Histoire d’une famille de soldats 2/3

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Delagrave (p. 27-44).


CHAPITRE III

dans les cachots de la kasbah !


Les captifs demeurèrent donc immobilisés par leurs liens, et, les lèvres closes par le bâillon, ils durent assister, muets d’horreur, à la scène atroce qui suivit.

Les morts, leurs morts français étaient restés sur place ; plusieurs Arabes, au visage féroce, vinrent, avec une impassibilité cruelle, leur couper la tête. Henri ferma les yeux et se sentit défaillir. Maintenant que l’exaltation du combat était tombée, tout ce que sa mère, la douce Lison, lui avait mis de tendresse et de sensibilité au cœur, fût bouleversé par cet affreux spectacle.

Puis ces têtes furent rassemblées, et un nègre, simplement vêtu d’une large culotte bouffante, les prit et les plaça dans des sacs de cuir, que des femmes arabes, au visage enveloppé d’un kaïck blanc, avaient apportés.

Ces dernières, curieuses, vinrent examiner les captifs, et l’une d’elles, sauvage aussi bien que ses compagnes, prenant une longue épingle d’argent qui retenait sa gandourah, la piqua dans la cuisse de Goelder qui, malgré son bâillon, poussa, sous la douleur, un hurlement féroce.

Les rires éclatèrent, mêlés de cris bizarres, qui formèrent un instant un vacarme assourdissant autour des prisonniers.

Soudain, elles se turent et s’enfuirent. Un Arabe à barbe grisonnante, au visage intelligent, grand, bien musclé, vêtu de drap bleu soutaché d’argent, venait d’intervenir. Son bras vigoureux maniait un fouet à quatre lanières, en cuir tressé.

Son geste avait suffi : le troupeau se dispersa.

À cet instant, une rumeur parcourut les groupes kabyles, et Henri ayant réussi à se retourner, aperçut une colonne qui débouchait des coteaux boisés.


L’une d’elle lui enfonça une longue épingle dans la cuisse.
Escorté d’Arabes aux burnous multicolores, précédé de six cavaliers de belle allure, un convoi de prisonniers approchait. C’étaient des matelots et soldats de marine ; ils étaient liés entre eux par des cordes d’alfa, et bientôt, sur l’ordre du cavalier qui semblait le chef, ils firent halte, à quelques pas des naufragés de l’Aventure.

Ceux-là aussi étaient des naufragés ; ils appartenaient au Silène ; tous ceux qui n’avaient pu rejoindre le brick avaient été pris. Henri en compta soixante-douze.

Après un conciliabule entre les cavaliers et l’Arabe dont le seul geste avait dispersé les femmes, ce dernier s’approcha du commandant d’Assigny, le fit délier, ainsi que de Nessy, Henri Cardignac et Goelder, puis, en bon français :

— Si vous tenez à votre vie, dit-il, n’essayez pas de fuir.

Les trois officiers échangèrent un regard stupéfait.

Qu’était donc cet indigène et comment avait-il pu s’assimiler la langue française au point de prononcer purement, sans accent, et sans incorrection, cette phrase d’avertissement.

Un sourire plissa ses lèvres.

— Cela vous étonne, dit-il, que je parle français… J’ai servi chez vous… aux mameluks de l’Empereur Napoléon !

Il énonça ce titre, « l’Empereur », avec un accent de respect indéfinissable et porta sa main droite à son cœur, comme s’il n’eût jamais prononcé ce grand nom sans l’accompagner du salut musulman.

— Ah !… je comprends ! murmura Cardignac.

— Oui, dit presque tout bas le vieil Arabe ; j’y serais encore s’il n’avait pas été pris par les Anglais… mais… silence !…

— Quelle rencontre extraordinaire ! pensa Cardignac. Enfin celui-là, du moins, n’a pas l’air de nous détester.

Mais Lakdar-ben-Ali — ainsi se nommait l’ancien mameluk — venait de les quitter pour aller chercher, dans les rangs des prisonniers du Silène, un officier, le lieutenant de vaisseau Bruat, et deux quartiers-maîtres. L’un de ces derniers, nommé Muttin, un tout jeune homme presque imberbe, était blessé au front.

Lakdar les ramena, et les prisonniers des deux équipages échangèrent de douloureux regards.

Puis, pendant que les quatre officiers, Goelder et les deux quartiers-maîtres étaient confiés à la garde d’une vingtaine de Kabyles, les autres captifs défilèrent tristement devant eux, sous la conduite des cavaliers et de leurs hommes. Derrière suivaient des mulets, chargés des sinistres sacs de cuir.

Ils contournèrent la plage et disparurent derrière les roches qui terminaient la pointe Est.

— En route ! ordonna Lakdar-ben-Ali.

On se mit en route.

Après une rude étape de deux heures, accomplie à travers des sentiers rocailleux, au milieu de terrains incultes semés de touffes d’alfa, on aperçut, au flanc d’un escarpement qui dominait les pentes descendant vers la mer, un petit village kabyle.

— C’est là ! dit simplement Lakdar.

En effet, toute une population accourait, poussant des cris hostiles. Des enfants nus, aux grands yeux de velours, piaillaient en agitant leur touffe de cheveux, le mahomet, qu’ils portent sur le haut de leur crâne rasé, et ils crachaient par terre en lançant des cailloux aux prisonniers.

Kelb béni Kelb ! (chien, fils de chien), criaient les femmes.

Mais Lakdar mit tout ce monde à la raison, conduisit ses captifs dans une petite maison en pierres sèches, très basse sous sa kouba (coupole), blanchie à la chaux ; puis, quand ils eurent pénétré dans l’unique pièce, éclairée seulement d’une petite fenêtre grillée :

— Prenez patience ! dit-il ; il ne vous sera fait aucun mal si vous ne cherchez pas à vous évader. Je vous quitte : je vais chercher des instructions à Alger. Je serai promptement de retour.

— Que va-t-on faire de nous ? lui demanda le commandant d’Assigny.

— Dieu le sait ! répondit l’Arabe avec un geste attristé.

Puis, sans rien ajouter, il sortit brusquement, donna des ordres aux Kabyles armés qui l’avaient escorté jusqu’au village, et se dirigea vers un groupe de tentes situées à quelques centaines de mètres, sur le plateau. Là, il retrouva le groupe de cavaliers qu’il commandait, fit seller les chevaux et, escorté de sa troupe d’Arabes, il partit au galop.


Restés seuls, les prisonniers éprouvèrent dans leur détresse comme une détente.

Enfin ils pouvaient causer !

Du reste, la sentinelle indigène qui, de temps à autre, venait les considérer à travers le grillage de la fenêtre, ne leur adressa aucune injonction.

Évidemment, on leur laissait le droit de s’entretenir entre eux. Ils ne s’en firent pas faute, et, par de longues causeries, cherchèrent à tromper l’attente de la mort.

Car, pour eux, cette sinistre éventualité n’était plus qu’une question d’heures. D’Assigny avait d’ailleurs commencé par prévenir ses compagnons, en leur déclarant que ce qu’il connaissait des mœurs arabes lui interdisait, pour sa part, toute espérance de salut, à moins d’un miracle.

— Bah ! commandant, avait répondu Henri, moi, je ne désespère pas !… Les miracles ?… mais il en pleut !… La vie entière de mon père n’est en quelque sorte qu’une longue suite de miracles !… En tous cas, pour ma part, je ne me laisserai pas décapiter sans crier gare : je saute sur le bourreau et je l’étrangle. Au moins, je tomberai en combattant.

— Le lieutenant il afre raison ! ponctua Goelder.

— Je ne puis vous donner tort, mon cher Cardignac, reprit le commandant. Enfin, attendons !… qui vivra verra ! et à la grâce de Dieu !

Trois jours s’écoulèrent ainsi dans une mortelle attente. Lakdar n’avait pas reparu.

Deux fois par jour, un noir apportait aux captifs leur nourriture, composée de couscous, et de galettes desséchées de maïs ; il renouvelait l’eau dans une jarre de terre et disparaissait sans dire un seul mot.

Le soir du deuxième jour, le quartier-maître Muttin avait été saisi d’une fièvre intense, résultat de sa blessure. Le malheureux, étendu sur le sol, grelottait.

Quant à Goelder, l’aiguille qui lui avait traversé la cuisse avait produit une plaie pénétrante qui s’était enflammée, et le vieux sous-officier en souffrait cruellement ; à peine pouvait-il marcher.

On fit l’impossible pour les soigner, pour calmer leur souffrance ; mais les médicaments manquaient. Aussi de Nessy — qui s’était improvisé médecin — ne pouvait-il atténuer que bien faiblement le mal qui semblait empirer d’heure en heure.

Enfin, le troisième jour, un bruit d’armes et de chevaux retentit au dehors, et la porte de la prison s’ouvrit.

Un Turc, à l’uniforme couvert de passementeries, parut et adressa aux reclus un ordre qu’ils ne comprirent que par son geste.

On partait !

Une escorte de cavaliers attendait : cependant Lakdar n’était toujours pas là.

En silence, entourés d’Arabes, sabre nu, les prisonniers se mirent en marche ; mais, au bout d’un kilomètre, Goelder fléchit. Quant à Muttin, il ne pouvait plus se traîner, malgré l’aide de Cardignac et de l’enseigne qui le soutenaient sous les bras. Le soleil cuisant augmentait la fièvre et la souffrance des deux blessés.


Ils devaient faire ainsi le trajet.
Henri essaya de parlementer, d’attendrir le chef de l’escorte ; mais, d’un air hautain, celui-ci lança un ordre bref accompagné d’un geste de menace.

Cardignac serra les poings, ses yeux flamboyèrent, son regard s’arrêta menaçant sur celui du cavalier.

— Du calme ! ordonna M. d’Assigny, du calme !

Henri se contint : ses ongles entrèrent dans sa chair et la marche reprit. Cent pas plus loin, Muttin tomba.

Goelder qui n’en pouvait plus, s’affaissa à son tour, en lâchant un juron.

— Au tiable ! cria-t-il, ch’aime mieux un coup t’yatacan !

Déjà le kabyle levait son arme ; mais Henri s’était jeté devant son sous-officier. Et le cimeterre ne tomba pas.

Il y eut un silence… puis, dompté sans doute par l’attitude énergique du jeune homme, le cavalier remit son sabre au fourreau, et donna un ordre à deux Arabes de sa suite.

Ceux-ci, sautant à terre, saisirent Muttin et Goelder, les remirent debout, leur attachèrent les deux poings au pommeau de leur selle et remontèrent à cheval.

Éperonnant alors leur monture, ils poussèrent de force, avec leur genou, les deux blessés qui, flageolant, durent quand même accomplir de la sorte le long trajet de six lieues qui devait les amener à Alger ! Le soleil commençait à décliner lorsqu’ils arrivèrent en vue de la célèbre capitale des Deys.

Henri avait déjà pu l’apercevoir de la mer ; il la voyait maintenant du côté opposé, du haut des coteaux qui la dominent. Il n’eut du reste que le temps d’y jeter un coup d’oeil, car un bois d’oliviers lui en intercepta la vue. La troupe se dirigeait en effet vers un groupe de bâtiments carrés, aux vastes terrasses d’un blanc cru, n’offrant pour toutes ouvertures que d’étroites fenêtres et de profonds créneaux. Au-dessus d’une tour massive flottait l’étendard rouge des Deys d’Alger : c’était la Kasbah, palais de Hussein ; l’autre groupe de bâtiments, entouré de hautes murailles et assis sur un mamelon entouré de verdure, était la forteresse qu’on nommait le « Château de l’Empereur ».

Des groupes de janissaires, d’Arabes richement vêtus, de Maures, de Kabyles armés, arrivaient à la rencontre des prisonniers, et ce fut sous le feu de ces milliers de regards hostiles qu’ils firent leur entrée dans la Kasbah. Un spectacle à la fois horrible et grandiose les y attendait ! Au-dessus du large patio[1], entouré, selon la mode arabe, d’une colonnade formant galerie et dallée de marbre, le ciel d’un bleu intense semblait un grand velum de soie.

La réverbération du soleil sur le blanc des murs répandait partout une chaleur suffocante, et une odeur acre se dégageait, faite du parfum pénétrant du musc et de la fade saveur du sang. En effet, sur deux trépieds d’argent ouvragé, brûlaient des essences dont la lourde fumée montait lentement en volutes bleutées ; mais entre ces deux braseros s’était une pyramide de têtes coupées, les têtes de leurs compagnons.

Derrière ce charnier, entouré de ses dignitaires chamarrés d’or et de pierreries, monté sur un admirable cheval barbe à longue crinière blanche, qu’une splendide selle de velours vert brodée d’or faisait paraître plus admirable encore, le Dey d’Alger, Hussein, se tenait immobile.

Il avait le type osmanlis, les yeux très noirs et enfoncés sous l’orbite, le nez fort, la barbe brune et fournie, le teint mat et les pommettes saillantes.

À son côté, debout contre l’étrier du maître, un esclave noir, d’une taille colossale, revêtu d’une longue gandourah de soie bleue, armé d’un cimeterre à fourreau d’argent que retenaient à la ceinture deux chaînettes de cuivre, tenait, élevé au-dessus de la tête de Hussein, un large parasol qui, coupant les rayons solaires, étendait un plan d’ombre bleue sur son burnous de soie neigeuse.

On ne voyait, au milieu de ce flot d’étoffes blanches, que le visage du Dey, ses mains fines et ses bottes de maroquin rouge historié de dessins filigranes.

En apercevant le monstrueux amas de têtes coupées, les captifs avaient instinctivement poussé un cri d’horreur.

Leur exclamation épouvantée monta, vibrante, rompant le silence de mort qui planait, et, sur le visage de Hussein, un sourire cruel passa.

Mais le commandant dit d’une voix que son énergie rendait calme :

— Allons, mes amis, du sang-froid !

Et silencieux, refoulant leur émotion, tous s’avancèrent jusqu’auprès du sinistre tumulus.

Alors un homme sortit du groupe des janissaires. C’était Lakdar.

Il s’inclina profondément devant Hussein.

— Seigneur ! dit-il en arabe, que ton nom soit béni ! Voilà les chefs que j’ai pris et que tu m’as chargé d’amener à tes pieds. Dispose, d’eux. Allah est grand !

Il y eut un silence pendant lequel Hussein parcourut lentement le groupe des prisonniers ; puis il parla.

Sa voix rauque avait des frémissements de colère ; à plusieurs reprises, son bras, s’agitant nerveusement dans un geste de menace, indiqua les têtes grimaçantes aux pieds de son cheval.

Quand il eut terminé, Lakdar, sur son ordre, traduisit ses paroles :

— Le maître a dit :


Monté sur un admirable cheval barbe, le Dey d’Alger. Hussein, se tenait immobile.

« Allah est grand ! et Mahomet est le serviteur d’Allah ! Que les Infidèles soient maudits ! Hussein, Dey d’Alger, est l’envoyé du Padischah, le représentant du Commandeur des Croyants. Son bras est armé par Allah ; que les Roumis tremblent devant sa colère ! Les Francs, poussés par le génie du mal, ont osé affronter sa puissance ! Un souffle de folie a passé sur l’esprit de leur Roi ! Il prétend envahir les terres du Sultan, ombre de Dieu sur la terre : malheur à eux ! malheur à lui ! Hussein les brisera comme l’orage courbe les épis de blé ! Le yatagan de ses guerriers fauchera leurs têtes comme le cimeterre du chaouch[2] a déjà tranché celles des maudits que la mer a livrés !

« Malheur à eux !… Trois fois malheur aux Infidèles ! La mer se rougira de leur sang ! »

Quant à vous, notre Seigneur Hussein vous garde comme otages ; dès ce soir, il fera prévenir le commandant français que si un de ses soldats met le pied sur la terre sacrée, vos têtes tomberont ! Allah est grand !

Henri, que la colère empoignait, fit un geste. Il allait parler, mais un serrement de main de Nessy lui cloua les lèvres ; en même temps, l’enseigne lui lançait à voix basse, mais énergiquement, un : « Silence !… Tais-toi ! » qui rendit le sang-froid au jeune officier.

— C’est bien ! dit alors le commandant d’Assigny à Lakdar. Dis au chef que nous avons compris.

Hussein alors étendit le bras.

Lakdar, auquel venait de s’adjoindre un Turc au visage chafouin, au regard faux et cruel, entraîna les captifs vers une porte basse ouvrant dans un angle du patio.

Ils descendirent quelques degrés, s’engagèrent dans un souterrain creusé en plein roc, remontèrent une trentaine de marches et débouchèrent dans la cour, intérieure du « Château de l’Empereur » qui allait être leur prison.

Après avoir défilé devant les regards curieux et railleurs des soldats turcs, ils gravirent à nouveau un escalier dallé ; enfin, au dernier étage de la citadelle, Lakdar les installa dans une sorte de cellule garnie de nattes, dont la fenêtre s’ouvrait sur la cour intérieure.

Cette ascension ne s’était pas opérée sans difficultés ; il avait fallu porter à bras Goelder qu’on déposa sur des nattes.

Alors Lakdar intervint :

— Je suis chargé de vous : je veillerai à ce que vous ne soyez pas malheureux, mais pas de résistance ! Du reste, Mokran-ben-Abdallah, qui est chaouch du Dey Hussein, a l’ordre de vous tuer à la moindre rébellion.

Et, à mi-voix, il ajouta :

— Il est féroce ; attention à vous !… Et puis il n’a pas les mêmes raisons que moi de vous protéger.

— Merci, Lakdar, fit Henri sur le même ton. Je vois que tu n’as pas oublié tes anciens frères d’armes.

— Dieu est juste ! murmura l’Arabe. Tu dis vrai… je me souviens.

Puis, comme s’il eût été gêné par ces sentiments contradictoires qui lui remuaient l’âme, il fronça les sourcils, fit demi-tour et sortit.

— Allons ! dit de Nessy ; au moins nous avons un allié dans l’un de nos gardiens !

— Je commence à croire que tout n’est pas perdu, ajouta le commandant d’Assigny, puisque nous sommes encore en vie.

Les prisonniers commencèrent leur installation, et, pour être juste, il faut dire que, s’ils n’eussent été en proie à l’anxiété continue provenant de l’absence de nouvelles, ils eussent trouvé, grâce à Lakdar, leur captivité supportable.

Celui-ci veillait à ce que leur nourriture fût suffisante ; il leur fournit même du tabac, du café, et — chose plus précieuse — quelques médicaments primitifs qui permirent d’amener une amélioration notable dans l’état des deux blessés.

De plus, il s’était partagé les heures de garde avec le chaouch, et, dès le troisième jour, après quelques hésitations, il se décida à entrer en conversation suivie avec ses prisonniers.

Il venait de redire qu’il avait servi le Sultan El-Kébir, lorsque Cardignac lui demanda :

— Alors, tu l’aimais bien, l’Empereur Napoléon ?

— Si je l’aimais ! presque autant que j’aime le Prophète ; autant que tous ses soldats l’aimaient ;… autant que tu sembles l’aimer toi-même…

— Oh ! pour ça, ce n’est pas possible ! répondit Henri en se redressant.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi !… Parce que je suis son filleul !

Un regard d’étonnement mêlé à de l’admiration éclaira le visage de l’Arabe.

— Oui, poursuivit Henri, mon frère jumeau et moi, nous sommes les filleuls de Napoléon, et cela, grâce à l’amitié qu’il avait pour mon père, qui l’a suivi partout dans ses batailles, depuis Valmy jusqu’en Égypte, jusqu’à…

— En Égypte ! interrompit Lakdar. Ah ! oui !… j’avais seize ans… Il s’appelait alors Bonaparte… Et c’est dans cette campagne que vous avez pris Alexandrie, où résidait mon père, le cheik El-Messiri…

— El-Messiri ! s’écria Cardignac.

— Tu le connais donc ? interrogea Lakdar.

— Certes, je connais son nom. Bien souvent mon père en parlait devant nous, car lui l’a connu et même lui a rendu un de ces services que le Cheik n’a pas dû oublier, s’il vit encore.

— Que dis-tu ?… Ton père !… que fait-il ?

— Il est ancien colonel au 1er grenadiers de la Garde impériale ; mais lors de la campagne d’Égypte, il était sergent.

— Sergent ! et il a connu le Cheik El-Messiri !…

— Parbleu ! Il a empêché qu’on ne le fusillât ![3]

Lakdar se redressa ; malgré le flegme habituel à sa race, une émotion intense se lisait sur ses traits.

— Ton père ! balbutia-t-il… Un sergent !… Dis-moi son nom ?

— Tiens ! fit Cardignac en souriant, en voilà une demande ! Il s’appelle comme moi… Cardignac.

— Il n’avait pas d’autre nom ? insista Lakdar avec une anxiété visible.

— Mais non !… c’est-à-dire, si. Il avait un surnom qui lui venait de ce qu’il avait été tambour à la 9e demi-brigade… On l’appelait Jean Tapin.

L’Arabe se redressa d’un bond. Il étendit les bras, et, se précipitant vers Henri, lui étreignit les deux mains et baisa son épaule droite :

— Allah ! Allah !… s’écria-t-il, ton père a sauvé le mien !… Tu es mon frère !

Jugez, mes enfants, de la stupeur qui s’empara des assistants devant cette scène étrange. Quand la première émotion fut calmée, Lakdar raconta :

Il n’avait jamais pu retrouver Jean Tapin, le sauveur de son père, sans doute parce qu’il ne le connaissait que sous ce surnom que le grade d’officier fit naturellement abandonner pour le nom de Cardignac ; mais le Cheik El-Messiri avait recommandé à son fils de n’oublier jamais le service rendu. Lakdar avait juré. C’est ainsi qu’il s’était pris d’une véritable affection pour les Français et surtout pour leur chef, ce jeune général Bonaparte, si rayonnant de gloire, que les Musulmans eux-mêmes ainsi que les Fellahs d’Égypte le disaient envoyé par Dieu.

Avec l’affection, l’enthousiasme était venu ; et, lorsque le corps des mameluks avait été formé, Lakdar avait demandé et obtenu d’en faire partie.

Depuis, il avait parcouru l’Europe derrière son héros devenu Empereur ; mais jamais il ne s’était trouvé en contact avec l’ancien sergent du corps des Dromadaires, qu’il ne connaissait pas, du reste.

— Pourtant, interrompit Henri, tu as dû suivre mon père de près, puisqu’il a toujours été dans la Garde ou à l’État-major de l’Empereur.

— C’est ainsi cependant, repartit Lakdar.

Puis, avec le fatalisme inné de sa race :

— Mektoub ! conclut-il… Il était écrit que je ne le retrouverais pas, mais il était écrit aussi que je connaîtrais son fils ; Allah est juste !

— Enfin, reprit Henri avec sa jovialité toujours un peu ironique, tu nous as lâchés après Waterloo ; tu as eu tort !

— Je n’aimais qu’un maître après Allah ! c’était ton Empereur. Lui parti, je suis revenu vers Allah !

— Le raisonnement ne manque pas de logique, dit le commandant d’Assigny ; mais c’est égal ! Tu dois convenir toi-même qu’entre les procédés français et ceux du Dey Hussein, il y a une différence sensible : nous autres, nous sommes humains, nous sauvons les prisonniers du massacre, et chez vous on décapite des malheureux sans défense.

— Oui ! c’est vrai…

Il y eut un silence après lequel Lakdar continua :

— Sois sans crainte, commandant… Maintenant que je sais… vous êtes sacrés pour moi. Qu’Allah me pardonne, mais je vous protégerai, même au prix de ma tête.

Il s’interrompit, prêtant l’oreille :

— Silence ! reprit-il ; j’entends Mokran qui vient prendre sa garde.

Il serra encore une fois la main du jeune sous-lieutenant, et sortit.

À dater de ce jour, le sort des prisonniers s’adoucit singulièrement.

Lakdar, qui jusqu’alors n’avait traite Mokran qu’en subordonné, se fit avec lui plus familier, flattant même une des pires manies du chaouch qui, comme beaucoup de Turcs, se livrait avec passion au haschisch, narcotique redoutable qui remplace pour eux l’opium des Chinois et qu’ils absorbent avec délices.

Chaque jour Lakdar en apportait au chaouch une provision ; l’hébétude de Mokran s’accentua, et peu à peu il se laissa suppléer par son chef pendant des journées entières. Aussi Lakdar pouvait-il tenir plus facilement ses prisonniers, devenus ses amis, au courant des événements extérieurs.

Ils s’étonnaient de ne pas apprendre par lui que la flotte de débarquement était en vue.

Faits prisonniers le 16 mai, ils étaient captifs depuis trois semaines et l’amiral Duperré n’était pas encore arrivé.

C’est que l’amiral avait eu, lui aussi, à lutter contre les vents contraires. Songez, mes enfants, que sa flotte était immense.

Depuis l’expédition d’Égypte, la France n’avait pas mis à la mer une force navale comparable à celle-là.

Elle se composait de trois cent quarante-sept bâtiments de guerre et de cent cinquante petites felouques, lougres ou tartanes, destinés au débarquement des troupes.

Ces troupes elles-mêmes ne comprenaient pas moins de trente mille hommes d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, du génie, des services administratifs et du service de santé.

Lorsque le colonel Cardignac, accompagnant Henri à Toulon, avait vu ces préparatifs grandioses :

— Oui, avait-il dit ; ce n’est pas trop mal ! Ils se sont modelés sur l’expédition de 1798, mais il leur manque ce que nous avions, nous autres… le général Bonaparte !

Sa vieille rancune contre les Bourbons le rendait injuste, car si jamais une expédition d’outre-mer fut bien préparée, ce fut celle-là. Tout avait été prévu, organisé jusque dans les plus intimes détails, et la part du hasard, toujours fatale à la guerre, avait été limitée dans la mesure du possible.

Le colonel n’avait pas manqué non plus de faire une amère réflexion contre le choix du général en chef, Ministre de la guerre, le comte de Bourmont, dont la défection avait jadis, à la veille de Waterloo, entraîné la chute de Napoléon.

— Ce commandement que lui donne Charles X, avait-il dit, c’est le moyen de racheter sa faute.

Et maintes fois on l’entendit répéter : il cherche sa réhabilitation : il ne la trouvera jamais.

Parmi les trois généraux de division, il critiqua de même le choix de deux d’entre eux, le général de Loverdo et le général duc des Cars qui n’avaient pas appartenu à l’ancienne armée.

— Heureusement, conclut-il, il y a avec eux Berthezène… Celui-là, je le connais ! c’est un ancien !

Malgré tout, cet appareil de guerre avait remué dans cette âme de soldat tant de souvenirs de jeunesse, que l’ancien colonel de la Garde avait tenu à rester à Toulon jusqu’au départ définitif de la flotte ; l’aspect imposant de ces trois cent quarante-sept vaisseaux prenant la mer, avait même fini par l’enthousiasmer sincèrement. Quand les dernières voiles avaient disparu à l’horizon, il avait repris la diligence et était rentré à Paris, en passant par Marseille et Lyon.

Quant à la flotte, elle avait été, ainsi que je vous l’ai dit, obligée de relâcher à Las Palmas, d’abord par suite de vents contraires, ensuite pour permettre aux navires moins bons voiliers de rallier le vaisseau amiral.

De sorte que, le 11 juin, elle n’avait pas encore rejoint l’escadre de blocus.

Enfin le 13, au petit jour, elle apparut.

Lakdar l’annonça aux captifs.

L’Arabe était sombre en leur faisant part de cette nouvelle : il songeait évidemment que l’attaque était proche et que la vie des prisonniers allait être en danger.

Cardignac, comprenant ses inquiétudes, lui frappa sur l’épaule :

— Ami, dit-il, tu as peur pour nous.

Évasivement l’ancien mameluk répondit :

— Dieu seul est grand !… Il est le maître de l’heure !

Tu as raison ! fit de Nessy ; puis à ses compagnons :

— Messieurs, préparons-nous ! Le moment approche.

— Espérons quand même ! s’écria Henri : Je crois aux miracles !… Et puis Lakdar est là !

— Dieu seul est grand ! murmura encore l’Arabe.

Et il s’éloigna pensif.

Ah ! ce premier coup de canon, comme ils l’attendirent, anxieux, frémissants !

Pas un d’entre eux ne put fermer l’œil de la nuit.

Le jour se Leva et les trouva tous éveillés.

— Ce sera sans doute pour aujourd’hui, dit Henri. Soudain, comme une réponse, un coup de canon retentit, puis un autre, puis vingt autres, soulignés du crépitement lointain de la fusillade, pareil au bruissement d’une innombrable armée d’insectes.

L’armée française, couverte par les canons de la flotte, débarquait sur la presqu’île de Sidi-Ferruch, et se disposait à livrer la bataille de Staoueli.

  1. Cour intérieure dans les habitations mauresques.
  2. Bourreau arabe.
  3. Voir Jean Tapin.