Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/Appendice

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Calmann Lévy (2p. 485-493).

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APPENDICE



N° 1.


Cette intéressante lettre n’a pu être insérée dans le texte à la place des fragments qu’on en connaissait déjà, parce qu’elle ne nous est parvenue qu’au cours de l’impression de la partie du volume où elle aurait dû se trouver : nous la reproduisons en entier ici, conformément au texte original[1].


LE PRINCE DE LIGNE À L’IMPÉRATRICE CATHERINE


Vienne, le 27 février 1794.


Madame,


J’ai encore eu occasion de voir que Votre Majesté Impériale s’entend à tout. Si tous mes intendants me servaient aussi bien je serais du double plus riche que je ne suis. Son fort est de donner, racheter, redonner, vendre, racheter, prêter et donner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce, dont le résultat est de s’enrichir en enrichissant les autres, et de faire tomber par plusieurs tuyaux une pluie à verse de bienfaits sur l’Empire.

Je suis très content des ondées que j’ai reçues en passant, en diamants, bagues, pelisses, robes de chambre, terres, etc.

Voici, par exemple, une bonne affaire pour M. le grand maître d’artillerie[2] et pour moi. Mais il ne sait pas que je suis un chicaneur. Il faut bien que je le sois pour chicaner quelqu’un qui ne chicane personne, car tout le monde en dit du bien ; et je me sens en train de l’aimer pour peu que je le connaisse.

Que M. le grand maître d’artillerie sache donc, que dans la mer que j’ai traversée en ayant de l’eau jusqu’à la moitié du corps, pour graver sur un rocher le nom divin de Catherine le Grand et le nom humain de la dame de mes pensées d’alors, d’un autre côté. (J’en demande bien pardon à Votre Majesté, mais celui-ci a été tracé en si petits caractères qu’il pourra bien être effacé.) Votre Majesté Impériale peut voir ce rocher dans le dessin que je lui ai donné de Parthenizza et où il y avait des projets de bâtisse que j’aurais exécutés, sans Joussuff Pacha (à qui la Russie a tant d’obligations pour l’augmentation de sa gloire).

Je veux, je prétends, j’exige que ce rocher même s’appelle « Rocher Ligne ». Point de médiation ni de médiateurs, c’est ainsi que j’ai appris d’une certaine cour à traiter.

Sa Majesté l’Empereur[3], de glorieuse et éternelle mémoire (comme dit si bien Votre Majesté Impériale en parlant de son digne ami), m’avait promis des vignes et des vignerons de Tokai. Je suis sûr que notre excellent et très aimé et estimé ambassadeur comte Razoumowski[4], fort attaché à M. le comte Zouboff, fera tout au monde

pour lui en procurer s’il le désire ; à moins que cela ne soit devenu tout à fait impossible.

Si l’ingénieux et vertueux Sélim obligeait Votre Majesté à aller à Constantinople[5], j’irais y porter mes trois boutons sur la manche de l’habit vert que j’ai encore et que j’aime de tout mon cœur[6]. Mon « rocher » me donne le droit de porter le beau velours vert et argent et j’ai outre cela mon uniforme de Catharinoslaw. Ou bien je ferai des arrangements de colonie dans ce qui m’appartient le long du Borysthène, lorsque j’irai me mettre aux pieds de Votre Majesté Impériale, quand l’Europe occidentale sera sortie des petites-maisons.

On fait des plans de campagne, mais je crains qu’avant qu’on ne passe et repasse les mers, le Rhin et le Danube, les régicides ne passent la Meuse, la Sambre et la Lys par trois masses considérables sur trois points éloignés, avant qu’on ait fait les rassemblements nécessaires pour les prévenir en sautant à la russe, dans le camp retranché de Maubeuge, chose que j’ai prié de faire tout l’hiver, pendant que les infâmes carmagnoles étaient massés, les uns vers le Rhin et les autres en Vendée : mais depuis deux ans j’ai passé au Sénat.

Mon royaume n’est pas de ce monde et je ne désire pas qu’il en soit, car il faudrait que tout allât bien mal et qu’il y eût une quatrième campagne pour venir me chercher, moi qui ne sais me présenter, ni à qui ni comment.

Si Votre Majesté Impériale se sent quelque crédit auprès du comte d’Anhalt[7], je la prie de m’appuyer respectueusement auprès de lui, car je lui écris pour lui demander une grâce qui intéresse le prince de Kaunitz[8], deux comtes de Cohentzel et moi.

Îl faut que Votre Majesté se lève bien matin pour l’attraper, et se fasse annoncer pour lui demander audience. Je n’ai plus qu’une grâce à demander à ma Souveraine, c’est qu’elle me sache gré de ne pas prendre la liberté de lui écrire toutes les fois que j’en ai envie, et de me continuer les seules bontés précieuses à mon cœur. Il est toujours rempli des mêmes sentiments depuis quatorze ans. Ceux d’admiration existent depuis trente, mais il s’y est mêlé de la reconnaissance, le plus chaud des enthousiasmes, l’adoration et l’attachement fidèle et respectueux avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Madame,
De Votre Majesté Impériale,
Le plus humble et fidèle sujet,
LIGNE.


N° 2.


Voici un extrait de l’inventaire du mobilier de l’hôtel de la comtesse, à Paris, inventaire écrit de sa propre main :

2 services complets d’ancien sax
2                       de chine.
2                       de sèvres.
150 laiteries complètes de sèvres.
150 tasses et soucoupes de sèvres.
2 laiteries de saxe.
54 tasses et soucoupes d’ancien saxe.
2 surtouts de sèvres.
2 surtouts de saxe, l’un en biscuit, l’autre peint.
6 cabarets d’ancien saxe.
4 cabarets de sèvres.
12 garnitures de tables, verres, carafes et compotiers de bohême.
24 gobelets à liqueurs en vermeil.

Vaisselle d’argent complète avec plats et légumiers pour cinquante
couverts.
2 cabarets de vienne.
2 cabarets de berlin.
24 tasses de vienne.
20 tasses de berlin.


Nous ne citons ici que les objets principaux ; le détail de la vaisselle, de la verrerie, de l’argenterie ordinaire serait à n’en pas finir.


Voici maintenant un aperçu du mobilier proprement dit de l’hôtel de la rue Caumartin :

4 tentures complètes des Gobelins.
12 tapis de la Savonnerie.
24 tapis d’Aubusson.
50 pendules.
12 lustres.
50 bras de lumières.
30 chenèts bronze doré.
12 garnitures de cheminée de sèvres.
50 figures de biscuit de sèvres.
100 différentes pièces d’ornement de sèvres.
21 garnitures de cheminée en bronze doré et autre.
25 écritoires.
209 miniatures.
50 grands portefeuilles de maroquin rouge pleins d’estampes
de maîtres.
100 000 estampes françaises.


La bibliothèque se composait de :

20 000 volumes de romans.
20 000 volumes précieux.


Les deux cabinets de toilette de la comtesse et du comte étaient pavés en carreaux de porcelaine de Sèvres et les murs revêtus de même.

La comtesse reccvait de son mari 8 000 francs par mois pour la tenue de sa maison ; là-dessus elle payait les gages d’un cuisinier, de deux marmitons, un crédencier, un sommelier, un frotteur, deux laquais et un maître d’hôtel. Elle payait sur son revenu personnel : une première femme de chambre, deux secondes, deux filles de garde-robes et une femme de charge.

Le comte payait la dépense des écuries : six chevaux, deux cochers, quatre palefreniers, deux chasseurs ; il payait également ses deux valets de chambre. Cela faisait en tout vingt-cinq domestiques, plus deux secrétaires et un intendant.


La toilette et les fantaisies de la comtesse étaient prises sur son revenu particulier. Les effets personnels dépassaient en quantité et en élégance tout ce que l’on peut imaginer.

Note de ses effets, écrite de sa main, en 1809 :

 
Un trousseau complet de 200 000 francs, y compris les déshabillés du matin.
12 garnitures dentelles point d’Argentan, 2 dessus de toilette et à couvre-pieds idem.
12 garnitures de valenciennes, 2 dessus de toilette, 2 couvre-pieds idem.
50 habillements complets avec coiffure assortie.
200 paires de souliers et 200 paires de bas de soie.
200 garnitures de rubans satin et autres.
200 plumes ou aigrettes.
300 paires de gants.
50 sultans parfumés.
25 corbeilles et 150 sachets parfumés.
100 paires de jarretières et 6 caisses de fleurs artificielles.


Ses camisoles de nuit étaient en taffetas blanc et la description de ses bas, brodés et à jour, occupe quatre pages ; il y en avait plus de deux cents paires.


Quant à ses bijoux, ils étaient dignes d’une reine ; en voici les principaux :

 
1 collier de perles à 6 rangs, fermoir de diamants.
2 bracelets de perles à 6 rangs, fermoir de diamants.
1 tour de perles à 8 rangs.
Girandoles de diamants.
Cœur et bouquet de diamants.
Collier à deux rangs de chatons.
2 solitaires.
6 épingles de diamants.
Collier d’émeraudes à deux rangs.
Boucles d’oreilles d’émeraudes.
2 bracelets d’émeraudes à deux rangs.
Ceinture d’émeraudes.

Chaîne de cou et petite montre
Chaîne et grande montre
émeraudes

 
2 rangs pour la tête.
Même parure complète en rubis d’Orient.
Même parure complète en saphirs.
Même en opales.
2 rangs de solitaires pour la têle.
6 râteaux de diamants.
6 épis de diamants.
1 aigrette e diamants.
Petite et grande chaîne de montre, petite et grande montre enrichie de brillants.
24 montres émaillées et chaines.
21 montres diverses et chaînes.
21 chaînes de cou avec petites montres.
144 bagues antiques.
50 bagues de diverses pierres.
Parure complète, émail gros bleu garni de diamants.
20 boîtes à mouches ou à rouge, or et diverses pierres.

Reste l’énumération des bijoux de fantaisie, tabatières flacons, souvenirs, etc., qui est interminable.


En partant pour Brody, elle emportait ordinairement de Paris, sachant que son absence devait durer à peine six mois :

100 pols de rouge.
200 livres de poudre à poudrer.
200 pintes d’odeurs.
100 pots de pommade.


Puis pour cadeaux divers :


100 pièces d’étoffes.
100 pièces ouvrages de Bicêtre (?),
100 petites corbeilles.
500 différents joujoux d’enfants.
500 pièces ouvrages en sucre.
50 portefeuilles.
25 écritoires.


Les caparaçons ou harnachements des chevaux étaient d’un luxe et d’un prix considérable. Ceux du comte étaient garnis : un en or, deux en argent, un en corail, un en peau de tigre, deux en écaille, etc., etc.


Il n’est pas possible de tenir une maison avec plus d’ordre, de régularité, on peut même dire de minutie, que ne le faisait la comtesse : tout était réglé d’avance et elle ne permettait pas la moindre infraction à l’ordre établi.


Voici d’ailleurs l’emploi de ses journées, qui figure en tête de ses carnets pendant les dernières années de sa vie, de 1806 à 1815 :

L’hiver, lever à 8 heures du 1* novembre au 1* mai.
L’été, lever à 7 heures du 1 mai au 1* novembre.
Coucher tous les jours à minuit.


L’hiver. — Dimanche : Théologie, musique, estampes ; — Lundi : Dessiner, estampes, sortir, — Mardi : Histoire, estampes ; — Mercredi : Dessiner, estampes, sortir ; — Jeudi : Géographie, musique, estampes ; — Vendredi : Dessiner, estampes, sortir ; — Samedi : Littérature, estampes.


L’été. — Dimanche : Philosophie, morale, musique ; — Lundi : Dessiner, botanique, promener ; — Mardi : Histoire, botanique ; — Mercredi : Dessiner, botanique, promener ; — Jeudi : Géographie, musique, botanique ; — Vendredi : Dessiner, botanique, promener ; — Samedi : Physique, botanique.


Dans ces occupations, la comtesse oublie d’indiquer l’heure fixe pendant laquelle, aussitôt après son lever, elle donnait ses ordres écrits à tous ses domestiques, et se faisait présenter leurs comptes qu’elle vérifiait elle-même tour à tour.

On voit qu’elle n’avait jamais perdu les habitudes d’ordre prises à l’Abbaye-aux-Bois.



FIN DE L’APPENDICE-
  1. Lettre copiée sur l’original qui existe aux Archives impériales à Pétersbourg.
  2. Le comte Platon Zouboff.
  3. Joseph II.
  4. L’ambassadeur de Russie à Vienne.
  5. Sélim, sultan de Turquie (1761-1808).
  6. L’uniforme de général russe.
  7. Cousin de l’Impératrice, servant en Russie.
  8. Célèbre homme d’État autrichien, premier ministre de Marie-Thérèse, de Joseph III et de Léopold Ier : il mourut le 27 juin 1794.