Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/08

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 212-248).


VIII

1802-1804


Voyage en Hollande. — Séjour à Brody. — Une ville de Juifs au XIIIe siècle. — Mœurs et coutumes juives. — Désunion, désenchantement. — La Karwoska. — Séparation, départ pour Léopol.



Le comte laissa la comtesse à Kœnigsberg, avec les Badens qui étaient venus la rejoindre, et partit pour Wilna, afin de conclure une vente importante et très avantageuse d’une portion des biens du prince-évêque. L’acquéreur se chargeait du payement de toutes les dettes de la masse du prince, évaluées à six millions de florins ; il s’engageait à faire lever tout séquestre sur les terres appartenant à l’évêque, même sur celles qui demeuraient en possession du comte Vincent et de sa femme. Ce marché rendant libres toutes les terres de Lilhuanie, donnait l’espoir au comte de dégager également plus tard celles de l’Ukraine.

On avait remis la garde de Kowalowka à une jeune femme dont nous avons vu le nom dans les lettres d’Hélène : mademoiselle Karwoska. Elle jouissait de toute sa confiance. La comtesse avait peine à s’en passer et ne la quittait presque jamais : son esprit, son activité, ses talents la lui rendaient fort agréable, mais, pour le moment, sa présence était nécessaire en Ukraine.

Toutes les peines et tous les soucis que la pauvre Hélène avait pris pour rétablir la fortune de son mari agirent en sens contraire. Les économes, les intendants qu’elle avait réformés, furieux de voir leurs vols et leurs pillages découverts, se joignirent aux ennemis du comte et cabalèrent contre lui. Le Grand-Chambellan écrivait de Wilna à la comtesse :

« Bien nous en prit d’avoir remis la garde de la maison, du mobilier et de la cave à la Karwoska ; on me dit qu’aussitôt notre départ, le Sprawinck, le Popusseky n’ont cessé de faire des demandes de meubles, de vins, d’objets de la serre et de l’orangerie, jusqu’à des estampes et des tableaux, et n’auraient pas manqué de les obtenir sous différents prétextes par force, menace ou adresse de tout autre que d’elle. Elle a montré beaucoup de fermeté, a tout refusé et leur a dit qu’elle porterait ses plaintes au gouvernement s’ils ne laissaient tranquilles, elle et Ja maison.

» On m’a dit qu’il était imprudent de l’ôter de là, car tout serait immanquablement dilapidé, n’y ayant d’ailleurs personne à qui se fier. On a surpris mes propres secrétaires prenant des livres. J’espère donc, ma chère Hélène, que comme tu veux notre bien commun, cela ne te surprendra pas que j’aie laissé la Karwoska à son poste.

» Ne crois pas, malgré cela, ma tendre amie, que je change rien à tes projets ; au contraire, j’y tiens plus que jamais, mais c’est l’unique moyen de tirer parti de tout ce que nous avons de valeur sans rien perdre ; car pour aller aux eaux pour notre santé et faire quelque voyage, nous le pouvons faire en automne, personne n’étant gêné sur la sortie du pays, et particulièrement les sujets mixtes qui ont besoin, comme nous, de soigner aussi leurs affaires du dehors.

» Tu vois, ma chère Hélène, que si je m’occupe des affaires, je m’arrange de manière à ce qu’elles aient pour objet la plus prompte exécution de tes projets, auxquels je tiens comme à ton cœur, car mon bonheur est attaché au tien. »

Le projet auquel le comte fait allusion était celui d’habiter Paris, on sait à quel point, de tout temps, ce désir tenait au cœur d’Hélène.

Le Grand-Chambellan rejoignit sa femme et les Hadens à Kœnigsberg ; ils y passèrent deux mois, puis, à la fin de juillet 1807, ils partirent tous ensemble pour Amsterdam où le comte voulait attendre le résultat du procès et du séquestre avant de prendre un parti définitif. Leur séjour en Hollande dura près d’un an pendant lequel les affaires de Lithuanie s’arrangérent, et Hélène demeura en possession d’une grande partie des biens de son oncle, libres de toute hypothèque.

Quant à Niemirow et Kowalowka, le comte en reçut des nouvelles désastreuses. Le mobilier fut vendu aux enchères sauf la bibliothèque, les gravures et les quelques tableaux de maîtres que la Karwoska parvint à faire passer en Gallicie. Tous les portraits de famille, même celui d’Hélène, furent donnés à vil prix.

L’habitation elle-même, arrangée avec tant d’amour et de soins allait passer infailliblement dans des mains étrangères après avoir été dépouillée de tout ce qui l’embellissait[1] ; mais Hélène avait pris Kowalowka en horreur ; pendant le dernier voyage du comte à Pétersbourg, les procès à soutenir, les créanciers à apaiser, le désordre auquel elle n’avait pu remédier à temps, tout s’était réuni pour lui inspirer le dégoût de cette maison jadis tant aimée. Seule, la pensée de ne plus revoir la petite église où reposaient ses enfants lui serrait le cœur et lui coûtait des larmes, mais il fallut s’y résigner.

Pendant son séjour en Hollande, le journal l’Hélène est tenu avec une régularité parfaite, et malgré la brièveté de ses notes, souvent peu intelligibles, on apprend avec surprise que la paix ne règne plus dans le ménage. Elle se plaint de la froideur de son mari, de son humeur difficile, il y est fréquemment question de querelles et de raccommodements.

Hélène avait conservé à l’égard de la comtesse Anna une jalousie extrême, quoiqu’elle n’en eût certes pas sujet. Elle savait que son mari en quittant la Hollande devait s’arrêter à Leipzig pour liquider quelques affaires avec la GrandeChambellane, celle-ci, établie à Paris pour l’éducation de son fils, était venue à Dresde chez sa mère, afin d’être à portée d’une entrevue qui déplaisait fort à Hélène. Incapable de cacher ses impressions, elle cherchait sans cesse querelle à son mari à cette occasion : « Je lui ai dit ce matin que pendant son séjour à Leipzig, j’étais certaine qu’il irait souvent chez elle, puisqu’ils avaient des affaires à traiter ensemble et que, peut-être il reprendrait du goût pour elle ce que je trouverais tout simple. Il m’a dit qu’il se pourrait qu’il la vit et ne s’est pas mis en peine de l’inquiétude que cela peut me donner. C’est un homme égoïste qui n’aime que lui et qui ne se soucie de personne ; il me voit sans crainte prête à entreprendre un voyage seule, sans femme capable pour me servir. Enfin nous nous sommes séparés ce matin assez mal ensemble. » Mais Hélène ne boude pas longtemps et un mot suffit pour la ramener.

« Mon mari est revenu à une heure, il m’a traitée avec amitié, il jure que jamais il ne veut se séparer de moi, qu’il m’attendra à Leipzig si nous allons en Pologne et me rejoindra à Francfort si nous allons à Paris. Nous sommes convenus qu’en quittant les Badens, je leur donnerai cent ducats d’or. »

Le comte partit deux jours après cette explication. Au bout d’un mois, la comtesse reçut de son mari l’invitation de venir le rejoindre à Leipzig, il lui annonça en même temps la nécessité absolue où il se trouvait de passer, dans son château de Brody, en Gallicie, le temps nécessaire à l’arrangement de ses inextricables affaires. Ce parti, indiqué par le bon sens et la sagesse, désola Hélène qui redoutait la solitude, le climat humide et froid de Brody et le délabrement du château dont on lui avait fait « des descriptions affreuses ».

Se reportant avec mélancolie à l’époque où elle mettait pour condition à son mariage de ne jamais retourner en Pologne, et où Bruxelles lui semblait trop loin de Paris, elle pensait que la destinée s’était cruellement jouée de ces résolutions !

Après un voyage très fatigant, elle arriva à Leipzig, le comte la reçut à bras ouverts et la combla de cadeaux. Le premier soin d’Hélène fut de s’informer de la Grande-Chambellane et de son fils. Les jeunes Potocki, neveux du comte, satisfirent sa curiosité. François seul, accompagné de son gouverneur, était venu voir son père. Ils firent un portrait assez ridicule de leur jeune cousin et de la Grande-Chambellane ; enfin, ils surent adroitement flatter les dispositions jalouses de la comtesse.

La comtesse Anna avait quitté son pays et sa famille pour se consacrer uniquement à son enfant. Elle n’avait reculé devant aucun sacrifice pour lui faire donner à Paris la meilleure éducation. Ce fils, seul lien existant encore entre elle et son mari, devint l’unique préoccupation de sa vie et répondit en tout point à son attente. En allant à Dresde, elle espérait présenter elle-même au comte cet enfant, devenu un jeune homme accompli. Peut-être alors lirait-elle sur son visage une agréable surprise, peut-être un geste, un mot de reconnaissance lui échapperait-il ? Cela suffirait à la payer de ses peines.

Il n’en fut rien, le comte lui écrivit de Leipzig une lettre polie, la priant de ne point se déranger, l’absence de ses intendants l’empêchant de régler leurs affaires d’intérêt, il désirait seulement voir quelques instants son fils. Le jeune comte partit seul et sa pauvre mère vit s’évanouir la modeste espérance qu’elle caressait depuis longtemps ! Au retour elle questionna avidement François sur l’accueil qu’il avait reçu. N’osant lui en avouer la froideur, le jeune homme répondit simplement que n’étant pas resté seul avec son père, une effusion de tendresse eût été difficile. Anna soupira tristement et embrassa son fils pour cacher des larmes qu’elle ne put retenir.

Le comte Vincent quitta Leipzig avant Hélène afin de préparer de son mieux leur installation future : sa femme le suivit peu de jours après, voyageant à petites journées à cause de sa santé délicate. Avant de partir elle avait écrit à la princesse Lubomirska, dont elle ne recevait point de nouvelles, et lui témoignait son inquiétude En arrivant à Tarnow, la comtesse très fatiguée voulut y coucher et descendit dans une assez mauvaise auberge. Au bout de quelques instants, sa femme de chambre entra avec une mine bouleversée et lui apprit que la princesse Lubomirsku était morte dans cette même auberge un mois auparavant. Le saisissement d’Hélènc à cette nouvelle est facile à comprendre ; elle voulut quitter aussitôt cette maison de malheur, mais il n’y avait point de chevaux de poste et force lui fut d’y passer la nuit. Elle ne ferma pas les yeux ; l’image de sa pauvre amie l’obsédait et elle ne fut en état de continuer sa route qu’au bout de huit jours.

Ce retard inquiéta vivement le comte qui se demanda si sa femme aurait tout à coup renoncé à le suivre à Brody ; il envoya des estafettes au-devant d’elle dans plusieurs sens différents, chargées des lettres les plus pressantes et les plus affectueuses.


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLENE


« Brody, ce samedi matin 1 décembre 1808.


» Je suis extrêmement inquiet de ton retard, ma chère Hélène, j’envoie deux de mes gens jusqu’à Léopol pour y être à tes ordres et pour te faciliter un prompt départ, qui ne pourra jamais répondre à l’impatience avec laquelle je t’attends. Je suis ici depuis dix jours ; j’ai trouvé la maison vide et nue, point de bois et rien à manger. Maçons et selliers ont travaillé jour et nuit ; je me suis procuré quelques meubles, au moins les plus nécessaires, nous ne manquons plus de bois et le garde-manger est pourvu pour le moment ; enfin, ma chère Hélène, tu trouveras un bon lit, une chambre chaude et le strict nécessaire. Aussi arrive vite ; mon Hélène, tu trouveras par-dessus tout un cœur qui t’aime pour la vie et qui meurt d’impatience de t’embrasser.

» Arrive et jè te réchaufferai contre mon sein, quand tu serais à moitié gelée. »

Quelques jours après, Hélène arrivait à Brody. L’habitation que son mari lui avait préparée était à côté du château, beaucoup plus petite, mais plus chaude, plus facile à meubler et à instalier confortablement que l’immense château inhabité depuis de longues années[2].

« Je suis arrivée à Brody à deux heures, écrit-elle sur son journal, je loge à Ostrowicz ; mon mari a fort bien arrangé la maison, j’ai trouvé des chambres chaudes ; la Karwoska et sa sœur la muette sont venues. La Kawoska sera auprès de moi, je l’ai chargée de la dépense[3] ».

Cette jeune fille fort bien élevée, jouant de la harpe, lisant à merveille à haute voix, servait à sa maîtresse de dame de compagnie et en même temps lui rendait les services d’une femme de charge, s’occupant de mettre en ordre le linge, les effets de la comtesse et de diriger les détails de la maison, puis, son service fini, elle venait prendre sa place au salon.

La principale source de revenus du comte, en Gallicie[4], était la ville de Brody qu’il possédait en entier, et dont le commerce était considérable. Située au milieu d’une plaine marécageuse environnée de forêts et peu éloignée de Léopol, les sept huitièmes de sa population se composaient de Juifs polonais[5]. Le comte leur louait la ferme des eaux-de-vie, les auberges et le sel.

En ce moment, où la guerre suspendait les envois par mer dans le Levant, le commerce de l’Autriche, de la Prusse, de la France et de l’Italie se faisait par la voie de Brody jusqu’à Odessa. Cela donnait une grande importance aux affaires.

Une ville de Juifs, à cette époque, était, selon l’expression du prince de Ligne, « une fourmilière noire, hideuse et dégoûtante », avec des rues étroites, sans ruisseau, bordées de maisons basses en bois, couvertes de chaume, qui étaient constamment la proie des flammes. On prétendait à Brody que ces fréquents incendies étaient dus à la malveillance, qui employait un procédé fort simple : « Les incendiaires attachaient soi-disant, à la patte des moineaux et à la queue des rats, qui pullulaient dans les maisons, une matière inflammable contenue dans une boule de cire, on lâchait les animaux et peu d’heures après la ville était en feu. » Ce procédé, renouvelé des renards de Samson, nous paraît peu vraisemblable.

Les rues n’étaient point pavées, on enfonçait dans la boue jusqu’à mi-jambes. Quant aux habitants eux-mêmes, voici leur portrait tracé par le prince de Ligne : « Pauvres diables intermédiaires entre les riches et les déguenillés, toujours suant à force de courir les places publiques, les cabarets pour y vendre ; presque tous bossus, une barbe rousse ou noire et toujours crasseuse, teint livide, brèche-dents, nez long et de travers, le regard craintif et incertain, tête branlante, cheveux crépus épouvantables, genoux picotés de rouge et découverts, pieds longs, plats et en dedans, les yeux caves, le menton long, effilé, bas noirs troués et tombant sur leurs jambes desséchées et bonnets de grenadiers… »

» Le degré d’avilissement où les gouvernements les laissent, la pauvreté dont ils ne peuvent sortir, leur mauvaise nourriture, le mauvais air de leurs synagogues et de leurs rues perpétuent ces figures et ce costume dont on peut dire encore : Jacob genuit Isaac semblable à lui. Qu’on leur donne un habillement long et oriental avec un bonnet de même et de jolies couleurs, qu’on les décrasse ; l’habit oriental ôte la disgrâce et donne de la noblesse.

» Les Juifs ont des espèces de vertus ; jamais ivres, toujours obéissants, exacts et prévenant les ordonnances, sujets fidèles au souverain et jamais en colère, quelquefois hospitaliers et les riches aident leurs pauvres. Ils ne sont méchants qu’en Pologne où, pour se venger des humiliations, ils abusent de l’autorité qu’ils ont dans les villages. »

À son arrivée, la comtesse reçut l’hommage des Juifs qui vinrent lui apporter les présents habituels. « Le Kahal avec le rabbin à la tête et le syndic sont venus me faire visite ; ils m’ont donné du pain, du sel, six bouteilles de rhum, six de porter, des citrons, des cédrats confits, du sucre et du café. Le syndic m’a fait une harangue fort longue et fort ennuyeuse. Le soir, ils sont venus en procession bénir les fossés autour du château. »

Le lendemain, c’est le tour des dames juives, elles offrent des gâteaux de plusieurs sortes et des confitures.

Leurs costumes bizarres et très riches, chez quelques-unes d’entre elles, amusèrent la comtesse qui les reçut fort bien. Après leur départ, on annonça une nouvelle députation de juives du peuple qui apportaient un petit tonneau de harengs marinés et différentes salaisons. « En sortant, elles vinrent se placer sous les fenêtres et chantèrent en chœur les Kolenda[6]. » Le costume des Juifs riches se rapprochait beaucoup du costume persan, celui des rabbins était fort beau ; ils rappelaient tout à fait les anciens patriarches. Quelque temps après, Hélène fut invitée à une noce juive. « La mariée Jagusia est venue avèc son mari avant le dîner. Je lui ai attaché sur la tête une couronne de romarin et je lui ai donné une chaîne d’or que je lui ai passée autour du cou. Puis ils se sont rendus à la synagogue. Je suis allée après le dîner voir le repas qui était imposant : plusieurs rabbins et des vieillards, en costumes pittoresques et superbes[7] étaient rangés autour de la grande table dont ils occupaient le bout ; de temps en temps, l’un d’eux remplissait de vin un vase d’or représentant un hibou dans lequel on buvait à la ronde, puis un autre remplissait un vase de même métal représentant un taureau, dans lequel on buvait également. Après une très belle collation, des petites Juives ont dansé. Une d’elles a dansé la cosaque à merveille. J’avais mis ma robe ancienne à la cosaque en dyftyck mordoré, des souliers de satin abricot garnis de gros vert et un ruban neuf de taffetas rayé en travers lilas et vert changeant avec un zigzag mordoré. »

Jamais Hélène n’oublie de noter sa toilette.

Les prêtres grecs qui habitaient Brody vinrent également saluer la comtesse et accomplir les cérémonies d’usage.

« J’ai été voir dans la cour, dit-elle, la bénédiction de la fontaine que les prêtres ont faite, car c’est le rite des grecs unis. J’ai donné un mouchoir gros bleu brodé en or massif pour la sainte Vierge. On m’a apporté la croix à baiser et on est venu bénir mon appartement. » Les mendiants polonais, avec leurs longues barbes et leurs anciens costumes sarmates, étaient nombreux dans les environs de Brody, et leur coutume antique, celle des gens du peuple, d’embrasser les genoux des seigneurs quand ils les rencontrent, effrayait la comtesse avant qu’elle y fût habitués.

Ces mœurs et ces coutumes nouvelles l’intéressent au début, elle les note avec soin, et Brody ne semble pas trop lui déplaire. Son mari se montre tendre et empressé, cela suffit pour embellir à ses yeux le plus affreux séjour du monde. Cependant, malgré les soins du comte pour rendre l’appartement de sa femme habitable, elle ne tarda pas à s’apercevoir que tout y était sombre et triste, les murailles humides, les tentures moisies, le mobilier incomplet et en mauvais état pas une pièce n’avait les meubles appropriés à sa destination.

La salle à manger, immense et glaciale, est coupée par des paravents derrière lesquels on dresse des lits quand les convives sont trop nombreux. Dans l’appartement particulier d’Hélène, deux tables, quelques fauteuils, un canapé, des chaises dépareillées suffisent à peine à recevoir dix personnes. Les glaces, abîmées par l’humidité, ne reproduisent qu’une image troublée « une odeur bizarre et puante de rats, morts dans les planchers, est répandue partout ».

Pour arriver à Ostrowicez, il fallait traverser de véritables lacs de boue ; de vastes cours remplies d’herbes et de mousse entouraient le château, à moitié ruiné, une grande muraille fortifiée en faisait le tour et empêchait la vue de s’étendre au loin. On avait conservé deux ou trois appartements dans le vieux château ; l’un d’eux était habité par une générale, amie ou même parente du comte. Le major Hofimann, ancien plénipotentiaire auprès de l’évêque de Wilna, habitait l’autre avec sa femme. Ils étaient possesseurs, c’est-à-dire affermaient des terres assez importantes à Brody, et Hoffmann aidait le comte dans le soin de ses affaires ; un autre économe, Histz, le chevalier de Kownacki et cinq ou six secrétaires habitaient également le château.

Ajoutez à cela le curé, le médecin Wolf, quelques gentilshommes pauvres au service du comte et vous aurez, au complet, la société dans laquelle Hélène allait passer sa vie.

Bientôt le froid devint si rigoureux qu’elle écrit : « Je n’ai pas pu rester à table à cause du froid. Ce soir, il a fallu jouer devant le canapé de ma chambre, aucune autre pièce n’est habitable tant le froid est grand. »

Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la comtesse se souvient de son talent culinaire à l’Ahbaye-aux-Bois et elle écrit le soir : « J’ai arrangé des pommes à-la portugaise qui ont très bien réussi. Je me suis amusée à faire des côtelettes à la lyonnaise à ma cheminée, qui ont réussi à merveille. » Voilà les distractions de l’élégante et merveilleuse princesse Massalska !

Les jours s’écoulaient avec une lenteur désespérante. Chaque soir, la société ordinaire : la générale, les Hoffmann, Histz et le curé ; en général ces derniers étaient ivres. Hélène alors se retirait avec dégoût dans sa chambre emmenant la générale, madame Hoffmann et la Karwoska ; la soirée se passait à jouer à l’hombre, au whist ou au quinze, et à dix heures chacun se retirait.

Quelquefois, lorsque la neige était trop épaisse et les tourbillons de vent trop forts, les habitants du château ne pouvaient pas même venir jusqu’à Ostrowycz, alors Hélène, seule avec son mari, lui faisait la lecture à haute voix, mais elle avait beau passer « de l’Odyssée à un roman de madame de Genlis ou de Kotzebue », le comte ne manquait pas de s’endormir.

Assez souvent, la comtesse accompagnait sur la harpe la Karwoska, dont la voix charmante s’était beaucoup développée sous la direction de sa maîtresse. On eût pu remarquer que ces jours-là le comte ne dormait pas. Il arrivait quelquefois À Hélène de chercher à se rappeler les romances qu’elle chantait à Bel-Œil avec tant de grâce et de succès, mais, au bout de peu d’instants, elle se levait brusquement et fermait le clavecin, ce qui ne l’empêchait pas de recommencer quelque temps après. Ces jours-là une teinte de mélancolie plus marquée se peignait sur son visage.

Quelle comparaison devaient éveiller en effet dans son esprit les souvenirs de Bel-Œil ! Là, une délicieuse causerie ayant pour interlocuteurs le prince de Ligne, le chevalier de Boufflers, le marquis de Conflans, madame de Coigny, madame de Sabran, la princesse Clary et tant d’autres ! Ici, la conversation stupide de la vieille générale, de madame Hoffmann « ennuyeuse à la mort », les sottes histoires des gens de Brody racontées par le curé, puis une monotone partie de quinze dans un salon glacial et délabré, après quoi, pour suprême distraction, on cuit des pommes à la portugaise !

Le comte, silencieux et sombre, absorbé par ses affaires, passait des journées entières, enfermé dans son appartement avec ses secrétaires, ses chancellistes et ses officialistes.

Hélène ne tenait aucun compte des sérieuses préoccupations de son mari[8] ; n’ayant que lui pour consolation, elle eût voulu qu’il s’occupât d’elle du matin au soir. Quand elle se vit seule pendant la moitié du jour, un profond découragement s’empara d’elle, sa santé déjà ébranlée s’altéra tout à fait, elle prit Brody en horreur, « cette triste habitation bâtie entre des sables et des marécages peuplés de crapauds dont les coassements m’obsèdent, cette grande muraille fermant l’horizon de tous côtés et la société qu’il faut endurer chaque jour m’exaspèrent et me tuent !… J’ai tenté d’aller chez mon mari après dîner, mais il m’a bien mal reçue. J’ai voulu y retourner plus tard, il s’est fâché parce que j’ai cogné trop fort. » Et elle rentrait tristement chez elle et pleurait.

Depuis la mort de ses enfants, et à son grand chagrin, Hélène avait vu s’évanouir deux fois l’espérance d’une grossesse. Elle souhaitait passionnément redevenir mère et elle accusait son mari de ne point partager ce désir. « Si j’avais encore les êtres chéris que j’ai perdus, dit-elle, je supporterais plus facilement cette existence, mais mon mari ne semble pas s’en soucier ! »

Chaque page du carnet marque une querelle. Tantôt le comte fait une scène parce qu’on lui a donné « une soupe qu’il n’aime pas ou un salmis brûlé », tantôt la comtesse se fâche parce que son mari la gronde au jeu ou se retire chez lui sans lui dire bonsoir. Elle lui reproche sans cesse sa froideur et lui ses exigences.

Le temps n’est plus où elle écrivait : « Alexis dort à côté de moi, il ronfle un peu pour me faire sa cour en me rappelant son père. » Aujourd’hui on lit : « En se levant, mon mari m’a grondée parce que je l’éveille quand il ronfle trop lort ; je ne puis m’en empêcher, car c’est insupportable ! Il m’a dit qu’il resterait dans sa chambre puisque cela me gênait. J’ai beaucoup pleuré ! Nous nous sommes réconciliés après dîner. » Il est évident qu’on se réconciliait trop souvent. Un matin, le comte dit à Hélène : « J’ai une lettre de Sidonie que le chevalier Kownacki a rapportée de Vienne au mois de mars de l’année dernière, je ne te l’ai pas remise de peur que tu ne fisses quelque fausse démarche. » Hélène, blessée de cette façon d’agir, prit la lettre et ne répondit rien, le soir elle note : « La lettre de ma fille est respectueuse, mais son style n’est pas formé. »

Voici la lettre :


« Ma chère maman,


» Vous avez eu la bonté de vous informer de moi, c’est ce qui me donne le courage de vous écrire pour vous assurer de mon respect et du désir que j’ai de me rendre digne de vos bontés pour l’application à tous mes devoirs.

» Ma bonne-maman et grand-papa ne négligent rien pour mon éducation, ils m’ont donné plusieurs maîtres. Je vais dîner chez eux presque toutes les semaines, ou ils viennent me voir chez madame Dumontet, qui a tous les soins imaginables pour moi ; vous savez sûrement que je suis chez elle en pension. On m’a dit, chère maman, que vous comptiez aller en France. Je me flatte que vous passerez à Vienne. Il ne manque plus à mon bonheur que de pouvoir vous assurer de vive voix du respectueux attachement avec lequel je suis, ma chère maman, votre très humble et très obéissante fille,


» SIDONIE DE LIGNE.


» Vienne, ce 23 octobre 1802. »


Sidonie devait être fort embarrassée pour écrire à une mère qu’elle ne connaissait pas et qui ne lui avait jamais donné signe de vie ; le peu d’abandon qui règne dans la lettre s’explique facilement. Hélène ne répondit pas, craignant le mécontentement de son mari qui semblait peu disposé à un rapprochement.

Enfin le printemps succéda à cet interminable hiver. Hélène avait obtenu de son mari de faire agrandir un petit jardin triste et sombre sur lequel donnaient ses fenêtres. Dès l’automne elle avait fait planter des rosiers, des lilas, des arbustes de toutes sortes ; puis elle s’amusa elle-même à semer des œillets, des pavots et des pois de senteur : on lui envoie des violettes, des pervenches, des campanules, elle se réjouit de les voir pousser et cette occupation nouvelle paraît l’intéresser vivement.

Son mari l’accompagne quelquefois dans ses tournées de jardinage. « Mon mari est venu aux couches, nous avons arrosé, il était doux et bien disposé, mais en revenant l’humeur lui a pris et il a été toute la soirée sombre et farouche. » Le caractère du comte accusait en effet une inégalité de plus en plus marquée. Sa femme ne savait à quoi l’attribuer et s’en plaignait souvent à la Karwoska, devenue sa confidente et sa compagne favorite.

Très intelligente, très fine, d’un esprit souple et délié qui s’accommodait à merveille du caractère emporté de sa maîtresse, cette jeune fille avait réussi à se faire une place à-part auprès d’elle. Sans cesse, elles font de la musique et des lectures ensemble, c’est chaque jour un nouveau présent, robes, bijoux, fantaisies de tout genre. Si la comtesse sort en voiture ou en traîneau, la Karwoska seule l’accompagne et la Hoffmann est mise de côté.

On s’aperçoit dans les notes d’Hélène de l’empire que prend la demoiselle ; après avoir au début accepté humblement les observations de sa maîtresse au sujet de tel ou tel détail de tenue de maison, elle relève peu à peu la tête et ne supporte plus un reproche sans larmes ou sans bouderie. Hélène perd un tour de gorge en dentelle, on le retrouve le lendemain, mais la Karwoska pleure toute la nuit craignant d’être soupçonnée. La comtesse la r’assure de son mieux et, pour la consoler tout à fait, elle fait monter du champagne qu’elles boivent ensemble pour la remettre de bonne humeur.

Quelque temps après, Hélène reçut de la musique nouvelle et proposa à la Hoffmann et à la Karwoska de chanter un duo qu’elle leur accompagnerait sur la harpe. Il fut convenu qu’on le répéterait le lendemain. Quand chacun se fut retiré, la comtesse s’aperçut que le duo était resté sur la table, elle le prit et se dirigea vers la chambre de la jeune fille pour le lui donner. La porte était fermée à clef. Elle appela, personne ne répondit. Un peu étonnée de ce silence, la comtesse se demanda où pouvait être sa favorite.

Peut-être donnait-elle des ordres ?… Mais’à cette heure tardive tous les domestiques étaient couchés. Serait-elle sortie ?… Impossible, on barricadait les portes avec des barres de fer aussitôt après le départ de la générale et du curé. Les secrétaires et employés du comte logeaient à l’étage supérieur, serait-elle chez l’un d’eux ?… Ne s’arrêtant pas une minute à ce jugement téméraire et se reprochant même de l’avoir conçu, la comtesse renonça à ses recherches et remonta tranquillement chez elle.

En passant devant l’appartement de son mari, elle frappa doucement : « C’est moi, Vincent, dit-elle, ouvre-moi. » La porte resta close, quelques instants s’écoulèrent. « Mais c’est moi, fit Hélène impatientée et frappant plus fort, ouvre donc ! »

Le comte ouvrit et lui demanda avec humeur ce qu’elle voulait. Saisie d’un soupçon subit, elle entra vivement sans répondre, parcourut la chambre d’un regard rapide ; il n’y avait personne, mais, prompte comme l’éclair, elle s’élança dans la pièce voisine ; on entendit un cri et Hélène rentra en ramenant violemment une femme plus morte que vive : c’était la Karwoska. Sans proférer une parole, elle la traîna jusqu’à la porte, la jeta dehors, et, tremblante de colère et d’émotion, tomba épuisée sur un siège.

Le comte, très pâle, était demeuré immobile et comme pétrifié pendant cette scène qui dura à peine quelques secondes. Enfin il voulut s’approcher d’Hélène qui l’éloigna d’un geste, et parvenant à surmonter l’angoisse qui lui étreignait la gorge et l’empêchait de parler : « Toute explication est inutile », dit-elle, et, se levant en chancelant, elle rentra dans son appartement. Quelques minutes après, le comte l’y suivit. « Il est venu coucher dans ma chambre, écrit-elle, mais je suis restée levée ; à cinq heures, il est retourné chez lui. »

Pendant ces quelques heures, Hélène resta muette devant les supplications de son mari qui, très effrayé du regard fixe et étrange qu’elle arrêtait sur lui, se retira pour écrire au médecin de venir sur-le-champ. À peine l’ut-il sorti que la comtesse sonna vivement. Ses femmes accoururent, ne sachant ce qui se passait. Très surprises de ne pas avoir été appelées pour déshabiller leur maîtresse, elles avaient veillé toute la nuit.

« Qu’on fasse atteler sur-le-champ, dit Hélène, et qu’on conduise la Karwoska chez sa sœur, à Klekotow. » L’ordre fut exécuté et, au bout d’un quart d’heure, on entendit la voiture s’éloigner. « Ce serpent n’est plus sous mon loit ! » s’écria Hélène sans prendre garde à ses femmes qui l’écoutaient ; puis elle leur fit signe de s’éloigner et se jeta tout habillée sur son lit.

Ce qui se passait dans le cœur de la comtesse est difficile à décrire, elle-même ne savait ce dont elle souffrait le plus, de l’infidélité de son mari ou du choix d’une telle rivale : à dix heures le comte rentra. La douleur et l’humiliation oppressaient Hélène de telle sorte qu’elle ne put supporter plus longtemps cette torture en silence. Une explosion de cris de reproches et de sanglots accueillit son mari sans qu’elle s’aperçût qu’il était accompagné du médecin Wolff. Celui-ci fit signe au comte de laisser Hélène donner un libre cours à l’émotion qui l’agitait.

Enfin, elle sembla se calmer, mais refusant de se déshabiller-et, toujours en proie à une grande surexcitation nerveuse, elle se fit coiffer et voulut descendre dîner. À peine à table, en présence de Histz et des Hoffmann, elle se trouva mal et il fallut l’emporter dans sa chambre ; on profita de son évanouissement pour se hâter de la déshabiller et de la coucher.

La fièvre ardente qui s’empara d’elle se prolongea pendant huit jours sans que l’on pût s’en rendre maître. Le comte ne quitla pas son chevet et lui prodigua les soins les plus tendres ; il éprouvait un chagrin très réel non pas de son infidélité, il était trop habitué à en commettre, mais de l’effet que cette infidélité avait produit sur sa femme.

On ne put cacher la cause de la maladie subite de la comtesse. Le départ de la Karwoska fut connu dès le lendemain et comme chacun soupçonnait depuis longtemps l’intrigue, dont Hélène seule ne se doutait pas, le bruit de cette triste aventure se répandit dans tout le pays. Nul n’osa venir au château pendant plusieurs jours : le comte, d’ailleurs, ne laissait pénétrer que les femmes de service et le médecin.

Peu à peu, cependant, le mal céda et il n’en resta d’autres traces qu’une faiblesse extrême.

La comtesse en reprenant conscience d’elle-même, se demanda ce qui s’était passé : il lui sembla se souvenir vaguement d’un affreux cauchemar, mais peu à peu sa mémoire revenue lui retraça la vérité. Elle fut surprise de ne pas en ressentir une impression plus douloureuse ; les soins incessants de son mari, la tendresse qu’il lui témoigna contribuèrent à cicatriser sa blessure et les premières lignes qu’elle trace de sa main tremblante n’expriment que le désir de pardonner. « Îl s’est levé trois fois cette nuit pour me donner à boire et il m’a fait beaucoup d’amitiés » ; puis, deux jours après, elle se lève pour la première fois, s’habille et se met sur sa chaise longue. « J’ai fait chercher mon mari pour qu’il me vit levée, nous nous sommes promis de vivre tranquilles l’un et l’autre, je l’ai assuré que je ne lui parlerai plus de ses torts, il m’a juré d’être fidèle et il m’a beaucoup caressée. L’espérance du bonheur peut luire encore pour moi. »

Le lendemain de cette réconciliation Hélène écrit : « J’ai prié mon mari que le chevalier Kownacki écrive à Vienne pour avoir la recette d’une soupe pour faire des enfants. » On ne sait pas si le chevalier s’acquitta de la commission, mais on sait qu’il retourna à Vienne d’où il rapporta quelque temps après une lettre de Sidonie à sa mère.

La vie de Brody recommença comme par le passé, peut-être avec un degré d’ennui de plus, car l’absence de la Karwoska se faisait sentir, quoique Hélène eût préféré mourir plutôt que de l’avouer. Les lectures, les promenades faites avec la jeune fille avaient moins d’attraits, faites seules, de plus la comtesse, tremblant de réveiller un souvenir mal éteint dans le cœur du comte, n’osait plus toucher à sa harpe ni à son clavecin. D’autre part, les effusions de tendresse qui suivirent la maladie d’Hélène finirent par se calmer ; elle fit trop souvent valoir son pardon et sa générosité, elle parla sans discrétion de la Karwoska aux Hoffmann, en écrivit aux Badens.

« J’ai passé la matinée chez mon mari, j’ai écrit à Fortunée, je pleurais en écrivant ; mon mari a voulu voir la lettre, il m’a fait des reproches sur ce que j’écrivais des plaintes à Fortunée, cela m’a fait pleurer plus fort ; à table je me suis disputée avec mon mari sur ce que je voulais faire venir ici ce qui est dans le jardin de Klekotow et il n’a pas eu l’air de l’approuver. »

Or, Klekolow était précisément l’habitation où l’on avait relégué la Karwoska, il était maladroit de mettre la conversation sur ce sujet.

Malgré les soins et les peines que la comtesse avait pris pour son jardin, elle n’obtint qu’un triste résultat ; les murs noirâtres et humides empêchaient l’air et le soleil de pénétrer, le sol aride se refusait à nourrir autre chose que l’herbe et la mousse, les arbustes étiolés poussaient à peine ; quelques grappes de lilas rabougris essavaient vainement de fleurir et les violeties elles-mêmes, pâles et sans parfum, penchaient tristement leurs pefites têtes entre les feuilles,

Par une chaude matinée de mai, Hélène y descendit cependant, heureuse d’aspirer un air plus pur que l’atmosphère lourde des poêles dans laquelle elle vivait depuis un mois. Assise sur un banc, elle regardait les jardiniers bêcher avec peine cette terre dure et ingrate, et respirait machinalement une rose qu’elle venait de cueillir. Quelque faible que (üt son parfum, il suffit cependant à évoquer un souvenir qui prit bientôt une intensité étrange. Elle vit passer devant ses yeux de grands arbres, des pelouses veloutées, des parterres de fleurs aux couleurs brillantes puis « sous un berceau de roses et de clématites une belle nourrice flamande portant dans ses bras une petite créature rose et blanche noyée dans un flot de dentelles. « Mon enfant, s’écria la comtesse comme égarée, je veux mon enfant ! » Puis cachant son visage dans ses mains elle sanglota amèrement. Les jardiniers effrayés appelèrent ses femmes, qui accoururent et aidèrent leur maîtresse à remonter dans sa chambre. Quand cet accès de désespoir fut passé, elle se mit à songer à l’oubli dans lequel elle avait laissé sa fille, à l’injustice des donations imprudentes par lesquelles elle l’avait dépouillée de l’hêritage qui lui était dû ! Puis elle relut les deux lettres de Sidonie et y découvrit, sous cette impression nouvelle, des nuances de tendresse inaperçues jusqu’alors. Elle saisit une plume et écrivit longuement à son enfant, mais elle cacha cette lettre au comte et chargea le chevalier Kownacki de la faire parvenir.

L’espèce d’accalmie qui suivit l’aventure de la Karwoska ne fut pas de longue durée, la mésintelligence entre les deux époux prit un caractère aigu. Hélène, trop passionnée pour être adroite, n’évitait jamais, malgré ses promesses, le terrain brûlant de l’infidélité de son mari. Elle poussa l’imprudence jusqu’à en parler clairement devant des gens du voisinage, qui ne manquèrent pas de le répéter ; le comte en fut informé. Une autre fois, en proie à un mouvement de colère, la comtesse dit à Hlistz et à Wolff que le Grand-Chambellan, manquant à sa parole, avait joué et perdu des sommes folles à Pétersbourg, courtisé toutes les femmes et fort mal conduit ses affaires ; qu’elle-même eût obtenu des conditions cent fois meilleures s’il l’eût laissé faire. Au moment où elle débitait cette diatribe, son mari rentrait dans la salle à manger et, caché par les paravents, n’en perdait pas un mot.

Cette aventure mit le feu aux poudres, et le comte s’emporta avec la dernière violence. « Il m’a dit les’choses les plus dures, écrit Hélène, entre autres qu’il ne voulait pas avoir d’enfants de moi et que, même si j’étais grosse, il voulait que je partisse ! »

La situation n’était plus tolérable, la comtesse exaspérée, et ne doutant pas que l’influence de la Karwoska ne jouât un grand rôle dans la mésintelligence qui régnait entre elle et son mari, prit la résolution extrême de se séparer de lui !

Il fallait qu’elle eût enduré de bien cruelles souffrances pour en arriver là. Les lignes hachées de son journal en rendent témoignage : « Mon mari est venu ce matin chez moi, il avait l’air si froid et si faux que cela m’a mise au désespoir !… Mon chagrin m’empêche de dormir, je me suis relevée à minuit et je suis encore là sans pouvoir chasser mes tristes pensées !… » J’ai déclaré à mon mari qu’il n’avait qu’à m’assurer un sort et que je le quitterais, je crois qu’il ne demande pas mieux, il m’a répondu froidement qu’il m’assurerait mon sort dans deux mois… » Deux jours après le comte s’emporte de nouveau contre Hélène et celle-ci ne veut plus même attendre deux mois.

« Quand j’ai été levée, je suis allée lui déclarer que je voulais absolument partir d’ici.

» La matinée s’est passée en scènes, au point que mon mari a écrit à Sambowski[9] de venir pour faire les arrangements de mon départ.

Il vint en effet et se rendit à Léopol[10] pour consulter les hommes de loi au sujet de la donation que le comte devait faire à sa femme, qui ne possédait presque rien, puisqu’elle avait eu l’imprudence de lui abandonner à peu près tous ses biens. Le secrétaire revint, apportant un projet de donation que la comtesse accepta sans vouloir le lire. Elle commença les préparatifs de départ, et donnant pour prétexte un séjour à Léopol chez son amie la princesse Jablonowska. Personne dans le château, sauf Sambowski, n’élait au courant de ce qui venait de se passer.

Deux jours après, une chaise de poste était à la porte, la comtesse sortait de son appartement, fort émue et n’ayant pas vu son mari. Il l’attendait sur le perron et lui offrit le bras pour descendre les marches, puis il ouvrit lui-même la portière de la voiture. Hélène se sentit défaillir, elle monta en chancelant, le comte baisa froidement la main de sa femme, ferma la portière et la chaise de poste partit.

  1. Le portrait de la comtesse fut adjugé pour 50 florins. C’est probablement celui qui est actuellement au musée de Berlin.
  2. Brody est actuellement une importante ville de 25 000 habitants dont les sept huitièmes sont encore des Juifs polonais. Le château seigneurial des Potocki existe toujours, entouré d’un grand pare, mais la muraille d’enceinte est démantelée. Brody est à 88 kilomètres de Lemberg (Léopol).
  3. Nous avons déjà parlé de la coutume qui existait chez le grands seigneurs polonais et qui consistait à se faire servir par des gentilshommes pauvres, leurs femmes, leurs filles, sans que ceux-ci eussent ka pensée de faire une chose humiliante en acceptant cette sorte de domesticité. La Karwoska en est un exemple. On désignait les personnes qui remplissaient cet emploi par le nom de demoiselles.
  4. La Gallicie était divisée en cercles, et chaque cercle était commandé par un fonctionnaire autrichien revêtu de pleins pouvoirs et commandant avec une autorité absolue aux plus grands seigneurs. Les Polonais ne supportaient que très impatiemment le joug de l’Autriche. Cette puissance avait cru devoir composer ses nouveaux tribunaux moitié d’Autrichiens, moitié de Polonais ; cet amalgame ne les réunit point. Les Polonais pliaient sous la force, mais ils ne formaient point société avec les Autrichiens.
  5. On estimait lors du premier démembrement de la Pologne le nombre des Juifs à 144 000, soit le dix-huitième de la population.
  6. Ces chants, d’une tonalité étrange et d’un rythme difficile à saisir, ont une origine fort ancienne. Les Juifs les font remonter jusqu’à Salomon. Les chrétiens les chantent à Noël de porte en porte, dans les villes et villages polonais.
  7. Certains auteurs prétendent que les Juifs avaient conservé ces costumes depuis leur captivité en Perse.
  8. Les partages successifs de la Pologne avaient amené dans les fortunes privées un bouleversement total. La plupart des grands seigneurs possédaient des terres dans toutes les provinces du royaume ; elles se trouvèrent, après le démembrement, situées en Autriche, en Prusse et en Russie et soumises, par conséquent, à trois régimes différents. Les lois, les impôts, les monnaies, les coutumes varièrent selon la nationalité. De là des difficultés d’administration et de comptabilité parfois inextricables.
  9. Premior intendant et gentilhomme favoridu comte.
  10. Léopol était le nom polonais de Lemberg, chef-lieu de la Gallicie.