Histoire d’une famille de soldats 2/17

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Delagrave (p. 389-418).


CHAPITRE XVII

l’année terrible


Le 11 août 1870, le colonel Cardignac, Valentine et Georges étaient réunis autour de la table de famille, dans la Villa des Tilleuls au Havre. Le colonel lisait un journal en tortillant fiévreusement sa moustache, et sa femme, tout en travaillant à un écran brodé commencé depuis longtemps, l’examinait à la dérobée, une lueur d’angoisse dans ses beaux yeux.

Georges, lui aussi, avait sous les yeux un certain nombre de feuillets couverts d’une large écriture ; mais rêveur, il ne lisait plus, et, le regard perdu dans l’ombre de la pièce, il avait une physionomie sérieuse qui contrastait avec son apparence de blondin rose épanoui.

Il venait d’atteindre seize ans, et, au mois d’avril précédent, avait « décroché » à la Faculté de Paris le fameux diplôme de bachelier es lettres qu’on passait alors en une seule fois ; c’était un beau succès dont il avait été chaudement félicité, d’autant plus chaudement qu’à vrai dire, ses parents et ses professeurs n’avaient pas espéré qu’il pût ainsi réussir du premier coup.

Cette première épreuve franchie, il allait tenter, l’année suivante, après une année de mathématiques élémentaires, le baccalauréat es sciences, et atteindrait ainsi, dans de bonnes conditions, l’âge de dix-huit ans, imposé comme un minimum aux candidats de Saint-Cyr.

La guerre venait d’interrompre la mise en œuvre de ce programme, imposé par le colonel. Le lycée Saint-Louis avait, comme tous les lycées de Paris d’ailleurs, congédié ses élèves un peu avant l’époque habituelle des vacances, et nul ne savait si ses portes se rouvriraient à la date habituelle. Mais ce que nul alors ne prévoyait certainement, c’est qu’à cette date du 1er  octobre, les Prussiens seraient depuis dix jours devant Paris.

Ce soir-là, Georges était loin, très loin des méditations inhérentes à ses études classiques. Ce qu’il avait devant lui, c’étaient des feuillets écrits par son père depuis les deux années qu’il était en retraite.

Ils portaient comme titre ce seul nom : « Jean Tapin. »

C’était en effet l’histoire de l’ancien colonel de la Garde impériale, qu’à l’aide de nombreuses notes personnelles, de lettres laissées par sa mère, de documents trouvés dans les archives du ministère de la Guerre et de souvenirs d’enfance, Jean Cardignac avait reconstituée avec un soin pieux, campagne par campagne ; et brisé par ces récits épiques où le mot de victoire rayonnait à chaque page, Georges venait de faire une chute infiniment douloureuse en sautant subitement de la journée de Friedland qu’il avait lue le matin même, à celle de Froeschwiller qu’il venait d’entendre raconter.

Car le colonel Cardignac en avait trouvé une relation détaillée dans son journal ce soir-là, et, d’une voix tremblante, l’avait lue tout haut.

Secoué par des émotions inconnues, Georges, les yeux dilatés, songeait toujours, sans s’apercevoir que sa mère, lisant derrière son front, l’enveloppait maintenant d’un regard de tendresse effrayée.

Certes, Valentine pouvait être fière de son Georges, car l’espiègle que nous connaissons, chargeant un ennemi imaginaire sur son cheval de bois avec un sabre de fer-blanc, était devenu un beau garçon, solidement bâti, bien campé et qu’un entraînement physique raisonné et progressif, avait admirablement développé.

Très partisan des méthodes d’éducation anglaises qui n’ont été comprises en France que depuis peu et qui consistent à soigner le corps autant et plus que l’esprit, le colonel s’était efforcé de faire de son fils ce qu’on appelle, de l’autre côté de la Manche, un sportsman ; dans ce but, il l’avait de bonne heure mis en selle, et voué au culte de l’escrime qui développe si harmonieusement le corps et les membres. Il avait exigé qu’il connût la boxe pour être en mesure de se défendre partout, qu’il sût grimper, sauter, courir et faire preuve, en certains jeux, de force et d’agilité. Et il était arrivé à ce résultat que, maître des muscles de son corps comme des ressorts de son esprit, ce fils avait vu ses facultés morales et sa puissance de volonté recevoir une nouvelle vigueur de cet entraînement physique.

De blond, Georges était devenu châtain ; mais il avait conservé le teint très blanc, et ses yeux bleus reflétaient l’intelligence et la décision ; sa bouche, petite et arquée, était à peine estompée d’un léger duvet ; il avait des mouvements harmonieux, un port de tête fier, une allure dégagée.

Ce n’était pas un « fort en thème », mais il avait dû au parfait équilibre qui s’était établi entre les facultés de son esprit et celles de sa volonté, de faire des études littéraires assez complètes et de réussir, je vous l’ai dit, à son premier examen. Il est vrai que le colonel augurait moins bien du second, l’examen scientifique ; car, manifestement, c’était l’imagination, le goût des lettres, le sens artistique qui prédominaient en lui, et les sciences ne lui disaient rien qui vaille. Il adorait les histoires de voyages et les romans d’aventure ; à douze ans, il s’était extasié sur les exploits des héros de Gustave Aymard, il avait rêvé de courses dans la savane, de surprises et d’embuscades dans les grands bois du Nouveau-Monde et frémi au récit des exploits du capitaine Corcoran.

Maintenant, c’étaient les livres de Jules Verne et l’histoire des grandes guerres napoléoniennes qui le captivaient, et Valentine, en voyant passer des éclairs dans son regard à la lecture des feuillets de Jean Tapin, s’était dit tristement déjà :

— Il n’y a plus à en douter… Celui-là aussi sera soldat !

Georgewitz entra, portant un plateau ; il déposa lentement, soigneusement sur une petite table les tasses, le sucrier, le pot à lait, alla au samovar qui fumait sur un guéridon et, toujours silencieux, versa le thé.

Lui aussi était revenu du Conservatoire des Arts et Métiers : il s’y était montré docile et appliqué ; mais son intelligence un peu bornée, sa compréhension lente ne lui avaient pas permis d’y apprendre grand’chose, et le colonel se demandait s’il ne s’était pas trompé en l’engageant dans cette voie. Il avait conservé l’aspect massif qu’il avait enfant : sa tête était grosse, sa démarche pesante, mais sa force musculaire était prodigieuse.

Toujours silencieux, il était rentré avec joie chez ses parents adoptifs, et y était aussitôt redevenu le serviteur attentif, l’ombre inséparable de Georges. De plus, il rendait mille petits services à la maison. Les premiers temps, le colonel avait voulu lui faire comprendre qu’il pouvait se dispenser de faire certaines besognes ;’mais il était visible qu’on le chagrinait en s’opposant à ce besoin inné de se rendre utile, et on l’avait laissé faire. Il avait conservé la blouse russe, serrée à la taille par une ceinture d’étoffe, et les cheveux longs.

Un mouvement brusque du colonel, jetant rageusement son journal à terre, rompit le silence, et Valentine murmura :

— Cela va mal encore, Jean ?

Le colonel secoua douloureusement la tête et Valentine ajouta :

— Il est bien facile de voir aujourd’hui que ces Prussiens étaient prêts et que nous ne l’étions pas !

Alors Jean Cardignac éclata :

— Ah ! certes, non, ma pauvre Valentine, nous n’étions pas-prêts ! mais à qui la faute ? À tous ces conseillers qui entouraient et flagornaient ce pauvre Empereur malade, en lui faisant croire qu’il était le premier stratège du monde. À qui la faute ? À tous ces bavards des Chambres qui, pour faire échec au régime impérial, ont annihilé les efforts de notre pauvre Maréchal Niel, mort à la peine avant d’avoir pu mettre sur pied une autre organisation militaire. À qui la faute ? À tous ces généraux d’antichambre qui ont appris la tactique moderne dans la « Vie de César » et qui s’imaginent que les souvenirs glorieux peuvent tenir lieu de travail et d’entraînement !… Aussi, vois où nous en sommes à cette heure ! Par toute la France, des généraux cherchent leurs divisions, des intendants leurs magasins, des artilleurs leurs batteries. On s’aperçoit tout d’un coup que Strasbourg n’est pas armé, que les forts de Metz ne sont pas achevés, qu’on aurait dû faire sauter le tunnel de Saverne. Les cinq divisions de Mac-Mahon s’éparpillent sur cent cinquante kilomètres de frontière ; les autres se font battre en détail. Les généraux n’ont pas l’idée de s’entr’aider, attendent des ordres qui ne viennent pas, et notre cavalerie ne renseignant point, tout le monde s’agite dans le vide. Ah ! quel gâchis, quel gâchis, Valentine ! Et dire qu’au milieu de tout cela, une seule chose reste debout : le courage individuel de nos soldats, et que, de tous ces courages, nul n’a su rien faire ! rien !…

Il y eut un silence pesant : le colonel était haletant ; le bras tendu, il reprit.

— Vois la dernière lettre reçue de Pierre : est-il rien de plus désolant


Le maréchal des logis parut, la main à la coiffure.

que ces chassés-croisés, ces ordres et contre-ordres, chevauchant les uns

sur les autres ; ces fatigues inutiles imposées aux hommes et aux chevaux ; cet épuisement des escadrons avant même d’avoir vu l’ennemi ?… Et puis, si encore elle faisait son métier, notre cavalerie ! Mais jusqu’à présent elle n’a encore fourni aucun renseignement utile : il semble qu’elle n’existe que pour garder les bagages ou pour se faire écharper à la fin des batailles en couvrant la retraite… Mille dieux ! ce n’est pas ainsi que l’Autre comprenait son rôle, et les cavaliers de Lasalle et de Murât prenaient quelquefois plusieurs jours d’avance sur la Grande Armée.

— Où est-il maintenant, ce pauvre Pierre ? murmura Valentine.

— Il devrait être au camp de Châlons ; mais a-t-il quitté Paris, seulement ? Son régiment devait faire partie de la division Du Barail ; mais il croit, dit-il, qu’il vont avoir le général Margueritte. Les chefs changent pour un oui, pour un non ; les troupes ne les connaissent pas… Que peut-il sortir de bon d’une pareille incohérence ?

— Et du camp de Châlons, où ira-t-il, mon cousin Pierre ?

C’est ainsi que Georges appelait le capitaine de chasseurs.

— Je ne puis te le dire et lui-même l’ignore probablement ; il me semble seulement que sa division ne peut tarder à rejoindre le corps d’armée auquel elle est attachée. Il a promis d’écrire souvent : nous saurons sans doute quelque chose demain.

Mme Renucci et Margarita vont-elles rester à Paris, ainsi toutes seules ? demanda Mme Cardignac.

— Je leur ai offert de venir passer quelque temps avec nous, tu le sais ; je vais leur réitérer mon invitation. Paris d’ailleurs n’est pas sûr en ce moment ; sait-on à quelles extrémités peut se porter une foule surexcitée par des nouvelles sinistres, et que d’habiles meneurs vont évidemment pousser contre le gouvernement responsable, contre l’Impératrice régente et la dynastie impériale ?

Le colonel fit une pause, et rendu plus calme par l’évocation de ce souverain tombant de si haut :

— Pauvre Empereur, poursuivit-il ; doit-il souffrir en ce moment, physiquement et moralement ? Voilà plusieurs années qu’une maladie cruelle le torture, et, quand on souffre, l’intelligence s’obscurcit ! J’ai bien pensé à aller le trouver comme autrefois, à le supplier de m’entendre, à lui dire certaines vérités qui ne parviendront jamais jusqu’à lui… À quoi bon ? Je trouverais porte close. Vois-tu, Valentine, il y a quelque chose de pourri en France et ce quelque chose va s’effondrer. Que pourra-t-on rebâtir sur les ruines de ce régime et de cette société ? Je n’en sais rien ; mais la guerre, cette guerre m’apparaît chaque jour davantage comme le châtiment… Pourquoi faut-il que tant d’innocents paient pour les coupables, tant de braves gens pour les corrompus, tant de soldats vaillants pour les politiciens sans scrupules !… Comme le disait ce pauvre Henri en Crimée, va « c’est écrit » : la France n’échappera pas à sa destinée !

Il se tut, la tête dans ses mains. Georges, les traits contractés, regardait son père, et debout dans un coin, le petit-fils de Mohiloff écoutait, l’air étonné.

— N’est-ce pas navrant, ce début de campagne, poursuivit le vieux soldat ? Vois, coup sur coup, tous ces désastres, à Wissembourg le 4, à Spickeren le 6, à Froeschwiller le même jour, et il n’y a pas à dire que les soldats ne savent plus se battre : ils sont héroïques !… héroïques ! répéta-t-il.

— Oui, n’est-ce pas, père ? fit Georges, l’œil brillant ; les nôtres n’étaient que quarante mille le 5, à Froeschwiller, et les Prussiens étaient plus du double !

— Bien plus du double, mon enfant : ils étaient cent soixante mille. Et pourtant, ce n’est qu’à la fin du jour que leurs masses sont venues à bout de nos zouaves, de nos turcos, de nos petits lignards et de nos intrépides cuirassiers. Mais il en sera toujours ainsi maintenant ; la vaillance, l’élan, tout ce qui constitue nos qualités natives, viendra désormais se briser contre le nombre, contre la puissance de l’organisation et la valeur des conceptions stratégiques. — Une seule chose pourrait nous sauver, je crois : la levée en masse, la poussée formidable de tout un peuple se ruant sur l’étranger, comme en 1793.

— Comme au temps de « Jean Tapin », père ?

— Oui, Georges, comme en ce temps-là, où tous les Français coururent à la défense du sol, où les enfants combattirent à côté des hommes faits, où les infirmes forgeaient des armes, où les femmes soignaient les blessés, où les vieillards se faisaient porter en place publique pour exciter les courages. La voilà la seule guerre possible dans l’affreux désordre où nous nous enlisons, et pour mon compte…

— Jean ! dit Valentine d’un ton suppliant, je t’en supplie, ne reparle pas de ton projet de l’autre jour !…

— Si, mon amie, si, j’y reviens… Je sens qu’en ce moment un devoir de plus en plus pressant m’appelle, et à cet appel, je crois le moment venu de répondre…

— Mais, fit-elle avec un tremblement douloureux dans la voix, tu sais bien que tu n’as aucune lettre de service, aucun commandement dans la réserve.

— C’est vrai ; je suis simplement à la disposition du Ministre ; mais dans un pareil moment, j’estime coupable qui attend qu’on le convoque. Si on ne songe pas à moi, j’ai le devoir de m’offrir et j’ai trop tardé déjà… Deux grosses larmes roulèrent lentement sur le visage résigné de Mme Cardignac.

— Père, dit Georges, tu as dit tout à l’heure qu’en 1793 les enfants avaient combattu à côté des hommes faits… mais j’ai seize ans, moi !…

— C’est vrai, mon enfant… c’est vrai… mais… Le vieil officier n’avait plus le ton impératif avec lequel il avait scandé toutes ses affirmations précédentes : derrière le soldat, le père reparaissait.

— Et puis, fit encore le jeune homme d’une voix décidée, mon grand-père n’avait que treize ans à Valmy !

— C’est vrai ! dit encore le colonel.

— Georges ! supplia Valentine.

Et rapprochant sa chaise de celle de son fils, elle entoura son cou de ses bras, comme si elle eût voulu empêcher qu’on le lui arrachât. Un silence pesant tomba de nouveau dans la chambre. Le colonel venait de reprendre son journal, lorsque la sonnette de la porte d’entrée tinta dans la nuit.

— Qui peut nous venir à cette heure ? interrogea Valentine.

— Une dépêche peut-être, murmura le colonel… une dépêche officielle qui me fixe un poste ou me donne un commandement… J’aurais dû la prévenir.

Georgewitz apportait un plateau quand la porte s’ouvrit, et un maréchal des logis d’artillerie s’y encadra, la main à la coiffure, les talons joints.

— Mahurec ! s’écria le colonel en se levant ; mon vieux Mahurec !

C’était en effet le Breton, mais vieilli et grisonnant, et, presque aussitôt, le colonel remarqua qu’il avait un crêpe au bras gauche.

— Oui, mon colonel, fit-il en laissant retomber la main dans le rang, c’est moi : je ne me doutais guère, quand j’ai mis mon vieil uniforme dans l’armoire en 65, que je le sortirais de là… Mais après toutes les nouvelles que j’ai entendu raconter, y avait plus d’hésitation possible, pas vrai ?… Alors j’ai été trouver l’Intendant ; « je m’ai rengagé » pour la durée de la guerre, il m’a donné une feuille de route pour Metz, et voilà…

— Donne-moi ta main, Mahurec, dit le colonel d’une voix, pénétrée ; c’est bien, ce que tu as fait là !… Et se tournant vers sa femme :

— Tu vois, mon amie… voilà une nouvelle preuve de ce que je te disais tout à l’heure : ce sont ces humbles-là qui nous montrent le chemin, à nous autres…

— Mon colonel, interrompit Mahurec dont l’œil se voila, ne me faites pas de compliments… Je ne les mérite pas, vous allez voir pourquoi… J’aurais dû vous donner de mes nouvelles quand j’ai été marié, je n’aurais pas tant de peine à vous dire ça aujourd’hui…

— Que veux-tu dire, mon brave ?

— Voilà, mon colonel. Vous savez bien, Yvonne, la vraie, ma promise que j’ai épousée en rentrant du service… eh bien, elle est morte, il y a un an, à Paimpol… Alors qu’est-ce que vous voulez qui me retienne ?… Je me suis dit : « On te donnera une pièce comme autrefois, tu l’appelleras Yvonne comme autrefois et peut-être qu’au milieu des dangers, tu auras moins de peine… »

— Mais n’as-tu pas un petit gars ?

— Oui, mais si petit… Il s’appelle Yan ; je l’ai laissé à la mère d’Yvonne, une bonne vieille qui me le gardera. Ce n’est pas lui qui pouvait me retenir, vous pensez bien… Seulement, avant de partir de Morlaix, j’ai fait un détour pour vous voir… Je m’ai dit : « Allons demander au colonel ce qu’il pense de tout ça. »

— Je pense comme toi, Mahurec : l’heure est venue de marcher pour nous autres, les vieux d’Italie et de Crimée.

— Alors, ça ne va décidément pas ?

— Non, ça va de plus en plus mal : l’ennemi a franchi les Vosges, tous nos corps se replient sur Metz ; le Maréchal Lebœuf vient de résigner ses fonctions de major général, et l’Empereur va probablement abandonner le commandement. Enfin, le ministère Ollivier est par terre et l’Impératrice vient d’appeler le général Cousin-Montauban à la guerre… Un désastre militaire peut survenir à la frontière d’un moment à l’autre…

« Tiens, Mahurec, assieds-toi là ; tu vas prendre le thé avec nous, et puis on va te préparer une chambre ici et tu ne partiras pas demain matin sans venir me parler.

— Oh ! mon colonel… je n’oserai jamais…

— Assieds-toi, te dis-je… Tu ne faisais pas tant de manières en Crimée, quand tu finissais le restant de ma cafetière, le matin, au réveil.

— Ah ! mon colonel, c’était le bon temps… C’est dur d’avoir vu tout ça si bien marcher, tandis que maintenant… Mais, voilà, on n’a plus confiance.

— Tu as dit le mot, Mahurec : la confiance n’y est plus… et quand la confiance n’y est plus, la défaite arrive.

— Alors, mon colonel, risqua le Breton, vous ne l’avez plus, vous, la confiance ?

Le colonel ne répondit pas ; peut-être regrettait-il d’en avoir trop dit devant Georges, dont il sentait sur lui le regard plein de muettes interrogations et dont il devinait les secrets élans. Mahurec reprit :

— Pourtant, mon colonel, il y a Mac-Mahon ; il n’a pas flanché en Italie, celui-là. Et en Crimée, vous rappelez-vous comme il était beau, le jour de Malakoff ?

— Certes oui.

— Et puis, il y a Canrobert, poursuivit le Breton en s’animant davantage ; un brave celui-là, et aimé du soldat…

— Eh oui, Mahurec, je me les rappelle, et eux et bien d’autres ; mais la Crimée, l’Italie, c’est loin, très loin… et tu ne te doutes pas de l’abîme qui nous sépare de cette époque-là… C’est une guerre nouvelle qui commence : la guerre scientifique, et le dernier mot va être aux États-majors, au fusil à tir rapide et au canon à longue portée.

— Eh bien, fit Mahurec, nos canons ne portent-ils pas aussi loin que ceux des Prussiens ? Songez donc ; à deux mille trois cents mètres, à Magenta, on arrivait à taper sur les réserves des Autrichiens ; et en avait-on un plaisir quand on voyait leurs boulets s’arrêter à moitié chemin !

— C’est justement le contraire qu’on va voir, mon pauvre garçon ; si tu avais comme moi suivi la campagne de Sadowa, tu saurais que le canon prussien, le canon Krupp, porte à quatre mille mètres et plus.

— À plus de quatre kilomètres ! s’exclama Mahurec, en ouvrant des yeux énormes… Ah ! par exemple !…

— Joins à cela, reprit le vieil officier, que ce même canon tire plus vite que le nôtre, puisqu’il se charge par la culasse, et qu’enfin les Prussiens ont deux fois plus de pièces que nous et les font agir par masses… Ainsi, à Froeschwiller, l’autre jour, ils en avaient deux cents sur une même position. Quelle infanterie peut résister à ça ?

— Deux cents pièces tirant ensemble, s’écria le Breton… ça devait être rudement beau !…

Quand Mahurec se fut retiré et que Georges, le regard brillant de fièvre, fut remonté dans sa chambre, le colonel Cardignac prit les mains de sa femme et la regardant dans les yeux :

— Tu lis en moi, n’est-ce pas, ma chère Valentine ? fit-il ; tu devines ce que je veux te dire… L’exemple de cette âme simple, de ce brave homme reprenant son ancien uniforme, me montre la voie à suivre… Je pars demain…

— Oh ! Jean, fit-elle dans un sanglot longtemps comprimé et jaillissant soudain.

— Ne pleure pas… J’obéis à des voix qui me sont chères : à celle de mon père, qui ne comprendrait pas mon inaction ; à celle de mon frère, mort au champ d’honneur. — J’entends, encore, le jour du retour des Cendres, mon père, brisé par la maladie, dire à ma mère : « Lise, prépare mon vieil uniforme… » Je te fais aujourd’hui la même prière. Si Dieu veut que je reste là-bas, élève notre Georges dans les principes d’honneur qui nous ont été légués… Si cet honneur le pousse à me rejoindre ou à me venger, laisse-le faire… La Patrie est une mère exigeante, tyrannique même ; mais nous lui devons tout, et les Cardignac n’ont jamais eu d’autre culte que le sien !


Valentine, ce soir-là, ne se coucha pas et pleura toutes ses larmes. Georgewitz, lui non plus, n’avait pas voulu se coucher et aida le colonel dans ses préparatifs de départ.

Quand Mahurec descendit, le matin, de bonne heure, de sa chambre pour prendre congé, il poussa une exclamation de surprise.

Jean Cardignac, en uniforme de colonel d’artillerie, l’attendait, et derrière lui, Georgewitz, portant sa cantine, se disposait à l’accompagner à la gare.

Ce que furent les adieux, vous le devinez, mes enfants.

Georges, le sourcil froncé, faisait de violents efforts pour retenir ses larmes, et quand son père se pencha vers lui pour l’embrasser :

— Père, dit-il tout bas… bientôt… à la prochaine bataille perdue… je te rejoindrai !…

Sans lui répondre, le colonel le serra dans ses bras.

Et pendant que M. Jacques Normand, le frère de Valentine, péniblement impressionné par ce départ inattendu, accompagnait Jean Cardignac à la gare, la mère de Georges s’abîmait dans une prostration désespérée, semblable à cette Gauloise d’un tableau fameux, qui, penchée sur le corps de son fils tué, maudit « la guerre détestée des mères ».


Quand Jean Cardignac et Mahurec débarquèrent à Paris, le 12 août, la grande ville était dans la consternation : les mauvaises nouvelles se succédaient d’heure en heure. Mac-Mahon avait battu en retraite sur Châlons, mais il était coupé de l’Empereur qui, de son côté, ne commandait plus que nominalement.

Les Prussiens atteignaient la Sarre ; l’Empereur, pour ne pas se laisser enfermer dans Metz, allait, disait-on, rejoindre Mac-Mahon. On ignorait les projets de ce dernier : allait-il se rabattre sur Paris ou se porter au secours de Metz ? La prudence eût exigé le premier parti ; l’Impératrice penchait pour le second, craignant que la retraite sur Paris ne fût le signal de la chute du trône impérial.

Les rues étaient remplies d’une foule houleuse et menaçante : le mot de trahison commençait à circuler. Des bataillons de garde mobile, cette milice nouvelle, mal instruite et mal armée, qui constituait l’armée de deuxième ligne, traversaient Paris pour s’embarquer ; ils jetaient aux échos du boulevard les paroles de la Marseillaise ; mais ce n’était plus dans leurs bouches le chant farouche des bandes républicaines marchant contre l’ennemi de la Patrie : beaucoup chantaient pour s’étourdir, et, comme l’avait dit le colonel, la confiance n’y était plus.

L’ancien officier d’ordonnance de l’Empereur se dirigea vers le Ministère de la Guerre ; il n’avait pas de lettre de service ; son premier but était d’en demander une, qu’on ne lui refuserait certainement pas. En arrivant dans la vaste antichambre, ornée de panoplies et de tableaux, qui précède le cabinet du Ministre de la Guerre, le colonel Cardignac eut un vif mouvement de surprise.

Il le reconnaissait, malgré ses cheveux blancs, ce solennel huissier, qui, une large chaîne d’argent sur les épaules, s’inclinait devant lui ; et il n’eut plus aucun doute lorsqu’il l’entendit déclarer :

— Mon colonel, nous ne recevons que le mardi et le…

— Bouloche ! interrompit Jean Cardignac, toi, ici !… mes compliments !…

— Ah ! mon colonel, fit le digne homme… c’est vous !… Que je suis donc content de vous revoir !…

— Et ton Ministre, est-il là ?

Mais Bouloche, tout à ses effusions, ne pensait guère à son Ministre.

— Mon colonel, reprit-il, j’ai bien des excuses à vous faire de ne pas vous avoir appris mon avancement ; mais voilà tout de même que je me fais vieux… je n’ai plus que deux ans à faire pour ma retraite… Seulement, voilà : irai-je jusqu’à ma retraite ? Comment tout ça va-t-il finir ? C’est que ça va rudement mal… C’est égal, je suis content tout de même !…

C’était bien le Bouloche de jadis, toujours content.

Le colonel l’interrompit : il n’avait pas de temps à perdre, et, sur son invitation réitérée, le digne huissier entra dans le cabinet du Ministre pour annoncer le visiteur ; mais il en sortit presque aussitôt.

— Son Excellence n’est pas là, fit-il un doigt sur sa bouche… ou plutôt, ajouta-t-il plus bas encore, elle y est bien, mais Sa Majesté l’Impératrice vient de la faire demander pour délibérer, et alors… si mon colonel allait à la Direction d’artillerie dans les bureaux…

Mais dans les bureaux, Jean Cardignac ne trouva personne qui pût le renseigner. Le Directeur venait d’être nommé au commandement de l’artillerie du 2e Corps ; l’affolement était complet, les couloirs déserts.

Un capitaine d’artillerie qu’il rencontra dans un escalier lui jeta rapidement ces mots :

— Le Maréchal Bazaine vient d’être nommé généralissime ; c’est à lui qu’il faut vous adresser : c’est lui qui va faire toutes les nominations et les affectations à l’armée du Rhin.

— Nous n’avons plus qu’une chose à faire, dit Cardignac au fidèle Mahurec qui l’attendait dans la rue ; tâchons de trouver un train en partance pour Metz.


Mon colonel, nous ne recevons que le mardi.

Mais cela non plus n’était pas facile : la gare de l’Est était littéralement encombrée, et, après deux heures d’allées et venues inutiles, le colonel se décida à reculer son départ de quelques heures et à prendre un peu de repos.

En traversant le boulevard de Strasbourg, au milieu d’un embarras de voitures, son regard croisa celui d’un homme de haute taille, aux favoris courts et grisonnants, au teint hâlé, et tous deux se reconnurent en même temps.

— De Nessy !

— Cardignac !

C’était en effet l’ancien ami de Henri Cardignac, en Afrique ; celui qui, comme enseigne de vaisseau, avait partagé avec lui les terribles émotions de la captivité dans le fort L’Empereur. Après la mort de son ami en Crimée, il avait fait la connaissance de son frère Jean en venant lui apporter ses condoléances, et avait reporté sur ce dernier toute l’amitié qui l’unissait jadis au brillant officier de cavalerie.

Il venait d’être promu contre-amiral et se dirigeait vers le Ministère de la Marine.

Tous deux marchèrent quelques instants côte à côte.

Après les premières effusions, le même mot leur vint à tous deux à la fois.

— Quel gâchis !

Et navré, l’amiral raconta toutes les épreuves auxquelles était soumise la flotte française, cette flotte si supérieure à celle des Allemands qui existait à peine à l’état d’embryon, cette flotte sur laquelle on avait fondé tant d’espérances puisqu’elle devait porter en Danemark un corps de débarquement destiné à opérer vers le nord une puissante diversion.

— C’est lamentable, conclut-il ; là non plus rien n’a été étudié. Les côtes de la Baltique sont basses, le manque de fond interdit aux vaisseaux l’accès des rivages ; les chalands nous manquent ; aucun débarquement n’est possible ; la flotte va être absolument inutile pendant cette guerre qui s’annonce si terrible, et, plutôt que de naviguer à ne rien faire, je suis venu demander ici un commandement dans l’armée de terre.

— Vous, un marin !

— Eh oui ! que voulez-vous ? Tout va se décider sur terre, et les marins peuvent rendre, comme canonniers, de précieux services dans les forts. Quant aux officiers de marine, on peut leur confier des ouvrages de défense, des secteurs de place forte ; je vais tâcher d’obtenir quelque chose comme ça… Et vous, mon cher Cardignac ?

— Moi, je vais trouver Bazaine à Metz pour lui demander un commandement, quel qu’il soit.

— C’est donc Bazaine qui succède à l’Empereur dans la direction des opérations ?… Vous en êtes sûr ?

— On me l’a dit au Ministère…

— Eh bien, c’est complet !

— Vous le connaissez ?

— Certes oui ; je le connais. Je l’ai vu à l’œuvre au Mexique. Il y a été surtout adroit et dénué de scrupules… Quant à ses talents militaires, je les cherche, et en ce qui concerne sa valeur comme entraîneur d’hommes… je la nie.

— Alors ce n’était pas l’homme qu’il fallait en un pareil moment…

— Ah ! Dieu ! non.

— C’est l’opinion publique, je crois, qui l’a imposé à l’Empereur…

— Alors, c’est plus triste encore ; quand c’est le caprice populaire qui choisit les grands chefs, la chute n’est pas loin.

Ils se séparèrent attristés, en échangeant une chaude étreinte.

Vers le soir enfin, le colonel et Mahurec purent trouver place dans un train en partance pour Châlons. Ce train emmenait un bataillon de mobiles, destiné au 6e Corps qui se complétait à Châlons avant de rejoindre l’armée de Metz. Jean Cardignac qui, pendant toute sa vie, n’avait connu que la belle ordonnance d’une troupe silencieuse et disciplinée, fut tristement impressionné par le spectacle que lui offrirent, pendant l’embarquement et le trajet, ces soldats d’occasion, que nul lien de discipline n’attachait à leurs chefs ou à leur drapeau. C’était dans la gare un tumulte indescriptible, où les chants avinés et les jurons se mêlaient aux discussions passionnées ou ineptes. Les uns déblatéraient à haute voix contre les généraux de l’armée du Rhin ; les autres proposaient des plans de campagne extraordinaires ; d’autres encore réclamaient la nomination de leurs officiers à l’élection, et, le cœur serré, Jean Cardignac évoqua la grande ombre de son Parrain. C’était sa main de fer qui manquait pour rompre à l’obéissance tous ces descendants des Gaulois ardents, bavards et prompts au découragement.

Le trajet de Paris à Châlons, qui eût dû s’accomplir en cinq ou six heures, en demanda quatorze ou quinze. À Château-Thierry, à Epernay, les voies étaient encombrées par des trains de matériel, les arrêts interminables ; les soldats descendaient, buvaient, et plusieurs au départ ne remontaient plus. Au point du jour seulement, on atteignit Châlons.

En ce point, le train, au lieu de s’arrêter, continua sa marche sur Verdun ; des ordres étaient arrivés pour diriger directement sur Metz toutes les troupes appelées à faire partie du Corps de Canrobert. Les cris redoublèrent ; les officiers impuissants se taisaient.

Soudain, à la station de Saint-Hilaire, des sonneries de clairon dominèrent le bruit des chants et des cris ; toutes les têtes se penchèrent aux portières, et soudain le silence se répandit parmi ces mille hommes exaltés, comme si une puissance invisible venait de les toucher du doigt.

Le train roulait lentement, puis s’arrêta : et voilà ce que virent les soldats.

Tout près de la voie, un grand carré se développait, dont des troupes de toutes armes formaient trois faces ; l’une des faces était adossée à la voie ferrée, et comme cette voie était en remblai, le train maintenant arrêté dominait tout le terrain, comme si on eût choisi ce point à dessein pour permettre à tous de mieux voir.

La quatrième face était vide, mais deux poteaux s’y dressaient lugubres, et, à quelques pas de ces poteaux, espacés d’une dizaine de mètres, deux détachements de douze hommes chacun, l’arme au pied, attendaient immobiles.

Les mobiles, penchés aux portières du train, comprirent, et bientôt ce fut dans le bataillon un silence de mort.

Un roulement se fit entendre, assourdi comme si les tambours eussent été recouverts de crêpe ; puis des commandements lui succédèrent poussés par un colonel à cheval au centre du carré.

— Baïonnette au canon !… portez vos armes !…

Un fourgon, traîné par deux chevaux et percé d’étroites fenêtres grillées, apparut.

Dix gendarmes l’escortaient ; il se dirigea vers les poteaux.

Un aumônier militaire en descendit le premier, reconnaissable à la large croix d’argent qui brillait sur sa poitrine.

Il tenait un crucifix à la main et derrière lui deux hommes parurent, d’une pâleur de cire, portés plutôt que soutenus par des soldats du train.

C’étaient les condamnés à mort qui allaient être fusillés.


Les deux corps s’estompèrent dans un épais nuage de fumée.

La ligne d’horizon était barrée par des centaines de petites tentes alignées, car les corps, venus du camp de Châlons situé à quelques kilomètres, campaient là avant de s’embarquer pour Metz. On n’entendait plus un mot dans la vaste plaine crayeuse, où de maigres bois de sapins aux formes géométriques essayaient de donner l’illusion de la verdure, et la voix du greffier du Conseil de guerre, lisant le jugement, s’éleva dans ce grand silence des hommes et des choses.

« Au nom du Peuple français ! »

Le colonel Cardignac se pencha à la portière et fit signe de s’approcher à un employé de la gare.

— Qu’ont fait ces malheureux ? demanda-t-il à voix basse.

— Vous ne savez pas ? fit l’homme étonné.

— Non, j’arrive de Paris.

— On doit savoir ça à Paris ; c’était avant-hier : le Maréchal Canrobert a passé une revue au camp, des gardes mobiles l’ont hué ; puis, comme leurs officiers voulaient les faire taire, il y en a deux qui ont frappé… Ce sont ceux-là !…

Maintenant la lecture était terminée, et les derniers préparatifs s’achevaient rapidement. Les deux fantassins réapparurent, les yeux bandés, à genoux, attachés chacun à leur poteau, et les pelotons d’exécution, qui en étaient à douze pas, firent six pas, l’arme au pied, pour se rapprocher d’eux.

Puis les chassepots, chargés d’avance, s’abattirent ; un bruit sec, celui des chiens, qu’on armait alors avec le pouce, arriva aux oreilles des mobiles dont les yeux s’agrandissaient, dont les figures se figeaient dans une curiosité muette et terrifiée.

— Joue ! commandèrent presque ensemble les deux adjudants.

On n’entendit pas le commandement de « feu ! » Très émus, les sergents, les caporaux et les hommes qui composaient les pelotons avaient appuyé sur la détente sans l’attendre, et, dans un épais nuage de fumée, les deux corps s’estompèrent affaissés, retenus au poteau par leurs liens, les têtes penchées sur les poitrines.

Puis deux coups encore, les coups de grâce tirés à bout portant dans l’oreille, pour éviter la souffrance au condamné qui expie, et presque aussitôt un coup de sifflet de la locomotive retentit.

Le train se remettait en marche pendant qu’hypnotisés, toujours penchés en dehors des portières, les mobiles continuaient à regarder. Des commandements leur parvinrent encore : les lignes du carré se brisaient en faces régulières ; les compagnies rompaient par sections pour le défilé, le défilé sans batterie ni sonnerie, devant les corps des fusillés, qu’impose le règlement à toutes les troupes qui ont assisté à la terrible parade. Et pendant que ce dernier acte du drame s’accomplissait dans le lointain de la plaine dénudée, le train emportait vers les champs de bataille de Borny, de Gravelotte et de Saint-Privat, ces soldats redevenus soldats par la terreur de l’exemple !


Dans les armées disciplinées, mes enfants, ces exemples sont rares, parce qu’ils sont inutiles ; dans les cohues armées où l’ordre est méconnu, où la voix des chefs n’est plus écoutée, où se préparent les paniques et les défaites, ils sont nécessaires, et, dans maintes circonstances tragiques de l’histoire, le salut de la Patrie en a dépendu.


Le trajet jusqu’à Verdun s’accomplit sans qu’un seul cri fût poussé ; un nouvel arrêt eut lieu dans cette gare pour laisser passer plusieurs convois de blessés provenant des premiers combats de Wissembourg et de Spickeren, blessés dont se débarrassaient les ambulances divisionnaires, en prévision d’autres batailles.

Et ce fut une autre leçon de choses pour ces soldats improvisés : lentement devant eux les wagons défilèrent, les uns contenant les blessés qui pouvaient encore se tenir assis, la tête entourée de linges sanglants, les bras en écharpe ; les autres organisés pour contenir des brancards, entre lesquels circulaient médecins et infirmiers.

À la dernière voiture, le drapeau de la convention de Genève, avec sa croix couleur de sang, semblait étendre son ombre protectrice sur ce long défilé de blessés et de mourants, et quand il eut disparu du côté des glacis de la citadelle, le train qui emportait le colonel Cardignac s’ébranla pour sa dernière étape.

Mais, presque aussitôt, des coups de sifflet répétés du commissaire militaire de la gare l’arrêtèrent, puis le firent rétrograder : un bataillon de la 3e division du 6e corps venait d’arriver, et le Maréchal Canrobert ayant donné l’ordre que toutes les troupes de son corps d’armée le rejoignissent au plus tôt, le train dans lequel se trouvaient Jean Cardignac et Mahurec, allait laisser ses mobiles à Verdun pour embarquer ce bataillon de ligne.

À 2 heures du soir, le 13 août, le convoi arrivait enfin en vue de Metz et s’arrêtait en pleine voie, en face du Ban Saint-Martin.

Le colonel se mit aussitôt en quête du généralissime.

Mais le Maréchal Bazaine, dont le seul souci à ce moment était d’éloigner l’Empereur, dont il redoutait l’immixtion dans la conduite de l’armée, le Maréchal avait donné ordre qu’on ne le dérangeât pas. Jean Cardignac vit seulement son chef d’État-major, le général Jarras, qu’il ne connaissait pas, et qui l’écouta distraitement.

— Un emploi de votre grade, répondit-il d’un air ennuyé, où voulez-vous que j’en trouve un ?

— Peut-être les pertes des premiers combats ont-elles fait quelques vacances dans l’artillerie, mon général, et toute mon ambition…

— Écoutez, colonel, allez voir Canrobert ; lui aura probablement un poste pour vous.

Le colonel Cardignac ne sut jamais si cette réponse ne marquait pas une véritable ironie, car dès les premiers mots qu’il échangea avec un des officiers d’ordonnance du Maréchal Canrobert, un beau lieutenant à la physionomie ouverte et intelligente, nommé Roget[1], il apprit que ce malheureux 6e Corps, venu de Châlons en chemin de fer par Frouard et Pont-à-Mousson, avait vu la voie coupée près de Dieulouard par des coureurs ennemis, et que l’artillerie des 2e et 4e divisions, ainsi que l’artillerie de réserve et toute la division de cavalerie, ne pouvant plus arriver à Metz, avaient rebroussé chemin sur Châlons.

Ainsi donc, loin d’avoir des vacances d’officier d’artillerie dans son corps d’armée, le Maréchal Canrobert n’avait que la moitié de ses pièces.

— Et que dit le Maréchal de cette situation ?

Ne m’en parlez pas, mon colonel ; il ne décolère plus, lui si calme au feu…

— Où est le reste de l’armée ?

Sur la rive droite de la Moselle ; mais l’Empereur prie et supplie le Maréchal Bazaine de repasser au plus vite sur la rive gauche et de se mettre en retraite sur Verdun, car ce qui nous est arrivé, au 6e Corps, prouve que les Allemands commencent à passer la Moselle au sud de Metz pour aller nous couper cette route de Verdun. Si nous perdons encore vingt-quatre heures, nous ne passerons plus.

— Et alors ?…

— Alors nous serons enfermés dans Metz, rendus inutiles pour toute la durée de la guerre, et contraints de nous rendre par la famine dans un temps plus ou moins prochain.

— La famine ! mais Metz renferme des approvisionnements énormes.

— On le croyait : il paraît qu’il y en a pour douze jours seulement.

— Une armée française de 150.000 hommes se rendre, s’écria le colonel Cardignac, mais jamais on n’aurait vu cela !

— Jamais, en effet, mon colonel.

— Aussi j’espère bien que cela n’arrivera pas, moi vivant, conclut Jean Cardignac, de plus en plus effrayé par toutes ces constatations lamentables.

Quant à trouver un emploi, un commandement de groupe d’artillerie, il ne l’espérait plus maintenant, avant qu’une bataille eût fait des vides dans son arme. Et le soir même, sombre et triste, il gagna la ville. En franchissant la porte Serpenoise, ses yeux rencontrèrent l’inscription qui rappelait le siège héroïque, soutenu, au temps du duc de Guise, par Metz, la ville inviolée jusqu’alors ; et, sur la place d’armes, devant la cathédrale, il lut la phrase suivante, gravée sur le socle de la statue de Fabert :

« Si pour empêcher qu’une place que le roi m’a confiée ne tombât au pouvoir des ennemis, il fallait mettre sur la brèche ma personne, ma famille et tout mon bien, je ne balancerais pas un moment à le faire ! »

Le lendemain, 14 août, le mouvement rétrograde de l’armée française continuait, et ses corps passaient sur la rive gauche de la Moselle, lorsque l’attaque d’une simple avant-garde allemande du 7e Corps, par ordre du fameux général Von der Goltz, engagea la bataille de Borny.


Ce fut, mes enfants, une bataille glorieuse ; et, lorsque la nuit vint y mettre un terme, sans que les Allemands eussent entamé nos positions, l’espoir, si vivace au cœur du Français, était revenu. « Vous venez de rompre le charme », dit l’Empereur au Maréchal Bazaine, qui ne méritait guère ce compliment, car il n’avait rien prévu, rien ordonné, et le courage de ses soldats, seul, avait tout fait.

De leur côté, d’ailleurs, les Allemands s’attribuaient le succès, et, avec l’idée fixe qu’avaient leurs chefs, d’inculquer au soldat l’idée de victoire quand même, leurs musiques jouèrent jusqu’à la nuit l’hymne : Heil dir im Siegerkranz ![2].

Le lendemain 15, le Maréchal Bazaine fit continuer le passage de la Moselle pour la retraite sur Verdun, mais avec une lenteur calculée et des dispositions si défectueuses, que l’armée parcourut à peine quelques kilomètres dans la direction de cette place : quatorze kilomètres en deux jours !

Aussi, le 16 août, elle était arrêtée net dans son mouvement par l’attaque des Allemands, craignant que leur proie ne leur échappât.

Cette attaque et la glorieuse défense qui lui fut opposée portent dans l’histoire le nom de bataille de Gravelotte.

Cette journée-là aussi fut glorieuse, mes enfants, et, en voyant l’acharnement de nos soldats, les pertes énormes qu’ils infligèrent aux Allemands, leur ténacité à conserver leurs positions, le colonel Cardignac eut un instant l’espoir que la fortune de la France allait retrouver un triomphal essor.

Le matin, il avait assisté, à distance respectueuse, au départ de Napoléon III pour Verdun, et il avait éprouvé une émotion profonde en revoyant, pour la première fois depuis sept ans — pour la dernière fois aussi — le souverain qui l’avait si injustement disgracié. Le visage fatigué de l’Empereur était rougi par les larmes et son regard voilé ; dans son entourage « la tristesse était sur tous les visages, la désillusion dans toutes les pensées. »

Le Prince impérial et le Prince Napoléon l’accompagnaient.

Puis, toujours dans cette situation bizarre d’un officier sans lettre de service ni emploi, Jean Cardignac s’était décidé à rejoindre le groupe de batteries du 6e Corps, où Mahurec, plus heureux que lui, avait retrouvé un emploi de chef de pièce.

En y arrivant, il rencontra le Maréchal Canrobert, qu’il n’avait pu joindre la veille, mais que le lieutenant Roget avait mis au courant de la situation de Jean Cardignac.

— Comment ! mon colonel, fit le Maréchal en le voyant arriver à pied, car il n’avait pas plus de monture que d’emploi, vous, un vieux brave de Crimée et d’Italie, vous en êtes réduit à chercher un commandement, et dans cet équipage ! Venez avec moi, mon colonel !

C’était l’appellation familière et affectueuse qu’aimait à employer le Maréchal vis-à-vis des officiers de tous grades, et, très touché par cet accueil bienveillant, le premier qu’il eût reçu depuis son départ du Havre, Jean Cardignac s’inclina.

— Qu’on donne au colonel un de mes chevaux, dit encore le Maréchal ; il y a en ce moment assez de pleutres qui fichent le camp, pour qu’on ait des égards vis-à-vis de ceux qui rallient le drapeau !

Le colonel venait à peine de se mettre en selle, que le Maréchal partait au galop, pour presser l’entrée en ligne de la division Bisson.

La bataille, en effet, s’engageait et s’annonçait acharnée.

Jean Cardignac dut suivre le Maréchal aux grandes allures, et je ne vous cacherai pas, mes enfants, qu’ayant, depuis deux ans déjà, cessé de pratiquer cet art si utile de l’équitation, il eut quelque peine, pendant la première heure, à retrouver son assiette.

Mais l’intérêt croissant avec lequel il suivait le développement de la bataille, l’empêcha d’y songer. Il assista d’abord au recul du 2e Corps français, à la charge des cuirassiers de la Garde, sous les ordres du brave général du Preuil, puis au mouvement offensif du Corps du Maréchal Canrobert, qui eût pu, s’il avait été appuyé par les troupes dont disposait Bazaine, rejeter les Prussiens dans les ravins d’où ils essayaient de déboucher.

Mais Bazaine, dont l’idée fixe était de se replier sous les murs de Metz, pour y rester, avec son armée, l’arbitre de la France après la chute de l’Empire, Bazaine ne voulait pas d’une victoire, et la situation demeura indécise : les Allemands pour sauver leur 3e Corps de l’attaque furieuse du Maréchal Canrobert, demandèrent à leur tour à leur cavalerie de se sacrifier, et c’est alors qu’eut lieu cette charge de la brigade Bredow (7e cuirassiers et 16e hulans) qui porte encore en Allemagne le nom de Todtenritt (chevauchée de la Mort) et qui — il faut toujours rendre hommage au courage d’un ennemi — est le digne pendant de la charge de nos cuirassiers à Reischoffen.

Ce jour-là, mes enfants, ce Maréchal Bazaine qui, plus tard, fut condamné

Charge de la brigade Bredow.
à mort par le Conseil de guerre de Versailles pour avoir capitulé sans avoir fait tout ce « que prescrivaient le devoir et l’honneur », ce Maréchal, dis-je, fut soudainement entouré par des hussards allemands ; un sous-officier prussien le poursuivit, galopa à côté de lui jusqu’à la route de Rezonville et

faillit le faire prisonnier ; ce fut le 3e bataillon de chasseurs à pied qui le sauva.

Que fût-il arrivé si ce sous-officier avait réussi à prendre ou à tuer le chef misérable qui déjà complotait la livraison de son armée et la trahison de sa patrie ? Nul ne le sait ; mais comme le commandement fût passé par là même aux mains du vaillant Canrobert, on peut être sûr que ce grand soldat, dont le nom était synonyme de loyauté et d’honneur, n’aurait jamais signé la capitulation de Metz.

C’est ainsi, vous le voyez, qu’à certaines heures de l’histoire, les destinées d’un pays tiennent quelquefois tout entières entre les mains d’un soldat obscur.

À quatre heures du soir, le Maréchal Bazaine donnait l’ordre au Maréchal Canrobert d’arrêter son mouvement en avant. C’était l’heure où les Allemands épuisés, manquant de munitions, commençaient à plier ; où leurs batteries ne tiraient plus ; où la 6e division prussienne, démunie de cartouches, battait en retraite au pas de course ; où s’offrait en un mot l’occasion unique de faire expier à l’ennemi son audacieux mouvement d’enveloppement.

Encore une fois, Bazaine arrêta tout, donna au 10e Corps prussien le temps d’arriver et au Prince Frédéric-Charles celui d’accourir à franc-étrier de Pont-à-Mousson, et de diriger la bataille.

En vain, nos soldats frémissent d’impatience ; en vain la division de Cissey, quoique marchant depuis le matin par une chaleur torride, écrase complètement dans le ravin de Mars-la-Tour la brigade Wedell[3], l’action reste indécise et un effroyable engagement de cavalerie, célèbre dans les annales de la guerre, termine cette lutte où trente-trois mille hommes, la population d’une ville, sont tombés de part et d’autre.

Le colonel Cardignac fut témoin du désespoir du maréchal Canrobert, lorsqu’il fut obligé de s’arrêter en plein succès, et de sa colère lorsque, le lendemain, il reçut l’ordre de se replier sur Metz.

La journée du 17 se passa à exécuter ce mouvement de repli sur le camp retranché. Elle permit à l’ennemi d’achever le sien en nous coupant, cette fois pour toujours, de Verdun, dont la route, le 16 au soir, était encore ouverte ; elle fut fatale à la France : elle allait amener la défaite sanglante et définitive du 18 août.

Le colonel Cardignac avait eu raison d’espérer un commandement à la suite de la première bataille : les vides à combler au 6e corps, après Rezonville, étaient nombreux ; il reçut le commandement de l’artillerie de la 3e division (Levassor-Sorval).

Sa satisfaction redoubla en retrouvant, le 17 au soir, dans l’une de ses deux batteries, le brave Mahurec qu’il n’avait pas revu le 16, et qui s’était tiré, sans une blessure, de cette effroyable tuerie.

— Notre artillerie n’est pas si en retard que vous le disiez, mon colonel, dit le Breton ; mon « Yvonne » n’est plus une pièce de quatre : c’est une mitrailleuse. Je ne savais même pas comment ça se chargeait il y a quarante-huit heures, mais les servants m’ont appris ça vivement, et vous savez, quand on est à bonne portée, ça fait de la belle besogne…

— Oui, dit le colonel, mais il faut être à belle portée, à 1.800 mètres au plus, et surtout il ne faut pas avoir affaire à des canons Krupp, car on n’en mène pas large : ils vous démolissent, à 3.000 mètres, une batterie de mitrailleuses sans qu’elle puisse répondre.

— Ça c’est vrai ; mais sur l’infanterie, si vous aviez vu ça, hier, mon colonel, ça fauchait les rangs comme des épis de blé. Nos hommes les appellent des « moulins à café ». M’est avis que mon « Yvonne » va avoir bientôt l’occasion d’en « moudre » encore une fois.

— Demain, probablement, mon brave Mahurec : je viens de recevoir l’ordre d’occuper à la pointe du jour une hauteur, là-bas à droite, près d’un village appelé Saint-Privat ; et je serais bien surpris si la bataille n’était pas encore plus acharnée que celle d’hier.

— À la grâce de Dieu, mon colonel, fit le Breton en se signant ; on fera de son mieux.


Pendant la nuit qui précéda cette journée décisive, le colonel Cardignac se retourna en vain sur la couchette en peau de mouton qui lui servait de lit dans une petite auberge du village de Saint-Privat. Il ne put trouver le sommeil, et, se levant, il écrivit à sa femme.

Après lui avoir raconté brièvement les péripéties de son voyage, il terminait ainsi :

« Ma Valentine, tu as été ma compagne bien-aimée, mon ange gardien, ma consolatrice aux heures difficiles ; sois bénie pour le bonheur que tu m’as donné dans une vie déjà longue ; un secret pressentiment me pousse à te l’écrire ce soir. Si le dernier jour de cette vie est près de sonner, laisse-moi te redire encore une fois mon dernier vœu :

« Élève notre Georges dans le culte de l’honneur, de cet honneur militaire qui est la devise des Cardignac ; surmonte tes angoisses maternelles et laisse se développer librement en lui la vocation si marquée qu’il montre pour notre carrière. Car, tu peux m’en croire, à l’heure où peut-être je termine la mienne, à l’heure où, comme le voyageur au bout de sa course, je jette un coup d’œil sur le chemin parcouru, je n’en vois pas qui soit aussi belle, aussi digne de tenter un noble cœur.

« S’il veut te quitter, emporté par l’élan de son âme, par sa fière jeunesse, par son amour instinctif du danger, sacrifie-toi une fois de plus ; laisse-le venir à moi. Je serai fier de lui en le voyant arriver, et dans sa tombe son grand-père, le petit tambour de Valmy, tressaillira en se reconnaissant dans notre Georges !

« Adieu, ma bien-aimée compagne ; que Dieu, qui peut-être m’attend, te donne le courage et nous réunisse un jour ! Mes plus tendres baisers pour notre Georges et pour toi. »

« Jean. »

« Saint-Privat, 17 août 1870. »


Comme s’il se fût soulagé en écrivant cette lettre qui était presque un adieu, Jean Cardignac s’endormit profondément.

Ses pressentiments ne le trompaient pas ; mais ce qu’ils ne lui disaient point, c’est que son Georges, arrivé à Metz la veille par un des derniers trains circulant encore entre cette ville et Verdun, parcourait à cette heure la ville et les camps, cherchant son père avec une ardeur fiévreuse.

Il semblait que, poussé par une instinctive divination, cet enfant qui commençait la troisième génération de notre Famille de soldats eût senti que l’heure était venue pour lui de donner à l’armée un nouveau Cardignac, en remplacement de celui qui allait mourir !

  1. Aujourd’hui général.
  2. Salut à toi au jour de la victoire !
  3. C’est dans le cours de cette lutte si chaude, que fut pris l’un des trois drapeaux du 16e régiment prussien, par le sous-lieutenant Chabal, du 57e de ligne. Il est aujourd’hui suspendu à la voûte des Invalides, « plus précieux certainement à lui seul, dit le commandant Rousset, que les quarante-cinq drapeaux livrés, le 27 octobre suivant, à l’ennemi, par un soldat indigne ».