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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/09

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 249-275).


IX

1805-1806


Le prince de Ligne à Léopol. — Retour d’Hélène à Brody ; réconciliation. — Madame de Bœsner et Sidonie. — Un projet de mariage. — Vente de Niemirow et de Kowalowka. — Départ pour Paris.



La comtesse, en avançant dans sa route, reprenait peu à peu le sentiment de la réalité et chaque tour de roue qui l’éloignait de Brody, lui brisait le cœur. Elle se demandait si elle n’était pas en proie à un effroyable cauchemar ? « Était-ce bien elle, Hélène Massalska, qui se séparait à jamais de celui qu’elle avait tant aimé et, elle osait à peine se l’avouer, qu’elle aimait encore ? Était-ce là le dénouement d’une passion à laquelle tout avait été sacrifié ?… Pourquoi une telle résolution ? et lui, comme il avait facilement consenti ! pas un mot pour la retenir, même au dernier moment, un silence glacial et une politesse plus glaciale encore ! »

Peut-être Hélène aurait-elle pu penser que douze ans auparavant elle infligeait sans remords et sans pitié à la comtesse Anna la torture qu’elle endurait maintenant, mais là-dessus ses notes sont muettes. Au bout de quelques heures, épuisée par la fatigue et l’émotion, elle s’endormit et ne s’éveilla qu’à Léopol.

La comtesse descendit à l’hôtel et, dès le lendemain matin, fit prévenir la princesse Jablonowska de son arrivée. Celle-ci accourut auprès de son amie qui lui raconta en peu de mots les pénibles scènes qui avaient précédé son départ. La princesse au courant de la situation depuis longtemps, chercha à ranimer un peu le courage abattu d’Hlélène et lui proposa de sortir avec elle.

La journée se passa à faire deux visites indispensables au prince et à la princesse de Lorraine, qui étaient installés à Léopol comme gouverneurs de la Gallicie, puis à recevoir les avocats et conseillers chargés de rédiger l’acte de donation du comte Vincent à sa femme, d’après le projet qu’il avait envoyé : il devait en connaître la formule puisqu’il se séparait pour la troisième fois. Après plusieurs heures de discussion entre ces messieurs, pendant lesquelles la comtesse garda le silence, elle se retira dans sa chambre, mais elle ne put dormir de la nuit.

Le lendemain, de bonne heure elle se rendit chez la princesse Jablonowska ; à peine arrivée, une voix se fit entendre dans l’antichambre, on insistait pour entrer. Au son de cette voix Hélène tressaillit et, avant qu’elle ait eu le temps de proférer une parole, la porte s’ouvrit et le prince de Ligne parut devant elle ! Rien ne peut peindre l’émotion terrible que ressentit la comtesse à cette vue. Il y eut une scène affreuse. « Nous pleurions si fort tous les deux, écrit-elle, que nous ne pouvions pas parler ; cela dura quelques instants comme cela, enfin la princesse nous laissa seuls. » Hélène ignorait que cette entrevue avait été secrètement préparée par son amie et le prince en ce moment à Léopol.

Quand la crise de larmes eut cessé, la jeune femme se jeta dans les bras de son beau-père comme un enfant qui demande à être consolé et, avec l’impétuosité naturelle à son caractère, elle lui raconta les scènes de Brody dans leurs moindres détails, son projet de séparation, ses regrets amers d’avoir donné la majeure partie de sa fortune au comte, déshéritant ainsi Sidonie, l’unique enfant qui lui restât. Puis elle entrecoupait son récit de cent questions sur sa fille, sa beauté, sa santé, son intelligence.

Le prince, qui la connaissait bien, la laissa parler sans l’interrompre, répondant seulement à ses questions sur son enfant. Il lui dépeignit Sidonie de façon à flatter son amour-propre maternel et à augmenter le désir qu’elle avait déjà de la voir, puis il l’engagea à remettre au soir la résolution à prendre pour l’avenir de sa fille et le sien. Hélène, un peu calmée, rentra chez elle et parvint à reposer quelques heures ; à peine était-elle éveillée qu’on annonça le prince de Ligne.

Dans une longue et affectueuse conversation, le prince s’attacha à prouver à sa belle-fille qu’en se séparant de son mari, elle prenait le pire de tous les partis. Évoquant avec une grande délicatesse, mais avec franchise, les souvenirs du passé, il lui fit aisément comprendre que la seule justification de sa conduite était l’amour passionné et profond qu’elle éprouvait pour le comte. Si elle se séparait de lui, elle devenait aux yeux du monde une vulgaire coquette, obéissant à des caprices fugitifs.

Puis, il ajouta un argument qui devait aller droit au cœur de la comtesse : on avait élevé Sidonie dans le plus grand respect pour sa mère et dans une ignorance complète des aventures de Varsovie. La jeune fille brûlait de la connaître et se la représentait sous les traits les plus séduisants : comment la maintenir dans ces sentiments, avec l’éclat d’une séparation qui réveillerait fatalement les souvenirs du passé ?

Un tel langage, dans la bouche d’un homme qui eùt cu le droit d’en tenir un si différent, fait mieux ressortir que tous les éloges, la générosité, l’élévation et la bonté du prince de Ligne. Hélène en l’ut profondément touchée et répondit avec émotion qu’elle était prête à suivre la ligne de conduite que son beau-père lui tracerait. « Il n’y en a qu’une, dit-il : retourner auprès du comte, obtenir par la douceur votre départ pour Paris, échapper ainsi à l’ennui de la vie de Brody et à des contacts journaliers irritants pour tous deux ». « Mais ma fille, interrompit Hlélène, je veux revoir ma fille. « Vous la reverrez », dit-il, sans s’expliquer davantage.

Il n’osait prendre aucun engagement là-dessus, sachant d’avance que la princesse mère s’y opposerait de toutes ses forces, car sa vertu rigide n’avait pas les mêmes facilités que la morale un peu souple de son mari.

Après cette conversation Hélène et son beau-père se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain. À peine fut-elle seule qu’elle se häta de faire demander le capitaine Docteur, officier de la suite du prince et l’accabla de questions sur Sidonie. « Il m’a dit que Sidonie est plus grande que lui et charmante. Je devais passer la soirée la veille chez le gouverneur, je m’étais fait excuser, ayant les yeux trop rouges d’avoir tant pleuré, mais j’y fus aujourd’hui. »

Le lendemain, dès le matin, le capitaine Docteur revint voir la comtesse. « Il me présenta le fils de Legros[1], qui est adjudant du prince. Brûlepavé, ancien postillon du prince Charles, est aussi venu me voir, il est maintenant valet de chambre chez mon beau-père. On m’a remis une lettre de six pages du prince : à midi, il vint me voir, puis il revint avant la parade avec le prince de Lorraine. Je fus ensuite chez la princesse Jablonowska où le prince vint me rejoindre. Puis j’écrivis une longue lettre à Sidonie, que je remis à d’Aspre qui accompagne le prince, je lui envoyai en même temps un joli médaillon où je plaçai une boucle de mes cheveux. »

On croit rêver en lisant ces lignes et en voyant Hélène rechercher avec tant de soin ce qui lui rappelle un passé qu’elle haïssait si peu de temps auparavant. Elle fait appeler les officiers de la suite du prince et reçoit avec bienveillance non seulement de simples lieutenants, mais un ancien postillon de son mari ! Elle voit son beau-père trois fois par jour et lui écrit entre deux visites.

Ce singulier changement tenait à plusieurs causes, mais la principale est aisée à deviner. La comtesse éprouvait pour le prince le sentiment de quelqu’un qui se noie pour celui qui le retire de l’eau. Arrivée à Léopol dans une situation qui lui semblait sans issue, elle trouvait une main bienfaisante qui lui ouvrait précisément la porte par laquelle elle souhaitait de passer. Le prince lui conseillait au nom de la sagesse la démarche qu’elle brûlait de faire par amour, mais dont elle rougissait ; ce précieux conseil lui sauvait l’humiliation en la colorant du nom de sacrifice, elle n’hésita pas une minute à le suivre.

Dès l’instant que la résolution était prise, il fallait l’exécuter sans délai. Hélène écrivit au comte une lettre fort courte ; elle exprimait ses regrets de la précipitation avec laquelle ils avaient pris tous deux un parti aussi srave et lui proposait avant de s’éloigner définitivement de Brody, de tenter encore un essai de conciliation. Si le comte acceptait cette proposition, elle le priait de lui envoyer quelques lignes à Ztoczow où elle retournerait coucher et attendrait sa réponse.

Elle expédia sa lettre par estafette, fit de tendres adieux au prince de Lisne et à la princesse Jablonowska, et partit furtivement sans prendre congé de personne. Elle arriva à Ztoczow à quatre heures du matin et s’y arrêta, attendant avec une angoisse fiévreuse la journée du lendemain et se demandant : « Qu’allait-il répondre ? Peut-être refuserait-il de la recevoir !… quelle honte, quelle humiliation ! »

L’estafette si désirée arriva enfin. Le comte lui écrivait deux lignes : « Le meilleur accueil l’attendait à Brody, où elle était toujours maîtresse de rentrer quand il lui plairait. » Le billet était sec, mais la comtesse craignait si fort un refus qu’elle s’en contenta et fit atteler aussitôt.

En suivant la route qu’elle avait parcourue peu de jours auparavant, Hélène arrangeait dans sa tête la façon dont elle aborderait son mari, sans compromettre sa réserve et sa dignité, car, tout en étant résolue à pardonner, elle tenait à faire sentir le prix de sa générosité.

À quatre heures de l’après-midi, elle rentra dans la cour d’Ostrowicz ; le comte, debout devant la maison, l’attendait à la même place où elle l’avait quitté. En le voyant, elle sentit son cœur battre à se rompre, elle sauta hors de la voiture sans attendre qu’il lui offrit la main et s’élança vers lui. Le comte l’entraîna rapidement dans son appartement, car « il n’aimait pas les scènes de tendresse devant témoins ».

« Ainsi, dit Hélène à peine entrée chez elle, tu ne m’en veux pas d’être revenue ? » — « Je t’en veux d’être partie », répondit le comte en l’embrassant tendrement. Elle cacha sa tête sur l’épaule de son mari et demeura ainsi quelques instants étroitement pressée entre ses bras, puis, laissant échapper un long soupir : « Que je t’aime, mon Vincent ! » murmura-t-elle. Et c’est ainsi que sa dignité s’envola devant le premier baiser de son mari.

jours seulement s’étaient écoulés entre le départ et le retour de la comtesse, mais ce court espace de temps avait suffi pour lui faire comprendre que son existence était liée à jamais à celle du comte. Il fallait donc à tout prix écarter de leur vie intimeles sujets de discussion futiles ou sérieux qui auraient fini par la rendre insupportable, et la comtesse était trop intelligente pour ne pas se rendre compte qu’elle devait prendre sa part de responsabilité des scènes pénibles qui avaient pré= cédé et motivé son départ de Brody.

Son amour tyrannique, sa jalousie, la violence de son caractère, l’imprudence de ses paroles, lassaient et impatientaient son mari qui, pour secouer ce joug, parlait brusquement pour un voyage, ou se renfermait des journées tntières dans son appartement,

Le caractère du comte n’est pas facile à analyser. Si nous consultons le journal d’Hélène, dans certains moment de colère elle en parle comme d’un être égoïste, faux, infidèle, orgueilleux, joueur, tour à tour prodigue et intéressé. En revanche, dans les lettres qu’elle lui écrit, elle le pare des qualités les plus séduisantes, et l’amour passionné qu’elle éprouve pour lui plaide singulièrement en sa faveur. Il faut ajouter qu’il avait su inspirer le même sentiment à sa seconde femme, la comtesse Anna.

Nous avons recueilli de la bouche de ses arrière-neveux des détails qui feraient croire qu’il ne méritait


Ni cet excès d’honneur ni cette indignité


Le comte Vincent était remarquablement beau, distingué et élégant, ses manières affables séduisaient au premier abord ; mais, en l’observant de près, on découvrait en lui plus d’habileté que de franchise, plus d’égoïsme que de dévouement et une grande sécheresse de cœur. Il manquait de fermeté dans ses décisions et se laissait facilement influencer par des subalternes. Son immense fortune, toujours engagée dans ses entreprises commerciales ou dans des affaires aventureuses, ne donnait pas, à beaucoup près, les revenus auxquels il pouvait prétendre, ce qui lui causait souvent de l’humeur.

Quant à sa fidélité conjugale, nous sommes édifiés à cet égard, et il a beau protester sans cesse dans ses lettres de l’amour dont « il brûle pour son ange », cette phrase stéréotypée ne produit plus grand effet quand on la lit pour la cinquantième fois et qu’on sait les détails de sa vie, dans laquelle les femmes jouent toujours le premier rôle.

Et cependant, malgré ses nombreuses infidélités, le comte aimait sa femme, il était fier de sa beauté, de sa grâce, de ses talents ; il se sentait flatté de l’affection profonde qu’elle éprouvait pour lui. Pendant les quelques jours qui venaient de s’écouler, il s’était alarmé un instant à la pensée d’une véritable séparation. Mais sa connaissance parfaite du cœur d’Hélène le rassura bientôt, et quand le billet annonçant son retour arriva, il ne fut point surpris.

La comtesse fit-elle confidence à son mari de sa rencontre avec le prince de Ligne ? nous l’ignorons, car ses notes sont muettes à ce sujet. Quoi qu’il en soit, les sages conseils de son beau-père ne furent pas perdus, elle employa toute sa force de volonté à dompter la vivacité de son caractère et s’appliqua à éviter les sujets de querelle qu’elle connaissait bien, entre autres l’impatience causée à son mari par les irruptions qu’elle faisait dans son appartement à toute heure et sans s’inquiéter de le déranger dans les affaires les plus sérieuses. Elle chercha une occupation qui pût remplir ses moments de solitude et fit arranger un atelier dans lequel elle s’installa chaque après-midi pour peindre. Les plus beaux tableaux de maîtres avaient échappé au désastre, elle entreprit de les copier ; ce travail ne tarda pas à l’intéresser passionnément, elle note chaque soir avec un soin tout particulier les progrès de son œuvre. Son mari, heureux d’être délivré d’une obsession qui l’exaspérait, sembla prendre beaucoup d’intérêt au développement du nouveau talent de sa femme qui, enchantée de ses éloges, redoubla de zèle.

Quelque temps après son retour, Hélène reçut une lettre de Sidonie qui lui causa une grande joie : M. d’Aspre lui avait remis la lettre, le médaillon et les cheveux envoyés par sa mère. Encouragée par cette preuve de tendresse à laquelle elle n’était guère accoutumée, la jeune fille écrivit une lettre infiniment plus tendre que les précédentes.


« Ce 29 juin.


» Vous ne sauriez croire, ma chère maman, combien cette marque de votre tendresse et de votre bonté m’a touchée. Soyez sûre que jamais je ne me séparerai de ce charmant médaillon et que vos cheveux me sont bien chers.

» Vous me demandez quels sont mes désirs. Les plus vifs que je forme sont pour votre bonheur et pour pouvoir vous voir et vous connaître ; remplissez-le, ce désir, ma chère maman.

Mes projets sont aussi de venir vous voir quand une fois je pourrai disposer de moi. De grâce, écrivez-moi bien souvent ; je sens que c’est beaucoup demander, mais aussi comme vos lettres me rendent heureuse.

» Ma famille est si bonne pour moi que je suis très contente. Envoyez-moi, je vous prie, votre adresse, car je suis toujours embarrassée de savoir comment vous faire parvenir mes lettres. J’espère que vous ne trouverez pas celle-ci cérémonieuse. Je suis à Baaden avec mes tantes, je m’y amuse toujours à merveille. Je me promène beaucoup, c’est un de mes plus grands plaisirs.

» Adieu, ma chère maman, que j’aime bien tendrement.


» SIDONIE. »

Quelques mois après la lettre de sa fille, un événement imprévu vint aider la comtesse à supporter la triste vie de Brody.

Sidonie avait été en pension à Vienne chez la femme du président Du Montet, émigré français. Le président avait une fille plus âgée de deux ou trois ans que Sidonie, mais malgré cela fort liée avec elle : cette jeune personne épousa le baron de Bœsner, propriétaire d’une terre voisine de Brody, et ils se décidèrent à venir l’habiter en décembre 1805.

Cette nouvelle fit un plaisir extrême à la comtesse, très désireuse maintenant d’entendre parler de sa fille. À peine arrivés, les Bœsner se présentèrent à Ostrowicz, accompagnés du président Du Montet ; ils furent accueillis à merveille et, dès leur première visite, Hélène constate dans son journal qu’ils sont charmants.


« 19 décembre.


— » Madame de Bœsner est venue me voir avec son mari et son père, M. le président Du Montet ; elle est charmante, ils habitent près de nous. »


« 21 décembre.

» Mon mari est allé voir les Bœsner, il a ramené le président Du Montet qui a dîné ici. Après le dîner, j’ai été voir M. et madame de Boesner, j’y suis restée une couple d’heures. »


À partir de ce moment-là, il ne se passera pas un jour sans que le président vienne dîner ou passer la soirée au château. La comtesse et madame de Bœsner se voient sans cesse, le comte et le baron de même, enfin l’intimité la plus étroite s’établit entre eux.

On devine qu’après l’entrevue de Léopol, qui avait réveillé si vivement l’affection endormie d’Hélène pour sa fille, l’arrivée des Bœsner lui parut providentielle ; qui pouvait mieux lui parler d’elle, lui dépeindre son caractère, son esprit, qu’une famille au sein de laquelle elle avait vécu pendant trois ou quatre ans ?

Madame de Bœsner passait de longues heures dans la chambre de la comtesse et là, en tête à tête, Hélène la questionnait à l’aise et voyait pour ainsi dire renaître son enfant sous ses yeux.

« Sidonie était pleine de charme et d’abandon dans l’intimité, elle avait l’amabilité et le trait piquant de l’esprit de son grand-père, un peu de paresse et de langueur causées par une santé délicate. Elle parlait souvent de sa mère (qu’elle mourait d’envie de connaître) mais seulement avec sa tante Christine et son grand-père, car sa grand’mère lui en imposait ; elle avait promptement deviné que la princesse n’aimait pas qu’on prononcât le nom de sa belle-fille devant elle. »

Toutes ces conversations troublaient profondément le cœur d’Hélène ; entraînée par une passion irrésistible, elle avait oublié facilement un mari qu’elle n’aimait pas et une fille qu’elle connaissait à peine : les trois enfants de son second mariage épuisèrent à eux seuls le trésor de tendresse maternelle que toute femme a dans le cœur et, après les avoir perdus, elle crut qu’il ne lui restait plus d’enfant à aimer sur la terre. Depuis quelque temps, le souvenir effacé de la petite Sidonie avait pris une forme et une couleur ; sa mère se prenait à désirer passionnément un portrait de sa fille, une boucle de ses cheveux, mais le réveil de ce sentiment maternel était troublé par la sensation aiguë et douloureuse que lui causait la pensée d’avoir frustré cette enfant de ses droits, de l’avoir dépouillée de son héritage.

L’immense fortune des Massalski passerait-elle donc presque en entier aux mains du fils de la comtesse Anna, à ce François qu’elle détestait d’avance ? Ce regret avait passé chez la comtesse à l’état d’idée fixe, elle se torturait l’esprit pour y porter remède, mais sans succès.

Depuis le retour d’Hélène une amélioration sensible s’était produite dans ses relations avec son mari ; la situation se détendait de jour en jour davantage, le comte promit de lui-même à sa femme, qu’aussitôt après l’arrangement de ses affaires, ils partiraient pour Paris.

Quelques visites vinrent aussi charmer leurs loisirs : leur ancien voisin le comte Esterhazy entre autres, qu’Hélène aimait beaucoup, arriva passer quelques jours, il venait de conduire son fils à Vienne.

La comtesse le questionna longuement sur les de Ligne : il avait vu le prince père et la princesse Clary et il apprit à Hélène que la princesse Clary élevait chez elle, avec ses propres enfants, une fille naturelle du prince Charles qu’on nommait Titine et qui appelait la princesse sa marraine. Iélène fut extrêmement surprise de cette nouvelle, car elle ne connaissait pas le testament de son premier mari qui léguait cette enfant à sa sœur et à son refus à la comtesse de Kinski. Le legs avait été accepté par madame de Clary et on fit reconnaîlre l’enfant comme fille du prince Charles ; elle portait le nom de Ligne, mais sans titre : Sidonie avait seule le droit de prendre celui de princesse. Les deux sœurs vivaient d’ailleurs en parfaite intelligence et s’aimaient beaucoup.

Cette nouvelle troubla Hélène à tel point, qu’une idée folle se présenta à son imagination. La petite Sidonie n’aurait-elle point été secrètement échangée contre la petite Christine. La tendresse extrême du prince de Ligne pour son fils ne lui aurait-elle pas suggéré ce moyen pour assurer un sort brillant à l’enfant qu’il aimait tendrement ?

Le comte Esterhazy rassura la comtesse, en lui expliquant que la différence d’âge entre les deux sœurs était assez grande pour rendre une telle substitution impossible ; d’ailleurs la loyauté du prince de Ligne et de la princesse de Clary écartait toute supposition de ce genre.

Sur ces entrefaites, le comte reçut la nouvelle de la levée du séquestre sur ses terres et celle de la vente de Niemirow.

« Mon mari a reçu la nouvelle que le général d’artillerie[2] va enfin finir l’achat de Niemirow. »

« Janiski est arrivé. Niemirow est vendu, mas il faut que mon mari envoie à la cour impériale à Pétersbourg pour faire la calculation. »

Cet événement qui comblait Hélène de joie fut cependant cause d’une discussion entre elle et son mari, discussion qui faillit devenir tout à fait sérieuse.

« Le soir, j’ai eu un grand chagrin, mon mari m’a dit qu’on avait mis pour clause dans la vente de Niemirow que les biens de Lithuanie répondraient, ce qui empêche de les vendre, met beaucoup de gêne et retardera la fin des affaires. »

Ses biens de Lithuanie étaient les seuls qui appartinssent en propre à la comtesse, et la clause introduite par son mari dans l’acte de vente de Niemirow lui faisait craindre de nuire encore aux intérêts de Sidonie, qu’elle songeait à défendre pour la première fois. Un observateur attentif aurait pu, du reste, s’apercevoir d’un grand changement dans la conduite de la comtesse depuis l’entrevue de Léopol. Non seulement elle mettait autant de soin à se rapprocher des de Ligne qu’elle en mettait autrefois à les fuir, mais un revirement singulier s’était opéré en elle dans un autre sens ; jamais, jusqu’alors, Hélène ne prononçait le nom du fils de son mari le jeune comte François : elle se mit tout à coup à en parler volontiers, et ce sujet d’entretien devint assez fréquent entre les deux époux.

Après avoir perdu tous les enfants d’Hélène, le comte sembla se souvenir qu’il avait un fils ou plutôt un héritier de son nom, de son titre et de sa fortune. L’entrevue qu’ils eurent à Leipzig au retour de Hollande contribua à réveiller ce semblant de tendresse paternelle ; le comte resta frappé de l’agréable physionomie, de la tournure élégante de son fils qui, malgré une excessive timidité augmentée encore par la présence de son père, avait les manières et le ton fort distingués.

Il pensa qu’avec un peu plus d’aisance et d’habitude du monde, le jeune comte serait plus tard un élégant cavalier digne de porter son nom, et sans devenir plus tendre ni plus généreux à son égard, il lui écrivit plus fréquemment et s’habitua peu à peu à penser à son avenir.

Hélène s’était aperçue de ce changement qui la blessa même au début, car elle nourrissait toujours l’espoir d’avoir d’autres enfants ; mais soudain ce sentiment fit place à une bienveillance que le comte ne s’expliquait pas.

Un matin, le Grand-Chambellan entra chez sa femme une lettre à la main : « Voici, dit-il, une proposition fort originale dont je viens te faire part ; c’est une proposition de madame Séverin Potocka, qui m’exprime le désir de voir François épouser une de ses filles ; jusque-là rien de plus naturel. Mais elle ajoute qu’elle désire non moins vivement voir son fils épouser ta fille Sidonie. » À ces mots, la comtesse tressaillit, ses joues s’empourprèrent et elle ne répondit rien. Le comte s’aperçut de son émotion. « Ce projet te paraît étrange comme à moi, continua-t-il, il serait bizarre de voir nos enfants devenir réellement frère et sœur. » Alors Hélène relevant la tête et regardant fixement son mari : « J’ai un projet plus bizarre encore », dit-elle. « Lequel ? » fit le comte étonné de l’accent singulier de sa femme. « — Celui de les voir devenir mari et femme. » Le comte stupéfait crut un instant qu’Hélène perdait l’esprit. Mais se remettant de son trouble, la comtesse, avec une chaleur et une éloquence entraînantes, expliqua à son mari tous les motifs qui avaient fait naître en elle cette idée, les avantages considérables que ce mariage apporterait à leur situation aux yeux du monde, ceux non moins grands qu’en pourraient retirer leurs enfants, et la douceur qu’ils éprouveraient tous deux à retrouver, dans des pelits-fils qui leur appartiendraient doublement, les enfants qu’ils avaient perdus.

Stupéfait de ce discours, le comte énuméra à son tour les obstacles qu’il prévoyait à une telle union. Comment espérer que les de Ligne consentissent jamais au mariage de leur petite-fille avec son propre fils, comment surtout décider la Grande-Chambellane à accepter pour fille celle de sa rivale détestée ?

Hélène ne nia pas les difficultés auxquelles on se heurterait, mais persuadée qu’avec du temps et de la patience on parviendrait à les surmonter, elle finit par convaincre son mari. Une des principales causes de l’hésitation du prince à se fixer à Paris, était la crainte de ne pas recevoir de la haute société française qu’Hélène avait connue, l’accueil qu’il désirait. On pouvait n’avoir pas oublié qu’au moment où le prince Charles de Ligne se faisait tuer dans les rangs de la noblesse française, sa femme désertait son foyer entraînée par une passion qu’elle allait cacher au fond de la Pologne. Les de Ligne avaient donné aux émigrés une hospitalité princière à Bel-Œil et à Vienne, un grand nombre de ceux-ci, rentrés à Paris, entretenaient avec eux une active correspondance. Cela pouvait donner à réfléchir.

Le mariage de François et de Sidonie arrangeait tout, car dès l’instant que les deux familles étaient non seulement réconciliées, mais unies par un nouveau lien, qui aurait pu se montrer « plus royaliste que le roi » ?

Hélène fit valoir à merveille cet argument décisif et le comte persuadé promit de se charger des négociations avec la Grande-Chambellane, tandis que sa femme travaillerait du côté des de Ligne, à la réussite de son projet. Elle croyait y amener facilement son beau-père, mais elle prévoyait une résistance plus difficile à vaincre du côté de sa belle-mère. Une visite imprévue vint favoriser son entreprise.

« 25 janvier. — Le baron des Gars est venu me voir, il est adjudant de l’Empereur et grand ami des de Ligne et des Lichtenstein ; il est ici pour faire passer soixante mille Russes, je ferai tous mes efforts pour le retenir à Brody. »

Elle y parvint, car le baron y passa plus de quinze jours ; pendant ce temps, il vint constamment dîner à Ostrowicz, il eut de longs entretiens avec la comtesse, qui ne négligea rien pour lui plaire ; au bout de quelques jours, jugeant le terrain bien préparé, elle lui laissa entrevoir son projet et la crainte de rencontrer de l’opposition du côté de la princesse mère, qui ne consentirait peut-être pas à se séparer de Sidonie. Le baron offrit ses bons offices, et le comte, se prêtant de bonne grâce aux désirs de sa femme, se montra d’un empressement et d’une politesse qui firent la conquête du baron des Cars : Celui-ci reparlit peu de jours après pour Vienne, enchanté des seigneurs de Brody.

Peu de lemps après l’arrivée du baron à Vienne, Hélène écrivait sur son carnet : « J’ai reçu trois lettres, une du prince de Ligne, une de la princesse Clary et une de Sidonie pour l’anniversaire de ma naissance. » C’était la première fois depuis dix-huit ans que les relations se renouaient entre les deux familles, et quoique les lettres ne fussent que de simples félicitations, la comtesse en tira un heureux augure et y répondit sur-le-champ.

Voici la lettre de Sidonie :


« Ce 21 janvier 1806.


» Je ne sais, ma chère maman, si vous avez reçu toutes mes lettres, je crains bien qu’elles soient perdues, car ne sachant jamais positivement où vous étiez, chacun me nommant une autre ville, les uns Leipzig, d’autres Paris, mais les petites Krasiscka m’ayant écrit qu’elles vous avaient vue à Brody, je prends le parti d’adresser celle-ci à madame de Bœsner afin qu’elle vous soit remise plus fidèlement, et j’ose me flatter que vous me répondrez.

» Qu’elles sont heureuses de vous avoir vue, chère maman ! Que j’aurais bien goûté ce bonheur. Tout ce qu’elles m’ont dit de vous a augmenté, s’il est possible, le désir que j’ai de vous voir. Ma tante Clary partage bien ce désir, elle me charge de vous dire que si elle avait su votre séjour à Dresde, elle n’aurait pas manqué de vous y aller voir et comme elle a été désolée qu’on ne l’en ait informée que quand vous en étiez partie. Toute-ma famille me charge d’un millier de compliments pour vous.

» Faites en sorte, ma chère maman, que je vous connaisse bientôt, c’est terrible d’être parvenue à l’âge de dix-neuf ans sans connaître sa mère et surtout quand on sait que cette mère est si bonne, si aimable, qu’elle possède toutes les qualités. Combien de fois je pense à vous, c’est toujours ma première et ma dernière idée tous les jours.

» Adieu donc, ma bien chère maman. Permettez-moi de vous embrasser tendrement.


» SIDONIE, »


Une vente importante vint sur ces entrefaites faciliter l’arrangement définitif des affaires du comte. Un Russe, envoyé par le prince Platon Zouboff, apporta de sérieuses propositions pour l’acquisition des biens situés en Samogitie.

L’empereur Alexandre n’avait ordonné aucune poursuite contre les assassins de Paul I, mais Zouboff supposa avec raison que sa vue ne devait pas lui être agréable. Il se retira en Pologne où il possédait des terres considérables, et désira y ajouter celles du comte qui les joignait. Le marché fut rapidement conclu et, en même temps, le Grand-Chambellan annonça à sa femme que leur départ pour Paris ne souffrait plus d’obstacles.

La joie d’Hélène ne peut se décrire, elle écrit le soir. « Toute la société est venue dîner, j’ai été trop folle ! Je commence demain à paqueter ! »

  1. Legros était l’ancien secrétaire du prince de Ligne.
  2. Le comte Félix Potocki, mari de la belle comteste de Witt. Il possédait Tulczyn, terre importante près de Niemirow.