Histoire d’une famille de soldats 2/E

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Delagrave (p. 419-444).


épilogue




Le 19 août 1870, aux premières heures de l’aube, un funèbre cortège sortait de Metz par la porte de France, et, s’engageant lentement sur le chemin de Devant-les-Ponts, gravissait les hauteurs de Plappeville, se dirigeant vers Amanvilliers.

C’était un long défilé de voitures recouvertes de bâches brunes et portant la croix de la Convention de Genève.

Des infirmiers, des soldats du train, des Frères des écoles chrétiennes marchaient le long du convoi ; sur les sièges, près des conducteurs, des Sœurs de charité, assises, égrenaient des chapelets.

Des médecins militaires chevauchaient le long de la colonne et pressaient la marche des fourgons ; car elle était abondante, la lugubre moisson de blessés là-haut, sur les plateaux.

En avant de la première voiture, un maréchal des logis d’artillerie marchait à grandes enjambées ; sa tunique était couverte de boue et un bandeau sanglant entourait son front ; les yeux fixés sur la sombre dentelure des bois, il boitait en marchant, et de temps en temps la douleur lui arrachait un hurlement ; il se baissait alors, jetait avec un bidon quelques gouttes d’eau sur un pansement qui lui serrait la jambe au-dessous du genou, et repartait, les poings serrés, les traits contractés par la souffrance.

C’était Mahurec.

Derrière lui, Georges Cardignac, très pâle, hâtait le pas ; avec ses yeux rougis par les larmes, ses traits altérés par deux nuits d’insomnie, il avait vieilli de dix ans depuis huit jours.

— C’est encore loin, Mahurec ? demanda-t-il au moment où, s’engageant dans une profonde vallée, le fourgon de tête obliquait à droite sur Amanvilliers.

— De l’autre côté des bois, Monsieur Georges.

— Il est épais, le bois, de ce côté-ci ?

— Je crois que oui, mais ce n’est pas par ce chemin-là que nous sommes revenus, hier soir ; et puis, à vous dire vrai, dans cette affreuse bagarre-là, je ne sais plus si j’ai marché longtemps…

Une clairière s’ouvrit ; le jour montait, mais le sol était couvert d’une brume grisâtre qui ressemblait à de la fumée, et, confusément, à travers ce voile, des centaines de petites tentes apparurent à droite et à gauche de la route. Dans les intervalles, des corps étendus les uns contre les autres formaient des taches sombres. Au bord du fossé, une longue file de faisceaux se perdait dans la brume, et Georges distingua, supporté par deux de ces faisceaux, un étui noir d’où sortait une aigle dorée : c’était un drapeau ; la sentinelle qui devait veiller sur lui s’était abattue sur le sol, son fusil près d’elle. Une immense fatigue planait sur tous ces camps épars où dormaient d’un sommeil de plomb, dans le pêle-mêle des régiments, les survivants de Saint-Privat.

Le convoi s’était de nouveau engagé dans le bois ; le maréchal des logis s’arrêta.

— Vous n’arriverez jamais, Mahurec, fit Georges suppliant ; pourquoi ne voulez-vous pas monter dans une voiture ?

— J’arriverai, dit le Breton, et il martela ce mot d’un air têtu… La balle est sortie, fit-il en montrant sa jambe, c’est le principal… Seulement, dans ce moment-ci, j’ai comme un éblouissement.

— Montez en voiture, insista Georges. Si tout à l’heure vous tombez… comment ferai-je, moi, pour le retrouver tout seul.

Et la voix de l’enfant s’étrangla en prononçant ces derniers mots.

Car vous l’avez deviné, mes chers enfants, Georges cherchait son père, le colonel Cardignac, resté là-haut, sur le terrible champ de bataille où s’était jouée, la veille, entre les deux armées, la partie suprême.

Comment le retrouverait-il, le colonel ? Était-il blessé seulement ?


Vous ne laisserez pas votre vieux Maréchal tout seul !…

Dans ce cas, il avait peut-être été ramassé déjà par les Allemands, car leurs services sanitaires avaient dû explorer le terrain de la lutte pendant toute la nuit.

Seulement, l’ennemi avait lui-même tant de blessés, qu’il avait dû commencer par ramasser les siens.

Et à cette heure, le père de Georges était peut-être encore là, étendu au milieu de l’amoncellement de sacrifiés de l’héroïque 6e Corps. Mais s’il n’était pas blessé… s’il était… Et une sueur froide inonda l’enfant, lorsque surgit le mot fatal des profondeurs de sa pensée.

— Marchons, Mahurec, fit-il avec angoisse.

Déjà, le Breton, domptant la douleur et serrant les dents était reparti… Il voulait marcher, disait-il, pour se tenir éveillé ; car, s’il montait en voiture, il était bien sûr de son affaire : endormi ou évanoui, ce serait l’histoire de cinq minutes ; et, vrai… ce n’était pas le moment !

Il marcha une demi-heure environ, puis le convoi sortit du bois ; le jour montait ; à quelque distance, une masse informe apparut.

— Amanvilliers ! dit un médecin.

— Alors, ça n’est pas encore ici, fit Mahurec, parce que je m’en rappelle bien : quand ça a commencé, le colonel m’a montré un gros village à notre gauche ; il m’a dit : « Ça, c’est Amanvilliers : c’est Ladmirault qui le défend, ça sera bien défendu. »

— Et vous, où étiez-vous ?

— À Saint-Privat, le village d’après ; et tenez, vous voyez Amanvilliers. Monsieur Georges, la moitié du village est par terre, eh bien, il est censément bien conservé en comparaison de ce qu’était Saint-Privat quand nous l’avons quitté : il n’en reste plus pierre sur pierre. Pendant trois heures. !… c’est long trois heures, Monsieur Georges… des centaines de canons ont tiré dessus de trois côtés de l’horizon… Le ciel était rouge, rouge, on aurait dit une fournaise… il tombait de la fonte comme si le bon Dieu l’avait jetée à pleines mains des hauts fourneaux du ciel ! C’était terrible !…

Il se tut ; l’évocation du sombre tableau lui avait fait oublier la douleur, il poursuivit :

— Oui, c’était terrible, mais c’était beau aussi, allez, Monsieur Georges, et je vivrais cent ans que je n’oublierais point ce que j’ai senti, en voyant le Maréchal à pied, passant derrière les tranchées, devant les bataillons, au milieu de nos pièces. Il serrait la main des blessés, il encourageait les tireurs, et surtout il regardait à droite, là-bas, du côté de Roncourt. Il avait un pli au front et passait sa main dans ses longs cheveux. Il était soucieux, c’est sûr, mais je l’entends encore dire d’une voix tranquille : « Il faut tenir, mes enfants, tenir… jusqu’au dernier… Moi, je vous préviens, je ne m’en « vais pas, vous ne laisserez pas votre vieux Maréchal tout seul !… » Ah ! celui-là, Monsieur Georges, c’était un homme !

— De quel Maréchal parlez-vous, Mahurec ?

— De Canrobert, parbleu ! s’écria le Breton en s’arrêtant les poings serrés, il n’y en a qu’un… c’est pas Bazaine, bien sûr, qui aurait fait cela : nous ne l’avons pas vu de la journée, celui-là… Si seulement il avait envoyé du secours, mais rien, rien n’est venu ; alors, vous comprenez, tout a une fin… les fusils encrassés ne partaient plus, nous n’avions plus de munitions, plus de gargousses !… c’est le général Ladmirault qui nous a prêté les dernières… les Prussiens armaient de partout, comme des loups qui hurlent à la mort… à la clarté de l’incendie de Saint-Privat, on les voyait accourir par milliers sur notre droite ; nous allions être coupés… il a bien fallu déguerpir… j’ai vu notre pauvre Maréchal entraîné par son État-major ; des chasseurs de Du Barail ont attelé nos mitrailleuses comme ils ont pu, parce que tous nos chevaux étaient tués depuis six heures, et nous sommes tous partis… J’ai été roulé dans un flot de soldats du 4e de ligne… je les vois encore : leurs baïonnettes étaient toutes rouges, ils arrivaient de Roncourt… moi, je ne voulais pas quitter ma pièce, vous comprenez… Elle faisait des bonds en passant par dessus des tas de blessés et de morts ; je courais à côté d’elle ; c’est à ce moment-là que j’ai reçu une balle dans la jambe… ç’a m’a fait l’effet d’un coup de fouet.

Il s’arrêta de nouveau et un gémissement sourd lui échappa, aussitôt comprimé. Puis il repartit.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ? demanda l’enfant.

— Le colonel ?… fit Mahurec en baissant la voix, car il s’était enfiévré en racontant ; la dernière fois que je l’ai vu, c’est quand la division du général Du Barail a voulu charger et qu’elle a été tout de suite arrêtée par les obus ; nous n’avions plus de gargousses ; le colonel nous a crié : « Les canonniers vont se porter en avant des pièces et tirer avec les mousquetons. » Puis, je l’ai vu donner un ordre à un capitaine qui est tombé à ce moment-là, et moi comme j’avais encore quelques cartouches de mitrailleuse en réserve, je me suis occupé d’Yvonne et je n’ai plus revu le colonel.

— Alors, vous ne l’avez pas vu tomber ? fit anxieusement l’enfant.

— Non… Seulement, ajouta le Breton avec une hésitation dans la voix… quand nous avons été en bas, de l’autre côté du bois, j’ai retrouvé un lieutenant de ma batterie, M. Gilquin et, comme je lui demandais s’il avait des nouvelles du colonel, il m’a répondu… Mahurec s’arrêta, il n’osait plus parler.

— Dites-moi ce qu’il a répondu, Mahurec, dites je vous en prie, fit l’enfant d’une voix suppliante… j’aime mieux savoir.

— Il croit qu’il l’a vu tomber au moment où les Allemands ont donné l’assaut… il croit… il n’est pas sûr…

— Peut-être, fit Georges en refoulant un sanglot, est-il tombé parce que son cheval était touché.

— Son cheval ! fit le Breton en hochant la tête ; il y avait longtemps qu’il ne l’avait plus et que personne n’en avait plus dans la batterie… Non, Monsieur Georges, il était à pied… Mais voyez-vous, j’ai dans l’idée qu’il n’est que blessé… il faut avoir de l’espoir… voyez-vous.

Le convoi venait de s’arrêter devant la tranchée du chemin de fer alors en construction. Georges, le cœur étreint par une angoisse indicible, regarda autour de lui ; pour la première fois les traces de la lutte le frappèrent : sacs et fusils, képis et casques, chevaux morts et voitures brisées s’éparpillaient dans les champs.

Soudain, comme il se portait derrière Mahurec en avant du convoi, des cris rauques aussitôt répercutés comme par des échos très proches, mais modulés sur des tons différents jaillirent dans la brume.

— Wer da ?

C’étaient les avant-postes de la Garde prussienne, de cette garde fameuse qui avait trouvé son tombeau à Privât et dont les débris, la veille, à la nuit noire, étaient entrés dans Amanvilliers en flammes.

Des ombres émergèrent : on veillait dans l’armée victorieuse ; un des médecins du convoi s’avança et parlementa un instant ; puis, un officier allemand arriva et d’une voix brève, en un français haché, ordonna de faire halte jusqu’à ce que parvînt du quartier général l’autorisation de relever les blessés dans les lignes prussiennes.

Mahurec eut un geste de colère et s’assit sur un affût brisé, au bord de la route.

— Si j’étais sûr que nous attendions là un bout de temps… dit-il, je m’arrangerais un peu mon pansement, parce que je crois bien que le sang s’est remis à couler.

— Il faut l’arranger, Mahurec, dit Georges, je vais vous aider ou peut-être qu’un des médecins qui sont là…

Mais une longue silhouette venait de surgir devant eux : c’était un prêtre, un jeune prêtre. Sa soutane couverte d’une boue sanglante, ses cheveux en désordre, l’altération de ses traits montraient assez comment il avait passé la nuit : il avait parcouru le champ de bataille, traversant les lignes allemandes, grâce à son costume, cherchant à surprendre parmi les corps immobiles, un reste de vie, passant des morts aux blessés, aidant les agonisants à mourir.

Il se nomma : il s’appelait d’Ormesson ; Georges connaissait ce nom, il appartenait à une vieille famille française qui avait donné à l’armée, au clergé, à la diplomatie, d’illustres enfants. Sorti de Saint-Cyr quelques années auparavant comme sous-lieutenant, le jeune homme s’était senti soudain emporté par une vocation religieuse irrésistible et avait été ordonné prêtre ; mais quand la guerre avait éclaté, il était revenu prendre place au milieu de ses compagnons d’armes ; il était aumônier à la 4e division du Corps Canrobert.

Sa figure fine et aristocratique, ses yeux noirs et profonds, la mélancolie douce épandue sur sa physionomie, attiraient la sympathie. Il avait entendu les derniers mots de Georges.

— Laissez-moi vous refaire ce pansement, mon ami, dit-il en s’agenouillant devant Mahurec.

Et bien que le Breton s’en défendît, il déroula avec d’infinies précautions la bande de toile qui enveloppait le membre blessé, mit la plaie à nu, et aidé d’un infirmier qui s’était approché, la lava avec soin. Quelques minutes après, le pansement était refait avec une parfaite dextérité.

— J’ai la jambe moins raide, fit Mahurec ; merci mille fois, Monsieur l’aumônier.

Ce dernier reprit :

— Ce n’est pas tout ; il ne faut plus marcher avec une pareille blessure, car elle commence à s’enflammer, sans compter que vous en avez une autre à la tête.

— Oh ! celle-là, ce n’est rien ; une éraflure, un culot d’obus qui m’a frisé ; cinq centimètres plus bas, il me décapitait… ce que c’est, d’avoir de la chance ! Pauvre colonel, s’il pouvait en avoir eu autant !

— C’est de votre colonel que vous parlez ? demanda le prêtre.

— Oui, Monsieur l’abbé, et en même temps du père de M. Georges Cardignac.

L’aumônier se tourna vers le jeune homme ; absorbé par les soins donnés au blessé, il ne l’avait pas remarqué.

— Vous êtes le fils du colonel Cardignac… de l’artillerie ? demanda-t-il.

— Oui, Monsieur l’aumônier.

— Vous habitez Metz ?

— Non… Le Havre.

— Et vous êtes venu du Havre pour le chercher ?

— Je suis venu pour m’engager ; c’est en arrivant que j’ai appris que père était blessé.

— Blessé ! répéta le prêtre.

Il y eut un silence.

— Le connaîtriez-vous ? demanda Georges.

— J’ai entendu prononcer son nom pour la première fois, il y a deux jours seulement ; il venait prendre un commandement d’artillerie au 6e Corps.

— Et pendant la bataille, l’avez-vous vu ?

— Oui, fit l’aumônier, après une seconde d’hésitation ; il a, n’est-ce pas, de fortes moustaches blanches ? Je crois l’avoir remarqué avec les batteries sur une hauteur qui sépare Saint-Privat de Roncourt.

C’est bien cela, Monsieur l’aumônier, s’écria Mahurec, c’est bien là que nous étions… nous y sommes restés jusqu’à six heures.

— Alors, mon enfant, fit tristement le prêtre, votre père était bien exposé… peut-être pourrai-je vous être utile dans vos recherches, ajouta-t-il ; si vous le permettez, je vais vous accompagner.

Oh ! merci, merci, Monsieur l’aumônier ; et vous, Mahurec, fit le jeune homme, vous allez pouvoir vous reposer et nous attendre ici.

— Jamais de la vie, fit le Breton.

Et comme le convoi repartait, il se leva, étouffa un cri de douleur et toujours boitant se remit en marche.

Les lignes allemandes franchies, le convoi se scinda en deux sections ; l’aumônier et ses deux compagnons prirent avec l’une d’elles le chemin de Saint-Privat.

Déjà les corvées allemandes étaient partout en mouvement, relevant les morts ; des toitures, des cacolets, des brancardiers coiffés du bonnet à cocarde allaient et venaient ; les cadavres étaient apportés au-bord de la route et alignés comme à l’exercice ; des officiers prenaient des notes ; des soldats, en tenue de corvée, creusaient des tranchées profondes… et Georges, émotionné au plus haut point, se sentit défaillir.

Le prêtre devina l’impression que ce spectacle faisait sur son jeune compagnon, et, pour l’obliger à regarder au loin :

— Voyez là-bas, mon enfant, dit-il, ce village sur les dernières pentes en avant d’un bois : c’est Saint-Ail, et cet autre un peu plus loin sur la droite, c’est Sainte-Marie-aux-Chênes. Il y a eu là un combat acharné. L’histoire en parlera. Le brave colonel de Geslin était là avec le 94e ; il a tenu contre des masses dix fois supérieures, et, au moment où, de Saint-Privat, nous le pensions tué ou pris avec tout son monde, il a pu ramener les débris de son régiment à Roncourt.

Mais c’est ici, sur les pentes que vous voyez là, en avant de Saint-Privat, c’est ici que le spectacle a été terrifiant…

— Vous y étiez, Monsieur l’aumônier ?

— Oui, c’était ma place… J’ai vu sortir dix, puis vingt, puis trente bataillons prussiens de Saint-Ail et de Sainte-Marie-aux-Chênes… la terre en était noire et pour leur en ouvrir l’accès, leurs canons tonnaient avec rage contre Saint-Privat ; mais personne parmi nous ne faisait attention aux canons… nos soldats postés derrière les murs, aux fenêtres des maisons et jusque sur les toits, attendaient, le doigt sur la détente. Il était cinq heures. Le Maréchal avait recommandé de bien viser… de les laisser s’approcher… ils étaient à mille mètres ; je vois encore les compagnies alignées, les officiers devant ; leurs sabres scintillaient. Tout à coup la fusillade se mit à crépiter de notre côté… cinq minutes après, ils étaient cloués sur place ; on voyait les bataillons tourbillonner, des rangs entiers s’abattre. Quelle effroyable tuerie ! un blessé près de qui je me trouvais à ce moment,


Georges venait de reconnaître son père.

se leva sur son séant pour regarder et se mit à battre des mains ; puis j’entendis

la voix du Maréchal passant derrière les lignes : « C’est bien, mes enfants, maintenant, ménagez vos cartouches pour tout à l’heure. »

— Oh ! oui, Monsieur l’abbé, s’écria Mahurec, oui, vous l’avez entendu comme moi. — C’est un vrai brave, celui-là !

Il y eut un silence, puis l’abbé étendit le bras plus à droite :

— J’ai bien cru à ce moment-là que les Prussiens n’arriveraient pas à enlever notre position, poursuivit-il, mais ils étaient trop et pendant que nous faisions face par ici, des régiments et encore des régiments nous tournaient là-bas, par Auboué, Montois, Roncourt. On voyait leurs lignes noires gagner, gagner sur notre flanc comme une inondation ; puis vers sept heures et demie les obus sont arrivés de par là, enfilant nos lignes… ça a été le commencement de la fin… Tenez… nous sommes arrivés… voilà ce qui reste de Saint-Privat !

Le malheureux village en effet n’avait plus une maison debout, l’église seule avait résisté ; des pans de murs calcinés se dressaient, lamentables au milieu de décombres fumants ; les rues étaient obstruées par mille débris et les fourgons du convoi qui devaient aller plus loin à Roncourt, se mirent en devoir de contourner le village.

— L’artillerie était là sur ce mamelon, dit le prêtre.

— Vite, Monsieur l’aumônier, allons-y, fit Georges ; et son trouble était tel, en arrivant au terme de ce lugubre pèlerinage, que ses dents claquaient ; il semblait en proie à une fièvre ardente.

Soudain le prêtre s’arrêta… À quelque distance, un groupe de brancardiers allemands venait de passer, se dirigeant vers l’église ; sur les brancards, l’aumônier distingua des dorures, des épaulettes.

— Mon enfant, dit-il, vous allez m’attendre ici ; les Allemands transportent, je crois, dans l’église, les officiers qu’ils ramassent… je vais jeter un coup d’œil et je reviens.

Les quelques minutes pendant lesquelles Georges attendit, lui parurent interminables. Quand le prêtre reparut, l’enfant n’eut qu’à le regarder pour comprendre et jeta un cri déchirant…

— Vous l’avez vu ?

— Armez-vous de courage, mon enfant.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… est-ce possible ?… Alors, il est là ? fit Georges en sanglotant.

Ils entrèrent dans l’église, tête nue ; les murs étaient troués par les obus, l’autel effondré et des débris de vitraux jonchaient les dalles.

Au milieu du chœur, une trentaine de corps étaient étendus côte à côte, Généraux, colonels, officiers supérieurs français et allemands confondus, dans leurs uniformes aux galons ternis, aux étoiles maculées, leurs sabres auprès d’eux.

Et soudain Georges se précipita en sanglotant et s’agenouilla auprès d’un de ces nobles morts.

Il venait de reconnaître son père.

Le colonel Cardignac avait reçu une balle en plein cœur : un filet de sang avait coulé le long de sa croix ; sa figure était calme et, les yeux fermés, il semblait dormir.

Haletant, la poitrine soulevée par des sanglots convulsifs, Georges, penché sur le corps de son père, l’embrassait, l’appelait !…

Un soldat allemand, en sentinelle dans un des bas côtés de l’église, s’approcha ; mais l’abbé d’Ormesson lui dit quelques mots à voix basse et le soldat s’éloigna sur la pointe des pieds, comme s’il eût craint de troubler le cruel deuil de cette âme d’enfant.

Ainsi, c’était pour arriver au sommet de ce calvaire, que Georges avait quitté le foyer désert, avait brisé le cœur de sa mère, en partant malgré ses supplications !

Pendant quelques minutes, il pleura, cria, implora ; puis, devant ce visage immobile et déjà revêtu de la majesté calme de la mort, il se tut ; une ardente prière monta à ses lèvres, puis le front dans ses mains, il songea à sa mère qu’il avait laissée là-bas, et qu’il ne reverrait plus que couverte du long voile des veuves.

Dans ce moment terrible, il revécut comme en un rêve les dernières heures de son séjour au foyer paternel.

Quel pressentiment l’avait poussé à le quitter ?

Comment avait-il pu, lui, enfant soumis et tendre la veille encore, signifier à sa mère, comme il l’avait fait, sa volonté de partir ?


Il revit la scène : une mauvaise nouvelle, l’annonce d’une grande défaite, avait paru ce soir-là dans un journal anglais ; d’après le Times, l’armée française se trouvait dans une position critique : coupée de la Moselle, avec deux corps d’armée anéantis… c’était la version que les Anglais, toujours favorables aux plus forts, donnaient du combat glorieux de Borny… Puis le même soir, une lettre de Pierre était arrivée à Paris : il venait, sur sa demande, de passer capitaine commandant au 1er  régiment de chasseurs d’Afrique et s’apprêtait à rejoindre son corps à Verdun, avec un cadre de sous-officiers et de brigadiers tiré des chasseurs de la Garde… Dans deux jours, il aurait quitté Paris et demandait au colonel de donner l’hospitalité à sa chère Margarita et à Mme Renucci… Il ajoutait que le gâchis augmentait, que l’affolement régnait dans la capitale et que tout lui semblait aller de plus en plus mal…

Après la lecture de cette lettre, Georges s’était levé, en proie à une véritable exaltation ; il avait rappelé à sa mère l’engagement formel qu’il avait pris : « Père, je te rejoindrai. »

Le colonel l’avait embrassé sans mot dire… donc il l’approuvait !…

Toute en larmes, elle l’avait supplié de renoncer à ce projet : il n’était qu’un enfant… on n’accepterait pas son engagement ; n’était-ce pas assez que son père fût parti ? que deviendrait-elle, seule, avec ses inquiétudes ?

Mais, poussé par une force invincible, il avait eu le courage de résister, répétant nerveusement : « Je m’engagerai ; je m’engagerai. »

Alors elle avait ordonné ; mais, à sa défense, il avait opposé la volonté de son père dont il était sûr, l’exemple de son grand-père auquel elle ne pouvait rien objecter et, le lendemain, il était parti.

Georgewitz avait voulu le suivre, mais celui qu’il considérait comme son jeune maître lui avait ordonné de rester auprès de Mme Cardignac ; et, le cœur gros, le petit Russe, comme on l’appelait toujours, avait obéi.

À Paris, Georges avait pu voir Pierre Bertigny avant son départ : il l’avait trouvé très troublé par cette atmosphère de méfiance qui régnait dans la grande ville, mais content néanmoins de retourner aux chasseurs d’Afrique, et surtout de servir sous les ordres du général Margueritte qu’il connaissait. Quant à Margarita, elle était désespérée de cette cruelle séparation et Georges l’avait, de la part de sa mère, engagée à rallier le Havre au plus vite avec Mme Renucci, pour y unir leurs solitudes.

Enfin, le soir même, le fils du colonel Cardignac était monté dans un train pour Metz, un train militaire, comme celui où son père avait trouvé place.

Un sergent l’avait interpellé : « Je vais m’engager », avait répondu Georges ; puis il était tombé brisé par l’émotion et la fatigue sur la banquette, et les soldats l’avaient laissé dormir. Quand il s’était réveillé, le train entrait dans la gare de Metz ; c’était le 16 août au matin, et quelques heures après tonnait le canon de Rezonville qui coupait la voie aux trains suivants.

Comment il avait passé cette cruelle journée, il n’en avait, plus qu’un vague souvenir : il avait erré, sans arrêt, interrogeant des soldats, des officiers. Nulle part, pendant la bataille, il n’avait trouvé trace du nom de son père ; mais, le lendemain, étant allé à l’arsenal et ayant intéressé à son sort un garde d’artillerie, il avait trouvé sur un bon de munitions la signature du colonel donnée le matin même ; il n’avait donc pas été blessé le 16 et, du même coup, Georges apprit qu’il était nommé à un commandement d’artillerie au 6e Corps.

Avec cette indication, il allait le trouver le lendemain sans difficulté.

Mais le lendemain 18, c’était la bataille de Saint-Privat.

Et de nouveau, toute la journée, il avait couru ; dès la première heure, il était monté au fort Saint-Quentin dont la masse imposante domine la Moselle. Peut-être que là il saurait quelque chose ; on n’avait pu lui dire où était le 6e Corps, mais on lui avait montré, à Plappeville, la maison où se tenait Bazaine : les chevaux attendaient sellés à la porte, des estafettes armaient au galop et repartaient aussitôt ; c’étaient les messagers qu’expédiait coup sur coup le malheureux Canrobert, débordé par plus de cent mille hommes.

Et en entendant cette canonnade qui faisait rage et illuminait l’horizon, il s’était demandé, lui, l’enfant ignorant des choses de la guerre, pourquoi le généralissime qui commandait cette armée si furieusement engagée, n’allait pas la rejoindre, comment ces chevaux restaient toujours sellés à la porte ?

À cinq heures pourtant il avait vu sortir Bazaine ; mais, à sa grande surprise, il était parti du côté opposé à la bataille ; il était entré au fort Saint-Quentin et s’était amusé lui-même à pointer une pièce sur Jussy… Puis, rentré dans son salon ; il avait déclaré que « la journée était finie ».

Elle était finie, en effet, et la suprême bataille perdue ; que maudite soit la mémoire de cet homme, mes enfants ! Il avait la plus belle armée du monde, il pouvait sauver son pays, disputer au moins la victoire ; il ne fit rien, couva de ténébreux projets et trahit ses soldats. Or, s’il est un crime infamant sur la terre, c’est celui du traître !

Le soir venu, Georges avait assisté, terrifié, à la retraite du 4e Corps et avait été emporté dans la déroute des régiments ; puis, à la nuit close, au moment où les derniers grondements du canon de l’ennemi se mouraient sur l’infernal plateau, il s’était trouvé par hasard au milieu des campements du 6e Corps ; de bivouac en bivouac, il avait fini par tomber sur l’artillerie, près du hameau du Sansonnet, et comme Mahurec n’avait pas abandonné sa pièce, c’est là qu’il l’avait retrouvé.

Vous jugez, mes enfants, de la surprise du vieux sous-officier en se voyant aborder dans l’obscurité par Georges Cardignac qu’il avait laissé avec sa mère, au Havre, quelques jours auparavant.

— Monsieur Georges ! c’est vous ! ah ! par exemple !

Mais à la première interrogation du jeune homme, il avait pâli sous ses linges ensanglantés ; le colonel… hélas ! il ne savait pas ; mais le lendemain, ils se joindraient à une ambulance et iraient chercher là-haut !

Et pendant le reste de cette terrible nuit, Georges avait pleuré et prié.

Ils avaient cherché, ils avaient trouvé !…

Maintenant c’en était fait : Georges allait entrer dans la vie sans soutien.

Le premier colonel Cardignac, celui qui avait été laissé pour mort sur le champ de bataille de Waterloo, avait survécu à ses blessures et pendant seize ans encore, il avait servi de guide et de conseil à ses deux fils.

De ces deux héritiers de son nom, l’un, Henri, avait déjà disparu, tué à l’ennemi, et voilà que l’autre, Jean, tombait à son tour au champ d’honneur dans une autre journée de Waterloo. Les descendants du premier des Cardignac avaient noblement suivi les enseignements paternels.

Et Georges, le dernier rejeton de cette famille militaire, restait seul, seul à un âge où, blottis à l’ombre du foyer, tant de jeunes gens ignorent encore les durs combats de la vie.

Mais un sang généreux coulait dans ses veines. Tant qu’il avait craint ou espéré, il avait donné libre cours à ses larmes ; mais devant la terrible réalité, devant le vide qui s’ouvrait subitement dans sa vie, il se ressaisit et le prêtre qui priait dans un coin, le vit soudain transfiguré. Son jeune visage refléta l’énergique résolution qui venait de se préciser au fond de son âme, et dans ses yeux bleus un éclair passa.

Georges détacha de la poitrine de son père la croix de la Légion d’honneur, relique arrosée de son sang et qu’il allait emporter ; il ôta de son propre cou la médaille d’or qu’il portait depuis le jour de son baptême et sur laquelle était gravé le nom de Cardignac ; pieusement, avec des attentions infinies, il la passa au cou de son père ; puis, étendant le bras :

— Père, dit-il d’une voix grave, je te jure de te venger !

Il déposa alors un long et dernier baiser sur le front du mort et se releva, le regard décidé :

— Monsieur l’aumônier, dit-il, permettez-moi de vous adresser une prière.

— Elle est exaucée d’avance, mon pauvre enfant !

— Ce que je viens de faire, c’est pour le reconnaître[1] plus tard, quand nous viendrons le rechercher avec mère !… Voulez-vous regarder où ils vont le mettre et remarquer l’endroit ? L’abbé d’Ormesson eut un geste triste d’assentiment, et le jeune homme poursuivit :

— Moi, je pars de suite ; je vais à l’armée de Mac-Mahon ; il est encore temps de passer et je ne veux pas perdre une heure… Adieu, Monsieur l’aumônier, adieu, mon bon Mahurec !

— Monsieur Georges, est-ce possible ? vous partez comme ça,… fit le vieux sous-officier, la figure bouleversée.

— Oui, Mahurec, si père pouvait encore parler, c’est le vœu qu’il formerait, j’en suis sûr, je le sais et je lui obéis.

— Mais, Monsieur Georges, si vous restiez ici, à l’armée du Rhin, si vous vous engagiez dans ma batterie, par exemple, vous ne seriez pas tout seul, et je pourrais peut-être…

— Non, fit vivement le jeune homme ; ici c’est fini, les Prussiens vont vous enfermer tout à fait, et moi je ne veux pas être prisonnier ; je m’en vais remonter du côté de Thionville et je trouverai bien moyen de regagner Châlons. Là, je rejoindrai Pierre Bertigny que vous connaissez bien et qui me conseillera. Après, à la grâce de Dieu !…

— Vous avez raison, mon enfant, dit le prêtre ; lui seul est le maître, le maître des nations et des hommes ! L’enfant avait eu, à cette heure de suprême inspiration, la vision


Costumes du début de la guerre de 1870. Officier d’état-major. Garde-mobile.

prophétique de la douloureuse agonie qui attendait la vaillante armée du Rhin !

Deux mois après la bataille de Saint-Privat, conduits par leur chef indigne à la plus sombre des catastrophes, les meilleurs soldats de France, des soldats aguerris, braves, dévoués, mais brisés par une inaction démoralisante et abattus par la famine, étaient livrés aux Prussiens.

Après des négociations qu’il serait trop triste de rappeler ici, le Maréchal Bazaine consentait à capituler, remettant aux mains de l’ennemi la place de Metz et ses forts, 3 maréchaux de France, 50 généraux, 6.000 officiers, 173.000 hommes, 1.400 pièces de canon, 23 millions de cartouches !

Et à cet immense butin il ajouta, ô honte ! mes enfants, 45 drapeaux !

Oui, et n’osant avouer qu’il obéissait à l’ordre formel de Frédéric-Charles, d’avoir à les livrer, il prescrivit aux colonels des régiments d’envoyer leurs drapeaux et étendards à l’arsenal de Metz, pour y être brûlés !

La plupart des chefs de corps obéirent, bien qu’une profonde émotion se fût emparée de l’armée en recevant cet ordre.

D’autres, soupçonnant la trahison qui se préparait, brûlèrent eux-mêmes leurs drapeaux.

Tels furent les généraux Lapasset, Desvaux, de Laveaucoupet et Jean-ningros.

Quelques-uns, mieux inspirés encore, découpèrent la soie en lambeaux minuscules et les distribuèrent à leurs officiers, sous-officiers et soldats. De ce nombre fut le colonel Giraud, du régiment des zouaves de la Garde, et aujourd’hui, ces morceaux sacrés, restitués en partie par ceux qui les avaient reçus en dépôt, forment à Tunis, dans la salle d’honneur du 4e zouaves, héritier des zouaves de la Garde, le drapeau de Metz reconstitué.

J’ai eu l’honneur, il y a dix ans, par ordre du colonel Jeannerod, de rassembler tous ces lambeaux renvoyés des quatre coins de France ; j’ai reçu des lettres touchantes des vieux soldats qui les avaient emportés en captivité, le 28 octobre, et ce vieux drapeau, je ne l’ai jamais regardé mes enfants, sans me reporter à l’heure fatale où les régiments de l’armée du Rhin durent se séparer de leurs aigles. Qu’ils durent souffrir les anciens de Crimée et d’Italie, eux qui les avaient vues resplendir au-dessus des bataillons victorieux !

Maintes fois, mes enfants, je vous ai parlé du drapeau. Souvent encore, je vous en parlerai : vous saurez plus tard, vous sentirez par vous-mêmes quelle place il tient dans un régiment, cette forteresse dont les remparts sont des poitrines humaines ; vers lui vont tous les regards à l’heure du danger à lui, se sont sacrifiées volontairement des milliers de nobles vies ! Un peuple qui a le culte du drapeau et de l’honneur dont il est le signé, ne meurt pas ; ayez-le, ce culte, mes enfants, pour que notre France vive ! proclamez-le bien haut, pour qu’elle se relève !…

Le 29 octobre à midi, de longues files interminables d’hommes hâves, sombres, amaigris, arrivèrent devant les régiments allemands qui les attendaient l’arme au pied, et défilèrent mornes et dignes devant leurs vainqueurs ; la captivité, une dure captivité de cinq mois, était au bout de cette première étape !


Ce soir-là, près du fort Saint-Quentin, une longue file de canons et de mitrailleuses s’alignaient sur les glacis ; une délégation d’officiers allemands devait venir en prendre possession à cinq heures. Deux officiers d’artillerie français causaient tristement à voix basse, attendant l’arrivée des vainqueurs, pour leur remettre les canons et les caissons suivant les clauses de la capitulation.

Soudain, du côté des bois, un sous-officier français d’artillerie parut ; il était grisonnant, portait une barbe inculte et montait un cheval de haute taille, à forte encolure, un de ces chevaux de grosse cavalerie comme en possédaient les régiments poméraniens ; à sa selle, était adapté un poitrail aux extrémités duquel des traits d’attelage roulés pendaient librement.

Ce sous-officier était Mahurec, le chef de pièce.

Mahurec guéri et sorti de l’ambulance depuis quelques jours seulement.

Où le Breton, démonté depuis longtemps, puisque la plupart des chevaux avaient été mangés, avait-il trouvé ce cheval ? ou plutôt quel coup de main le lui avait livré ? on ne le sut jamais ; qu’en voulait-il faire ? je vais vous le dire.

Il arriva au trot devant le parc d’artillerie, passa entre la ligne des pièces et celle des caissons, sauta à terre, prit sa monture par la bride et lentement parcourut le front des mitrailleuses devant les officiers étonnés.

Il examina chacune d’elles avec attention, se penchant pour en lire les numéros gravés sur les tourillons et tout à coup s’arrêta.

À certains détails de construction qui ne le trompaient pas, à certains poinçons ou chiffres qu’il connaissait par cœur, il venait de reconnaître Yvonne… sa pièce à lui… la dernière Yvonne qu’il eut servie ! Aussi calme que s’il se fût agi d’une manœuvre d’avant-train, il déroula les traits qui pendaient au poitrail de sa monture, en passa les crochets dans les poignées latérales de l’affût et non sans peine, car il boitait encore, il se remit en selle.

Un des deux officiers d’artillerie, s’avançant, l’interpella :

— Eh bien ! maréchal des logis, que faites-vous donc là ?

— Vous le voyez, mon capitaine, j’ai retrouvé ma pièce, je l’emmène…

— Vous l’emmenez ? fit l’officier abasourdi, où cela ?

— Là-bas ! répondit Mahurec en étendant le bras dans la direction d’Amanvilliers.

Et scandant ses mots :

— Je l’emmène, reprit-il, parce que je ne veux pas que les Prussiens la prennent.

— Vous ne voulez pas !… alors, c’est de vous-même, sans ordre, que vous enlevez cette mitrailleuse ?

— Oui, mon capitaine, je me suis juré que, moi vivant, elle ne tomberait pas entre leurs mains.

Les deux officiers se regardèrent et celui qui n’avait encore rien dit murmura :

— Pauvre homme… il est fou !.

— Oui, c’est un coup de folie, reprit l’autre, mais quel brave homme et combien je l’admire !

Tous deux se trompaient, mes enfants. Mahurec n’était pas fou, mais à cette heure atroce, où un Maréchal de France, revêtu de la plus haute dignité militaire, foulait aux pieds le devoir le plus saint, il avait été saisi, lui, l’humble maréchal des logis, d’un véritable délire patriotique en songeant que l’ennemi allait mettre la main sur cette chose sacrée pour lui, sur cette compagne de sa vie militaire, sur sa pièce !

Il n’avait plus qu’elle au monde ; toutes ses affections étaient parties depuis que la véritable Yvonne reposait là-bas dans un petit cimetière de Bretagne, depuis que le colonel Cardignac à son tour avait disparu de l’horizon de sa vie.

Sans doute il avait donné une pensée à son petit Yan resté au pays, mais tant d’enfants bretons ne connaissent point leurs pères, ravis de bonne heure par l’Océan !… et après avoir essuyé une larme au souvenir de l’orphelin, il était revenu à l’idée fixe qui l’avait empoigné lorsqu’il avait appris qu’on livrait tous les canons aux Prussiens.

Idée fixe qui se résumait ainsi :

Sauver sa pièce de cette profanation.

À la pensée que l’ennemi allait l’emmener, un déchirement s’était produit dans cette âme simple, et vous le comprendrez, mes enfants, quand je vous aurai dit que, quelques mois plus tard, à la fin du siège de Paris, un autre canonnier, un marin, Le Gac, se tua sur sa pièce au fort d’Issy, au moment où les Prussiens prenaient possession de l’ouvrage[2].

Mahurec, lui, n’avait pas pensé au suicide, réprouvé par la loi divine ; mais on lui avait appris au régiment qu’un soldat ne doit jamais rendre ses armes, que, réduit à la dernière extrémité, il doit les détruire avant d’accepter la captivité, et simplement, sans confier son projet à personne, il s’était juré de faire pour son compte ce que le chef de l’armée ne faisait pas.

Les deux officiers français n’avaient d’ailleurs pas fait un geste pour le retenir, et Mahurec, remis en selle, éperonna vigoureusement son cheval.

La mitrailleuse française n’avait pas un poids considérable, le gros cheval poméranien la mit en branle sans trop d’efforts et le Breton prit le trot.

Il se dirigeait vers la lisière des bois.

Soudain, des casques à boule surgirent sur la gauche à quelque distance, une troupe de canonniers allemands avait précédée d’officiers ; elle s’arrêta indécise, ne comprenant rien à ce qu’elle voyait.

En les apercevant, Mahurec avait vigoureusement stimulé sa monture qui, sous l’éperon, bondit et prit le galop. Le Breton filait en ligne droite, vers un but invisible.

Puis on le vit s’arrêter au sommet d’un léger renflement du sol et, par un à-gauche, amener sa mitrailleuse au sommet de ce remblai crayeux, comme s’il eût voulu la mettre en batterie.

Alors, il descendit de cheval, se baissa sur l’affût, détacha les traits, rendit la liberté à sa monture et s’arc-bouta à la roue droite, comme pour le mouvement de à bras en avant !

Mais des cris, des vociférations, venaient d’éclater parmi les Allemands, témoins abasourdis de cette scène rapide.

Ils avaient compris.

Le point que venait d’atteindre Mahurec était le bord de carrières très profondes, s’étendant jusqu’à la lisière du bois d’Amanvilliers.

Ces carrières d’où on extrayait du grès étaient abandonnées depuis longtemps, et les enfants venaient le dimanche jeter des pierres dans leurs noires profondeurs, pour entendre au bout de quelques secondes, qui paraissaient des minutes, le bruit sourd de leur chute, sur les rocs invisibles.

Mahurec les connaissait bien…

Des commandements précipités se firent entendre ; mais les canonniers allemands qui avaient leurs carabines en bandoulière, ne s’attendant guère à en faire usage ce soir-là, furent lents à les apprêter, puis à charger ; et quand, au commandement plusieurs fois répété rageusement de Feuer ! Feuer ! ils eurent enfin mis en joue et pressé sur la détente, la mitrailleuse avait disparu.

Elle avait roulé dans l’abîme, son affût tordu, ses roues brisées, sa culasse faussée… Celle-là du moins ne servirait pas à l’ennemi et n’irait pas orner à Postdam le Musée guerrier consacré au triomphe de l’Allemagne.

À quelque distance, le cheval paissait tranquillement.

Au bord des carrières, Mahurec, son œuvre accomplie, venait de tomber sur un genou, la cuisse traversée par une balle.

Il mit l’autre genou en terre, joignit les mains, et ses lèvres murmurèrent une vieille prière bretonne.

Mais un feu de salve s’abattit sur lui à moins de cent mètres, et percé de plusieurs balles, il tomba les bras étendus sans pousser un cri.

Un des Allemands, un sous-officier, se détacha du groupe, se dirigea vers le lieu du drame, et, voyant que le Breton ne remuait plus, d’un coup de pied furieux, le poussa dans l’abîme. Il se pencha et ne vit rien ; mais le bruit mat d’un corps qui s’écrase monta jusqu’à lui.

Mahurec allait dormir son dernier sommeil auprès de sa pièce.

Lui, du moins, n’avait pas rendu ses armes, et avait fait, avant de succomber, tout ce que prescrivaient le devoir et l’honneur !


Pendant que s’accomplissaient les lugubres destinées de l’armée du Rhin, Georges Cardignac avait fait ses premières armes à Bazeilles, dans cette lutte acharnée qui précéda la bataille de Sedan. Sain et sauf après la terrible journée, il avait retrouvé Pierre Bertigny sorti vivant, lui aussi, de la fournaise où s’était engouffrée la division Margueritte, et tous deux, par un trait d’heureuse audace, avaient traversé les lignes prussiennes, gagné la Belgique et échappé ainsi à la honte d’une deuxième capitulation.

À l’heure même où Mahurec tombait à Metz, le dernier des Cardignac tenant, avec une farouche énergie, le serment fait à son père, sur le champ de bataille de Saint-Privat, combattait dans les armées, de province : le 30 octobre, il était blessé à la première bataille de Dijon ; mais, rapidement guéri, il reprenait à temps son poste à l’armée de l’Est pour y terminer la campagne, et il y tirait ses derniers coups de fusil.

Si maintenant, mes enfants, vous voulez bien parcourir avec moi la troisième et dernière étape[3] du trajet historique, commencé avec vous il y a deux ans, vous verrez l’enfant qui représente la troisième génération de notre « Famille de soldats », entrer à Saint-Cyr après la guerre de 1870, et, dans cette Infanterie de marine qui a donné à la France, les Galliéni, les Monteil, les Marchand, les Mangin et tant d’autres vaillants, parcourir le cycle des expéditions coloniales qui préludent à « la Guerre de demain. »

  1. Les officiers et les soldats n’avaient pas alors au cou la plaque inoxydable qui permet de reconnaître leur identité sur les champs de bataille.
  2. Historique. — Ce marin a sa statue.
  3. Petit Marsouin.