Histoire d’une famille de soldats 2/4

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Delagrave (p. 45-54).


CHAPITRE IV

jours d’angoisse


En quittant Toulon, après le départ de la flotte, le colonel Cardignac, assis dans le coupé de la diligence, était parfaitement heureux.

Au fond, malgré les critiques qu’il avait formulées, il était enchanté de l’attitude des troupes ; et puis c’était la première expédition sérieuse depuis Waterloo ; la France guerrière se réveillait donc enfin et allait montrer à l’Europe qu’un grand peuple ne meurt pas. D’ailleurs, l’expédition était remarquablement conçue, et le colonel ne pouvait qu’adresser des compliments à ses organisateurs.

Puis, une autre considération lui faisait monter au cœur une bouffée d’orgueil : « Son fils en était ! »

Chez cet homme, brûlé au feu de vingt batailles, l’idée de voir son fils marcher à l’ennemi provoquait un enthousiasme que peuvent seuls comprendre ceux qui ont une âme de soldat.

Pourtant, la pensée qu’Henri pouvait périr dans cette lutte, contre un ennemi barbare et cruel, l’effleurait parfois ; mais, après un frisson qui passait comme un éclair sur son âme de père, l’orgueil, un noble orgueil, reprenait le dessus.

« Soit ! pensait-il, mais mourir pour mourir, n’est-ce pas la plus belle des morts, celle qui vient vous prendre sous les plis du drapeau ? Ce n’est pas la mort si triste du malade épuisé. C’est la Patrie elle-même qui recueille dans ses bras, sur un lit de lauriers, le combattant qui tombe en brave ! Quant à cela, je suis tranquille ; s’il doit tomber, mon chasseur tombera comme je suis tombé moi-même… face en avant !

« Car — continuait-il en soliloque — je suis tombé quelquefois en route… mais bah ! est-ce que je ne me suis pas toujours redressé, et plus droit qu’auparavant ! Il fera comme moi, l’enfant, et vive la France ! »

Une seule chose le chiffonnait, et il murmurait dans sa moustache :

« Il n’y a qu’une tache au tableau. Je passerais encore pour Bourmont, bien que j’en eusse préféré un autre… car enfin, après tout, il est de son école à Lui ! Mais c’est leur satané drapeau blanc !… ce drapeau blanc qui vous donne toujours l’air d’arriver en parlementaire ! »

Ils étaient d’ailleurs nombreux en France, ceux qui pensaient comme le colonel : le culte de Napoléon restait d’autant plus vivace que sa mort en exil, à Sainte-Hélène, l’avait singulièrement grandi aux yeux attendris des Français.

Il n’y avait que neuf ans de cela, et, déjà on lui pardonnait tout : son despotisme, ses fautes, son ambition, et tout le sang versé aux quatre coins de l’Europe.

La légende commençait, et quelle légende !

Et l’imagination du colonel vagabondait dans le glorieux passé, pendant que, devant lui, trottaient gaillardement les cinq percherons, de l’attelage.

Puis un pli de tristesse barra son front, car, de cette épopée inoubliable, il retomba dans des souvenirs plus récents, et il revit ses anciens camarades de l’armée impériale, pourchassés, traités de « brigands de la Loire », arrêtés pour un souvenir à l’adresse de celui qui avait emporté dans son exil le meilleur de leur âme ; il se remémora ces persécutions iniques, cette chasse impitoyable à tout ce qui ne reniait pas le glorieux passé ; il vit passer devant ses yeux la noble figure du maréchal Ney, que l’éloquence de son défenseur Berryer ne put arracher à la mort.

Ney ! le Brave des Braves ! le plus populaire de tous ces héros du premier Empire, si populaires pourtant !

Ney ! de la main duquel, lui, Cardignac, avait reçu son grade de colonel.

Ah ! comme cela était triste ! Et quelle douleur amère lui serrait le cœur en songeant que Ney, cent fois épargné par les balles ennemies, était tombé, frappé par des balles françaises.

Hélas, oui ! mes enfants, près de l’Observatoire, presque à la place où vous voyez aujourd’hui se dresser la statue du grand Maréchal, c’est là que la vengeance des Bourbons s’exerça ; ce fut là que mourut le maréchal Ney.


Mes amis, visez droit au cœur !
Condamné à mort, il eut, la veille de l’exécution, une dernière entrevue avec sa femme en larmes, et resta digne, noble et calme.

Son âme pleine de sérénité, chercha des formules tendres pour calmer la douleur de celle qui, le lendemain, allait être sa veuve ; et le matin, au petit jour, Ney arriva sur le terrain d’exécution, droit, bien pris dans sa longue redingote.

Il jeta sur les troupes de parade et sur les soldats du peloton un long regard.

Presque tous pleuraient.

Il les salua comme autrefois, quand il les passait en revue, et vint se placer à quelques pas devant eux.

Il écarta doucement l’officier qui voulait lui bander les yeux, et indiquant du doigt sa poitrine :

— Mes amis ! dit-il avec fermeté, visez droit au cœur !

Il fallut que l’officier gourmandât ses hommes pour les contraindre à obéir.

Les armes tremblaient dans leurs mains.

Enfin, le feu de salve retentit et le grand homme de guerre s’abattit foudroyé.

Ney était mort.


Ah ! oui, c’était un souvenir cruel, et ce n’était pas le seul.

Cambronne, aux côtés duquel il était tombé, lui, Cardignac, à Waterloo, traduit en justice ; le maréchal Brune, traqué dans le Midi par des bandes de forcenés, assassiné, jeté dans le Rhône ; — les mameluks, ces malheureux ramenés d’Égypte, égorgés à Marseille. Et tant d’autres !

Et les conspirations des Patriotes !

Ah ! ce souvenir faisait passer un éclair dans les yeux du colonel ; car il en avait été, lui aussi, de cette redoutable société secrète des « Carbonari », qui avait fait et faisait encore trembler le pouvoir, à ce point que tous les moyens lui semblaient bons pour la réduire !

Cette société secrète avait en effet pour but d’entraîner le peuple et l’armée, et de créer un nouvel état de choses se rapprochant de la forme consulaire ou impériale. Beaucoup de ses affiliés — et Cardignac était de ceux-là — espéraient bien substituer au roi le fils du grand Empereur, ce jeune homme au front pensif, que son grand-père, l’empereur d’Autriche, avait en quelque sorte emmuré vivant au château de Schoenbrünn, près de Vienne.

Là, celui qui avait été le roi de Rome, celui qu’Henri avait embrassé avec tant de gentillesse aux Tuileries, était prisonnier de son aïeul, et se nommait maintenant le duc de Reichstadt.

Rongé par une maladie de langueur, tourmenté par le souvenir grandiose de son père, l’héritier de Napoléon s’étiolait lentement, et sa mort allait bientôt anéantir pour le colonel ce suprême espoir d’une restauration impériale.


La diligence roulait toujours, sans que le colonel Cardignac s’en aperçût. Seul dans le coupé, il s’abandonnait à sa rêverie, pleine d’évocations à la fois glorieuses et tragiques ; il ressentait une joie étrange à revivre mentalement sa vie, au moment où son fils Henri commençait réellement la sienne.


Arrivé au relai de Dijon, le colonel, en attendant l’heure du départ, déjeunait à l’Hôtel de la Cloche, quand une conversation de ses voisins de table attira son attention.

L’un d’eux venait de signaler l’échouage de l’Aventure et du Silène.

Le colonel pâlit, et d’une voix un peu tremblante :

— Pardon, monsieur, êtes-vous sûr de ce que vous venez d’annoncer ?

— Monsieur ! répondit son interlocuteur, je suis attaché à la Préfecture, où la nouvelle est parvenue télégraphiquement il y a une heure. Comme M. le Préfet l’a fait communiquer aux journaux, ce n’est plus un secret et je puis en parler.

Malgré sa fermeté habituelle, le colonel eut un tremblement convulsif qui n’échappa point à ses voisins.

— Monsieur, dit alors l’attaché, vous paraissez fort affecté. Est-ce que vous auriez à bord d’un de ces navires un…

— J’y ai mon fils !…

Un silence poignant suivit. Personne n’avait plus faim, tant l’attitude du colonel était impressionnante. Cet homme que son allure, son visage, sa rosette rouge, désignaient comme un des rudes et redoutés soldats de l’Empire, ce vieux brave que rien ne pouvait émouvoir, cet homme pleurait !

Il réagit pourtant, sécha ses larmes, et fiévreusement :

— A-t-on des nouvelles des passagers ?

— Oui !… Prisonniers, sauf trente-deux hommes.

— De quel équipage, ces trente-deux hommes ?

— Du Silène.

— … Mon Dieu !

Il laissa tomber ses bras, fronça les sourcils, se contraignant à ne pas pleurer, mais une douleur immense l’écrasait. Pourtant il réagit, se redressa et sortit en criant :

— Une chaise de poste ! Vite ! Attelez ! Un postillon !…

Peu après, le colonel Cardignac roulait sur la grand’route.

Trente-six heures plus tard, il arrivait à Saint-Cyr.

Mais ce que, pendant le cours de son voyage, il avait prévu et redouté, s’était, hélas, réalisé ?

Sa femme avait, elle aussi, appris la terrible nouvelle, et le choc avait été si rude que le colonel la trouva étendue dans son lit, entourée de son père et de sa mère ainsi que de son fils, le lieutenant d’artillerie Jean Cardignac, qui, à l’annonce de la catastrophe, avait obtenu une permission.

Pendant vingt-quatre heures, le médecin avait cru à un transport au cerveau qui devait fatalement amener la mort. Pourtant, les soins énergiques prodigués à Mme  Cardignac par son père et sa mère, Jacques et Catherine Bailly, — deux beaux veillards que les ans n’avaient point courbés — amenèrent une détente.

Le lendemain, la malade avait recouvré la parole, et la vue de son fils Jean, qui venait d’arriver, avait amené chez elle une crise de désespoir salutaire, car le dicton populaire est vrai : «  les larmes soulagent ».

Oh ! qu’elle en avait versé d’amères larmes, la pauvre mère !

— Hélas ! quel malheur, mon Jean… balbutiait-elle. Quel malheur qu’il soit parti, mon Henri, pour cette fatale expédition !… Oh ! mon cœur est brisé !… broyé pour toujours… car, je le sens, on me l’a tué !… Je ne le reverrai plus jamais… jamais !

Pleurant, lui aussi à chaudes larmes, Jean calma sa mère : l’entourant de ses bras, le jeune officier intervertit les rôles, et ce fut un touchant spectacle que celui de ce grand garçon à moustache blonde, élégant comme son frère, s’efforçant de refouler les larmes qui coulaient de ses yeux bleus, profonds et un peu rêveurs, et berçant contre son épaule la tête aux cheveux blancs de sa mère, comme si elle eût été un petit enfant.

— Il reviendra, mère ; ne pleure pas ainsi. Est-ce que, père aussi, nous ne l’avons pas cru mort plus d’une fois ?

Et prenant à témoins son grand-père et sa grand’mère :

— N’est-ce pas vrai ? Dites-le-lui, puisqu’elle l’a oublié ! Est-ce que père n’a pas été prisonnier des Anglais, prisonnier des Russes, prisonnier des Prussiens, et n’est-il pas toujours revenu ?

— Mais oui ! mais oui, tu as raison, mon Jean, répondait Catherine, affectant une confiance et une fermeté qu’elle était, au fond, bien loin de posséder elle-même.

Ces tendresses ramenèrent un peu de calme dans le cœur de la pauvre mère, mais lorsque le colonel arriva, elle eut une crise de désespoir terrible.

Jean Cardignac qui s’était juré d’être calme, ne put tenir sa promesse. Il fondit en larmes, lui aussi, et le père et la mère s’étreignirent en sanglotant.

À partir de ce jour, une tristesse morne s’empara des habitants de la petite maison de Saint-Cyr, tristesse, il faut le dire, mêlée malgré tout d’espoir, car l’âme humaine ne peut s’en passer. Le cœur d’un père et d’une mère surtout gardent cet espoir jusqu’à la dernière seconde, jusqu’à ce que l’évidence cruelle et brutale vienne l’éteindre à jamais !

Et tous les jours, laissant sa femme aux soins de Catherine, le colonel faisait atteler son cabriolet et partait pour Paris avec son beau-père.

Ils se rendaient au ministère de la Guerre, puis au ministère de la Marine, quittant l’un pour revenir à l’autre, espérant anxieusement, à chaque heure qui s’écoulait, qu’une dépêche d’Alger viendrait les tirer du doute obsédant, de ce doute, plus terrible souvent que la certitude elle-même.

Mais rien ne venait ! On en était encore à la première dépêche, annonçant la captivité des passagers du Silène et de l’Aventure ; aussi chaque soir rentraient-ils à Saint-Cyr, la mort dans l’âme.

Enfin, on apprit au Ministère que le Dey Hussein avait envoyé, par parlementaire, un ultimatum menaçant, en ce qui concernait les prisonniers.

Cette nouvelle n’était pas faite pour tranquilliser le colonel ; pourtant elle apportait une atténuation à la souffrance de tous, car la dépêche donnait les noms des officiers et sous-officiers prisonniers.

Mme  Cardignac lança vers Dieu un cri de fervente reconnaissance : son Henri vivait !

Et Jean, venu en permission un dimanche, la trouva un peu réconfortée.

Il avait du reste, en passant à Paris, appris la réponse du général de Bourmont à l’ultimatum du Dey.

Cette réponse était la seule qui pût sauver les prisonniers ; car, à la menace du Dey, le général en chef répondait par une menace.

Il rendait Hussein lui-même garant de la vie des captifs.

Qu’allait faire, devant cette mise en demeure, le Turc sanguinaire et fataliste ? N’était-il pas à craindre qu’il envoyât pour toute réponse, au général français, un sac de têtes fraîchement coupées ?

L’angoisse était donc toujours la même dans la petite maison de Saint-Cyr, car, le 20 juin, arrivait à Paris la nouvelle du débarquement à Sidi-Ferruch, mais elle ne disait rien des prisonniers.

Puis, la victoire de Staouëli, annoncée aux Parisiens, remua dans le cœur du colonel deux sentiments bien contradictoires : l’orgueil du soldat et le désespoir du père, car le malheureux se demandait si chacune des secondes qui s’égrenaient dans l’éternité, n’emportait pas avec elle l’âme de son enfant.

Enfin arriva la dépêche racontant la prise d’Alger.

La nouvelle en avait été apportée par le vaisseau le Sphinx, et transmise par télégraphe à Paris. L’armée française avait fait son entrée dans la capitale barbaresque le 5 juillet 1830, et, dans le rapport transmis par le général en chef, il était dit que les prisonniers du Silène et de l’Aventure avaient été remis par le Dey au général en chef.

Il m’est bien impossible de vous dépeindre, mes enfants, la joie, l’immense joie que cette nouvelle apporta au cœur du colonel Cardignac et de tous les siens ; aussi ne l’essaierai-je point.

La joie ne fait pas mourir… au contraire, et la pauvre mère fut enfin délivrée de la torture morale terrible qu’elle endurait depuis de longues semaines.

Cette nouvelle était parvenue le 9 à Paris ; huit jours plus tard, le 17 juillet 1830, le courrier apporta non pas une lettre, mais ce laconique billet, écrit à la hâte par Henri.

« Chère petite mère et cher père,

« Je vous griffonne au galop ces quelques lignes : le courrier est en train d’appareiller et je n’ai que le temps de vous embrasser bien tendrement avec toutes les forces de ma tendresse, car j’ai bien failli ne jamais vous revoir. Le télégraphe vous a déjà avisés que je suis sauvé. Au prochain courrier, longue lettre avec détails.

« Je vous embrasse tous, tous, tous !
« Votre fils sain et sauf,
« Henri. »


Et je vous assure, mes enfants, que, ce soir-là, tout le monde à Saint-Cyr s’endormit heureux !