Histoire d’une famille de soldats 2/1

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Delagrave (p. 1-10).

FILLEULS DE NAPOLÉON


HISTOIRE
d’une Famille de Soldats





DEUXIÈME GÉNÉRATION (1807-1870)



CHAPITRE PREMIER

sur la terre d’afrique


— C’est égal ! mon cher de Nessy, vous direz ce que vous voudrez ! Je n’en démords pas !… La flotte devrait être ici… mouillée en rade d’Alger, côte à côte avec notre brick et la division navale chargée du blocus…

Raoul de Nessy, enseigne de vaisseau, commandant en second le brick de guerre l’Aventure, eut un léger sourire ; et, interrompant son interlocuteur, un sous-lieutenant de chasseurs à cheval, au visage plein et rose, mais dont la physionomie, un peu enfantine au repos, s’éclairait soudain d’un regard énergique :

— Mon cher Cardignac, dit-il, vous parlez-en cavalier que rien n’arrête ; en chasseur à cheval qui n’apprécie que cette formule : «  En avant !… pour charger… au galop !!… » Vous ne songez pas qu’une flotte ne se mène pas comme un escadron et qu’il est une puissance avec laquelle, nous autres marins, nous devons compter : le vent… ami ou ennemi selon son bon plaisir… Patience, mon cher, patience ! Vous aurez tout le temps de vous dédommager en jouant du sabre avec les Arabes et les Turcs…

Henri Cardignac eut une moue impatientée.

— N’importe ! fit-il, c’est singulier !… Comment ! le vice-amiral Duperré détache notre brick pour annoncer son arrivée ; nous avons quitté Toulon en même temps que lui ; voilà quarante-huit heures que nous sommes ici, et la flotte n’est pas encore en vue !… C’est à croire qu’il lui est arrivé malheur…

— Non ! repartit vivement l’officier de marine. Je ne crois pas à un malheur : la flotte est en marche ; mais notre avance n’a rien d’étonnant, car l’Aventure est un marcheur exceptionnel, et c’est évidemment cette raison qui l’a fait désigner par l’amiral comme éclaireur d’avant-garde.

— Que serait-ce donc, alors, s’écria en riant Henri Cardignac, si les idées de mon frère Jean prenaient corps !…

Et devant le regard interrogateur de M. de Nessy :

— Oui, poursuivit le jeune sous-lieutenant, non sans une pointe de raillerie, j’ai mon frère Jean, mon frère jumeau, qui est déjà, paraît-il, un savant très distingué ; il est artilleur et sort de Polytechnique ; il a sans cesse le nez dans les chiffres, et couche avec les plans des nouvelles inventions ; or il prétendait, l’autre jour, que, dans un avenir prochain, tous vos navires supprimeraient la voile et ne marcheraient plus qu’à la vapeur, comme ces machines qui commencent à se répandre dans l’industrie.

— Les machines de Watt : oui, votre frère a raison, dit gravement l’enseigne de vaisseau ; c’est l’avenir !

— Vraiment ! Vous aussi, mon cher marin ! fit Henri un peu démonté par l’assurance de cette réponse, vous y croyez ?

— J’y crois !

— Ah !… Pourtant l’Empereur Napoléon n’y a pas cru…

— Ne dites pas cela, Cardignac. Je suis persuadé qu’au fond, l’Empereur a reconnu que la découverte de Fulton était géniale ; mais il n’a pas eu le temps de la faire entrer dans la pratique : elle n’était d’ailleurs pas mûre alors, tandis qu’aujourd’hui…

— Un grain !… par le travers !… Bâbord derrière !…

Ces mots, lancés par un gabier du vigie, tombèrent du haut des hunes, coupant la phrase de l’enseigne de vaisseau.

Brusquement, celui-ci fit demi-tour et sonda du regard la direction désignée.

— C’est vrai ! murmura-t-il… un fort grain !

Puis, laissant Cardignac sur le gaillard d’arrière, M. de Nessy dégringola l’escalier à rampe de cuivre et se dirigea rapidement vers la passerelle.

C’était vrai ! un fort grain arrivait en effet sur la flotte de blocus.

Dans la brume envahissante, une buée montait des flots, estompant en silhouette confuse la ville d’Alger, dont on ne distinguait déjà plus que les fanaux.

À la droite du brick l’Aventure, les vaisseaux de haut bord de la division française commençaient à danser fortement sur les vagues, qui déjà moutonnaient, devenaient furieuses. Dans le ciel, envahi par la nuit, une épaisse nuée d’orage accourait à toute vitesse. Simple petit nuage noir lorsque la vigie l’avait aperçue, elle grossissait à vue d’œil, poussée par une rafale de vent d’ouest ; et avec elle, arrivait aussi une pluie cinglante.

— Tonnerre de Lorient ! grogna le maître-timonier qui venait de se poster près de la roue du gouvernail… — Est-ce que ça se gâterait ?… On dirait que ça chasse !

— Bah ! questionna Henri Cardignac ; … ce ne sera pas grave.

— Savoir !… mon officier ! Savoir !…

Effectivement, le grain devenait tempête. La mâture craqua ; les cordages sifflèrent sous l’effort du vent ; les vagues, soulevées, secouèrent rageusement l’Aventure, dont les chaînes d’ancre gémirent.

Malgré le danger d’une pareille manœuvre en pleine tempête, les matelots, sur l’ordre du commandant, le lieutenant de vaisseau d’Assigny, se précipitèrent, escaladant les haubans, gravissant les échelles. Cramponnés aux vergues, ils réussirent à carguer les voiles qui se trouvaient à demi déployées, dans la position d’attente.

Devant un semblable mépris du danger, le jeune sous-lieutenant de cavalerie ne put s’empêcher de pousser un « bravo ! » à l’adresse de ces audacieux.

Pourtant, tout brave qu’il fût lui-même, il sentait une intense émotion l’envahir. Ce cataclysme subit, ce déchaînement des éléments auquel il assistait pour la première fois, le surprit et lui fit passer sur le cœur, en une pointe d’angoisse, l’âpre saveur du péril.

— Il a raison, le timonier ! murmura-t-il ; ça va se gâter… Mais, baste !… au moins, j’aurai vu une vraie tempête.

N’ayant pas, comme un marin de profession, l’habitude des grosses mers, il avait dû, pour maintenir son équilibre, que compromettaient les rudes secousses des vagues ; s’accrocher au portemanteau du canot major. Insoucieux de la pluie qui lui fouettait les tempes, Henri Cardignac suivait, avec une curiosité anxieuse, les péripéties de cette lutte d’un petit brick contre les forces coalisées de la nature. Soudain, dans la brume épaisse qui environnait maintenant le navire, une trouée se produisit.

Henri aperçut, passant à quelques encablures de l’Aventure, et pourtant avec vitesse, bien que ses voiles fussent carguées, la masse d’un brick français. À la lueur, de ses fanaux, le jeune homme put lire le nom de ce navire : le Silène… et le vaisseau disparut dans le brouillard : la trombe l’entraînait vers l’Est.

— Dérapés ! dit le timonier… Ils sont flambés !…

Mais à peine avait-il achevé sa phrase qu’un bruit, analogue à celui d’une détonation suivie d’un grincement, se produisit à l’avant de l’Aventure, et le brick donna de suite de la bande à tribord.

— L’ancre de bâbord a lâché ! Tonnerre de Brest !… hurla le timonier.

C’était la vérité !… et Henri, que le choc avait jeté sur les genoux, s’aperçut en se relevant, que le bâtiment tournait sur lui-même ; puis une autre secousse moins rude se produisit, l’ancre de tribord venait de « déraper » elle aussi…

Et emporté à son tour dans la rafale, le brick se mit à filer, chevauchant les hautes vagues.

— Au cabestan !… lâchez l’ancre de miséricorde !

À ce commandement, jeté par de Nessy, les matelots se ruèrent à l’avant.

Henri les vit dérouler en courant la chaîne de la dernière ancre… mais la tentative resta vaine.

Peut-être, la vitesse extrême de marche empêcha-t-elle l’ancre de mordre ?


Trois matelots étaient écrasés par une caronade.

Peut-être, comme le brick avait dérivé vers le Nord-Est, ainsi que l’indiquait la boussole, la chaîne ne pouvait-elle atteindre le fond de la haute mer ?

Toujours est-il que pas un instant la marche ne parut entravée !

Il est difficile, n’est-il pas vrai, mes enfants, de se figurer une situation plus terrible que celle où se trouvaient ces officiers et ces marins.

Entraîné en pleine obscurité, tel un fétu de paille, le brick ne pouvait plus gouverner… Il n’y avait plus qu’à se « laisser porter », comme disent les navigateurs, et attendre l’accalmie.

Pourtant tout le monde faisait preuve du plus beau des courages : le courage calme devant l’imminence de la mort.

Tout effort étant inutile, les matelots, après avoir tranché les amarres des canots afin de les dégager vivement en cas de besoin, restaient silencieux près du bordage.

Les officiers, sur la passerelle, se taisaient aussi et cherchaient à percer du regard l’opacité des ténèbres.

Quant à Henri Cardignac, qui commandait à bord un peloton de vingt chasseurs à cheval embarqué à Toulon, il rejoignit, sur le faux-pont du gaillard d’avant, ses soldats et ses deux maréchaux des logis, dont l’un, nommé Goelder, vieil Alsacien à moustaches grises, avait, comme jeune conscrit aux lanciers, chargé à Waterloo.

En arrivant au milieu de ses chasseurs, Henri s’attendait à les trouver au moins inquiets, sinon effrayés ; aussi le jeune officier, soucieux de son devoir de chef, se tenait-il prêt à leur remonter le moral par ses conseils et surtout par son attitude.

Il n’en eut pas besoin, car c’étaient, pour la plupart, de vieux soldats éprouvés, et que le général de Bourmont avait fait trier sur le volet, dans les régiments de la « légère », pour cette expédition d’Algérie qu’on voulait décisive.

Dressés par les survivants de la grande école napoléonienne, ils en gardaient les vertus militaires.

Ces cavaliers valaient ceux de Lassalle, de Murât, d’Hautpoul, de Caulaincourt. La tempête sur mer ne les effrayait pas plus que le canon sur terre. Et quand le vieux Goelder commanda : Fixe ! à l’arrivée du sous-lieutenant, ce dernier trouva sa troupe très calme, déjà préparée en vue d’un échouement possible ; chaque homme en effet portait sur lui ses armes, son portemanteau et ses vivres.

— Rien de nouveau, Goelder ? demanda Cardignac.

— Si, ma lièténant ! Il y afre droix chéfaux… ils ont crevé débuis la dembède ! Et bar ce demps dé chien, les autres il afre l’air malate !

— Sans doute, mais qu’y faire ?… Pour le moment nous sommes impuissants… Attendons ! Peut-être que…

Henri ne put terminer sa phrase : un choc effroyable venait de se produire, si violent, si imprévu, que les chasseurs, les sous-officiers et Cardignac lui-même roulèrent pêle-mêle sûr le pont.

Quand, après le premier moment de stupeur, ils se redressèrent, heureusement sans accident ni fracture, le brick était immobile ; mais des vagues énormes embarquaient, le balayant de l’avant à l’arrière.

Le vaisseau avait touché à bâbord sur des récifs ! Et maintenant, incliné sur les roches, il offrait à la mer en furie une proie plus facile à détruire.

En effet, à chaque lame qui couvrait l’Aventure, des débris de vergue, de mâture, de filin, s’abattaient sur le pont.

Déjà trois matelots avaient été écrasés par une caronade que la mer avait balayée d’un bord à l’autre ; déjà quelques autres avaient été enlevés par les vagues et emportés dans la nuit sinistre.

Mais, au milieu de cette épouvantable catastrophe, les officiers restaient d’un calme imperturbable.

M. d’Assigny s’était lié au grand mât pour ne pas être emporté, et on put entendre sa voix dominer le fracas de la mer :

— Mes amis ! Du calme !… Le navire a touché, mais il semble grippé solidement… Attachez-vous au bordage supérieur et attendons l’accalmie !… Si les portemanteaux tiennent bon, nous nous servirons des canots quand la tempête fera trêve… De l’énergie… et surtout du calme !…

Et comme il finissait de lancer cet ordre, qui parvint nettement jusqu’à Cardignac, celui-ci vit arriver de Nessy.

L’enseigne trempé jusqu’aux os, avait dû se cramponner au bordage pour arriver jusqu’aux chasseurs.

— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes là, Cardignac ! Dieu soit béni ! J’avais peur de ne plus vous retrouver ! Restez-y avec vos hommes, c’est la meilleure place, ou plutôt la moins mauvaise, et attendons.


C’était en effet le seul parti à prendre, et je vous laisse à penser, mes enfants, si les deux heures qu’ils passèrent ainsi, sous la tempête, parurent interminables aux chasseurs de Cardignac.

De Nessy les avait quittés pour rejoindre le commandant d’Assigny ; et l’enseigne ne reparut que lorsqu’une légère accalmie se produisit.

La mer, violente encore, était pourtant moins démontée ; la pluie avait à peu près cessé ; mais l’obscurité durait toujours, car les fanaux avaient été éteints par le vent.

Aussi fut-ce avec une véritable joie que les cavaliers virent apparaître, aux côtés de l’enseigne, un matelot portant un falot.

— Vite ! ordonna de Nessy, nous embarquons dans les canots ! le maître-calfat vient de visiter l’intérieur et il déclare que le brick glisse sur les roches. Avant une heure, il sera presque entièrement submergé.

Les chasseurs ne se firent pas répéter l’invitation.

Rapidement, mais en ordre parfait, ils embarquèrent dans deux canots qu’on mit à l’eau, du côté opposé aux récifs.

Ce transbordement ne se fit pas sans danger, car les vagues étaient toujours fortes.

Pourtant on réussit à éviter tout accident, et bientôt, sur la mer agitée par les dernières convulsions de la tempête, les canots prirent la file.

Dans le premier, monté par les chasseurs, se trouvaient de Nessy et Cardignac. Dans le dernier, M. d’Assigny, qui pleurait d’avoir à quitter son navire, emportait avec lui la caisse et les papiers du bord.

— Où allons-nous ? demanda Henri. L’enseigne eut un geste vague :

— À l’aventure !… dit-il.

— La terre est-elle proche ?

— Sans doute… les récifs en sont une preuve. Quant à déterminer le point exact où nous sommes… impossible.

Mais à cet instant, le rideau des nuages sombres se déchira sous une poussée du vent ; un coin de ciel bleu, semé d’étoiles, apparut.

— Chouette ! dit un chasseur, v’là les quinquets du papa bon Dieu qui se rallument !

— Ça être bas tommache ! conclut Goelder.

En effet, la trouée s’accentuait dans la nue ; les bords de l’échancrure s’argentaient… et bientôt la lune émergea.

Un cri de joie partit de toutes les poitrines.

— Enfin !… On y voit clair !.. ! s’écria Henri Cardignac.

Mais soudain, tous les passagers du premier canot se retournèrent.

— Terre ! La terre à tribord derrière !

Ce signal arrivait du canot de M. d’Assigny ; presque aussitôt la voix du commandant retentit, vibrante :

— La barre à tribord ! commanda-t-il… Toute !… Vers la terre !

Les canots évoluèrent ; ils formaient maintenant une ligne de front, et se dirigeaient à force de rames vers une plage sablonneuse, semée de roches, que la clarté lunaire permettait d’apercevoir à un mille environ.

Quelques instants plus tard, les galets de la côte algérienne criaient sous la morsure des étraves, et le débarquement s’opérait.

Tout l’équipage de l’Aventure, (sauf huit hommes, tués ou disparus pendant la tempête), les vingt chasseurs à cheval et leur chef, Henri Cardignac, étaient sauvés !