreur.

Heureusement pour lui, Bernadieu s’en mêla aussi : grâce à la providentielle intervention du colonel, le pauvre Sansonneau fut relâché le surlendemain et réintégra son épicerie.

Inutile de dire que, dorénavant, il ne fit plus d’objections contre le papier-monnaie de la République ; il devint très réservé, n’osant plus ouvrir la bouche, de peur de se compromettre.

Le pauvre homme n’avait plus envie de recommencer la partie ; la dure leçon lui profita. Mais il faut lui rendre cette justice qu’il voua à son ancien commis une affection sincère et bien légitime ; à tel point que refrénant son avarice coutumière et n’ayant d’ailleurs pas d’enfants, il fit de suite un testament en faveur de Jean Cardignac. Cela assurait pour plus tard au petit soldat une belle aisance, car Sansonneau s’était enrichi à force de vendre des chandelles et des denrées coloniales.

...........................

Mais, pendant que Jean restait à Paris, la situation militaire des frontières se modifiait. Dunkerque, assiégé par les Anglais, était débloqué, grâce à l’action combinée des troupes de la défense et des armées de secours. Ces dernières, commandées par le général Houchard, remportaient la victoire de Hondschoote qui permit au général Souham, commandant la place de Dunkerque, de faire lever le siège.

Souham avait pour aide de camp un tout jeune officier nommé Hoche. Celui-ci, au cours du siège, avait fait preuve de qualités si brillantes qu’on le nomma commandant de l’armée de la Moselle.

D’autre part, le général Jourdan battait les Autrichiens à Wattignies et débloquait Maubeuge. Lyon était emporté d’assaut. Kléber, avec nos amis de la 9e demi-brigade, battait les Vendéens à Cholet.

L’espoir semblait donc revenir ; mais, d’un autre côté, nous perdions les lignes de Wissembourg.

On touchait à la fin de l’année 1793, et le Comité de salut public voulut, malgré l’hiver qui commençait, réparer cet échec.

Hoche reçut l’ordre de reprendre les positions abandonnées dont le point principal était la ville de Landau.

Les troupes, bien dirigées et remplies d’enthousiasme, reprirent l’offensive, et Landau fut enlevée à la baïonnette, au cri de : « Landau ou la mort ! »

C’était donc sur un succès que se terminait cette année 1793 qui peut passer à juste titre pour la plus terrible de notre histoire.

Jean Tapin, placé au mieux pour connaître tous les détails de ces batailles, s’en enfiévrait, regrettant chaque jour de ne pouvoir retourner au combat.

— Ils se battent, et moi je suis là inactif ! songeait-il non sans une pointe d’amertume.

Les jours semblaient mortellement longs au petit hussard, malgré ses chevauchées sur son poney qui portait le nom de « Mirliflor ». Mais force lui était de prendre son mal en patience.

Carnot tenait en effet à conserver près lui Bernadieu qui lui rendait de grands services, et que, en récompense, il venait de nommer maréchal de camp.

Ainsi s’écoulèrent pour notre petit ami les six premiers mois de l’année 1794.

Au commencement du mois de juin, Jean apprit la fin héroïque du vaisseau Le Vengeur, qui faisait partie de l’escadre de l’amiral Villaret-Joyeuse.

Cerné par les vaisseaux anglais, Le Vengeur, démâté, à demi coulé, criblé de boulets, avait refusé de se rendre, et son équipage tout entier avait mieux aimé s’engloutir que d’amener son pavillon.


Ils étaient en route pour la gloire.

Cet héroïsme avait transporté notre ami Jean ; l’idée de se faire marin l’avait enthousiasmé.

Il y songeait même sérieusement lorsque Bernadieu, entrant un matin au bureau, s’écria :

— Jean, mon garçon, il y a du nouveau !

— Quoi donc, mon colonel ?

— Nous partons.

— Pour où ? demanda Jean pâle d’émotion.

— Pour l’armée de Sambre-et-Meuse.

L’enfant sursauta.

— Oh ! s’écria-t-il, quel bonheur !

— Oui ; je suis désigné depuis ce matin pour commander une brigade et je t’emmène. Tu as juste vingt-quatre heures pour faire tes adieux à Catherine, à Lison et aux Sansonneau. Trotte !… Dépêche-toi et sois prêt pour demain matin.

— Nous partons à cheval ?

— Ah ! mais non ! tu laisses Mirliflor à Paris… Nous partons en poste.

Et, devant la mine déconfite de son protégé :

— Rassure-toi ! Je trouverai là-bas un cheval pour te monter.

C’est ainsi que le lendemain, à l’hôtel de la poste aux chevaux, rue du Bouloi, on put voir Catherine, Lison et maître Sansonneau lui-même pleurer en voyant leur petit ami et le général Bernadieu monter en « berlingot », sorte de cabriolet à quatre roues, attelé de deux chevaux, dont l’un était monté par un postillon à perruque.

Puis la voiture partit avec fracas sur le pavé raboteux et disparut au tournant de la rue.

Les deux voyageurs étaient encore une fois en route pour la gloire ! »