Histoire d’une famille de soldats 2/7

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Delagrave (p. 83-90).


CHAPITRE VII

officiers d’ordonnance


— Ah ! par exemple !… Ça, c’est un peu violent d’arriver ainsi sans crier gare !

Cette exclamation, faite sur un ton demi-plaisant, mais dont une émotion profonde faisait trembler les mots, jaillit des lèvres du colonel Cardignac lorsqu’il vit arriver son Henri qui, d’un élan, se précipita dans ses bras.

Le lieutenant de spahis avait en effet intentionnellement négligé de prévenir sa famille, lui ménageant ainsi la surprise de son arrivée… et de sa croix.

Il pleurait, le vieux soldat de Napoléon, en serrant contre sa rude poitrine ce fils dont il était si fier, dont la croix noblement gagnée l’emplissait d’un juste orgueil.

Ah ! que ce sont là de bonnes larmes, de saines émotions ! Comme ils se sentaient grandis, ces deux hommes, l’un, parce qu’il apportait aux siens de la joie pour avoir bien accompli son devoir ; l’autre, parce qu’il se retrouvait lui-même dans la gloire de son fils, élevé par lui pour l’armée, pour l’honneur !

Et Lise, la douce maman aux cheveux blancs, ah ! qu’elle était aussi bien heureuse et bien fière ! Heureuse surtout, en constatant que ni la fièvre, ni les balles, ni le yatagan des Arabes n’avaient même effleuré son enfant ; qu’il avait passé au milieu des dangers, les affrontant avec témérité pendant des années, sans que la fatalité se fût abattue sur lui.

Comme elle remercia Dieu dans le fond de son cœur ! De quels yeux attendris elle considéra son Henri, maintenant homme fait !

Car le lieutenant avait perdu, sous le hâle des vents du Sud et sous la morsure cuisante du soleil d’Afrique, son teint rosé d’autrefois. Ses joues s’étaient amincies, sa longue moustache noire barrait vigoureusement le visage bruni, dans lequel des yeux d’audace — les yeux de son père — mettaient comme deux flammes ardentes.

Il était vraiment beau, d’une beauté mâle, impressionnante ; et la mère en était fière, comme d’ailleurs toutes nos mamans le sont de vous, mes enfants.

Après le premier moment d’effusion, Henri dit soudain :

— Et Jean ?… où est mon Jean ?

— Ah ! le gaillard… il est à Versailles, au 2e d’artillerie, et toujours dans ses chiffres. Il n’est pas plutôt rentré de la manœuvre, qu’il se colle le nez dans ses épures… Au surplus, conclut le colonel, allons le chercher… il va être rudement surpris.

Le domestique eut vite fait d’atteler le cabriolet ; et, trois quarts d’heure plus tard, le colonel et Henri étaient à Versailles.

Henri, pour se garantir du froid très vif dont il avait, on le conçoit, perdu l’habitude, était enveloppé de son double burnous rouge et blanc, ce qui, lorsqu’ils descendirent de voiture, rue de l’Orangerie, attira les regards admiratifs des passants curieux et charmés de voir le pittoresque costume d’un « Africain ».

Puis, le père et le fils montèrent au premier étage, où Jean occupait un appartement.

Sans frapper, le colonel ouvrit brusquement la porte. Mais Jean n’eut pas l’air d’avoir entendu, ou, pour mieux dire, il n’avait pas entendu du tout. Courbé sur une longue table à dessins, le lieutenant était absorbé dans des calculs. Son crayon marchait, marchait. Il murmurait à mi-voix des formules d’équation :

— Bon ! cela me donne comme résultat final ?…

— Eh bien, le savant ! On n’embrasse pas son frère, le cavalier ?

À cet appel lancé par Henri, Jean lâcha ses calculs, se retourna brusquement et devint subitement très pâle.

Une stupeur se lut sur son visage, son regard se porta sur la croix d’honneur de Henri… puis, tout à coup, se redressant, il s’élança vers son frère qu’il étreignit.



Oh ! là ! mon Dieu.

Ma pauvre épure !


— Ah ! quel bonheur ! murmura-t-il. Quel bonheur, mon Henri !

Mais soudain, coupant cette minute d’émotion, un cri de frayeur retentit, suivi de cette phrase :

— Ah ! quel malheur ! Nom d’une bombe ! Quel malheur ! l’hélice de mon lieutenant qu’est fichue ! Oh ! là ! mon Dieu !

Tous se retournèrent.

Dans l’entre-bâillement de la porte s’encadrait un artilleur, en manches de chemise ; son visage rubicond de paysan exprimait une réelle épouvante.

Ses deux bras retombaient le long de son corps, dans une pose d’impuissance ; l’un d’eux, le droit, était enfilé dans une botte, et la main gauche se crispait sur une brosse de crin. Ces deux attributs suffisent à indiquer l’emploi du soldat et la besogne à laquelle il se livrait, lorsque l’exclamation de son lieutenant l’avait arraché à ses occupations journalières de brosseur.

Suivant la direction de son regard, les trois officiers portèrent les yeux sur la table, et Jean poussa, lui aussi, une exclamation effrayée :

— Bon sang ! s’écria-t-il. Mon épure ! ma pauvre épure !

Dans le mouvement violent qu’il avait fait en entendant la voix de son frère, il avait heurté la table, et un godet, rempli d’encre de Chine, s’était répandu sur le dessin en cours d’exécution ; puis, suivant la pente naturelle, l’encre avait coulé en longs filets et s’égouttait lentement sur le plancher.

Du coup, Jean Cardignac fut transfiguré. Oubliant le reste de l’univers, il se précipita :

— Bouloche ! rugit-il. De l’eau ! Une éponge ! Allons ! bon sang ! Dépêche-toi !… Mais dépêche-toi donc, espèce de lambin, au lieu de me regarder, les bras ballants !

L’interpellé, secoué dans sa stupeur, lâcha brosse et botte, sortit de la chambre et revint bientôt avec l’éponge réclamée et une cuvette pleine d’eau ; Jean s’en empara et répara tant bien que mal le dommage.

Alors, Seulement, il respira.

— Fichtre ! mon savant, dit alors son frère ; c’est donc une merveille d’importance que cette épure-là ?

— D’importance ! Mais, mon cher Henri, le mot est faible ; ceci révolutionnera tout bonnement les méthodes de navigation.

— Ah ! bah ! riposta Henri, incrédule.

— Oui, reprit Jean avec un sourire, je sais bien qu’un bon cheval et un bon sabre, c’est là ce que tu considères comme la finale suprême ! Eh bien, mon Henri, tu ne te doutes pas de ce que sera « demain » avec la science.

— Si ! mais si, mon Jean ! Pourtant, à quoi veux-tu faire servir ta machine… ton hélice ?

— Mais comme propulseur des bateaux !

— Alors, tu passes dans la marine ! fit Henri en riant.

— Éternel moqueur ! Non, je reste artilleur ; mais je suis en rapport avec M. Normand, un ingénieur qui reprend l’idée du capitaine Delisle et de Sauvage, pour arriver à remplacer les roues à aubes de nos quelques navires à vapeur par un propulseur nouveau : l’hélice.

Henri s’était penché vers le dessin. Le colonel Cardignac souriait silencieusement.

— Alors, s’écria le lieutenant de spahis après examen, tu émets la prétention que cette mécanique, en forme de cuiller, va faire marcher une frégate ?… Allons donc !

— J’ai, ou plutôt nous avons cette prétention, M. Normand et moi.

Le cavalier, un peu ahuri par l’assurance de cette réponse, regarda son frère avec l’attitude de condescendance qu’on prend vis-à-vis des rêveurs ; puis :

— Après tout… du moment que ça t’amuse !

— Ça ne m’amuse pas, ça me passionne ! reprit avec une certaine véhémence Jean Cardignac. Cela m’enthousiasme, comme toutes les vérités scientifiques. Voyons, Henri, n’est-ce pas naturel ? n’as-tu pas lu qu’en Écosse, il existe déjà des routes ferrées pour le transport des marchandises, par des chariots mus par la vapeur ! n’as-tu pas déjà vu nos navires à aubes ? Alors, pourquoi nier le progrès de demain ?

— Je ne nie rien, mon Jean ! Je ne nie rien ! reprit Henri, impressionné par la foi qui vibrait dans les paroles de son frère.

— Non, continua ce dernier presque grave, il ne faut rien nier, rien !… Tiens ! s’écria-t-il en saisissant un dossier qu’il étala ; tu me reproches de n’être plus artilleur. Eh bien, regarde ça !

— Ce sont des plans de canons, conclut Henri après un instant d’examen.

— Oui !… des canons !

— Pourquoi diable ! ces cannelures dans l’âme ?… et cette ouverture de la culasse ?… tu veux donc nous faire démolir, avec tes tentions ?

— Est-ce que tes pistolets à balle forcée éclatent quand tu t’en sers ?

— Non ! fichtre non !

— Eh bien, pourquoi des canons éclateraient-ils ?

— Ah ! Et la charge, donc ! Ça ne se compare pas ?

— Et la résistance des parois d’un canon, est-elle comparable à celle d’un canon de fusil ou d’un pistolet ?

— Oui… mais ta fermeture ne sera jamais assez forte.

— C’est à étudier. Je la cherche, dit avec gravité le jeune savant.

— Et tes cannelures ?

— C’est pour…

— Allons ! assez discuté science et inventions ! s’écria en riant le colonel. Vous causerez de cela un autre jour. La maman nous attend pour dîner… en route ! Allons, Bouloche, mon garçon, donne le frac et le sabre de ton lieutenant.

Bouloche qui, pendant ce colloque, avait consciencieusement lessivé le parquet, possédait maintenant des mains d’un si beau noir, qu’il ne savait plus où les mettre ? il obéit pourtant — non sans trembler pour les taches qui pourraient survenir de ce contact avec l’uniforme de son officier, — et on repartit pour Saint-Cyr.


Ce fut, sans contredit, un beau congé que celui que Henri Cardignac passa en France. Les félicitations de ses amis le payèrent de ses peines en Afrique ; le colonel Nérac, du 5e chasseurs — son régiment d’origine — voulut que le corps honorât la bravoure de Henri, et ses anciens camarades, ses anciens-chefs tinrent à lui offrir un punch d’honneur.

Il fut le héros de la fête, et son bonheur se doubla de la présence à ses côtés de son père et de son frère Jean.

En un mot, Henri fut fêté partout ; et s’il n’eût été doué d’une modestie vraiment excessive, il eût pu raconter mille fois ses exploits à ceux qui le questionnaient.

Mais il se bornait à donner des détails clairs et précis sur les choses d’Algérie, vantant ses chefs et ses soldats, ne parlant jamais de lui-même. Cette attitude plaisait, ajoutait au charme qui s’exhalait de sa personne et de sa bravoure bien connue.

Or, un jour qu’il était allé à Paris, en compagnie de son père, ils croisèrent, aux Champs-Élysées, un homme en redingote, âgé déjà, et dont le visage aux lèvres rasées étonnait par son ascétisme, mais dont les yeux volontaires et lumineux brillaient d’un feu étrange sous les sourcils gris.

— Bonjour, colonel ! lança-t-il en passant près de nos deux amis.

— Le général Bugeaud ! souffla le colonel à son fils. Et tout haut :

— Mon général, j’ai l’honneur de vous saluer et de vous présenter mon fils, Henri Cardignac, lieutenant aux spahis, en congé.

— Mes compliments, lieutenant, dit Bugeaud, et puisque l’occasion s’en présente, causons un peu de là-bas, voulez-vous ?


Le général Bugeaud.

— À vos ordres, mon général.

Ils remontèrent tous trois les Champs-Élysées. Bugeaud (dont le nom allait devenir célèbre et qui s’intéressait passionnément à la conquête entreprise) ne tarit pas de questions.

Il fut enchanté des réponses du lieutenant.

— Allons ! ça va bien, dit-il. Nous aurons peut-être l’occasion de nous revoir.

— Je ne puis que le désirer, mon général.

— À propos, parlez-vous l’arabe ?

— Oui, mon général ; depuis bientôt sept ans que je suis là-bas, je n’ai pas négligé de me munir de ce précieux bagage.

— Et vous avez bien fait.

Puis, lâchant la conversation, Bugeaud saisit le bras du colonel, et, l’attirant à lui

— Permettez, lieutenant, j’ai deux mots à dire en particulier au colonel.

Henri s’écarta.

— Mon cher colonel, dit alors Bugeaud, je vous dis entre nous ceci : avant peu il y aura du nouveau. On agite, le 19 janvier, la question algérienne à la Chambre. J’interviens aux débats et je crois savoir, d’ores et déjà, qu’on va nous désigner, un de mes collègues et moi, pour deux commandements importants en Afrique. Dès que ce sera officiel, venez me voir, et je me charge de votre fils.

— Merci, mon général. Mais je n’ai pas que mon spahi, il a un frère jumeau, lieutenant d’artillerie et qui, malgré ses démarches, n’a pu encore obtenir d’aller faire campagne. Je vous demanderai donc votre protection pour tous les deux.

— Entendu, vous me présenterez votre artilleur.

Ils se quittèrent sur ces mots.

Quelques semaines plus tard, les prévisions de Bugeaud se réalisaient : il était nommé commandant supérieur des troupes de la province d’Oran ; le général de Damrémont recevait celui de Constantine.

— Ça tombe à pic, dit le colonel Cardignac. J’ai personnellement connu Damrémont, je vais donc arranger les affaires pour le mieux.

C’est ainsi qu’au printemps de 1837, Jean et Henri s’embarquaient à Toulon sur deux transports à vapeur : le premier avec Bugeaud, pour Oran, en qualité d’officier d’ordonnance, et Henri pour Alger, avec le général Damrémont, qui l’avait attaché à son état-major.

Les deux frères allaient donc combattre le même ennemi dans deux directions différentes, mais récolter chacun de son côté une part égale de dangers et de gloire.

Ai-je besoin d’ajouter que Jean Cardignac emportait dans son bagage ses épures, ses plans, ses projets, comptant bien que la guerre lui laisserait quand même quelques moments de loisir, et qu’il pourrait sacrifier à son goût favori.

Son fidèle brosseur Bouloche l’accompagnait.

Et pendant que Jean suivait le général Bugeaud dans sa marche contre Abd-el-Kader, Henri partait pour la deuxième fois dans la direction de Constantine, le général Damrémont ayant décidé de frapper là un coup décisif et de venger l’échec du premier siège.

La poudre allait encore parler.